Partie française (sans les illustrations de C. Zeytounian-Beloüs) des numéros épuisés de la revue
SOMMAIRE du numéro 04 (octobre 1988)
N°4 (BILINGUE) SPÉCIAL POÉSIE
Introduction : Perestroïka et poésie / Claude Frioux [par la suite : CF].
Poèmes de MarinaTsvetaeva (trad. de CF), AlexandreTvardovski (trad. de CF), Evgueni Evtouchenko (trad. de CF), Andreï Voznessenski (trad. de CF), Rassoul Gamzatov (trad. de CF), Gevork Emine (trad. d'Irène Sokologorsky), Anatoli Jigouline (trad. de CF), Iouli Daniel (trad. de CF), Boulat Okoudjava (trad. de CF), Andreï Dementiev (trad. de CF), Silva Kapoutikian (trad. de CF), Arseni Tarkovski (trad. de Christine Zeytounian-Beloüs, par la suite : CZB), Alexandre Kouchner (trad. de CZB), Bella Akhmadoulina (trad. de CF), Viatcheslav Kouprianov (trad. de CZB), Iunna Moritz (trad. de CZB), Leonid Latynine (trad. de CF), Victor Sosnora (trad. de CZB), Henri Sapguir (trad. de CZB), Leonid Goubanov (trad. de CZB), Victor Lapchine (trad. de CZB), Alexandre Lavrine (trad. de CZB), Evgueni Bounimovitch (trad. de CZB), Victor Korkia (trad. de CZB), Iulia Nemirovskaïa (trad. de CZB), Alexandre Tchernov (trad. de CZB), Elena Schwartz (trad. d'Hélène Henry), Victor Krivouline (trad. d'Hélène Henry), Ivan Jdanov (trad. de CZB), Alexeï Parchtchikov (trad. de CZB), Alexandre Eremenko (trad. de CZB), Marc Chatounovski (trad. de CZB), Dmitri Prigov (trad. de CZB), lgor lrteniev (trad. de CZB), Vladimir Drouk (trad. de CZB), Nina Iskrenko (trad. de CZB).
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La restitution de pans entiers de la poésie russe et soviétique de la haute époque a fait émerger quelques inédits particulièrement saisissants, tel ce dialogue de Maiakovski et Essenine dans l'autre monde écrit en 1930 par Marina Tsvetaeva (1892-1941), publié dans le n.5 du Novyi Mir de 1988.
Traduction de Claude Frioux.
PERESTROIKA ET POESIE
Depuis les années soixante la poésie soviétique semblait en perte de vitesse et d'audience. Les premiers rôles toujours en place donnaient le sentiment de piétiner, de se cantonner dans une sorte d'opposition majestueuse au milieu d'un vrai désert. En tous cas, le dramatisme de la prose paysanne des années soixante dix avait tendance à les éclipser.
Ici encore la perestroïka a révélé le caractère factice des apparences et des idées reçues. D'abord en montrant l'importance et la diversité de ce qu'on appelle maintenant les "taches blanches", c'est à dire les pans de réalité occultés par le conformisme répressif, auquel est opposée désormais une démarche exhaustive militante.
Cette reconquête concerne un passé déja lointain mais spectaculaire : les fragments restés maudits d'auteurs par ailleurs déja publiés ont surgi en pleine lumière. C'est d'abord le Requiem d'Akhmatova mais aussi du Kliouev, du Volochine, du V. Ivanov, du Severianine échappés au dosage homéopathique. Dans la foulée deux figures importantes de l'émigration sont simplement remises en place : V. Khodassevitch et G. Ivanov.
Mais les taches blanches frappaient de façon plus proche. Le grand Tvardovski, l'animateur du Novyi Aïr des années soixante, l'éditeur d'Une Journée d'Ivan Denissovitch avait dans son tiroir un texte rentré depuis vingt ans qui était la première grande invective lancée au stalinisme de façon aussi catégorique et approfondie. Son Droit de mémoire s'exercera une décennie après sa mort. Un Evtouchenko nous livre, dates en main, le bilan de ses colères et de ses mépris muselés par la "stagnation". Mais la révélation la plus saisissante est celle d'une abondante poésie directement issue du vécu concentrationnaire narré à cru avec une douloureuse rugosité chez Jigouline, jeune conspirateur marxiste des années cinquante, avec une subtile émotion existentielle chez I. Daniel héros d'un procès célèbre, tout récemment restauré. Cette poésie vengeresse est dans la forme d'un clacissisme austère, qui sied à ce militantisme de la justice et de la vérité hérité du dix-neuvième siècle. La nouvelle liberté d'expression met enfin à jour un véritable continent de poésie "différente", relativement distante des engagements directs, soucieuse d'invention formelle, d'aventures expérimentales, de fantaisie gracieuse, ironique ou grincante. Ces créateurs, admis au compte goutte, quelquefois complètement reclus, viennent aujourd'hui nous enjoindre de réviser assez complètement le panorama des dernières décennies poétiques.
Quant à l'effet direct de la perestroïka sur la poésie, au delà de ces restaurations, il se développe, semble-t-il, suivant trois directions principales :
D'abord un second souffle des vedettes des années soixante devenues militants précoces et fougueux de la perestroika, Voznessenski, Evtouchenko, Rojdestvenski y investissent avec brio les meilleurs éléments de leur manière si fortement personnalisée au fil des années. Ils puisent dans la masse de faits divers apocalyptiques balayés par le "projecteur" de la perestroika la matière de quelques pages d'une grande force. De grands classiques soviétiques tels Gamzatov ou Emine vont plonger sur le registre épique jusqu'aux racines de la diablerie stalinienne.
La crise de conscience de la société soviétique va susciter une interrogation lyrique douloureuse sur la génération des pères assassinés et dans un premier temps tragiquement passés aux profits et pertes de l'histoire. Il s'agit là d'un ensemble de véritables cris de mémoire jetés à la face de toutes les compromissions fatalistes. Okoudjava, A. Dementiev, S. Kapoutikian dénudent leurs plus intimes cicatrices.
Mais la poésie soviétique contemporaine connait une autre libération que celle qui consiste à traiter librement de sujets qui furent longtemps politiquement tabous. L'exhumation sans complaisance, par une presse très affranchie, des peripéties les plus noires du passé et du présent soviétique dégage la poésie de ce qui a été longtemps sa mission obligée : celle d'aborder les thèmes sulfureux grâce aux tolérances relatives dont bénéficiait sa "langue d'Esope", La poésie soviétique d'aujourd'hui, grâce à la prise en charge de nombreux problèmes par une opinion active et désenchaînée peut être sans complexe elle-même et parcourir souverainement les voies les plus reculées de l'image, du rythme, des convergences du sens et du son. Au delà du long duel entre le conformisme et la contestation dont le langage reste toujours de part et d'autre relativement traditionnel, toute une poésie soviétique se retrouve en première ligne d'un modernisme aigu et fécond, éclairé par une critique soudain hautement qualifiée dans le fond comme dans la forme.
Claude Frioux
MarinaTsvetaeva
Rencontre de Maiakovski et de Essenine dans l'autre monde
(Extrait du cycle Maiakovski)
Je jetterai sur ma paume
Du grain couleur de feu
Pour qu'il se tienne au-dessus
de l'abîme du monde
Rouge comme le feu.
(A,Biely)
En plein Synode
Des grands seigneurs soviétiques...
- Salut, Sérioja !
- Salut, Volodia !
Tu n'en pouvais plus ? - Un peu.
- Des raisons générales ? - Non, personnelles.
- Le coup est bien parti ? - Normal.
- Ça a bien brûlé ? - Excellemment.
- Alors comme ça ta vie est bouclée ?
- J'ai passé la main comme on dit aux cartes.
...Ça va pas, Sérioja !
...Ça va pas, Volodia !
Tu te souviens comme tu m'avais étrillé
De toute ton énorme voix de basse
Qui secouait les planches ?
- On peut
Laisser ça. - Ta barque de l'amour,
Comme canot de sauvetage !
C'est vraiment pour une jupe ?
- Pas pire que la vodka.
Avec ton mufle gonflé
Tu es toujours entre deux vodkas ?
Ça va pas, Sérioja.
- Ça va pas, Volodia.
Toi c'est pas un rasoir,
Du proprement fait
Alors comme ça ta carte
Est abattue ? - Ca coule.
- Mets une feuille de plantain.
- Le colloide aussi fait pas mal
On en met, Sérioja ?
- On en met, Volodia.
Et dans notre vieille Russie
Comment ça va ? - C'est à dire
Où ? - En URSS
Quoi de neuf ? - Ça construit.
Les parents enfantent.
Les saboteurs sapent.
Les éditeurs gouvernent
Les écrivains grattent.
Un nouveau pont a été bâti
Puis balayé par les hautes eaux.
Toujours la même chose, Sérioja !
- Toujours la même chose, Volodia.
Et notre vol d'oiseaux chanteurs ?
- Ces poètes, tu sais, sont gens d'expérience
On nous tresse des couronnes
Comme chez les morts.
Il en arrive de partout. C'est le vieux discours de Rosta
Laqué par les lendemains qui chantent.
Pasternak tout seul
Ca fait pas beaucoup.
Si on y mettait la main
À leur chute de niveau ?
On y va,Sérioja !
- On y va Volodia !
Et puis tu as le salut...
- Et ce bon
Alexandre Alexandrovitch ? [Blok]
- Vois-le là-bas, devenu ange ! - Et Fedor
Kouzmitch ? [Sologoub] - Il est près du canal ;
Il est parti chercher les joues rouges de sa femme.
- Et Goumiliov Nicolas?
- Il est à l'Est.
(Sur une natte sanglante
Dans une pleine charrette...")
- Toujours la même chose, Sérioja !
- Toujours la même chose, Volodia !
Mais puisque c'est pareil
Volodia, mon cher,
Si nous portions encore une fois la main sur nous,
Bien que des mains nous n'en ayons
plus.
- Malgré ça
Sérioja, vieux frère,
Posons une grenade
sous cet empire !
Et dans cette Aube
Que nous aurons déclenchée
Nous allons bâtir, Sérioja!
- D'accord, Volodia, nous allons bâtir !
(1930)
AlexandreTvardovski
(1910-1970) Un grand nom de la poésie et de la vie intellectuelle soviétique. Ses œuvres principales sont l'épopée paysanne du Pays de Fourmillie /Strana Xouravia. 1936/, De lointain en lointain (1953-1960) et surtout Vassili Tiorkine (1941-1945), héros populaire et légendaire de la guerre, suivi d'un prolongement satirique qui eut de longs démêlés avec la censure : Vassili Tiorkine dans l'autre monde. Il est de 1950 à 1954 et de 1958 à 1970 Directeur de la revue Novyi Mir dont il fait un bastion de l'expression littéraire critique et affranchie et le creuset où se forgera tout ce que la littérature soviétique va donner d'important depuis trente ans, en particulier Soljenitsyne. Pour son courage sa lucidité et les innombrables tracasseries qu'il eut à subir de la part des pouvoirs, Tvardovski jouit d'un immense crédit dans l’intelligentsia soviétique. La perestroika projette de lui élever un monument par souscription nationale.
Traduction de Claude Frioux
Par droit de Mémoire
On commande sans le dire d'oublier, d'oublier,
On veut noyer dans l'oubli
Ce qu'a été la vie. Et que les vagues
Se referment sur elle. Ce qu'a été la vie, l'oublier !
Oublier les visages des parents et des proches
Et le chemin de croix de tant de destins.
Tout cela, mauvais rêve ancien
Ou monstrueuse imposture,
Allez donc un peu l'oublier !
C'est arrivé pour de bon
À ceux dont le temps fut interrompu,
Ceux qui sont devenus poussière des camps
Comme un jour quelqu'un l'a dit.
Oublier - pas comme on oublie
Qui n'est pas revenu de la guerre -
Oublier ceux qui seuls se sont vus privés
De cet honneur sévère.
On commande d'oublier, on demande gentiment
De ne pas se souvenir : la mémoire est sous scellé.
Pour que ces choses dites à voix haute
Ne viennent pas troubler qui n'est pas au courant.
Oublier les mères et les femmes
Qui n'ont jamais su ce qu'était leur faute,
Les enfants séparés d'elles
Avant la guerre,
Sans la guerre.
"Qui n'est pas au courant", à propos
Où sont ils ? Tous sont au courant,
Tous savent tout sur le malheur d'un peuple entier.
Si ce n'est par cette branche, c'est par une autre,
Si ce n'est par des marques et par des cicatrices,
C'est vu au passage, vu en passant,
Si à soi-même rien n'était arrivé
Il y avait à côté ceux qui directement étaient touchés.
Il est vain de penser que la mémoire
Ne connaît pas son prix
Et qu'elle voilera de la soutane du temps
N'importe quelle réalité,
N'importe quelle souffrance.
Que de toute façon la planète poursuit son vol
Et fait son compte d'années et de jours,
Et qu'on ne demandera pas raison au poète
Pour avoir, à l'ombre des interdictions,
Tu ce qui consume l'âme..
Non,le devoir commande aujourd'hui de conduire jusqu'au bout
Tous ces propos passés demeurés à mi-mots.
Et votre fille, komsomole curieuse,
Renvoyez-la pour voir à la censure du temps.
Expliquez-lui pourquoi et quelle autorité
Faisait chose interdite
D'une époque innommée
De funeste mémoire.
Dites-lui quel congrès spécial
Hors du compte régulier
A décidé pour nous
De mettre une croix
Sur cette mémoire
Qui empêche de dormir.
Et qui a declaré que des adultes
Ne devaient pas lire certaines pages ?
Sous peine de diminuer notre éclat
Et de ternir notre honneur aux yeux du monde ?
Est-ce que relater le passé à voix haute
Ne pourrait que réjouir l'ennemi ?
Ou dire que nos victoires
Nous ont couté trois fois trop cher ?
La médisance est elle pour nous chose nouvelle ?
Ou bien tout ce qui fait notre force en ce monde,
Toutes ces terres vierges défrichées par nous,
Arrosées de sueur et de sang,
Ont elles si peu de prix ?
Notre entreprise n'est elle que songe creux ?
Et notre gloire un vain bruit ?
Alors les muets auraient eu raison,
Vers et prose, tout n'est que cendre,
De simples élucubrations.
Alors il ne faudrait pas s'étonner
Si la voix d'une mémoire authentique
Ne peut qu'annoncer des malheurs futurs.
Qui cache jalousement son passé
Avec l'avenir fera mauvais ménage..
Pour distinguer aujourd'hui le grand du petit,
Comment savoir ? Mais les gens ne sont pas de l'herbe.
On ne peut en faire un tas
Où personne n'aurait souvenir de sa famille.
Si les témoins de cette génération
Pouvaient doucement s'en aller au fond !
Mais notre nature refuse
L'oubli confortable.
Certains affirmaient simplement
Que toutes ces histoires d'une période noire
N'étaient pas de saison,
Jetaient sur nous de l'ombre.
De tout ce qui a été rien n'est oublié,
Escamoté aux yeux du monde.
C'est refuser la vérité qui nous fait tort,
Seule la vérité est de saison.
Pour moi - finies ces tristes années
Je ne suis plus en droit de me donner
Encore un sursis.
Je veux secouer cette montagne de mes épaules
Et sans traîner
Mettre en mots cette douleur muette.
Cette douleur qui souvent secrètement
Et depuis longtemps oppressait nos coeurs,
Et que nous étouffions par des tonnerres
D'applaudissements en l'honneur du "père".
Ils grondaient dans chaque salle avec tant de force
Parce que jamais
Ce n'était un seul père
Que nous applaudissions.
Il était semble-t-il toujours à nos côtés,
Remplissant sa faction terrestre,
Lui qui n'aimait pas les ovations
Mais au moins connaissait leur prix.
Lui dont le monde a gardé au-delà des limites périssables
L'image éternelle et vivante,
Lui qu'on appelait notre maitre,
Et aussi humblement notre père.
Et associant grossièrement ces deux mots
Nous les proclamions comme un seul,
Et les portions sur la table de nos lois
Comme si leur substance était la même.
Et la peur que cette rude époque
Avait installée au chevet de tous
Nous avait appris à garder le silence
Devant le déchainement de la méchanceté.
Dans notre vie privée de parole, elle commandait
De céder au secteur spécial le droit à la pensée.
Depuis, dès qu'elle paraît,
C'est comme l'écho d'une vieille douleur.
On veut le signe de la volonté d'en haut,
La révélation divine.
Et on a tout prêt un soupir particulier
Limite de toutes nos audaces :
Ah, si Lénine se levait de sa tombe
Et voyait tout ce qui est arrivé !
Il aviserait tous ces détails
Largement et profondément
Laissant tomber
Un : "Allons, allons!"
Ainsi chacun à sa manière
Imagine divers jugements
Comme les enfants, emportés par le jeu,
A l'écart attendent les grands.
Mais tout ce qui a été ou sera,
Rien n'en dégagera nos mains.
Lénine ne viendra pas nous rendre justice,
De son vivant il n'était pas dieu.
Mais vous qui maintenant essayez
De ramener le bon vieux temps, vous pouvez bien appeler Staline.
Il était dieu,
Il peut se relever.
Et qu'il soit facile à rappeler,
Le "dieu père" sous notre lune,
En témoigne aujourd'hui
Son modèle chinois....
(1966-1969)
Evgueni Evtouchenko
Né en 1933. Un des astres de la pléiade des années soixante. Poète tribun défenseur de la modernité et d'une certaine image romantique de la jeunesse. Ses poèmes Les Héritiers de Staline et Baby Iar (contre l'antisémitisme) ont été en leur temps, des gestes politiques Importants.
Traductions de Claude Frioux
***
Encore une réunion passée
ou plutôt encore un long mensonge.
0 ces mains qui votez,
N'éprouviez vous pas de souffrance
en votant
le calvaire de vos amis ?
Et contre,
contre ne se sont levées
que deux mains,
deux mains seulement,
et vous,
couards transpirants,
quels bolcheviks vous faites
Vous n'êtes pas les soldats de la révolution,
mais les soldats de la résolution.
Et vous,
mes bons amis,
vous aussi,
traîtres discrets.
0 majorité,
ô majorité,
tu as si souvent eu tort,
tu as si souvent corrompu et détruit.
Et maintenant
tu n'es plus une divinité.
Nous n'avons pas encore demandé compte de tout,
l'heure du triomphe est encore loin,
mais la parole de la majorité
est impuissance,
la force
est celle de la minorité.
(1957)
***
Pour donner le change
je me cacherai de vous,
je m'en irai loin
dans une vieille tanière
et je prierai Dieu
qu'il vous sauve.
Pour donner le change,
je raconterai des histoires
aux tuteurs sournois.
Je dirai que j'ai rompu avec mon passé,
avec l'aventure banale
où je m'enlisais.
Pour donner le change,
comme un porc épic
je sortirai mes piquants, je ne dirai plus rien
pour que les mauvaises langues
ne nous jugent pas.
Pour donner le change,
je boirai avec tous
de la vodka comme du kvass
à m'en étrangler.
Je me donnerai un coup sur la nuque
et je mourrai... un moment.,.
pour donner le change.
(1974)
***
La fille du Comdiv /commandant de division/
Comme elle rit,
la fille du Comdiv
née au camp,
comme ses doigts
de gourmande ayant passé l'âge
brisent le biscuit !
Ces doigts habitués
à la cuiller
et à la barre à mine de l'orphelinat.
Elle a maintenant cinquante ans,
exactement autant
que l'année trente sept.
En trente sept sa mère avait vingt ans,
le même âge que la Révolution d'Octobre.
Elle est morte en poussant une brouette de charbon
au lieu de voiture d'enfant,
et elle a serré dans sa paume
des morceaux de charbon couverts de neige,
comme un dernier cadeau
pour sa fille emmenée à l'orphelinat.
La fille du Comdiv
est tombée dans un orphelinat particulier et sinistre.
Dans cet orphelinat pour enfants d'ennemis du peuple
on essayait de forger une race nouvelle.
Mais de cette maison pour enfants des ennemis du peuple
on n'a pu faire une fabrique secrète
de zélateurs gaillards et confirmés
qui auraient oublié leurs pères disparus.
Dans l'orphelinat pour enfants d'ennemis du peuple
régnait une liberté intérieure.
Ici, la fille du Comdiv
apprit à mener une vie juste au milieu du mensonge.
Déconcertés par ces vains efforts,
on a voulu en faire une délatrice.
Puis on l'a expédiée dans une école d'apprentissage.
Depuis l'enfance on voulait en faire une traînée.
Là encore ça n'a pas marché...
Comme un tank,
elle a forcé la porte d'un institut dans l'Oural...
Soudain, la Lioubianka.
Voila pourquoi aujourd'hui,
à notre étonnement,
la fille du Comdiv rit
comme une petite fille
lorsqu'elle se rappelle soudain
l'interrogatoire de mille neuf cent cinquante, tel un conte fantastique,
et la façon dont deux petits noeuds de caleçon
dépassaient du pantalon de Beria.
Mais quels contes avait pu entendre
la fille de Gamarnik
toute petite
recroquevillée dans un coin sombre ?
Et la fille de Toukhatchevski,
la fille d'Ouborevitch,
connaissaient elles l'histoire d'Ivan fils de tsar ?
Arrêtée dans le ventre de sa mère,
la fille du Comdiv
n'a ni haine ni colère contre notre époque.
Il n'y a pas de droit à la haine.
Mais tout de même, époque, permets
de légitimer
le droit imprescriptible à la souffrance.
Si d'un coup tant de millions de gens
ont sombré dans les barbelés,
combien d'embryons
ont péri dans le ventre de l'histoire ?
Où sont les tombes,
mêmes couvertes de mauvaise herbe,
de tous les espoirs
fusillés dans l'oeuf ?
Mais avec une espérance posthume,
à travers la terre amère et humide
qui les couvre,
nos pères voient
notre deuxième révolution.
Notre révolution,
fille d'Octobre née dans les camps,
ligne du testament de Lénine
inachevée par une plume
tombée des mains,
notre révolution
n'est pas conventionnelle,
mais inconditionnelle.
Nous devons
l'aider
comme la fille de tous les Comdivs assassinés,
et bien que notre révolution ne soit pas sanglante,
nous lui avons donné tout notre sang.
(1987)
Andreï Voznessenski
Né en 1933. Une des grandes vedettes poétiques lancées par les années soixante(La Poire triangulaire, 1962). N'a cessé depuis de jouir d'un succès jamais démenti auprès de la jeunesse et des milieux progressistes pour le brio de ses déclamations poétiques mais aussi pour ses multiples Interventions contre l'asservissement de l'art et de la culture et la dégradation morale entrainée par le conformisme. A joué un role décisif dans la "restauration" de Pasternak et de Chagall. Sa poésie souvent savante et chiffrée puise fréquemment sa matière dans les faits divers symboliques de l'actualité.
Traductions de Claude Frioux
Le drapeau noir
I
Esprit à deux faces
caméléonesque,
ne prends pas mon pays dans tes rets.
Drapeau noir du Mont Enclin
sur le Mont Enclin, drapeau noir.
Quel génie a
la nullité dans ses recherches !
Un drapeau noir de pierre rouge
s'est pétrifié en mémorial :
morale double d'une pénible époque.
Qui est à contre le soleil deviendra ténèbre.
La masse bulldozérienne montre ses griffes.
Je t'ai chassé, oiseau noir,
mais mon coeur en est noirci.
II
Au temps des doutes, aux temps obscurs,
Commandeur démagogique,
poignée de main pesant quarante tonnes,
le drapeau noir
entre dans ma maison.
A cause de nos ciels désengrillagés,
à cause du voile arraché des yeux,
à cause de la femme qui lui est enlevée :
mon pays.
De près le granit a semblé gris.
L'idole mensongère respirait avec peine.
Une odeur de voleurs, de tromperie, de soufre frappait à l'entour.
Les pierres ébranlaient ma maison.
Et succombant à ces mêmes pierres,
ouvreur de prisons, mais lui-même esclave encore,
comme une eclipse furieuse,
Khrouchtchev criait en me montrant le poing !
On brisait les âmes. Les bennes avancaient.
Qui est contre le soleil marchait avec ce drapeau.
Les enfants aveugles de mon sol
baisaient son bord noir.
Tout est vérifié par le ciel.
Tout ce qui est faux, on le voit à la lumière.
Meurs, drapeau à deux faces,
silhouette dialectique.
Faites cesser l'envoûtement et réveillez vous !
Est-ce de s'être trop tu ? Fait il si noir dans les cerveaux ?
Comme d'un lupus ou de myrtilles,
lèvres et langues sont assombries.
Quelles histoires avons nous raconté aux aimés !
Les pierres se renouvelaient. C'est la troisième fois.
Je ne me défends pas. Les pierres écorchaient.
Le mensonge a secoué ma maison de l'intérieur.
"Donne nous ce mont", disaient les pierres.
À la cuisine c'est Pompéï. La lumière s'est éteinte.
"Aucun concours ne me donnera le change de sitôt.
Moi, drapeau noir, je suis l'esprit de l'époque.
Et ne fais pas la forte tête.
Le drapeau est en toi-méme, idiot.
Tu périras sous les ruines,
le drapeau noir te tuera."
J'ai répondu : "Le combat dure depuis des siècles.
Drapeau-eclipse. Il y a aussi un drapeau de la lumière.
Sur lui est inscrit l'homme.
Le drapeau de la lumière aura le dessus."
III
C'est le matin..
Hourrah ! crient les téléphones.
Tous les moscovites semblent surgir d'une seule cour.
Les colonnes se pressent
vers le Mont Enclin sauvé.
Il n'y a plus de drapeau.
Le mont, où est il?
N.d.T. Le poème se réfère à un épisode réel de l'actualité : l'érection d'un monument de pur style stalinien (un drapeau de granit bicolore) était projetée à l'emplacement d'une colline située aux portes de Moscou. Une mobilisation de l'opinion a conduit à l'abandon de ce projet dont il ne reste que le Mont Enclin rasé.
La salle Tchaikovski
Dans la salle Tchaikovski, on n'arrive pas à mentir.
Les sièges bleus sont serrés les uns contre les autres
avec un bord blanc comme les Adidas.
C'est ici que s'entraîne l'équipe sélectionnée de l'esprit.
Si un rang se lève pour sortir,
une bande de bleu éclabousse le ciel.
Le centre de la spiritualité, comme on dit,
s'est déplacé dans notre pays.
Où donc au monde a-t-on aussi soif de ce vivant Jivago ?
Il n'y a pas de jujube. Pour les produits alimentaires, c'est serré.
Où donc au monde vit-on d'un tel remâchis ?
Mais nous avons l'équipe olympique de l'esprit.
L'équipe sélectionnée de l'esprit, ce sont les enfants de l'idée.
Vous êtes le confesseur de Van Gogh sans oreille,
illuminé par un siège bleu.
Vous êtes l'équipe olympique de l'esprit
Depuis la rue Bronnaia jusqu'au bleu lac Seliguer,
aujourd'hui pour tous on manque d'Adidas.
Mais ils vont à l'hôtel Angleterre dire: "Pardonne-nous, Essenine !"
Pour l'équipe sélectionnée de l'esprit il y a des candidats.
Les anges des choeurs se tiennent debout sans confort.
Au parterre la grosse "theière" bout derrière son épouse,
comme assis sur le tuyau brûlant du samovar.
Vous êtes candidat. Mais pas à l'équipe de l'esprit.
Respectez Darwin, aimez vos ancètres !
Pour les uns c'est Sarrosate le musicien, pour les autres les zoos.
Les neo-luddistes mettent en pièces les ordinateurs,
"Se présenter devant l'Europe le derrière a l'air ?"
Une Vendée menace la nouvelle idée.
La noirceur sélectionnée serre les rangs.
La nuit porte conseil.
C'est encore un entraînement de l'esprit.
On avait construit cette salle pour Meyerhold.
L'équipe sélectionnée de l'esprit fait face au canon.
On joue maintenant l'étape transitoire.
Ne la perds pas, équipe de l'esprit.
***
Le sort
Pouvoir accomplir son sort,
n'en chanter ne fût-ce qu'un dizième,
réussir à donner un sens russe
au mot suprême "Liberté" !
Serrer comme du fer les muscles du ventre
quand on t'y plante un direct,
ne pas laisser gâter l'amble au pas différent,
le jeune poulain.
Réussir à éditer Khodassevitch,
savoir ne pas se vendre pour une bouchée de pain,
dans la tempête de neige réussir à jeter à Tes pieds
une rose dénudée.
Le taxi à crête de coq
chante dès l'aube.
Notre sort quotidien nous presse
d'aller chez les Oumroudts et à Vitebsk.
Réussir à exécuter son sort
sur la flûte de jours perçanté,
sur la flûte copiée de l'espérance,
sur Ta flûte intérieure.
Sans penser aux besoins de la foule
mais ainsi précisément
pouvoir accomplir son sort
qui est d'aider son peuple.
(1987)
***
La ballade des deux (Le Christ et Barrabas)
Patron des garages, tu fais partie des auxilaires de l'ordre,
tu es membre du bureau du Parti,
ton visage par la presse s'est acquis du respect.
Mais à minuit tu sors,
serrant dans ta poche une haltère,
"Encore une femme violée et tuée,"
Dormez tranquilles, les autorités, sur les chemins des larmes
Barrabas fait la fête et le Christ circule.
Dans la région on fait des analyses de sperme.
Deux nerveux ont avoué. Un groupe rock aussi.
Mais une nouvelle nuit télégraphie
on a tué ta fille et une amie.
Le terrible patron des garages festoie avec les auxilaires de l'ordre
et le pauvre accusé implore la force de tenir.
Partout on croit entendre un cri échappé au baillon :
"Papa!"
Au matin sur un nouveau cadavre il y a un billet:
"Vive la terreur! Un groupe clandestin."
Dans la région on expertise l'écriture,
L'un a été fusillé. Huit autres ont avoué.
Barrabas invisible dans sa province lointaine
procède à sa mini année trente sept.
- Dis moi,passant, n'es-tu pas Barrabas ?
- Je ne veux pas, gardien de l'ordre, partager tes mérites.
Mais par quelle souricière saisir dans la neige
la présence du diable qui marche dans nos pas ?
Je marchais dans la ville de Chagall l'oublié.
Sur le haut d'un ravin il y a une grande geôle
ou plutot un monastère transformé en prison.
Là hurle dans les fers le terrible patron des garages.
Comment avons-nous pu vivre en priant Barrabas..
Pardon, Dieu juste !
(1987)
N.d.A. Le sujet de ce poème est une affaire criminelle récemment éclaircie. Pendant quinze ans un meurtrier avait terrorisé la région de la ville de N. et tué quarante femmes.Pendant ce temps on avait extorqué des aveux et condamné de innocents. Ce déni de justice est aujourd'hui réparé.
N.d.T. Un journaliste de la "Literatounaïa Gazeta" a été interviewer dans sa maison de retraite le juge qui avait condamné ces innocents. Il avoue ingénuement la minceur de son bagage juridique, avantageusement remplacé par ses origines ouvrières et son souci d'atteindre, comme à l'usine, les plus forts pourcentages d'inculpés reconnus coupables. Dans la "ville de N." on aura évidemment reconnu Vitebsk.
***
La boiîte noire de l'âme
Liturgie des ans
"Seigneur, aie pitié de moi,
Seigneur, aie pitié de moi
Rendons au Seigneur gloire et honneur...,"
Les avions ramènent les cercueils de "ceux d'Afghanistan",
le SIDA s'infiltre dans nos villes...
Est-ce la terrible vengeance ?
Millénaire de la Russie chrétienne,
millénaire de l'âme.
Il est temps qu'elle ressuscite.
Seigneur, aie pitié de notre pays
et de son peuple galvaudé...
Mais par où les chantres sont ils entrés dans l'âme ?
C'est le schisme. Le tyran fait de gros yeux.
La Russie s'est immolée par le feu.
Il y a la boîte noire de l'âme.
L'âme s'élève implorant :
"Jacob, aie pitié de moi.."
"Rendons à Staline gloire et honneur!"
On fait sauter des églises. On tire des salves.
On liquide des témoins.
Mais il y a la boite noire de l'âme.
Dans cette boîte noire il y a
le gémissement de l'église du Christ Sauveur,
ces milliers de tonnes de destruction spirituelle.
Et l'enfant abandonné
regarde toujours et demande :
"Qu'y a t il dans cette boîte noire
Mon âme aie pitié de moi,
Allume les noms comme des cierges,
pour ce dont nous portons tous indirectement le péché,
parce que nous avons oublié l'âme,
on a mal, on crie de toutes ses forces
"C"est moi, la boîte noire de l'âme."
Les peuples assis dans des fauteuils
regardent la "boîte".
Glorifions la poignée de ceux qui ont vécu hors du mensonge.
Que le Monument aux Victimes
Ne soit ni marbre, ni bronze, ni fer blanc,
mais la boîte noire de l'aine.
(1988)
***
Premier amour
Nous étions amoureux.
Sous une robe de chambre de grand-mère,
ton nombril se fronçait au milieu d'un pays pareil.
Et la vodka suivant la lame
coulait dans le jus de tomate sans se mêler à lui.
Nous étions amoureux.
Nous étions amoureux. Resserre toi, petite boule de liberté.
Par la fenêtre de la lune, levée pour les chiens, invisible aux hommes
ce n'était pas le Christ qu'on voyait marcher sur les eaux,
mais le despote qui avançait dans le sang avec ses bottes silencieuses.
Sous la hotte de la cuisine le robinet crachait le sang,
et nous nous lavions là sans y voir de mal.
C'est l'amour qui nous sauvait sans se mélanger avec le sang.
Pardon pour, en un siècle pareil,
avoir été amoureux.
(1988)
Rassoul Gamzatov
Né en 1923. Célèbre poète du Daguestan, auteur de nombreux recueils en langue avare et en langue russe.
Traduction de Claude Frioux
Les hommes et les ombres
/Extraits/
Je ne suis pas un en moi-même, comme il semblait.
Deux hommes y coexistaient /.../
Je sens douloureusement en moi,
Les signes d'un temps dédoublé.
Quand et où le Malin m'a t il pris dans ses rets ? /.../
Ah, cette époque ! Les mots d'ordre et les phrases
Creux et mensongers n'avaient pas de fin.
La raison était accablée de tristesse,
Et le coeur du sot jubilait /.../
/Staline dit : /
Je comprenais ce que vous vouliez de moi
En croyant aux mots, pas aux gestes,
Non pas ce que j'étais en réalité
Mais tel que vous m'imaginiez.
Je pouvais flatter un poète par exemple
Même si son poids dans l'art était pitoyable,
Il réalisait la carrière rèvée
Pour m'avoir exalté jusqu'aux cieux.
Que sais tu, mon pays, de outre malheur ?
Ce qui fut ne peut ni se chanter ni se décrire.
Nous étions des milliers d'tnnocents sur la Petchora
Le Ienissei et la Kolyma.
Nous allons couper du bois suivis d'un garde.
Une soupe d'eau claire. Le régime du bagne.
Et dans la terre glacée nous creusons nous-mêmes nos tombes,
Et une fois morts nous nous couchons nous-mêmes dedans.
Combien étions nous de la famille des hommes,
Radiés de la surface de la terre par l'époque terrible !
Et les maraudeurs pillaient les morts
Et s'attribuaient leur gloire.
Dis moi,pays, pour quelle raison
As tu fini à Magadan ?
- Un fils m'était né, en son honneur,
Comme font les montagnards, j'ai tiré une balle au plafond.
Mais la balle a ricoché,
Ne trouvant pas d'autre chemin
Elle a rebondi sur un portrait
Et transpercé la poitrine du grand chef /.../
Boris Kornilov, mon ami disgracié,
Ecris des vers et n'oublie pas
Que dans les pages des livres et des revues
Tes lecteurs t'attendent depuis longtemps.
On mobilise les réservistes,
L'infanterie allemande lance toutes ses forces,
Depêchez vous, maréchal Toukhatchevski,
De paraître sur le front des armées en appareil de combat,
Que votre génie traverse de son éclair les ordres du jour
Et stupéfie le monde abasourdi.
Que Fedko envoie vers vous ses officiers de liaison,
Et que Iakir vous rende compte de la situation par radio.
Mais tous ces condamnés à la peine capitale,
Même Dieu ne peut les ressusciter, cependant
Que nos troupes orphelines
Essuient dans les combats des pertes irréparables.
Et sur l'ordre du despote terrible,
Comme emportés jusqu'au dernier par la tempête,
Sont déportés les Tchétchènes, les Kalmouks,
Les Balkars, les Karatchs, les Ingouzes.
On jette sur les chalits des prisons
Des grands savants pour faire triompher des ânes.
Vavilov se meurt dans un cachot,
Et Toupolev est enfermé, et Korolev.
Et il faudra payer pendant de longues années
Par la multiplication des ignorants,
Par l'amère retraite jusqu'à la Volga,
Par l'éloignement des espérances entrevues /.../
(1987)
Gevork Emine
Né en 1919. De son vrai nom Mouralian, G. Emine est un célèbre poète arménien, auteur des Sept chants sur l'Arménie (1974), La traduction française présentée ici a été faite d'après une traduction russe du poète David Samoilov, avec l'accord de l'auteur.
Traduction d'Irène Sokologorsky
Les bases du culte
Les bases ne portent plus de monuments,
La base est vide,
Mais elle est encore lourde.
Un monument,
C'est facile à abattre !
Mais dans les bases sont les pierres de nos malheurs.
L'heure est venue de détruire les pierres des bases !
Détruisons les,
Pour qu'aucun talon de granit
N'y remonte jamais.
Pour qu'un monument de métal noir
Ne vienne pas de nouveau ouvrir la bouche au-dessus de nous.
Pour qu'une main lourde
Ne punisse pas espoirs et foi,
Pour que triomphent sur terre
L'honneur et la pureté.
Pour que le talent ne soit pas hérésie,
Pour que l'honneur n'entraîne pas punition,
Pour que la foi ne soit plus étriquée
Et ne soit pas un jouet dans les mains d'un paillasse,
Pour qu'une grande idée
Lumineuse
Triomphe
À jamais !
Les bases de nouveau
Se languissent des bronzes !
Détruisons-les
Pour qu'un homme ne puisse pas
- fû-t-il génie ou demi-dieu !
Regarder de là haut
Ses semblables.
Détruisons cette base vide !
Pour qu'il soit un vivant
Parmi les vivants,
En égal,
Pour qu'il soit bon et non terrible,
Pour qu'il ne devienne pas
De son vivant
Ni bronze
ni glace !
Détruisons cette base vide
Pour que les monuments
N'aient plus d'appui.
Pour ne plus connaître 1 5 proclamations d'un demi-dieu terrible
Pour que les esprits
Discutent entre eux avec raison,
Pour que les bottes
Ne se mêlent plus des arguments.
Détruisons la base.- Parce que quelque part
On voudrait nous ramener un nouveau monument.
(1962-1963)
Anatoli Jigouline
Né en 1930, il a fait de longues années de camp pour avoir, presqu'encore adolescent, participé à un mouvement de jeunes dit complot "des marxistes" qui avait voulu au début des années cinquante lutter contre les déformations staliniennes. Son ouvrage récemment paru Les Pierres noires est l'un des témoignages les plus impressionnants sur le calvaire concentrationnaire.
Traductions de Claude Frioux.
La faute
Au milieu des orages d'un destin tourmenté,
Maintenant sans douleur ni tristesse,
Je me rappelle un endroit étrange,
Dans la taiga près d'une rivière.
Là les coqs ne chantaient pas à l'aube,
Mais tous les matins,
Un immense portail grinçait,
Un seul pour tout le cantonnement.
Dans l'obscurité glaçée les cheminées fumaient,
On frappait sur un rail pour le rassemblement,
Et les bûcherons sortaient par le portail
En masse indistincte.
On entendait:
"Première brigade... Seconde brigade..."
Des lignes se formaient, sévèrement décomptées,
Et les pins, répétant les jurons,
Se perdaient au loin dans le brouillard.
Combien de destins les plus divers
Réunissait ce triste cortège.
Il y avait là un garçon de mon école
Et un héros de la forteresse de Brest-Litovsk.
Dans nos vestes de toile rapiécées
Au milieu des congères, à l'extrémité du pays,
Il y avait là bien peu de coupables.
La plupart ici
Etaient innocents,
Maintenant je vois autrement
le tableau de ces pertes amères.
Là il y avait des gens
Dont la faute
Est maintenant devenu justice.
Il y avait un kolkhozien
Coupable
D'avoir en soulevant un sac de son
Atteint d'un gros juron le "père des peuples"
(Alors on ne connaissait pas le mot "culte").
Regarde lecteur :
La tempête se déchaîne.
Les lampadaires sont allumés autour des baraques
Et couvrant de chiffons leurs maigres visages,
Ils avancent
Rang après rang.
Je suis là moi aussi
Avec ma casquette d'été,
Tandis que quelqu'un pleure, tandis que quelqu'un rit.
J'avance, avec mes vingt ans,
Et je crache le sang sur la neige.
Oui, c'est bien moi.
Je me souviens nettement
De l'aboiement des chiens à l'aube,
De mon numéro cinq cents quatre,
Et comment on nous faisait marcher dans la neige.
Au-dessus de la taïga
L'aube trouble se levait
Avec des reflets de sang...
Ma faute !
Moi aussi, j'étais coupable,
On ne m'avait pas arrêté pour rien.
Tout ce qu'aujourd'hui nous avons conquis de haute lutte,
Ce qui nous est donné du haut des tribunes,
Je l'avais entendu jadis dans ma jeunesse.
Je le savais confusément depuis longtemps.
Vous ne le croyez pas ?
Vérifiez.
C'est là dans le dossier, caché dans les archives.
Les paroles de ceux qui furent voués à la mort
Et de ceux qui maintenant, heureusement, sont encore en vie.
0 cette affaire de destins tragiques,
Ce sera un chapitre à part.
Je dirai seulement maintenant
Que les procès-verbaux
Conservent aussi mes propos.
Peut être fébrilement
Mais clairement
Je savais aussi dans ces lointaines ténèbres
Qu'il était vain d'adorer
Un dieu vivant sur terre.
Ma faute !
Elle existait bien sûr.
Cette faute faisait notre force.
Pour nous, coupables, les choses étaient moins dures
Que pour les innocents conduits ici.
Je n'ai pas oublié
Que dans une brigade spéciale
Marchait à côté de moi un homme qui dans ces memes contrées
S'était échappé des prisons tsaristes.
Je partageais mon tabac avec lui, en égaux.
Nous marchions ensemble dans le sifflement de la tempête,
Moi presque gamin, tout juste étudiant,
Et un tchekiste qui avait connu Lénine.
0 vous, gens de là-bas,
Avec vos numéros,
Vous étiez des hommes et non des esclaves.
Vous étiez plus grands et plus obstinés
Que votre destin tragique.
J'ai marché avec vous en ces années mauvaises.
Avec vous je n'ai pas eu peur
Du titre cruel d'"ennemi du peuple"
Et du numéro
Noir
Sur le dos
(1961)
***
Le cahier qui a brûlé
/Extraits/
Les manuscrits ne brûlent pas
(M. Boulgakov)
Le début du poème
Ici commence mon poème.
Je suis en dette avec la vérité.
Mais ce sujet, je ne pourrai pas
Le traiter par parties.
On ne peut le comprendre
Qu'entier et complet.
C'est seulement sous sa forme intégrale que cette vérité
Ne fait pas trop mal à recevoir.
Comment pareille chose est arrivée,
Je ne peux encore le comprendre :
Je marche suivi d'un garde,
Trébuchant dans la neige,
Et je ne suis pas prisonnier des Allemands,
Au milieu de quelque cendre noire.
Je suis sur cette terre soviétique
Que j'aime tant.
Et ce n'est pas un SS sauvage
Qui surveille mon malheur,
Mais un jeune soldat
D'allure connue.
Un joyeux drille avec une mitraillette
Et une grande chapka rabattue sur les oreilles.
Sa collection de jurons
Est formidable.
- Eh, vipères fascistes !
Bouches inutiles !
On aurait dû depuis longtemps
Vous envoyer en l'air...
Et il fait courir sur les dos
La crosse lourde-.
Mais il a mon âge,
Ce jeune soldat.
N'avons nous pas ensemble
Transpiré sur des problèmes,
Et ensemble chanté
Les chansons sur Staline ?
Des chansons sur l'enfance heureuse
Et le père chéri...
Hais où donc est l'endroit terrible,
Le commencement de la fin ?
Comment avons nous été un jour
Séparés pour toujours ?
Pourquoi suis je là sous surveillance
Pour de longues années obscures ?"
Oh, je n'en sais rien,
Je ne peux le dire.
Et je marche sinistrement
Vers la taïga bleue...
***
Le père
On a convoqué mon père
Dans la maison grise.
Et les mots ont grondé
Plus lourds que le plomb.
Le major obstiné
S'étranglait de colère.
Ses mots n'étaient pas des mots
Mais des coups de hache.
- Ton fils est un ennemi du peuple !
Renie le !
Nous allons bientot le mettre en miette,
Ton rejeton
Mais mon vieux père
S'est levé de sa chaise.
Et dans ses yeux honnêtes
C'était aussi du plomb.
- Je ne vous crois pas ! dit il,
Repoussant la feuille de papier.
Si mon fils est coupable
Fusillez moi.
***
Les vers
Quand l'épreuve
Était trop dure,
Je récitais des vers
dans mon cachot glacé,
Et les mots de colère brûlante
Ébranlaient le plafond de la prison
"Vous qui vous pressez en foule avide autour du trône,
Bourreaux de la Liberté, du Génie et de la Gloire !
Vous vous cachez à l'ombre de la loi,
Devant vous justice et vérité n'ont qu'à se taire..."
Alors le surveillant se précipitait dans la pièce
Avec l'officier de service épouvanté.
Ils hurlaient :
- Comment oses tu, salaud,
Réciter
Des vers
Antisoviétiques ?
***
L'époque
Que dire ? Évidemment ce fut fâcheux
De devoir vivre loin de la vie.
Pourtant quelque part à côté l'époque poursuivait son chemin sonore.
Et sans nous elle n'a pas eu la tâche facile.
Vêtus des vestes de détenus,
Nous essayions de savoir derrière les. murs de la prison
si c'était elle la coupable à notre égard,
Ou si nous l'étions plus encore.
Mais voila qu'à nouveau la joyeuse capitale
Allume au-dessus de nous toutes les étoiles de ses lumières.
Tout peut bien sûr recommencer.
Mais nous sommes maintenant plus avisés.
On me dit:
"Poète, approfondis ta pensée I
Montre les ombres,
Mais aussi la lumière de l'époque !"
Or sous ce vague : "trouve un sens"
On entend obstinément : "justifie"..
Je ne peux justifier ces pertes.
Mais j'éprouve une douleur
Toute particulière :
La pensée que nous avons été coupables de quelque chose,
Que nous avons nous-mêmes quelque part
Perdu
Un combat.
***
Chanson de la Kolyma
Je retournerai seul
vers ces rochers enneiges
Où il y a bien longtemps
Je marchais suivi d'un garde.
J'irai seul
Pour que tu ne me cherches pas à nouveau,
J'irai seul
Revoir la rivière Kolyma.
J'irai là bas,
Non pas dans un wagon prison
Ni dans une cale obscure,
Sans fers aux pieds.
J'irai là bas en volant,
Comme un cygne couronné de diamant,
Dans un "Tupolev" étincelant
***
Au milieu des nuages dorés.
Un quart de siècle est passé,
La nature est toujours la même :
Un creux obscur
Derrière la colline penchée.
Mais on voit vite que quelque chose
Manque dans ce paysage connu :
Là bas sur la hauteur
Il n'y a plus de sentinelle.
Je verrai la mine
Derrière la baraque en décomposition
Où des liserons bleus
Poussent en liberté.
Et mon âme, comme alors
Se remplira de douleur et de ténèbre.
Et du ciel tombera
La larme d'une goutte de pluie.
J'irai là bas,
Non pas dans un wagon prison
ni dans une cale obscure,
Et sans fers aux pieds.
J'irai là bas en volant,
Comme un cygne couronné de diamant,
Dans un "Tupolev" scintillant
Au milieu des nuages dorés.
(1962-1975)
Iouli Daniel
Né en 1925. Poète, écrivain et traducteur. Pour avoir fait publier à l'étranger des oeuvres refusées par la censure, en particulier le recueil de nouvelles Ici Moscou, il a été, avec A. Siniavski, l'objet d'un retentissant procès au milieu des années soixante, qui lui a valu de longues années de camp. Ses Poèmes de prison ont été traduits par E. Scherrer chez Gallimard en 1973.
Traduction de Claude Frioux
La maison
J'ai regardé par la fenêtre et j'ai vu une maison,
Une maison ordinaire, miracle inconcevable :
Elle avait six ou sept étages,
Au rez de chaussée un magasin,
Plus haut les fenêtres étaient sans grilles,
Et chacune était éclairée
Par une lumière particulière, différente
De celle des voisins. Et ceci
Parce qu'à ces fenêtres il y avait des rideaux
Et des stores, en somme quelque chose
Par quoi les gens étaient en droit de se protéger
Des regards d'autrui. Moi pourtant
J'ai réussi avec les yeux de la mémoire à voir,
A reconnaitre le visage du paradis perdu :
Il y avait là des chaises et des fleurs sur la fenêtre,
Des fleurs en pots, jadis méprisées de moi,
Des statuettes vertes qu'on époussète le samedi ;
Là les lampes ne rentraient pas dans le plafond,
Ne se cachaient pas derrière un plexiglas trouble,
Elles luisaient sous la crinoline des abat-jours,
Couronnaient des torchères vacillantes,
Etaient fixées aux murs. Là, sur les étagères
Se trouvaient des choses inattendues :
Des lacets de chaussures, une boule de billard,
Un bas, l'aiguille plantée dans la reprise, oublié
A cause de visiteurs survenus à l'improviste,
Et puis une ordonnance que depuis une semaine
On cherche dans la maison..,
Là il y avait des nappes, par dessus des couteaux et des fourchettes,
Une meute d'objets coupants et piquants...
Là dans cette maison il y avait beaucoup de femmes.
Pas des infirmières ou des dactylos,
Simplement des femmes. Habillées comme on est chez soi
Les cheveux négligemment relevés,
les manches retroussées jusqu'aux coudes.
Elles baignaient leurs bébés dans de petites baignoires neuves,
Refoulant l'eau du front vers la nuque
Pour que la mousse de savon ne tombe pas dans les yeux.
Et le reflet des coudes roses entrevus
Illuminait le coeur par la promesse
D'un achèvement tiède et arrondi,
Plus tard, quand la lumière s'éteindrait dans la maison,..
Et puis j'ai oublié de dire que sur sa facade
La maison avait beaucoup de balcons.
Des vélos y gelaient au vent,
Et dans les mailles des hamacs se glissait le vol
D'agiles flocons de neige... La maison craquait
Sous la pression irrésistible
D'une vie surabondante qui montait de l'intérieur.
Et des particules lumineuses de cette vie
Passaient à travers les murs comme un parfum,
Traversaient les fenêtres fermées par des stores,
Et volaient vers moi, vers moi, grimpé sur une table
Devant le haut rabattu de la croisée. Pendant toute une demi minute
J'avais touché la vie de l'homme.
Puis j'ai sauté par terre. C'était tout.
Je sais que ces lignes sont malhabiles,
Que mon camarade, d'un air comme toujours sincère
Et sérieux, va hocher la tête
Et me dire : "mais c'est de la prose
Et de la mauvaise !". "Oui, lui dirai-je, c'est vrai,
De la mauvaise prose. Il n'y a pas pire..."
(1988)
Boulat Okoudjava
Né en 1924. Poète, chanteur, compositeur et écrivain célèbre. Ses chansons mélancoliques et acérées ont été la pièce maitresse de la "révolution du magnétophone" qui a su biaiser la censure de façon précoce. Il est le fils d'un militant assassiné par Staline.
Traductions de Claude Frioux
Cahier lyrique
/Extraits/
On a tué mon père
pas même pour une pincée de tabac.
Rien qu'une goutte de plomb,
Mais comme la blessure est profonde.
Il n'a pas eu le temps de crier,
la balle a claqué dans le silence.
Depuis longtemps le bruit du coup de feu s'est éteint,
mais la blessure est en moi.
Comme une estafette des jours anciens,
je la porte à travers nos jours.
Sûrement je crèverai avec elle
Comme avec une carabine à bout de bras.
Et celui qui a tiré sur lui
est prêt encore à faire le coup de feu.
En sortant de sa cave
il est parti se reposer chez lui.
Il est rentré chez lui
pour boire de la vodka et caresser ses enfants.
Il est mon compatriote,
mon frère de race humaine.
Et cela fait combien d'années
que, méprisant la douleur des pertes passées,
nous nous appelons l'un l'autre frères
et que nous vivons embrassés.
* * *
Alors superbe généralissime,
la postérité, dis tu, est partiale à ton égard ?
Pas moyen de la calmer ou de la raisonner.
Les uns te font un mufle horrible et te vilipendent,
les autres te badigeonnent et t'encensent,
et prient pour ta résurrection.
Alors, superbe généralissime ?
Tu es couché dans la terre de la place Rouge.
Au fait n'est-elle pas rouge du sang
que tu as versé à poignées,
lorsque tu caressais tes moustaches avec satisfaction
en considérant Moscou de la fenêtre ?
Alors, superbe généralissime ?
Tes pinces aujourd'hui ne sont plus un danger,
ce qui est dangereux, c'est ta silhouette au front bas.
Je ne tiens pas le compte de nos pertes,
mais si je suis mesuré dans le châtiment,
quand je me souviens du passé je ne pardonne pas.
(1987)
Andreï Dementiev
Né en 1928, Il est actuellement directeur de la revue Iounost.
Traduction de Claude Frioux
Le corbeau noir
Les femmes vieillissaient avant l'âge
Quand dans la nuit
il s'éloignait des fenêtres obscures
en menaçant : "PAS UN MOT.."
Corbeau noir, ô corbeau noir !
Tu étais soudain comme l'effroi,
Et toute la ville se réveillait
A chaque coup frappé.
Sans voir les larmes, oubliant toute pitié,
Tu rendais ton jugement
Et t'en allais.- mais il restait ton ombre,
Ton ombre restait.
Sur les rêves des enfants, sur des milliers de destins,
Sur tout le pays.
Comme il était difficile pour les honnêtes gens
De vivre en tête à tête avec cette ombre.
Corbeau noir, ô corbeau noir !
Sois maudit.
Aujourd'hui, tu n'es plus qu'un tas de papier
Et des croix anonymes.
Et une mémoire amère, et des larmes
Et des noms
Tes roues sont passées sur
Le coeur de ma patrie.
(1987)
N.D.T. "Corbeau noir" était le nom donné aux fourgons de police dans les années de répression.
Silva Kapoutikian
Née en 1919, Poétesse arménienne notoire, elle est l'auteur de poèmes et d'essais critiques en arménien et en russe.
Traduction de Claude Frioux
À mon père
On t'a pris à moi.
La mort t'a saisi et après, pendant combien d'années
Es-tu resté dangereux comme un piège.
Sur toi était apposé l'interdit.
On nous avait privé du droit et du devoir
De mentionner ton nom et tes actes.
J'étais petite, je ne comprenais pas bien
Que j'avais trahi mon état d'orpheline.
La mort conduit à l'immortalité
Mais toi, père, comme mémoire et douleur,
Tu n'as jamais encore ressuscité,
Ni dans mes larmes d'enfants, ni dans celles de l'âge mûr...
Tu m'as donné la vie et l'Arménie,
L'amour pour elles deux et pour notre langage,
Mais pour ce don inestimable
Je ne t'ai pas glorifié d'une ligne.
On t'a pris à moi,
J'ai laissé faire... Déja la vie est derrière nous...
J'élève ma prière repentante et tardive,
Père, pardonne-moi...
(1985)
Arseni Tarkovski
Né en 1907, il est le père du célèbre réalisateur et ses poèmes apparaissent souvent dans les films de son fils. Anna Akhmatova le considérait comme l'un des meilleurs poètes de sa génération. Son premier recueil fut publié seulement dans les années 60.
Traductions de Christine Zeytounian-Beloüs
***
Quand le lexique lutte contre la nature,
et que le mot travaille à s'arracher des choses,
comme le moule du visage, comme la couleur du clair-obscur,
suis-je mendiant ou roi ? La faux ou le faucheur ?
Mais je n'ai point donné de noms au monde qui est mien :
Adam faucha les joncs que je tisse en corbeille.
Faux et faucheur et roi, et mendiant à-demi,
car je suis de moi-même encore inséparé.
* * *
Pourtant je ne réclame rien,
sur terre aussi, on m'a nourri :
- Donne-lui donc un peu de soupe aigrie,
jette le reste à la poubelle.
Tout connaît sa durée et sa fin,
mais néanmoins, on m'a aimé :
l'une m'a fui et s'est mariée,
et l'autre dort en son cercueil.
Et la troisième à d'autres coeurs
prend goutte à goutte rire et larmes,
et en écho les réincarne.
Je suis le débiteur, je ne réclame rien.
***
Pour dresser un lit de neige,
j'avais décapité clairières et bosquets,
à tes pieds j'avais fait s'incliner
le suave laurier et le houblon amer.
Mais avril n'a pas remplacé mars
à la garde des registres et des lois.
Je t'ai construit un monument
sur la terre la plus riche en pleurs.
Je suis debout sous le ciel du nord,
devant ta cîme blanche,
pauvre, indomptée.
Et je ne me reconnais pas
seul, tout seul, en chemise noire,
dans ton futur, comme en un paradis.
Alexandre Kouchner
Né en 1936. Poète non-officiel à ses débuts, A. Kouchner est désormais un auteur reconnu et régulièrement publié. Sa poésie est généralement considérée comme très "pétersbourgeoise", imprégnée de cette culture européenne toujours beaucoup plus sensible à Leningrad qu'à Moscou. Il est l'auteur d'une oeuvre recherchée, réfléchie, aux résonnances philosophiques.
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
***
Quelle joie d'étreindre la vague,
le visage plongé dans l'épaisse crinière bouillonnante ;
quel bonheur d'enlacer sa courbe merveilleuse,
un bras levé que le soleil inonde de son or ;
quelle joie : étendu ;
quel bonheur : dans le creux de ses floti qu'elle déroule,
caresser ses replis tout prêts à se cambrer,
lisses, et soudain chiffonnés et froissés !
Il s'en ressouviendra, le nageur enfoui dans la houle,
et d'humides splendeurs rempliront ses regards
dans la nuit tendre qui dresse un palais-papillon
de baisers et d'essaims de paroles ;
il comprendra pourquoi la vague languit et résonne,
et court la nuit à l'assaut du rivage,
et de quoi elle se plaint, et contre quoi elle gronde,
et pourquoi dans le noir, invisible,
elle fait grincer ses pierres et ramasse du sable.
***
L'homme vieillissant se souvient de sa vie comme d'un songe.
Peu à peu, il dit adieu à tous ses biens.
Il regrette ses péchés adorés, ses passions furieuses.
Comme s'il avait confié à d'autres mains ses enfants dissipés.
Ses enfants débauchés, malheureux, ses chers enfants prodigues.
Qui l'ont tant fait souffrir, qui lui ont tant coûté !
Non, ce n'est pas en vain qu'il les a fuis sans les bénir.
Mais il s'attarde un peu devant la porte, devant les rampes en fonte noire.
Dégoût et douleur, dégoût et pitié, et honte.
Pourquoi donc chaque nuit son rêve d'immortalité lui paraît-il si cher ?
Comme une promenade dans Rome, alors qu'il avance vers l'oubli.
N'est-ce pas les revoir qu'il espère au pays où jamais le soleil ne se couche ?
Bella Akhmadoulina
Née en 1937, B. Akmadoullina est l'une des jeunes célébrités poétiques des années 60. Sensiblement éclipsée durant la stagnation, la sensibilité et la recherche de sa poésie jouissent actuellement d'une notoriété particulièrement fervente.
Traduction de Claude Frioux
L'air d'août a le grain lisse des voluptés et des sollicitudes.
L'état de l'âme en cet été qui s'en va
est semblable au petit garçon de pierre sculpté sur la tombe :
il est endormi plus gracieusement que les pierres et plus fort que les enfants.
Dort-il bien comme j'ai dit ? Je vais aller voir.
C'est tout près. Mais il est difficile d'avancer genoux et coudes
à travers la lune qui tremble dans les feuilles,
à travers les phlox froids, épais comme un étang.
Un nom faible, mais la volonté de la fleur est si grande
qu'elle impose le sujet et enfile le détail.
L'odorat fiché dans cette image despotiquement adulte,
je ne dois pas pour autant oublier où je vais, quand nous sommes.
À travers les plantes, à travers cette tasse d'eau cinglante,
les prenant par les ouïes, gênée par les nageoires,
je me fraye un chemin. Mes traces près de l'étoile
montent à la surface de la nuit comme des bulles.
(1987)
Viatcheslav Kouprianov
Né en 1939 à Novosibirsk, V. Kouprianov est considéré comme le maître de la poésie en prose. Son oeuvre, morale et philosophique, riche en paradoxes, novatrice tant par la forme que par le contenu, comprend plusieurs recueils. Les traductions présentées ici sont extraites du dernier, L'Echo, paru début 1988.
Traductions de Ch, Zeytounian-Beloüs
***
Le marché mondial
Le passé
vaut de plus en plus cher
On ne le met pas en vitrine
on le cache sous le comptoir
à l'intention des connaisseurs
Pour une bonne brassée de présent
on vous donne une pincée
de passé douteux
On murmure à l'intention des naïfs :
il existe un bon passé !
De quoi remplir
toute une vie !
Qui a
de l'avenir ?
***
La glasnost éternelle
je ne veux rien voir
je ne veux rien entendre
je ne dirai rien
je me mords les lèvres
je sens le gôut
du sang
je ferme les yeux
je vois la couleur
du sang
je me bouche les oreilles
j'entends le bruit
du sang
impossible
de rentrer en soi-mêmè
de briser les liens de sang
qui nous lient au monde
il ne reste qu'à parler et écouter
écouter et parler
éternellement
chacun de nous
a la parole
dans le sang
***
Les édentés
se hâtent de bredouiller la vérité
qui leur est restée dans la gorge
Le mensonge
leur collait aux dents
il est tombé avec elles
Ecoutez
les paroles de ceux qui n'ont plus de dents
pour les traduire
dans la langue
de ceux qui ont les dents longues.
Iunna Moritz
Née en 1937. I. Moritz, qui vit à Moscou, est l'auteur de nombreux recueils. Elle est également traductrice et écrit des poèmes et des chansons pour les enfants.
Traductions de Christine Zeytounian-Beloüs
***
Vers libres
L'érable gonfle ses ouïes.
Les balais-brosses des pins d'automne
traînent dans Konotop.
On ne chauffe pas encore. Saint-Saëns
aussi aimait les cygnes.
Une romance larmoie chez les voisins :
elle est vieille comme la Grande-Ourse.
Les rues sont verglacées. Les momies déraisonnent.
Battons le fer quand il est chaud !
Un vieillard a trouvé une cornaline
grosse comme une tomate.
Un autre vieillard a trouvé une tomate
grosse comme une cornaline.
Un troisième a pêché un crabe
et l'a mangé en buvant de la bière.
L'écriture de Pétrarque se nomme italique.
Le reste, ce sont des vers libres.
Et qu'ils soient rimés ou non n'a aucune importance,
pas plus que la couleur des cheveux ou des yeux d'une statue.
Car s'il n'y a pas de saucisson sur la lune,
celle-ci n'en est pas moins une planète.
Bien-aimée ! Même les trolleybus sans conducteur sont des trolleybus,
et même les arbres sans feuilles, des arbres
la vénus sans bras, une vénus ;
le réveil sans aiguilles,...
Mais les poules ne savent pas que je ne suis pas une graine !
***
Naissance d'une sculpture
Vadim Sidour
Une fleur explosa, prit soudain son envol,
et se mit à nager, à nager et nager...
Et le vent bleu bruissait,
et l'air devint luisant telle une nappe d'eau.
Et tout se confondait, comme à travers des larmes :
hirondelles, libellules, nénuphars...
Et la vue avait fui le regard
pour être en chaque fibre et en chaque duvet ;
et la bardane même pouvait lire
les mots, la strophe, les chiffres, la portée,
entendre la bonne nouvelle
dans la langue du rayon de miel et de l'étoile.
Au coeur du moindre brin de la forêt
transparaissait un lien avec les cieux,
avec le ciseleur d'argent,
avec les siècles, les journées, les heures.
Mais c'est à cet instant que trois paires d'ailes
ont fait fuir cette vision ;
et quelqu'un referma le livre des mystères,
ayant élucidé son origine,
et frémissant, voulut en faire un chant...
Mais du marbre coula dans sa poitrine vive,
et il resta figé, la bouche ouverte,
en ce jardin où les baisers fleurissent.
Leonid Latynine
Né en 1938 dans la région de la Volga où il a passé sa jeunesse. Poète de forme subtile et de tendance érudite, il a exercé une forte influence sur la jeune génération.
Traduction de Claude Frioux
Le thème des ténèbres est épuisé
Je ne fais plus que des rêves sans gaieté
Au milieu de ce pénible hiver.
C'est qu'il est temps de passer à la lumière,
C'est que le thème des ténèbres est épuisé.
Il est temps de se confier à l'instant,
De rendre aveuglément sa chaleur,
Et de ne plus penser que pour un lointain parcours
C'est l'aile qui soutient ceux qui volent.
Et déjà, librement et spontanément,
D'aimer les vivants de tout son cœur
Et de pardonner offenses et douleurs,
Si tout cela est pardonnable.
Et pour toujours de ne faire de son âme que lumière,
Lumière vers la lumière, lumière contre la nuit,
Et ouvrir grand comme les persiennes d'une maison
Les paupières serrées de la confiance.
Et aussi loin qu'iront les hautes eaux
Où que l'aile portera,
Aussi heureux seront nos proches
Jusqu'à la nouvelle chaleur qui vient au monde.
(1982)
Victor Sosnora
Né en 1936 en Crimée, Victor Sosnora vit à Leningrad. Son œuvre est très complexe, riche en innovations verbales. Ce sont surtout ses poèmes les plus "compréhensibles" qui sont publiés en URSS. Il est l'un des poètes qui ont le plus marqué la formation du mouvement métaréaliste.
Traductions de Christine Zeytounian-Beloüs.
***
Dans la salle des peintures
La salle élyséenne était pleine de visières et de gens,
de bacilles d'amour, de méphistophélès de flegme,
de fenêtres et de toiles, de hublots grillagés...
Deux flûtes y jouaient, deux flûtes.
Sur les lèvres de Dieu, vermillon et mastic,
Miel framboise, et les cils qui rient,
de l'étain dans les fentes, Dragon et musique :
Deux flûtes jouaient, comme deux Anges à sept bouches.
Plante du paradis, gant de peau vernie,
pupille mongole, masque et crinière :
une fille aux yeux doubles (et d'or D.
Deux flûtes jouaient, deux miracles !
Amateur-cerbère, grelot de caravane,
ô cher novice, visiteur-poisson...
Seule ma tête était triste
de ne rien pouvoir vénérer, ni se dévouer à personne.
(1976)
***
Tu t'en vas,
Comme s'en vont les étoiles,
enfants perdus de l'aube,
tu t'en vas, comme s'en vont dans le ciel
Les oiseaux, pareils à des petits navires.
Pourquoi le ciel ?
Notre brume est plus forte que la neige.
Notre soleil
Ne sera jamais de force à affronter un cœur.
D'une grue le petit navire
Est vraiment minuscule,
pas plus grand qu'une plume d'oiseau.
Tu t'en vas,
je te laisse partir
parce qu'ils sont vides,
les septembres de mes oiseaux migrateurs.
Au revoir.
Jusqu'aux rêves d'insomnie.
Jusqu'à l'aube
qui s'est perdue dans le monde.
(1971)
Henri Sapguir
H. Sapguir est né en 1928. C'est l'un des chefs de file de la poésie non-conformiste. Jusqu'à présent, seuls ses poèmes pour enfants étaient publiés en URSS, mais une publication de ses œuvres "adultes" est enfin en préparation.
Traductions de Christine Zeytounian-Beloüs
***
L'eau
La langue est fleuve. Tout a une source.
L'uda hindou coule dans l'eau
Dont j'ai percé le sens intime :
E, Energie. A, Anse. et U, hUmidité.
Eau, udakam iy aqua wato water
… Essorant leurs cheveux mouillés,
Que de jours et que de soleil répandus
Dans le néant aussi vide qu'un râle.
Je veux boire. Ma gorge est en feu,
pleine de scorpions au grouillement infâme !
Ma langue ennemie (trop parler nuit !) s'étire comme un dard...
Mais enfin ! l'averse m'est donnée,
Tout est trempé : asphalte briques verre,
Tu coules dans ma gorge : encore ! encore ! encore !
***
Sonnet sur ce qui manque
San SactemAnovski
Tantôt la viande manque, tantôt le saucisson ou le fromage.
Tantôt pas de chapeaux et on a beau chercher.
Mais je connais des malheurs plus affreux
Pas d'amis, Pas de santé. Nulle part où se loger.
Pas de joie, pas de conscience, pas de paix,
Pas de respect pour le travail qu'on fait,
Pas de toilettes chauffées à la campagne,
Pas de récolte pour l'année prochaine.
Mais il y a des conserves BOULETTES DE POISSON,
Un but chimérique et vague,
Il y a la lâcheté, la vodka, l'ennui et le ballet,
Les steppes et les bois, les chantiers, les fusées.
Il y a même des gens dans quelque trou perdu.
Et Dieu en est témoin ! Bien qu'il n'y ait pas de Dieu non plus.
Leonid Goubanov
Mort en 1983, à l'âge de 37 ans, L. Goubanov fut très tôt considéré comme un génie poétique. Pratiquement impublié de son vivant, hormis quelques poèmes d'adolescence très controversés, il fut le fondateur, avec Aleinikov, du groupe "SMOG". Les poètes de la Nouvelle vague lui ont récemment consacré une soirée et des publications sont en cours.
Traductions de Christine Zeytounian-Beloüs
***
Etude dans le hameau de la nostalgie
Mon buffet porte des cheveux de verre,
ma mère, une voix de carreau,
et mes rendez-vous, un bruit de gifles.
Et moi, je porte le souvenir
de ma mère à la voix de carreau,
de mon buffet aux cheveux de verre,
de mes rendez-vous ceinturés de gifles sonores.
Et la mort nous regarde tous,
comme cette écuyère de cirque juchée sur son cheval noir,
de ses yeux de cendre, de ses yeux presque blancs, telles ces catins
qui nous désirent tant, mais ne peuvent plus.
***
L'écorce du reniement
... "Ayant dit : cette poussière est peut-être Moscou.et ce point sale, Chicago ».
Velimir Khlebnikov. 1922
En cinq minutes de velours,
j'ai eu le temps d'en arriver au suicide.
Le nœud coulant me remplissait à ras-bord, comme les putains remplissaient jadis Pierre le Grand. Il avait ordonné qu'on sarcle les églises, il était un sucre dans la tasse sale de la Russie, mais il ne fondait pas. Il n'a toujours pas fondu jusqu'à présent. Je lui crie : Pierre ! Pierre ! A quoi bon les escaliers de ton habit pour la cave à poudre de la vanité ? L'épilepsie serait-elle donc l'écume des changements ? Quelqu'un a mis trois cierges avant de mourir, lui aussi. Je suis parti dans la forêt, et j'ai voulu m'y dissoudre à la place de Pierre le Grand. J'ai payé au loup le tribut de la religieuse fugitive. J'ai jeté mon alliance avec mon corps coincé à l'intérieur. Mais la neige était beaucoup plus lourde que mon menton, elle n'arrêtait pas de fondre et de tomber. Elle m'a recouvert avec l'avidité d'une amante qui a perdu ses dents de sagesse. J'ai marché comme une statue, et seule ma petite croix d'argent trahissait ma fuite sonore, comme une clochette qui tinte au cou d'une brebis égarée. Les bêtes qui me rencontraient sur leur route se signaient, effrayées, puis se lançaient dans des oraisons, comme si elles avaient voulu se procurer par mesure de faveur un cercueil en trop… Maintenant, je suis un objet de prières, et on continuera à m'en adresser tant que ma dernière adoratrice n'aura pas dérobé la plaque de cuivre de ma tombe pour fermer, pour fermer enfin… la fente noire de l'immortalité d'où soufflent des vents acides.
DU LYRISME CLASSIQUE AUX NOUVEAUX MODES D'EXPRESSION
Parmi les jeunes auteurs de la nouvelle vague, beaucoup conservent une forme d'écriture relativement classique. Du traditionaliste Victor Lapchine au métaréaliste "modéré" Alexandre Tchernov, voici quelques poètes qui apportent néanmoins sans conteste un souffle nouveau dans la poésie lyrique.
Victor Lapchine
Victor Lapchine est un jeune poète fidèle à la tradition de Essenine. Les traditionalistes s'emploient à le mettre en avant depuis quelques années.
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs.
Le puits
Ton puits est toujours bien vivant :
son treuil gouailleur chante encore,
et le sorbier dans sa fraicheur allègre
ne craint pas les bouffées de chaleur.
Les herbes ne sauraient envahir le chemin :
comme couvert de sel, il brille dans la nuit,
mais sous le sable blanc, les briques refroidies
dans la terre se sont noyées.
Là où nous étonnant des splendeurs étoilées,
nous nous tenions serrés l'un contre l'autre,
un molosse d'âge mûr agite
La vieille chaîne de notre puits.
Toute la ville peut entendre couler
l'eau toujours jeune, l'eau vive et cruelle,
mais ton reflet au fond du puits,
le seau l'a sans retour éparpillé.
Alexandre Lavrine
A. Lavrine travaille à la revue littéraire Iounost On a beaucoup parlé de son long poème Rencontres nocturnes paru cette année dans la revue Novyi Mir. Il est également connu comme critique littéraire.
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
* * *
De quoi parles-tu ?
Quelle douleur
Brûle dans ton visage,
Brûle dans mon visage ?
Nous portons tous deux la marque de phosphore
De la séparation,
Et nous brûlons
Comme des bougies sur le seuil.
Nous nous sommes reconnus
A travers des milliers d'autres !
Ici le ciel est comme un œil d'oiseau,
Et la ville est pareille à une barque
Qui grince, régulière,
Et franchit les distances,
Ou bien met ses lunettes
Pour lire entre les lignes.
Entre les lignes, il y a la foule,
Les fleurs devant la gare,
Et il faut que je me lève à sept heures
Pour aller au travail,
Et comment te trouver
Dans l'espace trop étroit
Entre le feu de l'amour
Et les flammes du foyer ?
Evgueni Bounimovitch
E. Bounimovitch vit à Moscou, où il enseigne les mathématiques dans un lycée spécial réservé aux élèves particulièrement doués pour les disciplines scientifiques.
Traduction de Christine Zeytounian-Belôus
À Alexandre Kouchner
Si les jours étouffants
ont le poids de nos péchés
et que tu passes ta vie
à attendre la pluie
comme une dernière faveur...
Si, l'averse passée,
tu t'aperçois que c'est le temps qui coule
sur les rails des tramways,
sur ton visage,
sur ta chemise détrempée...
Si, lorsque tu prends le tramway au terminus,
la partie du temps
qui ne s'est pas enfuie le long des rails
tambourine aux vitres...
Si l'irréprochable parler pétersbourgeois
se noie dans les espaces cagneux de Moscou...
Ça veut dire que la saison est passée
au nom de laquelle le vent chasse
la vague du feuillage noirci,
du feuillage de l'année dernière,
envolé du cahier,..
Victor Korkia
Né en 1948 à Moscou, Ingénieur de formation, il se consacre désormais entièrement à la littérature et travaille à la revue Iounost. Il est l'auteur d'une pièce en vers sur Staline qui a été montée au théatre de l'université de Moscou.
Traductions de Christine teytounian-Beloüs
***
Antipsaume
Heureux celui qui traversa la vie à gué,
ne connaissant pas d'autre voie.
Heureux celui qui abrégea les jours des autres
pour suivre leurs funérailles.
Heureux celui dont la bouche fut amère
lorsqu'il goûta le miel des rayons.
Heureux celui qui s'est servi de sa naïveté
comme d'une mitraillette.
Heureux celui qui s'est combattu
pour succomber dans la lutte inégale.
Heureux celui qui a pu aimer sans aimer,
qui a survécu dans la foule et dans son propre cœur,
Heureux, non pas celui dont les poches sont vides,
ni celui qui alla jusqu'au bout de la route.
Heureux celui qui a compris que ce n'est pas Dieu,
mais lui-même qui a besoin de son âme.
***
Nous avons dépassé les limites de la franchise,
mais nous avons pourtant gardé par devers nous
des valeurs morales sûres
qui ne valent déjà plus rien.
L'ivresse ne fut pas source de nos engagements,
nous avons tout bien pesé à l'avance,
mais les circonstances ont fait valoir irrésistiblement
leurs droits inhumains.
Toutes les possibilités envisageables,
et tous les rêves généreux
nous ont montré soudain leur vraie face minable,
une nuit sous le voile de l'obscurité.
Et la consolation s'avéra bien légère
de ne plus être mari et femme,
et dans le noir naquit une tentation
qui elle non plus ne valait pas grand-chose.
Derrière la fenêtre, l'univers prenait fin,
Et des millions d'yeux solitaires
se fixaient de l'espace sans conscience,
comme un Dieu collectif, sur nos vies éphémères...
Iulia Nemirovskaïa
Née en 1962, I. Nemirovskaïa est étudiante en doctorat à l'université de Moscou où elle prépare une thèse sur Pouchkine. Elle est l'auteur du livret d'un opéra-rock adapté de La Ménagerie de verre de Tennessee Williams.
Traduction de Christine Zeytounian-Beloûs
La voix des arbres en décembre
Eh bien, contemple donc la forêt congelée,
Dilate tes narines rouges et cours de droite à gauche :
Nous autres savons bien que toute cette blancheur n'est qu'un lambeau
Aussi fin qu'une feuille : un peu de bois, un peu de neige.
Toutes nos racines plongent dans la couche brune ;
Vous ne possédez pas le sens de la terre immobile.
Cette pression, soudain... Et la résine coule sous l'écorce :
Que vaut donc à côté l'ivresse des glissades ?
Nous vivons, grandissant vers le noyau du monde.
Mais en décembre, les pieds transis, comment tenir debout ?
Saison d'hiver, sœur-marâtre, au moins pour ce seul jour,
Laisse-nous nous étendre sur ton ventre incliné.
Alexandre Tchernov
Né en 1951, Alexandre Tchernov vit à Kiev. Moins connu et surtout moins publié que son homonyme Andrei Tchernov, autre poète de la nouvelle vague, il est l'auteur d'une œuvre originale et sensible.
Traductions de Christine Zeytounian-Beloüs
* * *
En Laponie, à Rovaniemi,
un pêcheur grave un nom avec un canif
sur un hareng séché. Un réverbère glauque
distille sa lumière à travers le poisson,
comme le soleil à travers un grain d'ambre,
comme la lune à travers un filet.
Le canif du pêcheur grave un nom
qu'on ne saurait saisir, le regard froid ;
j'aimerais déchiffrer ces signes indistincts.
Le tabac qui rougeoie. Et les cristaux de sel.
Une pipe d'écume. Le manche du couteau...
Le poisson mort sanglote de douleur.
Les lettres naissent, dures et muettes
on dirait un glacier qui découpe des fjords.
Les dents serrés, dispersant les écailles,
tendant sa volonté sur l'acier prompt et leste,
le pêcheur poursuit sa tâche,
et la tristesse avec la joie se confond.
***
Ainsi qu'on écoutait, des siècles auparavant,
la cruche, la bougie, le grillon, la pendule à coucou,
ou le bruit du ressac au fond des coquillages roses,
j'écoutais la neige, j'écoutais la chute des flocons.
J'écoutais la neige, et les maisons qu'on devait démolir,
et les oiseaux muets, vivants ou congelés.
J'écoutais le chemin de fer
et la vieille locomotive de manœuvre.
J'écoutais la neige, le rire d'un enfant,
et les pleurs d'un enfant, et les pleurs d'un animal malade ;
et parmi les flocons, un papillon venait frapper les vitres.
J'écoutais, et je n'en croyais pas mes oreilles.
Ce papillon dansant à la fenêtre
dont les cocons s'ouvraient sous les rafales...
J'écoutais la neige en un profond sommeil,
comme après la mort ou avant la naissance.
LA NOUVELLE VAGUE A LENINGRAD
On a coutume de définir la poésie de Leningrad par sa relation à un héritage "néo-classique" : poésie des cultures, poésie philosophique enfermée dans un traditionalisme formel. Les positions de Brodsky sur le vers classique sont venues corroborer cette image. Ce serait simplifier une situation plus complexe où se côtoyent métaphysique du quotidien, dans la lignée d'Alexandre Kouchner, et poésie de l'absurde (Serge Stratanovski), poésie du temps et de la mémoire (A.Mironov ou T. Michina), lyrisme épique (O. Okhapkine) etc... Il est vrai que pour les poètes qui ont commencé à écrire au début des années soixante-dix, la poésie de Brodsky est un point de référence central. Hais même Victor Krivouline, dont la poésie ardue rappelle celle de Brodsky par l'alliance ironique de l'archaïsme et du vulgarisme, refuse le nihilisme brodskien et poursuit sur d'autres voies sa quête intellectuelle et existentielle. Ses derniers vers sont directement en prise sur les événements politiques et sociaux les plus récents. Elena Schwartz construit à l'écart une oeuvre très originale, qui puise à des sources oniriques et mythiques un lyrisme personnel puissant, souvent audacieux. D'autres noms (O. Pavlovski, E. Ignatova, O. Bechenkovskaïa...) méritent d'être retenus, sans parler de tous jeunes poètes dont les premiers vers commencent à être publiés.
Elena Schwartz
Née en 1948, E. Schwartz est en marge de tous les courants. Son œuvre poétique est enfin en cours de publication en URSS.
Traductions de Hélène Henry
***
Une pomme amère a poussé au jardin du Paradis.
La passion est si semblable au meurtre.
La luxure rend l'âme
dansante, libre,
Délivrée de tous les liens, comme après la mort.
Avec quoi crois-tu me consoler : nous sommes des morts,
Des corps morts, toi et moi, et dans les taches d'ombre
Nous nous comporterons comme des corps
Ensevelis dans la même tombe,
Mêlant leur poussière aérienne.
Même si jusqu'au péché le remords me torture et la peur,
Le ruban de la nuit nous colle l'un à l'autre.
Odeur de choses étrangères, d'alcool répandu, odeur de "Kent".
Sans bruit entre un dragon à sept têtes.
* * *
J'ai rêvé, nous voguions à travers les rizières
(Le riz sert à faire le papier),
Dans l'éclat mouillé des miroirs,
Archipel de marécages.
La barque, la barque blême est en papier,
Nul clapotis, rames légères,
Dans le brouillard elle se gonfle d'eau et sombre,
et pleuvent de minces étincelles.
Les panicules de riz pointent hors de l'eau,
Elles plissent leurs yeux coréens, pour bien
Que je comprenne : l'objet d'amour ce n'est pas toi,
C'est elles. Amour, chandelier aux branches déployées.
Dans ce chant d'orgue aux mille tuyaux
(C'est naturel que l'amour soit pour tous),
Regarde : comme un plongeur mort maladroit
Par le fond coule la conscience.
Regarde : tournoie la pluie des étincelles
Sans toucher terre. Ce sont les âmes
Qu'étouffe l'amour inconsolable
De la Création et du Créateur,
Et qui refusent de s'éteindre.
Tout cela, oh, depuis longtemps je le savais,
Je le savais, créature à deux jambes,
Et voilà, je me noie, je suis couchée au fond,
Poulpe de l'amour aux mille bras.
Au fond tout proche de la rizière.
J'appartiens à la terre, à l'eau et au ciel,
Par langueur vivante et par peur suave :
Ceux-là m'aimeront qui croient n'avoir pas été.
Victor Krivouline
Né en 1944, il est très peu publié en Union soviétique où un recueil de lui est aujourd'hui en préparation. Très actif dans les mouvements de poésie non-conformiste de Leningrad.
Traduction de Hélène Henry
Le temps du non-inventer
Il est emps, mon ami
au temps de la non-invention, c'est en vain
qu'aux rayons d'un mutisme tonitruant
la chandelle loquace crépite et faiblit
et que le lecteur réclame que finisse
l'histoire : aux heures du non-inventer
quand cela seul qui est sous mes
yeux, et ni l'agir ni le nom
ne viennent troubler l'eau profonde de la représentation,
aux heures, non pas les inventées ventrues
qui pendent plus dru que les vraies
mais aux plus maigres des heures perdues
où l'on n'existe que par contumace,
ici-bas descend le dieu du littéraire,
avec du raisin de glace et une pomme de cristal,
avec léningrad-jouet très visible
dans les entrailles d'une sphère non-figurative
LES METAREALISTES OU METAPHORISTES OU METABOLISTES...
Tous ces divers qualificatifs en méta (la liste n'a rien d'exhaustif) servent à désigner un mouvement aux frontières mal-définies qui regroupe un grand nombre de poètes très différents dont le dénominateur commun est le caractère "compliqué" de leur écriture. Régulièrement accusés d'être incompréhensibles, ces poètes représentent en fait dans leur diversité les forces vives de la poésie russe d'aujourd'hui. A la simplicité artificielle d'une masse de versificateurs médiocres qui encombrent les revues, ils opposent la richesse d'une poésie à facettes multiples, souvent baroque, qui observe le monde à travers le prisme conscient de la culture et à laquelle rien de ce qui est humain ne reste étranger.
Ivan Jdanov
Né en en 1943, Ivan Jdanov vit à Moscou. Avec A. Parchtchikov et A. Eremenko, il est l'un des poètes les plus connus de la nouvelle vague moscovite. Son recueil Le Portrait, paru en 1982, a reçu le prix du meilleur livre d'un jeune auteur, décerné par l'Union des écrivains et les éditeurs réunis. Un recueil .de ses œuvres est paru en français (Cahiers du Confluent. 1985, trad. de Christine Zeytounian-Beloüs).
Traductions de Christine Zeytounian-Beloüs
***
L'eau dans les yeux ne se noie pas : c'est signe de chagrin.
Les yeux dans le visage ne se noient pas : c'est signe de frayeur.
Le visage dans la foule ne se noie pas : c'est signe de douleur.
Cette douleur est une grotte creusée dans le brouillard,
dans le miroir gazeux du fleuve de l'oubli
qui s'agglutine au seuil de la souffrance.
Si seulement quelqu'un entrait dans cette grotte
sans perdre son visage, il entendrait
le chant de la douleur, ce chant des yeux au creux des cils.
Noire comme le pétrole et prête à exploser,
la douleur est plus compacte qu'une vidéo-cassette
dont chaque cadre montre un pavot qui se fane.
Et le pavot change de peau à chaque image,
il caresse le miroir à rebrousse-poil,
et le miroir noircit et tourbillonne.
Le visage dans la foule ne se noie pas, et part.
Il veut se retourner, mais le brouillard
est grincement, éclaboussures, bruit de rames
***
L'hiver prend fin, le gel secoue son herbier racorni,
il fait fuir sur les vitres le bruissement silencieux des prés,
et les arbres lactés râlent dans l'incendie,
et cousent de troncs blancs les entailles du vide.
L'hiver prend fin, le gel armé d'une aiguille muette
dessine à ma fenêtre, et l'orne d'une plume,
dissimule un oiseau ou trace simplement
une épaisse étendue de fourrure et rien d'autre.
Que faire en ce pays où nul ne parle en vain ?
Le mouvement des branches y dure plusieurs siècles.
Nous regardons au travers de nous-mêmes, nous respirons l'amour
de ce monde où des bêtes sans voix nous mangent dans la main.
Voici qu'à notre entrée l'eau ne s'incline pas,
nous écartons les feux comme des herbes folles.
Dans ce ciel les étoiles glissent en ruisseaux,
et la glace recouvre le chant affamé de la pluie qui s'écoule.
Mais tant que nos paroles et nos rires ne sont
qu'une simple raison de parler, tant que nous apprenons
à la neige comment tomber de son nuage,
et tant que dans le chœur des arbres des bourdons
sonnent d'un son de glace, et que la vie entière
jette dans cet instant son étrange tristesse,
que faire prisonniers de ce gel sans issue,
du calme sourd des bois que le sommeil incline ?
Alexeï Parchtchikov
Né en 1954 dans la région de Vladivostok, A. Parchtchikov vit à Moscou où il a terminé l'Institut de littérature Gorki. C'est l'un des membres les plus actifs de la nouvelle vague qu'il défend souvent dans la presse, face à des critiques hostiles.
Traductions de Christine teytounian-Beloüs
***
Les lutteurs
En ce combat, l'un devant l'autre ils disparaissent
patiemment
passant par l'ours et le poisson, remontent jusqu'aux crustacés
qui recouvrent leur âme.
Ils piétinent, Ils clignent de l'œil, comme pour changer de lentilles,
et les ceintures des vestes sont nettes pour chacun d'eux.
Le poids recouvre les lutteurs et se hérisse,
ils le font tomber au centre de la danse
qui vibre comme un arbre
auquel ils grimpent, chacun de son côté,
se touchant des doigts,
mais ne pouvant se voir.
On croirait qu'ils combattent sur le fil d'un rasoir
Non : dans le feuillage
qui gonfle la lune à la faire éclater, cherchant
l'adversaire parmi les branches. Enfin,
ils s'étreignent, étonnés :
on dirait une monture de lunettes parmi les flammes.
Le premier est plus noueux qu'une source inondée
et tout humide.
Le second est à ce point mouvant
qu'il aurait le temps de remplir l'oreille
d'un oiseau qui sautille.
Tous deux rêvent : d'une pierre, d'une gâchette, d'un manche,
d'une pomme,
de Caïn et d'Abel.
***
Elégie
La carrière de granit a le sang pur à l'aube,
lorsque je me promène le long de la rivière.
Après leurs jeux nocturnes des âpres profondeurs émergent
les dos, coffrets précieux, des crapauds et crapaudes,
regorgeant de joyaux en grappes suspendus
sur leur peau toujours verte, et nerveuse, et visqueuse.
Quels chefs-d’œuvre ont-ils donc fait trembler sous leur langue ?
Les augures sans doute écoutaient leurs conseils.
Craignant l'éclat sonore des bulles qui miroitent,
la couronne diaprée d'un éclaboussement leur paraît nucléaire,
mais ils aiment que l'eau germe en épis à chaque coup de rame,
et les buissons mourants sur la berge inondée,
répandant une odeur méphitique de prune.
Leur vie s'écoule, jeunes, à tricoter,
puis à porter des œufs dans leur âge mûr.
Parfois, ils luttent à mort en un combat soudain, puis tout se calme.
Parfois, comme chez Dante, ils périssent figés dans les glaces d'hiver,
et comme chez Tchekhov, parfois, toute la nuit ils parlent.
Alexandre Eremenko
Ancien élève de l'Institut de littérature de Moscou, c'est toujours avec succès qu'A. Eremenko lit ses poèmes sur scène. Son œuvre, souvent ironique, met en avant le côté mécanique du monde et se rapproche par certains côtés du conceptualisme. Nous donnons exceptionnellement deux traductions, l'une rîmée et l'autre en vers libres, du second poème présenté ici.
Traductions de Christine Zeytounian-Beloüs
***
Complexe, la forêt perd son vide schéma transparent.
Le feuillage chuinte sur les bords et devient obsolète.
Et le long de la route déserte l'inaudible lemme
des droites télégraphiques à migraine s'infléchit.
Et l'air s'autodétruit. Et les liens étirés se disloquent
entre la forme et le sens avorté d'une fleur,
et sous ses propres flots la rivière rampe à l'aveuglette
et chuinte, sur la même longueur d'onde.
L'air électrique est noué de faux nœuds,
et dans la terre rouge, si on pèle la couche extérieure,
les pins comme des mâts sont vissés avec des boulons
écrasés sur les bords et maculés d'argile.
Dès qu'à travers la vitre deux rangées de sapins calibrés
passeront, je verrai au bord de la rivière, à droite,
une cité ouvrière qui dans la fumée de locomotive s'agite,
et sa briqueterie avec une petite fente sur le côté.
C'est là-bas que ma femme tricote sur un long divan triste.
C'est là-bas que ma fiancée est assise sur un tabouret vide.
C'est là-bas que ma mère chemine enveloppée de brume,
et que mon petit-fils regarde par la vitre à travers l'air détruit.
Et qu'est-ce que ça fait, si mon absence n'a duré que onze ans ?
Au delà de la route, la forêt d'automne est toujours pure et nette.
Avec un trou à l'endroit où Kolia Jadobine
une nuit près du feu m'a coulé un pistolet de plomb...
J'y suis mort l'autre jour, et m'emplissant d'horreur y résonna le pas
d'un cheval qui passait sur la route pierreuse,
et lorsqu'il remonta la pente j'entendis
sa force de cheval tourner comme une scie mécanique...
***
La forêt d'hiver s'est enlisée dans la forêt d'automne,
on les a fait changer de places, semble-t-il,
et l'on a converti l'argent de tous les arbres.
Sous son masque à gaz, la nature dort.
Le gaz carbonique ne bouge plus.
Et la clarté ne souffle plus sur l'eau. Et sous sa couverture
la forêt dort debout, plongée dans ses détails
ses piliers, ses arbres, ses recoins, ses alvéoles, ses rainures.
Toute la nature dort, comme une pause interminable,
pointée vers des lointains inexplorés,
et dort profondément, les yeux toujours ouverts,
et dort profondément, ainsi que le profil gravé d'une médaille.
Et dort profondément, enfouie dans les parallèles
de ses droites. Sans un regard pour nous.
***
Les bois d'hiver au cœur des bois d'automne
sont enlisés. Ils ont changé de places,
échangé leur monnaie et mis leurs masques à gaz.
Assurément, pour prendre un très long somme.
Et rien n'agite plus les vapeurs carboniques,
et la clarté ne souffle plus sur l'eau.
Plongée dans ses recoins, ses fentes, ses poteaux,
la forêt dort debout d'un sommeil égotique.
Pointée vers des lointains encore inexplorés,
sous ses draps, la nature est figée, solennelle,
et dort profondément, d'un œil jamais fermé,
et dort profondément, comme un profil gravé,
comme une pause, dans les parallèles
de ses droites, sans nous regarder.
Marc Chatounovski
M. Chatounovski, qui habite à Moscou, est l'un des nombreux poètes qui se rattachent plus ou moins étroitement au courant métaréaliste. Il se distingue par le caractère très "anatomique" de sa poésie.
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Paysage anatomique
les buissons des vaisseaux sanguins
perdent leurs dernières feuilles,
le vent s'y engouffre et devient fou.
les oiseaux qui les quittent se figent dans les constellations.
dans leurs broussailles bat le cœur,
fleuri de tubes spongieux,
où se débattent les corpuscules poilus du sang
et un morceau de sténocardie.
les racines des intestins
s'enfoncent dans l'albumine,
et les étoiles lisent couramment
le courrier cunéiforme des gènes.
le duvet pensant de la conscience
se lève comme un soupir,
et celui que Dieu appelle
cultive tout seul son oreille.
il est mû par la construction
de ce qu'on prend pour l'esprit,
conduit par l'écoute interne
vers la recherche de la vue extérieure.
CONCEPTUALISTES ET POLYSTYLISTES
Le conceptualisme est le plus ancien des courants de la nouvelle vague. Il se manifeste aussi bien dans le domaine des arts plastiques que dans celui de la littérature, effaçant d'ailleurs toutes frontières entre les différentes formes d'impression. Il ne s'agit plus de créer une œuvre, mais de mettre à nu des concepts, mots-objets ou objets-mots, et de tourner en dérision les mythes fossilisés de la société soviétique moderne, en ayant souvent recours à un langage volontairement maladroit. Totalement non-officiel pendant de longues années, le conceptualisme commence seulement à être reconnu en URSS. Les premières publications sont très récentes et encore timides, mais les conceptualistes sont très actifs dans les clubs informels et occupent une place prédominante dans les soirées poétiques. Parmi les dérivés du conceptualisme, il faut mentionner la polystylistique qui mêle différents niveaux de langage et qui pourrait être caractérisée comme une "poésie du chaos" et la poésie-catalogue dont le principal représentant est Lev Rubinstein, auteur de longs poèmes énumératifs.
Dmitri Prigov
Né à Moscou en 1940. A fait des études de sculpture à l'Ecole des arts décoratifs de Moscou. Auteur de nombreux poèmes et pièces de théatre conceptualistes, il commence seulement à être publié en URSS. Il est également l'auteur de "poèmes visuels".
Traductions de Christine Zeytounian-Beloüs
***
Dieu me condamnera un peu,
puis il me pardonnera un peu,
Et de Moscou par voie directe,
il m'invitera chez lui au ciel.
Strict, barbu et moustachu,
il me regardera par-dessus ses sourcils d'un air sévère.
- Tu as vraiment écrit tout ça tout seul
- Penses-Tu, penses-Tu, grâce à Ton aide
- Ah, bon, je préfère ça.
* * *
Dans chaque saloperie,
il y a des bons côtés.
Par exemple cette histoire
du héros national Razine et de la princesse.
Razine, il a balancé dans la Volga
la fille vivante de la Perse.
Présenté comme ça, c'est une saloperie.
Mais c'est beau, et ça fait une jolie chanson.
lgor lrteniev
Igor Irteniev vit à Moscou où il participe activement aux soirées poétiques. Son plus grand succès est un long poème consacré à .ratterissage de Mathias Rust sur la Place Rouge.
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
L'Autobus
Dans la rue un autobus circule,
Il y a foule à l'intérieur.
Et chaque passager a ses soucis
Et son destin qui lui tient à cœur.
Voici quelqu'un qui construit des maisons :
Il est ingénieur en bâtiment.
Il a mis un morceau de son âme
Dans chaque logis qu'il a fait pour les gens.
A côté, dans un grand ciré,
Un héroïque tueur de cachalots
Il possède un harpon de fonte
Qui met les baleines K.O.
A côté, se dresse un ouvrier
Avec des éclairs dans les yeux.
Il a rempli quatre fois la norme.
Et s'il avait voulu, il aurait pu faire mieux.
A côté, une femme accouche,
Ce n'est plus que l'affaire d'un instant.
Et aussitôt après on lui laissera la place
réservée aux passagers accompagnés d'enfants,
A côté, un footballeur célèbre,
Une victoire dans les bras
Sous le ciel chaud de l'Ibérie,
Il l'a gagnée en un loyal combat.
A côté une vendeuse de bière
Dont la natte rousse descend jusqu'aux pieds.
Elle a abreuvé tout le monde,
Et maintenant son air est satisfait.
A côté, le contrôleur perfide
déguisé en Père Noël barbu :
Il a mis exprès ce masque
pour ne pas être reconnu.
Mais cette ruse tortueuse
Ne lui rapportera rien de bon,
Car tout le monde a son billet,
sans la moindre exception.
Vladimir Drouk
Né en 1957, V. Drouk vit à Moscou où il travaille dans une revue. Auteur de poésies pour les enfants, ses poèmes conceptualistes commencent seulement à être publiés. Il est l'auteur de longs poèmes basés sur des jeux de mots difficilement traduisibles, notamment un curieux "guide de conversation" qui sombre peu à peu dans la confusion et le délire.
Traductions de Christine Zeytounian-Beloüs
***
Un petit homme sensible
Je suis vexé.
J'ai de la peine.
Tout le monde me croit sot.
Mais je ne suis pas sot !
L'été, je porte des sandales,
Et l'hiver un gros manteau.
Je ne suis pas sot !
L'été, je porte des sandales.
J'aime le poète Fet,
Et mon âme est enchantée
Par l’orage au mois de mai.
L'hiver, je porte un gros manteau.
Qui osera dire que je suis sot ?
Je connais le code de la route.
Et la table de multiplication.
Je ne suis pas sot ! pas sot ! pas sot !
Simplement (c'est de naissance)
J'ai un clou dans le cerveau.
***
Autobouret
J'ai poussé le tabouret.
Déplacé le tabouret.
Approché le tabouret.
Repoussé le tabouret.
Tabouret, mon tabouret.
Tabouret tabouretien !
A droite à gauche un tabouret.
Dessus dessous : un tabouret.
Devant nous : un tabouret.
Et derrière : un tabouret.
Tabouret, mon tabouret.
Tabouret tabouretien !
Tabouret s'en va tout seul.
Où il veut, le tabouret.
Il me dit, le tabouret :
Tu me gênes, tabouret !
Tabou-tabou-tabou-ret
Tabouret tabouretien !
… Bonjour, maman,
Dans la vie
Je suis bien assis.
J'ai quatre pieds
Et une large tête.
Nina Iskrenko
Nina Iskrenko vit et travaille à Moscou. Elle est l'une des principales représentantes de la polystvlistique. Ses poèmes, parmi les plus controversés de la Nouvelle vague, ont fait l'objet de plusieurs publications.
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
L'attente
Les toiles sont fermées pour l'heure du repas
La Nature est sortie prendre l'air
A la "Mercerie"
Le peintre a craché une libellule
a bu l'arc en ciel dans la mare
et s'est dissous
Les mottes criaient prises au piège
Dans la forêt, les derniers profiteurs
ont coupé l'écho
Une lettre s'est échouée sur le rivage
quelque chose a bougé dans sa niche
mais n'a pas osé
A cinq heures il s'est arrêté
Elle est passée comme en marchant sur du verre
Sans se retourner
Elle a pressé le bouton au pied
un soupir a retenti un rire s'est fêlé
il n'y a pas eu concordance