Partie française (sans les illustrations de C. Zeytounian-Beloüs) des numéros épuisés de la revue
SOMMAIRE du numéro 03 (avril 1988)
N°3,
Avant-propos [Figures féminines]
Sergueï Antonov. - Vaska / présentation et trad. d'Hélène Mélat
Natalia Ivassenko. - Les tables de marbre / présentation et trad. de Marianne Gourg
Bella Oulanovskaïa. - Les albinos / présentation et trad. de Marianne Gourg
Vladimir Doudintsev. - Les habits blancs / présentation et trad. de Michèle Astrakhan
===> Paru chez R. Laffont (1990) sous le titre "Les robes blanches" dans une traduction de Christophe Glogowski et Antonina Roubichou-Stretz
Svetlana Alexeievitch. - La guerre n'a pas un visage de femme / présentation et trad. de Janie Arnéguy-Magagnosc
===> Paru aux Presses de la Renaissance (2004) et chez J'ai lu (2021) dans une traduction de Galia Ackerman et Paul Lequesne
Anatoli Kourtchatkine. - Maison de femmes / présentation et trad. d'Hélène Mélat
Mikhaïl Rochtchine. - Le jardin à la perpétuelle floraison / présentation et trad. de Sabine Montagne
Larissa Vaneeva. - Sartre, version russe / présentation et trad. d'Hélène Mélat
Elena Katassonova. - L'été indien / présentation et trad. de Lucile Castier
Nadejda Dourova. - Un an à Pétersbourg / présentation et trad. de Christine Zeytounian-Beloüs
Poèmes de Maria Petrovykh et Tatiana Chtcherbina / présentation et trad. de Christine Zeytounian-Beloüs.
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Parmi les nombreuses oeuvres et figures nouvelles récemment apparues dans la littérature soviétique, on remarque une quantité importante de noms féminins - Une structure nouvelle regroupe les femmes écrivains à l'Union des écrivains. Est-ce là une mode féministe importée parmi d'autres ? S'il est vrai qu'il existe actuellement dans le cadre des multiples réexamens ressentis comme nécessaires une mise en cause de la façon mécaniste et indifférenciée dont l'égalité des sexes a été longtemps proclamée et pratiquée par l'idéologie officielle, si l'on peut voir là la marque d'une préoccupation plus générale qui tend à identifier les formes particularisées prises par un devenir collectif, il y a ici plus que la n-ième exploration d'une «écriture féminine». La réceptivité féminine est aussi un mode d'approche privilégié de tous les aspects nuancés, complexes, contradictoires ou dramatiques que la culture soviétique contemporaine tout entière s'applique à décaper des vernis simplistes.
«Le visage de femme» que, par exemple, une Svetlana Alexievitch recherche dans la guerre, c'est dans tous les ordres de réalité une approche plus complexe et plus humaine. On a voulu donner ici quelques échantillons de l'enrichissement général apporté par ce phénomène littéraire à l'analyse et à la compréhension du tissu vivant soviétique actuel.
Sergueï Antonov
Vaska
Titre original : /Vas'ka/
Junost' 1987, N'3
60 pages
Traduction proposée par Hélène Mélat
Moscou, 1934, la grande aventure de la construction du métro : telle est la toile de fond de Vaska, roman de Sergeï Antonov, écrit en 1975, mais paru seulement en 1987 et qui a fait beaucoup de bruit dans les milieux littéraires soviétiques.
Cette épopée nous est contée à travers l'histoire d'une jeune femme, Margarita Tchougouïeva, surnommée Vaska (qui est en fait le diminutif du prénom masculin Vassili), manoeuvre sur le chantier du métro. Vaska est une héroïne. ambigüe. Travailleuse:.de choc, elle semble répondre parfaitement aux critères définissant le bon ouvrier,ce qui lui a valu son surnom masculin : elle se consacre totalement à son travail, elle est courageuse, ne rechigne pas à la tâche et n'a pas peur des travaux pénibles. Un jeune journaliste trace d'elle dans un article un portrait idéalisé et stéréotypé, tel qu'il en fleurissait dans la littérature et l'imagerie de l'époque stalinienne.
Mais Vaska est loin de correspondre à ce portrait et ne se reconnaît pas sur la photo retouchée du journal. Elle est en fait une pauvre créature, ballottée par le destin et dépassée par ce qui lui arrive. Elle porte le fardeau d'une double culpabilité de par son origine honteuse pour l'époque (elle est la fille d'un koulak - paysan aisé) et de par sa situation illégale (elle s'est évadée de Sibérie oti elle avait été déporte avec son père). Enrôlée dans la construction du métro, elle vit dans la peur constante de voir son passé révélé. Cette menace perpétuelle l'affole à tel point que guidée uniquement par l'instinct de conservation, elle va jusqu'à commettre des actes irréfléchis, dont une tentative de. meurtre. Croyante, elle reste totalement imperméable aux idéaux que les Komsomols tentent de lui inculquer. Ce personnage frustre et complexe est donc très loin du héros positif et irréprochable d'une littérature qui abonde en clichés, et c'est ce qui fait toute sa valeur.
Autour de Vaska gravitent toutes sortes de personnages : le plus important, Mitia, chef de brigade, le type même du Komsomol convaincu et militant, ayant foi en son pays et en son chef. Vaska est aussi le roman de sa formation sociale et sentimentale. Cet adolescent pur et dur découvre petit à petit la vie dans toute son épaisseur et se rend compte que les réponses toutes: prêtes ne peuvent pas toujours s'appliquer à la réalité qu'il côtoie. Ayant appris le passé de Vaska, il se trouve confronté au problème de la délation : doit-il dénoncer cette travailleuse modèle ? C'est une des questions du roman qui a particulièrement touché le public soviétique.
Ces portraits s'inscrivent dans une description sans concession de la vie quotidienne des gens sur le chantier. Le lecteur découvre la rudesse de cette vie : les foyers sans confort et surpeuplés, le travail pénible, le manque chronique de matériel et même de matières premières (déficit en ciment et en bois que les ouvriers doivent trouver eux-mêmes et donc voler...), l'organisation qui laisse à désirer.
L'auteur montre les lourdeurs de l'énorme machine administrative, provoquant parfois des catastrophes, l'incurie des ingénieurs en chef et la peur ambiante, liéé à la délation, qui glace toute initiative et empêche les gens de prendre des responsabilités. Cependant l'enthousiasme et l'exaltation populaires ne sont pas absents de l'oeuvre, qui se termine par un discours de Staline à la gloire des constructeurs du métro, faisant entrer ces ouvriers obscurs dans la légende de l'édification du pays et oublier la réalité plutôt sombre.
Cet univers du chantier est en fait.le reflet de toute la société soviétique de l'époque stalinienne, actuellement au centre de beaucoup de discussions, de débats et de publications. Et cet univers a d'autant plus d'impact qu'il est recréé dans une oeuvre de fiction et non dans un reportage documentaire où le lecteur reste plus extérieur.
Vaska porte ainsi un regard original sur une période de l'histoire soviétique longtemps occultée (en témoigne le fait qu'il ait fallu attendre treize ans. pour pouvoir lire cette oeuvre), et, est par là même l'un des évènements les plus marquants et les plusi remarqués de la "transparence" qui caractérise aujourd'hui l'URSS et sa littérature et permet au grand public d'avoir accès à des oeuvres longtemps non publiées.
L'auteur : Sergeî Antonov, né en 1915, est une valeur sûre de la littérature soviétique, célèbre essentiellement pour ses récits sur la campagne (comme par exemple Les refrains de Poddoubensk. Avec Les vingt Kopecks du tsar ( sur la NEP) et Les ravins (sur la collectivisation), dans lesquels on retrouve certains de ses personnages, Vaska forme une trilogie consacré aux périodes troublées des débuts de l'époque soviétique.
L'action se passe sur le chantier de construction du métro une nuit de violent orage. Un glissement de terrain vient de se produire, menaçant d'effondrement l'immeuble se trouvant en surface. Pour résorber le glissement, il faut de toute urgence colmater les trous formés avec du foin. Outre Tchougouîeva (Vaska) et Mitia, apparaît dans cet extrait un troisième personnage important de l'oeuvre : l'ouvrier Ossip, véritable maitre et tyran de Vaska. Celle-ci est en effet persuadée qu'il connaît son secret et se soumet à toutes ses volontés pour qu'il ne la dénonce pas. L'auteur évoque également l'ingénieur en chef du chantier, Cousarov, le journaliste Cocha et un jeune ouvrier qui travaille pour pouvoir, ensuite, faire ses études.
Dans la cour il y avait beaucoup de bruit, des enfants pleuraient. Les gens sortaient de leurs appartements des valises, des édredons, des miroirs, des lampes à pétrole, des globes terrestres, des malles, des piles de la Grande Encyclopédie Soviétique, une cage avec un chardonneret. Gousarov criait n'importe quoi.pour essayer de calmer les gens pris. de panique.
Ce que tout le monde redoutait arriva. L'étage inférieur, en briques, de l'immeuble étayé se fissura.
Tchougouïeva évita toute cette agitation, ramassa une énorme brassée.de foin qu'elle se mit à tasser ; elle ne put s'empêcher de se plonger dans cette matière molle, piquante et mystérieusement bruissante. L'arôme familier du foin l'enivrait. En fait ce n'était pas le foin que sentait cette brassée pourrie, mais l'entrée de-son Isba natale, le seau à traire, l'odeur sucrée des braises du samovar, le gilet de sa mère, encore tiède après le repassage.... Elle resta allongée sur le ventre une bonne minute, puis se releva, se frotta bien fort les yeux et bascula la botte de foin liée avec des sangles sur. une poubelle, puis sur son dos. Elle fit péniblement quelques pas et.ressenti un élancement dans le ..ventre - c'était lourd. Elle n'arriverait même pas à porter sa charge jusqu'au portail, encore moins jusqu'au chantier. Surmontant sa douleur elle parvint au hangard, laissa tomber son fardeau sur une pile de bois et retira un peu de foin. L'orage s'était apaisé, et le vent avait faibli, mais elle avait du mal à marcher, comme si elle.était entravée. L'obscurité profonde n'était trouée que par la lumière-de la baraque. Trois cents mètres l'en séparaient. "Si je pouvais.au moins arriver jusque-là, se disait-elle pour se donner du courage. Après c'est à.deux pas". Elle s'appuya à plusieurs reprises sur les poteaux. télégraphiques gémissants. Ses forces la quittaient, mais la pensée de jeter le foin dans l'eau n'effleura pas un instant son esprit de paysanne. "Si j'arrive jusqu'à la baraque rêvait-elle. Là-bas, il y a une caisse ... je pourrais poser le foin dessus et souffler un.peu.",
La baraque du chantier - un camion avec une guérite en contre-plaqué et un établi - était vivement éclairée. La caisse dont rêvait Tchougouïeva servait de marche. Et lorsque les ajusteurs virent la masse de foin semblable à une dépouille d'ours se coincer dans l'embrasure de la porte, ils furent effarés. Ils avaient du mal à croire qu'une pesonne ait pu porter un tel poids toute seule, et qui plus est une fille. À la lumière de la lampe portative, ils virent Tchougouïeva respirer péniblement de tout son corps massif. Encore sous le coup de.l'étonnement, ils séparèrent le foin en trois brassées et le portèrent à Mitia. Cependant Tchougouïeva continuait à souffler, la bouche ouverte comme un poisson ; elle voulut se lever, mais n'en eut pas la force. Quelqu'un l'interpella. Dans le camion, à l'intérieur de la guérite des ajusteurs, deux personnes se chauffaient : c'étaient Ossip et le jeune gars qui rêvait d'entrer à l'institut technique.
- Eh toi Tu n'as pas honte I lança-t-elle à Ossip avec reproche. Les copains se tuent au travail, et lui il se tient les fesses au chaud !
- Et qui c'est qui m'a fait sortir du rang ? Tu m'as collé un traumatisme, eh bien, maintenant, tu n'as plus qu'à travailler pour moi.
- Attends un peu. Si Mitia t'y prend I
- Il ne me trouvera pas.
- Je lui dirai où tu es. Il va te passer un sacré savon I
- Dis-lui donc. Moi aussi, j'ai quelques petites choses à lui raconter.
Il passa la main sous sa combinaison de grosse toile et retira de la poche intérieure de sa chemise - poche que Tchougouïeva avait cousue elle-même - une enveloppe de papier journal.
Elle avait l'habitude de recevoir des lettres. Depuis la parution de l'essai de Gocha, on lui en envoyai d'un peu partout. Des soldats de l'armée rouge, des étudiants, des Cosaques du Kouban lui faisaient des déclarations, des jeunes filles lui demandaient ce qu'était le bonheur. Elle avait même reçu une missive en anglais, de Washington. Les lettres traînaient d'abord à la direction, rue Iline, puis au bureau 41 bis, sous la surveillance distraite de Nadia, la secrétaire. Au début, Tchougouïeva les avait lues, ensuite elle avait cessé de s'y intéresser.
Cette lettre-là était particulièr:e. Personne d'autre que son père ne savait fabriquer des enveloppes carrées en papier journal, personne d'autre que lui n'écrivait les "ou" comme il les prononçait, pareils à de petites roues. .
- Donne-la moi, dis, demanda-t-elle plaintivement. Tu vas le dire à Mitia ?
- Je ne dirai rien.. Donne.
Il fourra l'enveloppe sous sa chemise.
- Ben dis donc, en voilà une rapide I J'ai un traumatisme à cause d'elle et je devrais lui donner ses lettres tout de suite !
- Donne ! Je ferai tout ce que tu voudras...
Mais qu'est ce que je peux tirer de toi ? Qu'est-ce qui te reste encore ? Il se tourna vers le jeune. Elle pense qu'elle sert à quelque chose ...J'en ai rien à faire, moi, que tu t'intéresses à moi et j'en ai rien à faire de toi non plus, espèce de chienne. `Évidemment je vais te la donner ta lettre, parce que personne ne me l'achèterait. Mais d'abord, fais -moi un numéro...
- Quel numéro ?
- Ben celui qu'on fait d'habitude. Quand on a reçu une lettre, on danse. D'après l'usage, avec toutes les lettres que tu reçois, tu devrais danser des journées entières. Mais j'en demande pas tant. Une petite demi-heure, ça suffira pour aujourd'hui.
- T'es pas bien I
- Comme tu veux... Il reboutonna sa chemise,
- D'accord, d'accord. Elle glissa dans la guérite.
- Eh, stop I Pour danser sur le plancher, .y a pas besoin d'attendre une lettre ! Danse dehors I
- Mais dehors ça glisse ,.. et puis il pleut.
- Comme tu veux.
Tchougouïeva posa une main sur la hanche, leva l'autre en arc de cercle au-dessus de sa tête et se mit à sauter d'un pied sur l'autre dans ses lourdes bottes et à tourner sur elle-même. Elle avait mal à en pleurer. Ses bottes ne lui tenaient pas aux pieds tellement l'argile les collait au sol. Elle fit encore un tour et se rendit compte à quel point elle était fatiguée. Ses genoux tremblaient. Elle fit un effort pour tourner une dernière fois et s'affala dans la boue.
- Je n'en peux plus. Je ne tiens plus debout. Donne..., dit-elle sans se relever.
- Non ce n'est pas du bon travail, ça. Qu'est-ce que c'est que cette danse ! Chante voir "La poule". Ça ira mieux.
- Dieu miséricordieux, je ne peux pas. Tu ne veux pas plutôt que je te donne mon repas ?
- Comme tu veux.
Elle rassembla ses dernières forces et, se balançant d'une jambe sur l'autre, entonna d'une voix de petite vieille :
"La Poule a fait un boeuf,
Le cochon a fait un oeuf".
Elle glissa, s'étala de nouveau dans la boue et entendit le jeune homme crier :
- Arrêtez ! Je vais le dire à Gousarov !
Voyant ses poings chétifs.elle lui dit avec résignation :
- Va-t-en plutôt d'ici, gamin ! Ce n'est pas un spectacle pour toi. T'en verra bien d'autres dans ta vie !
- C'est une honte ! Il se tordait les mains. C'est ... c'est indigne d'un "komsomol !
- Te mêle pas de ça, proféra Ossip de sa voix rauque. Fous le camp !
Ils entendirent des voix agitées. Un ajusteur noir comme le diable s'engouffra dans la guérite.
- Eh I Le type à la casquette !hurla-t-il. Passe-moi le cric !La grue s'est effondrée !
En fin de compte, Gousarov n'avait pas fait des études supérieures pour rien ; cela lui avait servi à quelque chose d'assister à des cours sur l'angle de la pente naturelle. Il savait que, sans une base.solide, la grue ne tiendrait pas longtemps. Aussi n'avait-il pas donné l'autorisation d'installer un tel engin sur un terrain en train de s'affaisser. Cependant, il ne l'avait pas non plus interdit, dans la mesure où il ne souhaitait pas passer une nouvelle fois pour un pessimiste.
Lorsque la grue avait commencé à s'incliner, Mitia était en train de fourrer les dernières touffes de foin dans la ravine. Il travaillait vite et facilement, complètement absorbé, et ne remarquait pas le nouvel orage, ni le fracas du tonnerre, ni que la benne commençait à basculer vers la.ridelle. Seul un phare qui s'éteignit le ramena à la réalité. Il comprit que le câble s'était arraché de la poulie. Sans le cran de sûreté, la benne se serait écrasée au fond et lui avec. D'ailleurs cela ne manquerait pas d'arriver très vite. Le cran ne tiendrait pas longtemps. .
Krouglov fut le premier à réagir. Il souleva très doucement le câble du treuil, soulageant ainsi le cran. Personne n'avait la moindre idée de ce qu'il fallait.faire ensuite. Mitia était suspendu dans l'obscurité insondable de la nuit. Sous l'auvent circulaient des lampes électriques. Les pompiers arrivèrent, décuplant l'angoisse avec leurs cloches et leur sirène. Mais ils avaient beau sonner, ils ne pouvaient déployer l'échelle ni vers le haut, ni vers le bas..
Mitia s'obligea à remettre en place .la dernière planche de la barrière. Travailler lui faisait oublier sa peur. À environ deux mètres au-dessous de lui s'étendait une des centaines de poutrelles en fer qui maintenaient écartés les pilots d'acier. S'il pouvait sauter dessus et essayer d'atteindre l'échelle double ... C'était une poutre du numéro 24, de 12 centimètres de large. Au sol Mitia aurait marché et même couru dessus les yeux fermés. Tout petit, il courait sur les rails sans jamais dévier. Mais sur une poutre suspendue dans le vide, c'était une autre affaire ! Suivant que l'on devine l'endroit où poser le pied, si l'on perd l'équilibre, on dégringole deux étages en chute libre.
On aurait dû, au début des travaux, placer deux ou trois planches entre les poutres et le bord du trou du chantier. Il aurait pu ainsi sauter en toute tranquilité. Le tonnerre éclata, un éclair vert illumina le ciel et le trou. Mitia vit alors quelqu'un planer dans les airs. Il n'avait pas rêvé. Bien sûr la personne n'était pas suspendue en l'air, mais marchait sur la poutre. C'était Tchougouïeva qui portait une planche sous son bras. Dès que l'ajusteur avait parlé de la grue, elle s'était précipitée vers le chantier. En chemin elle avait déjà pensé à ce que venait tout juste de trouver Mitia : elle avait choisi une planche bien solide, épaisse de cinq centimètres et s'était engagée sur la poutre.
Elle était si fatiguée qu'elle oubliait de penser à la hauteur et elle marchait comme dans un rêve. Dans le vacarme de l'averse, il lui semblait entendre des voix transparentes derrière elle : tantôt celle de sa mère, tantôt celle de son frère et aussi de quelqu'un qui suppliait : "Plus vite, s'il vous plaît, plus vite, s'il vous plaît".
Il fallait marcher sur une distance d'environ six mètres. Quand elle fut arrivée à mi-chemin, la lumière s'éteignit. Quelqu'un poussa un cri effrayant, et il n'y eut plus de lumière sur le chantier. Tchougouïeva se figea comme un stylite au-dessus de l'abîme noir. Mais rester immobile en l'air s'avérait cent fois plus difficile que d'avancer. L'averse fouettait son dos et ses hanches, tentant de lui arracher des mains la planche gonflée d'eau.
- Un électricien ! hurla-t-elle.
En bas on se mit à crier :
- Un électricien ! Un électricien !
Mais elle ne pouvait pas attendre que la lumière revienne.
Elle se mit à glisser très lentement un pied devant l'autre ; un pied en avant de trois centimètres, puis l'autre de trois centimètres aussi. Elle-avançait toujours mais ne voyait pas la fin de la poutre. Elle pensa soudain que cette traversée périlleuse et l'attente douloureuse d'un dénouement qui ne vient jamais ressemblait trait pour trait à son existence, terrible et absurde.
- Tu es loin au moins ? demanda-t-elle sans espérer de réponse.
- Coucou ! entendit-elle au-dessus de sa tête, tout près. Prends ton temps Vaska !
Quand la lumière fut rétablie, Tchougouïeva était arrivée à la barrière de planches. Mitia sortait la tête de la benne, comme un étourneau tout mouillé émergeant du nid. La planche touchait presque ses boucles rousses. Elle s'approcha le plus près possible de lui et le menaça, comme une mère menace son petit :
- Reste assis, ne bouge pas. Je vais te faire un pont.
Cependant une deuxième planche se balançait dans les airs, juste devant elle. C'était Krouglov qui avait eu 'l'idée de faire descendre la planche au moyen d'une corde. Tchougouïeva testa la solidité du plancher et dit :
- On peut même danser dessus si on veut I et elle fit signe à Mitia de sauter. En bas, les gens se pressaient. Il s'avéra que le petit jeune s'était précipité derrière Tchougouïeva et avait parcouru deux mètres sur sa lancée. Au troisième il était tombé. C'était lui qui suppliait : "Plus vite, s'il vous plaît". Et la lumière s'était éteinte quand, dans sa chute, il avait rompu les câbles. Le choc avait été tel qu'on retrouva une de ses bottes à trois mètres de lui et l'autre à cinq. Il ne lui restait que quelques instants à vivre. Pendant qu'on l'installait sur une civière, il murmura :
- Merci !
NATALIA IVASSENK0
Les tables de marbre
Titre original : /Mramornye stoliki/
Nouvelle extraite du recueil Mouettes au jardin /Cajki na ogorode/
Editions Sovetskij Pisatel', Léningrad, 1981
190 pages (petit format)
Traduction proposée par Marianne Gourg
De par sa formation, N. Ivassenko, prosateur de Léningrad, est spécialiste d'Histoire de l'Art et son travail consiste à organiser des expositions. Avant Mouettes au jardin, elle avait publié dans des revues plusieurs nouvelles pour enfants. Ecrites dans la tradition réaliste, ses nouvelles parlent de, la vie quotidienne vue par une femme. Le ton général est d'ironie douce-amère, avec parfois une pointe de tranquille cruauté dans la veine tchékovienne.
Nous proposons ici la traduction intégrale de la nouvelle.
Ils se connaissaient depuis dix ans. Mais durant toute cette période ils ne s'étaient vus que deux fois. Leur première rencontre avait eu lieu, il y avait juste dix ans quand elle avait vingt-cinq ans. Elle était déjà mariée et avait un fils d'un an. La rencontre avait eu lieu au mariage de sa soeur qui habitait Moscou. Au milieu du tumulte, des cris, de l'agitation du mariage, elle s'était retrouvée à côté de Guéorgui. On les avait présentés, et on lui avait demandé de s'occuper d'elle et de la distraire puisqu'il se trouvait que son mari était resté dans la ville où ils habitaient. Et Gueorgui s'était empressé. Elle avait appris qu'il était metteur en scène, vingt-sept ans ; il avait été marié, c'était fini. maintenant ; il était en train de terminer son premier film. Un film d'amour. Et sans douter un seul instant de son intérêt pour ce genre de choses, il s'était mis à lui raconter son projet, ses trouvailles.de mise en scène. Elle avait eu du mal à se souvenir de tout, mais un détail était resté gravé dans sa mémoire : les héros s'aimaient mais ils n'étaient pas heureux, et c'est la raison pour laquelle l'explication décisive avait lieu dans une sorte de remise sans toit. Comme dit le poète "et le soleil au-dessus de nos têtes". Le titre définitif du film était encore à trouver. Dommage. Si elle avait pu s'en souvenir, elle n'aurait pas manqué d'aller voir le film. `Ça l'intéressait. Pour elle, c'était un monde tout nouveau.
Il avait fallu qu'elle-lui parle d'elle. Tout marchait bien. D'accord, elle travaillait dans un pool de dactylos, mais c'était dans un institut. scientifique extrêmement intéressant, et son mari avait beau n'être qu'un simple professeur de dessin industriel, le dimanche, il partait avec son chevalet et rapportait de très jolis petits paysages. Et surtout, elle et lui, ils s'aimaient. Donc, tout allait bien
Dommage que tout soit si bien ! Il ne pouvait cacher un dépit qui transparaissait derrière son rire, ses plaisanteries, ses compliments. Ah oui I C'était dommage. Bien que d'autre part, puisque tout marchait bien, il pouvait lui dire tout ce qu'il voulait sans se gêner. Il lui avoua qu'elle lui plaisait. Et comme il n'avait rien à espérer, il pouvait bien lui confier qu'elle était précisément la femme dont il avait toujours rêvé, grande et mince, avec ses yeux verts étroits, ses prunelles noires et brillantes. C'était bien simple, il se sentait devenir fou.
Ah I Que c'était donc dommage que tout aille si bien pour elle § Non, bien sûr, ce n'est pas ce qu'il avait voulu dire, mais tout de même... Par exemple, si elle n'avait pas aimé son mari ou si elle n'avait pas été mariée, pour rien au monde il ne l'aurait laissée partir. Bien sûr il ne disait pas tout cela de but en blanc, il mêlait à ses aveux des historiettes et des petits rires, il se frappait la poitrine à l'endroit du coeur d'un geste théâtral, mais malgré tout, elle sentait qu'elle lui plaisait pour de bon.
Une fois rentrée, quand son mari lui demanda qui était à la noce et à quoi ressemblait le fiancé elle ne sut que parler du metteur en scène. Et il lui fit une scène de jalousie ; elle se mit à pleurer, malheureuse à l'idée que cette rencontre s'était, somme toute, déroulée si sottement, sur le mode de la plaisanterie. Mais par ailleurs, avait-elle des motifs de se plaindre ? Son père lui avait inculqué ses principes de vie : il fallait se comparer à ceux qui avaient eu moins de chance que vous, ainsi appréciait-on les bons côtés de sa propre existence. Elle évoqua en un instant le sort de ses amies ; ici c'étaient des scènes, là on divorçait, celle-là se retrouvait seule ; elle, elle avait un mari et qui l'aimait, la preuve, c'est qu'il était jaloux et que maintenant, à la voir pleurer, il avait perdu contenance et lui demandait timidement pardon. Et elle se calma.
Le temps passait, et chaque jour qui s'écoulait éloignait un peu plus le souvenir de cette rencontre fortuite. Il y avait toujours quelque chose à faire, les soucis, le travail, la maison. Elle eut une fille. Mais, six ans plus tard, ces faits devaient lui revenir en-mémoire et voici comment. Dans .une de ses lettres, sa soeur mentionnait qu'un nouveau film de Guéorgui venait de sortir. "Vas le voir, Alla, il te plaira sûrement". Elle y alla. Ça ne lui plut pas tellement. Néanmoins, ça faisait plaisir de se souvenir et de raconter à ses amies qu'il y avait eu une époque où ce metteur en scène l'avait distinguée, et qu'il lui aurait suffi de vouloir... Qu'il n'avait dépendu que d'elle... Et dans ce qu'elle taisait, dans ce qu'elle sous-entendait, on sentait une sorte d'émotion. Pendant quelques jours, elle se sentit irritée. Comme si elle venait brusquement de réaliser que sa vie aurait pu prendre un tour différent. Et elle se mit à réfléchir. Était-elle réellement heureuse? Qu'aurait-elle bien pu vouloir d'autre? Bien sûr, rétrospectivement, c'eût été tentant d'aimer un metteur en scène et d'être aimée de lui. D'accord, une vie de rêve. Mais elle avait entendu dire qu'ils étaient inconstants, que dans ce milieu, les mariages éclataient comme des bulles de savon. Et alors qu'est ce qu'elle aurait fait ? Ah I ça lui faisait peur I Elle n'aurait pas aimé ! Elle préférait de l'ordinaire, mais du solide, c'était çà ? Oui, après tout, c'était plus tranquille. Mais qu'est-ce qui la prenait, Seigneur, qu'est-ce qui la prenait ? Et, une fois de plus, elle eut recours à son vieux système des comparaisons. Oui, elle avait tout. Une famille. Un mari. Deux: enfants. Son travail. Oui, ça allait. Et elle se mit.à se répéter comme une formule magique : "ça va bien". Et effectivement, tout finit par se calmer, et elle n'y pensa plus plusieurs années durant.
Et puis, tout-récemment, elle avait rencontré Guéorgui une deuxième fois. Elle s'y attendait et s'était mise en souci, necessant d'examiner son visage dans son miroir. C'est-que; cette fois, elle désirait lui plaire.! Elle en avait même très envie, comme si quelque chose avait pu changer, comme si elle avait pu faire revenir le passé, rattraper le temps écoulé, prouver quelque chose. Bon. C'était ce maudit bureau, ces touches qui lui déformaient les doigts. Et les travaux supplémentaires qu'elle prenait à domicile. Les enfants ? Ils grandissaient, les enfants. Mais à présent.on n'en avait que du souci. Le temps de, l'émerveillement était bien fini. Son mari aussi avait changé. Autrefois, il.peignait des paysages, allait aux expositions. Il n'en éprouvait plus le besoin à présent, préférant rester avec ses copains à raconter et à écouter de bonnes histoires.
Elle se fit des reproches. À l'époque, elle était jeune et timorée, elle avait-laissé passer l'occasion. Alors qu'il aurait fallu la saisir au. vol et foncer. ; au moins,.elle aurait eu des souvenirs, au-lieu- d'être là toute effacée, assise tranquIllement les jours de fête à côté d'un mari un -peu- gris qui faisait la cour aux autres femmes. Et elle était furieuse. Et les années qui passaient. Et les couleurs qui pâlissaient. Si, au moins, elle avait eu des souvenirs, ç'eut été une consolation.
Elle était impatiente de revoir Guéorgui. Et cette fois, elle n'allait pas se conduire comme la sotte qu'elle avait été dix ans auparavant. Maintenant, elle savait comment il fallait vivre et comment les autres vivaient.
Mais bien qu'elle n'ait fait que penser à Guéorgui pendant tout le voyage, elle ne le reconnut pas tout de suite. Qu'est-ce-qu'il avait changé ! Elle comprenait bien que c'était normal, après toutes ces années ; mais tout de-même, pas comme ça, pas à tel point I Non, il n'avait pas la classique bedaine, non, il n'était pas chauve, au contraire, il avait une barbe, des cheveux longs, des lunettes.. Un pantalon de velours et une veste de daim façon "sioux". Seigneur I Elle ne-l'aurait jamais. reconnu si elle l'avait rencontré par-hasard dans la rue I Et en un éclair, elle comprit qu'elle avait eu tort de chercher à le revoir, que cette rencontre ne lui apporterait rien, ne changerait rien à sa vie. Et elle se sentit flouée après cette nuit dans le train où elle n'avait pas dormi, où elle s'était énervée à attendre on ne sait trop quoi.
- Salut, ma chère Alla !-il lui baisa la main. Toujours la même I! - il la regarda avec attention - non tu n'as pas changé. Inutile de rien me dire. Je sais comment je suis - et ce ton nouveau, dédaigneux. Comme s'il était revenu de tout, comme si rien ne l'intéressait plus, et que tout soit fini pour lui. Et dire qu'autrefois il était si vivant, si bavard. À présent, il parlait lentement, comme à contrecoeur, avec des bâillements. De choses et d'autres. Et pourtant elle attendait que, comme par un coup de baguette magique, il redevienne celui d'autrefois.
- Tu pourrais au moins fermer ta bouche I Non, elle est là à le regarder la bouche ouverte ! - sa soeur qui avait senti sa gêne plaisantait - il n'a plus rien d'intéressant ; il est devenu ennuyeux. Pas vrai Guéorgui ?
- Qu'est-ce que tu peux être méchante ! Une mauvaise femme fit-il avec une coquetterie lasse. Je te pardonne, mais c'est uniquement parce que tu es sa soeur et la femme de mon ami.
- Tu ne sais même plus te mettre en colère, fit la soeur en riant.. Alla, demande-lui un peu quelle est sa nouvelle passion.
- Et que veux-tu que je fasse ? Voilà trois ans que je suis sans travail, que je ne filme rien. Je n'ai pas de scénario - dit-il en se tournant vers Alla - tu ne le sais pas encore, mais on en a assez de moi. Et rien d'intéressant en vue. Rien d'exaltant j'ai des propositions, mais ça n'est pas ça. Pas ça, comprends-tu ?
- Et que fais-tu ?
- J'attends. Du temps libre, ça j'en ai, et de trop. Et pour m'occuper, je passe d'un hobby à l'autre. En ce moment je-cherche du marbre.
- Du marbre ? Et pour quoi faire ?
- J'aime les tables basses en marbre. Et je connais un artisan qui en fabrique, à condition:que je lui fournisse le marbre. - Guéorgui s'animait, et quelque chose du passé revivait en lui - j'ai déjà trois tables - il marqua une pause, comme pour lui laisser le temps d'assimiler la stupéfiante nouvelle. Trois tables de marbre ! Il possédait trois tables de marbre ! - je peux passer des heures à les contempler avec leurs arabesques, leurs lignes qui n'en finissent pas, leurs veines, leurs dessins capricieux, ça me passionne. Si l'on prend la peine de s'y plonger, on peut y découvrir un monde incroyable, absolument féérique. On oublie tout, on s'abstrait du quotidien. Le marbre, ça me calme, ça m'hypnotise. Je ne cesse-de leur en proposer il désigna la soeur du menton - mais ils n'en veulent pas, rien à faire ! Et ils ont tort ! Il n'y a rien de plus beau, de plus mode que le marbre.
- Il ne nous manquerait plus que ça ! Il me dégoûte, il me fait peur, ton marbre ! Demande-lui un peu où il va le chercher, le marbre de.ses.tables, fit sa-soeur ! Au cimetière ! Oui, oui ! Il va au cimetière, choisit une-plaque, discute le prix et achète. Merci beaucoup .! Nous nous en passerons !
- Et alors ? lui répondit Guéorgui tout étonné. C'est des préjugés, ça ! C'est pas commode de dénicher du marbre, et en plus ça coûte très cher, tandis que là, on vous le cède pour rien. De toutes façons, avec les travaux, ils doivent s'en débarrasser. Et puis, tu fais comme tu veux. Garde tes préjugés ! Pendant ce temps, lesautres auront des tables de marbre...
Alla le regardait, l'écoutait et se demandait toute perdue "et moi, qu'est-ce.que je vais devenir- maintenant ? Qu'est-ce --que je vais bien pouvoir devenir ?"
Et soudain, pour la première fois, l'idée la transperça qu'elle n'aurait probablement pas dû vivre comme elle avait vécu toutes ses années. Et les conseils de. son père - se comparer aux autres moins-heureux - lui semblèrent soudain d'une indigence écoeurante I C'est à ceux qui avaient plus qu'il fallait se comparer, il fallait viser plus haut que soi ! "Qu'est-ce que je vais faire maintenant ?? C'est là ce qu'elle se répétait, la tête en feu. Et il n'y avait qu'une chose dont elle était certaine : en une demi-heure avec lui, elle avait beaucoup plus vieilli qu'au cours des dix années qui avaient filé.
Bella Oulanovskaïa
Les albinos
Titre original : /Arbinosy/
Récit extrait du recueil Kroug
Editions Sovetskij Pisatel', Léningrad 1985
30 pages
Traduction proposée par Marianne Gourg
Agée d'une quarantaine d'années, Bella Oulanovskaïa a fait des études de lettres à l'Université de Léningrad. Elle a participé à la création du fusée Dostoievski et organisé plus précisément les sections "Dostoievski au bagne et en exil", "Dostoievski dans la culture mondiale". Elle est l'auteur d'articles consacrés à cet auteur : Dostoievski et les absurdistes (1974), Les Démons de Dostoievski et Le Démon mesquin de Sologub (1975), Lettres inédites de N. Spechnev. N. Spechnev et le processus créateur chez Dostoievski (1976).
En 1974, elle publie le récit Doubles lièvres dans le recueil Druzba. En 1985, Les Albinos parait dans le recueil collectif Kroug qui est l'une des premières manifestations de regroupement littéraire relativement indépendant et considéré au début comme à la limite de la marginalité. En 1987, parait dans la revue Néva (N°12) le récit Expédition automnale des grenouilles.
Parmi les auteurs étrangers, les favoris de B. Oulanovskaia sont Thoreau et Melville.
Sa prose, à la fois concise et sophistiquée, joue des rapprochements inattendus, des associations contrastées. Elle tend à éliminer ce que l'on considère traditionnellement comme "le sujet", remplacé par des constructions lyriques, regroupées autour du thème du voyage initiatique. Sur des moules si courants qu'ils sont devenus des semi-clichés de la littérature "paysanne" et de l'esquisse ethnographique, l'écrivain plaque des images qui disent en un langage codé la fusion entre nature et culture, la permanence d'une culture qui se fait nature.
*****
Les diverses nouvelles de B. Oulanovskaia pourraient constituer un recueil. Nous proposons ici la traduction d'un passage de Albinos.
De nouveau, comme il y a sept ans, nous avons déménagé d'une cave à l'autre nos vieilleries bonnes à mettre au musée. Crottes de rats dans les fauteuils (on aime le moelleux), envers de la vie, arrière-cours, bâtiments abandonnés. Il suffit de quitter une maison pour qu'elle se délâbre à une rapidité étonnante - moisissures, araignées désséchées, humidité, puanteur. Deux chats, deux albinos sales et décolorés attendent à l'écart que nous cessions de marcher de long en large transportant d'un endroit à l'autre notre bric à brac dont s'échappe l'étoupe, où claquent les portes, tiroirs de bureau vides où errent les clés et des morceaux de sculpture sur bois, fourrés là à la hâte. La ville montre son envers.
Et ces cuisines derrière les rideaux ! Les vieilles maisons sont comme ce fauteuil où vient s'affaler une vieille sorcière fatiguée, vêtue de la blouse de travail des conservateurs de musée.
Tout ici n'est que coins, recoins, resserres, escaliers, cuisines, mais où vivent-elles donc, ces vieilles femmes qui se montrent parfois à leur fenêtres ? Chacune d'entre elles ne possède qu'une fenêtre par laquellle elle regarde toute sa vie durant; et il est douteux qu'elle ait le temps de s'en voir attribuer une autre. Que de forces il faut déployer pour chasser l'incurie, ne serait-ce que de la repousser dans un coin et de déblayer à tout le moins le milieu !
Et les armoires, les coins, les paniers, les couloirs, qu'il fait donc peur de s'y enfoncer. Il n'y rien de plus effrayant que des locaux déserts, des maisons que l'on a délaissées avant la rénovation, ces meubles sortis. J'ai horreur d'approcher de la face arrière d'un téléviseur ou d'un réveil (envers incompréhensible) mais ici, c'est de kilomètres de chaos qu'il s'agit.
Il y a la sphère des vieilles femmes - ce qui se rapporte plus spécialement à leur monde, ce qui les trouble et les agite. Le camion porteur de notre capharnaüm était à l'arrêt, les passants attendaient patiemment que nous ayions fini de décharger pour libérer la voie, et seules les vieilles femmes étaient contrariées par ce pitoyable bric à brac.
C'est ainsi qu'aux différentes périodes de notre vie, nous remarquons des choses différentes. Les chiens quand nous avons vu naltre les chiots, les femmes heureuses et soignées lorsque nous sommes nous-mêmes déprimés et brisés.
Les vieilles femmes nettoient leurs vitres; elles grimpent hardiment sur l'appui de la fenêtre, lèvent les bras; non, le temps n'est pas encore venu pour elles de mourir.
- Hé bien, on peut dire que vous en avez emmené, des choses I Il y a longtemps que toutes ces vieilleries auraient dû être jetées à la décharge publique. Elles font rimer leur vie avec ce qu'elles voient et grognent.
Serait-il vrai que nous ne voyons que ce que nous voyons et ne voyons pas ce qu'il est trop tôt pour nous de voir ?
C'est trop tôt : il y a les mérites du sorbier à baies noires, le tramway sans changement', la poudre à laver Lotus.
- Tu es trop jeune pour lire Une vie, fut-il dit à Nadia, notre aide ménagère de seize ans.
Dans la rue, les chiens ne voient que les chats et les autres chiens; regardez comme il est inquiet, le petit enfant, son comportement se complique lorsque, soudain, dans le métro, il se trouve à côté de quelqu'un de son âge ; une jolie fille sait en repérer tout de suite une autre à l'autre bout du wagon, elle a tôt fait de lui donner une note, de se faire du souci si elle la trouve mieux qu'elle et de se tranquiliser si elle garde la suprématie.
Est-il possible que nous piétinions de la même façon dans les rimes cliquetantes et vides de notre propre vie ?
Il n'en est ainsi que dans un milieu artificiel.
Un logis abandonné en dehors de la ville ne nous fait pas peur.
Nous localisons rapidement les anciens fondements grâce aux épaisses boulaies, aux buissons qui dérobent au regard les tas de gravats ; d'anciennes courtines que soudain on voit réapparaitre sous la forme de marguerites blanchâtres et ensauvagées ; des fragments d'allées de tilleul tronquées qui vont de nulle part à nulle part, souvent barrées par une tribune sportive toute neuve ; voici une chapelle, y menait tout droit un souterrain creusé depuis la maison des maîtres (un jour, tu t'en souviens, nous nous étions perdues dans ce parc, j'étais arrivée en courant et tu ne m'avais pas attendue).
Mais pourquoi ces chétives marguerites nous sont-elles si agréables et si déplaisants ces albinos sales ?
Combien cela fait-il de fois que je me traîne le long de ces murs, je ne peux leur échapper comme ces voisins ; parfois, on voit étinceler au soleil une fenêtre propre, et bien , quoi ? Sept années ont passé, et il en passera encore sept et sept "les traces des misérables travaux de chaque jour" (citation) sont toujours les mêmes et elles riment toujours pareil.
Il y a eu parfois de claires journées, combien ? Voyons, j'en tiens un compte strict, et voici la vie qui nous sourit, et les lointains qui pour nous s'éclairent, mais cette joyeuse excitation a déjà fini de cliqueter, et de nouveau nos surfaces sont couvertes de suie, notre nez rougit de froid, d'humidité et d'anémie.
Chaque murette du passage des forgerons veut être mon amie, mais, non, non, non, je ne veux rien avoir à faire avec vous. Je ne suis désormais plus des vôtres. Et votre gentil petit frère, avec son serpent de bois près du marché des Forgerons, tu ne l'as pas oublié ce vieux marchand, qui fait que chaque jour je me mets en retard. Il rime avec toi, chaque jour je cours le long de ta rime, de ton ami délaissé à la gueule bleuie. Chaque matin, il t'envoie son salut d'un poignet qu'il exerce consciencieusement pour éviter l'arthrite. Je cours d'un pas ferme - les fleurs changent aux étals, tout récemment, il y avait du lilas, maintenant on voit déjà les chrysanthèmes faire leur apparition, nous avons à peine eu le temps de faire frire nos éperlans, que la saison des champignons est déjà passée, il ne reste que des poignées de lactaires gelés que l'on vend çà et là près de l'enceinte de l'église Saint Vladimir - tout cela ce sont mes conversations matinales avec toi le long d'une métaphore qui s'étire. Nous avons été.munis des mêmes couvertures de piqué pour aborder la vie d'adulte (Taipi me regarde depuis longtemps, assis à sa place, le voici qui secoue les oreilles d'un air menaçant et se dresse dans mon dos. Il faut partir mais il fait froid, sombre, les premières gelées.)
C'est le début d'octobre, mais le lac est gelé. Une petit froidure bestialissime, comme aimait à dire Remizov. Pendant que nous nous promenions, il m'est apparu que tout ce que je pourrais écrire par la suite, quelle que soit l'abondance de ma production, ne sera jamais que la répétition d'une seule et unique chaîne : murs, réserves, le vieux au serpent, Taipi, Mardi, Dick - tous ceux qui les suivront -. Les chiens, ca change vite, leur temps de vie est bref. Non, on ne s'amuse pas à courir insolemment le long d'une métaphore longue comme la vie, il faut payer le prix.
Vladimir Doudintsev
Les habits blancs
Titre original : /Belye odezdy/
Nauka i zizn' 1986 NN*8 et 9
Traduction proposée par Michèle Astrakhan
A la fin de l'été 1956, parait dans la revue Novv Mir le roman de Vladimir Doudintsev L'homme ne vit pas que de pain qui, avec Le Dégel d'Ehrenbourg, devient par son approche sévère et dramatique du thème bureaucratique, l'une des deux oeuvres-emblèmes de la nouvelle époque.
Grâce à la Perestroïka, longtemps contraint au silence, Doudintsev réapparait au premier plan de la littérature avec un roman qui nous révèle un nouvel aspect de la période stalinienne récemment mis .en lumière par la presse et la littérature soviétique avec, notamment, la publication du roman de Granine L'aurochs (cf. bulletin précédent) qui nous retrace la biographie d'un savant victime de ce qu'on a appelé "le phénomène Lyssenko".
Cet académicien, créature de Staline, avait réussi en 1948, lors d'une session de l'Académie des sciences agronomiques, à faire condamner la théorie mendélienne des gènes et à mettre fin à toute recherche en génétique, déclarée "science bourgeoise", "pseudo-science".
Ce livre, dont l'action s'étend du lendemain de cette session aux années soixante, retrace la lutte dont les instituts de recherche ont été le théâtre et le sort tragique des chercheurs et savants qui se sont refusé à s'adapter aux nouvelles directives : l'académicien Posochkov acculé au suicide, le professeur Heifetz mis à l'index et contraint d'abandonner ses laboratoires et le chercheur Strigaliov finissant ses jours dans un camp de travail.
L'extrait choisi nous décrit une conférence de l'académicien Riadno, condisciple de Lyssenko, aux prises avec les contradictions de sa théorie et le double jeu de son protégé, Fiodor Ivanovitch, " cryptomendélien ".
- Allez, donnez-moi ce papier! Dépêchez-vous!,- l'académicien pressait son auditoire, vous posez trop peu de questions. Allez, mon ami, viens me l'apporter jusqu'ici. Il a assez voyagé de mains en mains... Voyons ce qu'il me réserve. Oh ! Mais c'est tout un roman ! L'académicien déplia la feuille et s'approcha de la fenêtre en sortant ses grandes lunettes carrées à monture noire.
- Regardons ça : " Cher Kassian Démianovitch..." Une faute dès les premières lignes ! C'est que, mes enfants, on me nommait Kassian tant que je n'étais qu'un paysan pauvre. Mais à présent que le pouvoir soviétique m'a élevé à ce poste, je suis devenu Kassiyan*. Kassiyan Damiyanovitch. Nom impérial. Byzance. Un empereur ! Mais qu'est-ce qu'un empereur à côté de tous mes titres ! Continuons..., après avoir tourné la feuille en direction de la lumière, il en éloigna son visage,Bie..en. Qui est l'auteur de cette missive ?
Quelqu'un se leva au fond de la salle, et une voix de jeune fille répondit, cristalline :
- C'est moi.
- Fort bien. Tu en écris long, ça prouve que tu prends la chose au sérieux. Viens ici, mon enfant, et lis-moi tout cela. Ton écriture est toute menue, et même un académicien chaussé de lunettes ne saurait la déchiffrer.
Un bruit de talons se fit entendre dans l'allée, et Fiodor Ivanovitch reconnut la jeune fille. Pareils à deux coquilles, ses cheveux presque.noirs, séparés par une raie, venaient enserrer la sévérité de son pur visage pour se réunir ensuite sur sa.nuque en une natte courte et épaisse. C'était une étudiante modèle qui connaissait parfaitement tous les éléments de la théorie de Mitchourine, ainsi que les innovations qu'y avaient introduites Lyssenko et Riadno. Et, lorsqu'à l'oral de l'examen, Fiodor Ivanovitch lui avait cité un fait indiscutable, emprunté à ce domaine parfaitement connu d'elle qu'était la physiologie des graminées et leur floraison, pour lui demander ensuite de l'expliquer du point de vue Mitchourinien, elle s'était embrouillée car il lui aurait fallu reconnaître la justesse de la théorie du moine Mendel. En sa qualité d'excellente élève, elle ne pouvait se pardonner cëtte hésitation, et Fiodor Ivanovitch avait l'impression qu'elle avait, depuis ce jour, pris en aversion son examinateur. Cet incident s'était gravé pour toujours dans la mémoire de celui-ci-qui avait compris que poser une pareille question à une étudiante représentait un risque à la fois énorme et injustifié.
- Comment t'appelles-tu, mon petit ? demanda l'académicien lorsque la jeune fille l'eut rejoint sur l'estrade.
- Jénia Babitch, répondit-elle sans la moindre timidité.
- Eh bien, Jénia Babitch, veux-tu bien me lire... ce que tu m'as écrit, Jénia Babitch.
La jeune-fille reprit sa feuille et adressa un sourire à l'académicien ainsi qu'à ses amis qui se trouvaient dans la salle.
- Cher Kassiyan Damiyanovitch, prononça-t-elle avec un grand respect tout en soulevant ses petits sourcils noirs et soyeux, et elle entama sa lecture qu'elle interrompait de temps à autre pour ouvrir la bouche et reprendre souffle. Depuis quatre ans que je suis à l'institut, je m'intéresse tout particulièrement aux problèmes de la formation des espèces que vous étudiez vous-mêmes, Monsieur l'académicien. La première année, j'ai voulu me joindre à un groupe de doctorants dont la mission était de transformer des blés de printemps en blés d'hiver, et j'ai passé tout mon temps libre dans notre exploitation expérimentale. Mon. amie et moi, nous nous sommes même constitué là-bas notre propre petit lopin. C'est avec le plus vif intérêt que nous avons observé le travail de nos aînés : ils ont semé pour l'hiver diverses sortes de blé de printemps et, alors qu'une partie importante des plants a gelé, quelques exemplaires ont réussi à résister et ont donné des grains que, l'année suivante, nous avons semés en hiver : c'est alors que sont apparus des blés d'hiver résistants, des blés d'hiver par hérédité. C'était étonnant ! Un.vrai miracle l
L'académicien hochait la tête en regardant avec admiration la jeune fille dont il.ne pouvait détacher les yeux.
- J'avais lu de nombreux ouvrages sur la physiologie des végétaux et, à.l'époque, je savais déjà qu'un blé de printemps normal, c'est à dire semé au. printemps, ne montre, lors de la floraison que ses étamines. On ne peut voir à l'extérieur que ses "anthères...
Jénia leva le nez.de'son papier pour donner quelques éclaircissements :
- On a une sorte d'épi poilu.
L'académicien hocha la tête d'un air attendri; et Jénia reprit sa lecture :
- C'est sa floraison normale : dans la variété printanière, le stigmate ne sort pas, et la pollinisation qu'on peut observer est une pollinisation interne, une autopollinisation avec conservation dans la descendance de toutes ses caractéristiques, notamment de son caractère printanier. Cependant mon amie et moi avons remarqué que les blés..de printemps, qu'on avait semés pour l'hiver et qui avaient résisté, se mettaient à fleurir tout autrement ! Ils laissaient apparaltre à la fois leurs étamines et leur stigmate. Sans plus attendre, nous sommes allées consulter des ouvrages qui nous ont confirmé que ce phénomène était parfaitement normal pour une espèce de printemps qui avait réussi à passer l'hiver. Et, étant donné qu'au printemps d'autres graminées fleurissent tout autour et emplissent l'air d'une masse considérable de pollen....
- Quand il pleut, les flaques deviennent toutes jaunes tellement il y a de pollen, expliqua-t-elle encore. Et l'académicien hocha.de nouveau la tête.
- On peut donc être presque certain que du pollen de provenance étrangère tombe sur les stigmates de nos blés. Jénia poursuivait sa. lecture. Nous sommes les témoins, alors, d'une pollinisation croisée qui ne nous permet pas de déduire avec certitude la nature du blé obtenu : a-t-il. été transformé par une brusque congélation ou est-il le fruit d'une pollinisation désordonnée et extérieure ? Avec la division mendélienne qui en découle...
. . .Ce mot terrible avait été prononcé avec hardiesse. L'académicien la regarda ; tout sourire avait disparu de ses lèvres, et il eut quelques hochements de tête.
- Cette pensée nous est tou, de suite venue à l'esprit, et nous en avons fait part aux étudiants-chercheurs. Nous leur avons même conseillé, au printemps, de mettre sur leurs plants des isolateurs en papier qui leur permettraient de fermer toute.. issue au pollen extérieur...
L'académicien hocha encore une fois la tête.
- Ils nous ont approuvées et ont recouvert leurs plants de sachets isolants que leur responsable a ôtés.
- Qui est ce responsable ? demanda l'académicien.
- Anna Bogoumilovna, répondit-elle d'une voix brusquement éteinte.
- Bie..en, prononça-t-il, c'est donc toi l'instigatrice de toutes ces histoires avec les isolateurs. C'était, me semble-t-il, il y a deux ans. Tu entends, Anna Bogoumilovna ? Et moi qui croyais que quelqu'un d'autre avait voulu nous faire peur... Ce n'est rien, ce n'est rien, mon petit. Ne. t'inquiète pas ! Tu ne fais donc pas confiance à ton professeur ?
- A mon avis, c'est le professeur qui ne nous fait pas confiance...
- Voilà où en sont les choses à présent !, Kassian s'était tourné vers Varitchev et Brouzjak. Ils n'ont plus confiance en nous ! Non, ils lisent par eux-mêmes ! Bientôt il ne nous restera plus qu'à prendre notre retraite ! Qu'en dites-vous ? Avec un tel votum de confiance ! C'est l'éternel conflit des générations ! Ce n'est rien, Jénia Babitch, n'aie pas peur, tu as raison d'agir ainsi. C'est la seule manière de s'y prendre quand on veut faire de la science. Oui, la seule voie...
- Je peux continuer ? demanda Jénia.
- Je t'en prie, mon petit. Je t'en prie. J'aimerais beaucoup connaltre la fin de ton histoire.
- Mais elle n'est pas terminée, Kassiyan Damiyanovitch, et Jénia abandonna sa feuille. Une fois les sachets qui avaient été placés sur les plants retirés, mon amie et moi avons décidé de transporter notre expérience sur notre lopin. Secrètement. A tout hasard, pour qu'on ne nous les enlève pas. Nous avons donc semé pour' l'hiiver du blé de printemps. Il a gelé très fort cette année, mais quelques plants ont cependant été épargnés et au printemps, nous avons mis des isolateurs dessus et ils ont donné des épis tout à. fait normalement. Et lorsqu'à l'arrivée de l'hivier suivant, nous avons planté les graines récoltées, nous n'avons pu observer aucune transformation. Même pourcentage de blé détruit par la gelée, même pourcentage de plants indemnes.
Un silence de mort s'était abattu sur la salle. Pressentant l'imminence d'une catastrophe, Fiodor Ivanovitch enfonça ses doigts dans ses cheveux, plissa le front, repassa ses doigts dans sescheveux...
Jénia haussa la voix :
- C'est alors que je me suis dit : qu'est-ce que cela veut dire ? Mendel aurait-il raison ? Et j'ai pris peur...
- Parce que tu as également lu Mendel.
- Oui, dit-elle doucement. Et j'ai senti que sans vous, Kassiyan Damiyanovitch, je n'arriverais pas à résoudre le problème. Surtout après avoir été interrogée là-dessus à un oral. Le professeur avait sans doute vu notre... parcelle clandestine... Jénia eut un petit rire. Il l'avait découverte et m'a justement interrogée là-dessus en me demandant quel était le but de cette expérience. A quelle conclusion aboutissait-elle. Mais la conclusion était évidente et n'était pas celle que nous souhaitions. Et je n'ai pas pu alors prononcer ces mots...
- Quelle note t'a-t-il mise ?
- La meilleure.
- Et pour récompenser quoi ? Des connaissances dont tu t'es toi-même effrayée.
- Je ne sais pas...
- Eh bien, on peut dire que la note était méritée. Qui est ce professeur ?
- Fiodor Ivanovitch.
- J'espère qu'il t'a ensuite expliqué ce qu'il en était ?
- Non. Il m'a dit que ce n'était pas une question de mon niveau, que ce n'était pas une question pour une étudiante.
- Il s'est donc dérobé à toute explication. Eh bien, il est temps maintenant de la lui demander. Afin qu'il ne s'avise plus de poser aux étudiants des questions qui sont du niveau d'un professeur. Des questions auxquelles lui-même ne peut répondre. Je l'aperçois là-bas, appuyé contre le mur. Viens donc éclairer notre lanterne, Fiodor Ivanovitch !
Fiodor Ivanovitch s'écarta du mur pour se diriger vers l'estrade d'un pas rapide et allègre. Il ne fallait surtout pas montrer son désarroi à Kassian, il ne fallait pas laisser voir que le pressentiment d'une catastrophe rendait ses jambes de coton. Il allait donc gaillardement, alors même qu'à quelque distance de là l'attendait un désastre complet, prêt à le faucher comme une balle.
*L'académicien oppose ici une forme russe, populaire, "Kassian Démianovitch", à une forme slavonne et donc noble "Kassiyan Damiyanovitch".
Svetlana Alexeievitch
La guerre n'a pas un visage de femme
Titre original : /U vojny ne zenskoe licol
Editions Minsk Mastatskaja Literatura 1985
318 pages (avec introduction et photographies)
Traduction proposée par Janie Arnéguy-Magagnosc
En février 1987, parmi les 3 pièces représentées à Paris par le théâtre moscovite de la Taganka, celle qui a le plus frappé le public français était une adaptation de l'oeuvre majeure de Svetlana Alexiévitch : La guerre n'a pas un visage de femme.
Svetlana Alexiévitch, jeune journaliste et écrivain biélorusse, fille d'instituteurs de campagne, se dit proche des problèmes de l'école, de l'éducation, elle veut parler à l'âme humaine. Ce livre est sa troisième oeuvre. Les deux autres qui n'ont pas été traduits en français, parlaient aussi de la femme, de la "solitude" morale de l'être contemporain. Le village en feu (ja iz ognennoj derevni), rédigé_en collaboration avec Ales Adamovitch, un autre écrivain biélorusse, apportait des témoignages sur les atrocités commises pendant la guerre dans la campagne biélorusse.
Cette fois, l'auteur a emprunté à Adamovitchle le titre de son ouvrage. Celui-ci a en effet écrit : "la guerre n'a pas un visage de femme, mais rien de cette guerre ne s'est gravé dans les esprits aussi fort, aussi précisément, aussi horriblement, mais aussi magnifiquement que le visage de nos mères".
La jeune journaliste a pris son magnétophone et est allée écouter parler la vie. Elle a vécu durant sept longues et pénibles années la vie et la douleur d'autres gens. Elle a recueilli plus de 500 témoignages, enregistré le récit de plus de 500 destins tragiques de femmes, de combattantes, de partisanes, de maquisardes, pour en retenir, dans son livre, quelques dizaines. Elle nous présente les photos de ces femmes ; nous les découvrons aujourd'hui, seules ou en famille, et elles nous font revivre leur jeunesse. Car elles étaient jeunes durant la guerre de 1941-45 et ont donné leur jeunesse au pays.
Ce livre est ainsi une étude historico-littéraire des destins de jeunes filles campagnardes qui ont quitté leurs villages pour la guerre.
L'ouvrage a l'immense mérite de restituer, grâce à des gens encore en vie, l'atmosphère d'une époque douloureuse et lointaine. Les choses se passent devant nous ... il y a 35, 40, 50 ans I
La guerre n'a pas un visage de femme appartient à un genre nouveau, apparu en URSS au début des années 80, qui se donne pour but d'apporter sur les grands moments de l'histoire une multitude de documents, de faits, d'informations patiemment recueillis afin d'atteindre au plus profond de l'âme humaine, de "concerner" tous les hommes et de provoquer une fusion entre les acteurs et le lecteur I
Avant Le village en feu, le genre avait été illustré en 1981 par le Livre du blocus (Blokadnaja kniga) d'A. Adamovitch et de D. Granine qui avaient longuement recueilli les souvenirs des victimes du siège de Léningrad.
Quelques jugements sur l'oeuvre :
Le metteur en scène du théâtre de la Taganka, A. Efros disait : "Ce livre n'est pas de la littérature, mais de la prose documentaire."
Un iournaliste s'interroge : "Qu'est-ce qui a forcé Svetlana Alexiévitch à quitter son travail de journaliste pour s'enfoncer dans une des périodes les plus terribles de l'histoire ? Svetlana Alexiévitch a montré aux lecteurs un regard féminin sur la guerre, car ce regard est précis et exemplaire."
A. Savitskea, critique littéraire note : "Tout ce qui est écrit ici est unique, et unique aussi est l'émotion provoquée par ce qui est écrit."
Prochainement une oeuvre nouvelle, Derniers témoins, doit être publiée. Elle rapportera des souvenirs de nos contemporains qui ont vu la 2ème guerre mondiale avec leurs yeux d'enfants. Svetlana Alexiévitch espère "qu"ils furent les derniers à être témoins d'une guerre mondiale".
Le livre débute par une introduction d'où est tiré le passage ci-dessous :
Tout ce que nous savons de la femme s'exprime le mieux dans le mot "miséricorde". D'autres mots existent - soeur, épouse, amie et le plus noble - mère. Mais la miséricorde n'est-elle pas leur essence, leur but, leur sens final ? La femme donne la vie, protège la vie, femme et vie sont synonymes.
Or durant la plus terrible des guerres du XXe siècle, la femme fut obligée d'être soldat. .
Elle sauvait et soignait les blessés, mais tirait aussi à la mitrailleuse, bombardait, faisait sauter des ponts, partait en éclaireur, prenait des prisonniers. La femme tuait. Elle tuait l'ennemi, qui s'était abattu avec une cruauté inouïe sur sa terre, sa maison, ses enfants. "Ce n'est pas le rôle des femmes de tuer", dira l'une des héroïnes de ce livre, en exprimant par ces mots toute l'horreur et, en Mme temps, l'atroce nécessité de ce qui s'est passé. Une autre écrira sur les murs du Reichstag en flammes : "Moi, Sophie Kounstévitch, je suis venue jusqu'à Berlin pour anéantir la guerre"... Ce fut le grand sacrifice qu'elles portèrent à l'autel de la Victoire. C'est leur exploit immortel, dont nous découvrons la profondeur, à notre époque de paix.
Dans une des lettres de Nicolas Rierik, écrite en mai-juin 1945, on peut lire le passage suivant : "le Dictionnaire d'Oxford a adopté certains mots russes, utilisés aujourd'hui dans le monde entier : par exemple, les mots "oukaz" et "soviet". Il faudrait encore ajouter un mot russe intraduisible, lourd de sens, "podvig" - exploit, haut fait. Même si cela parait étrange aucune autre langue européenne ne possède de mot ayant un sens proche..." Si un jour, le mot russe "podvig" entre dans les langues du monde, ce sera grâce à ce qui a été accompli pendant les années de guerre par la femme russe qui portait sur ses épaules l'arrière-front, protégeant les enfants et défendant le pays comme les hommes...
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Premiers témoignages :
Je suis si contente de pouvoir raconter cela à quelqu'un, que notre temps à-nous aussi, arrive enfin...(T.I.Davidovitch-sergent chauffeur).
Quand je vous, aurai raconté tout ce qui s'est passé, de nouveau je ne pourrai plus vivre comme tout le monde: Je tomberai malade. Je suis revenue vivante de la.guerre, je n'étais que blessée, mais j'ai.été très longtemps malade, jusqu'au jour où je me suis dit qu'il fallait oublier, sinon je ne m'en remettrais jamais. A S.Alexiévitch, j'ai même pitié de vous qui êtes si jeune, qui voulez tout savoir...(L.Z. Novik - instructrice médicale).
"L'homme lui, pouvait supporter. Il est tout de même un homme. Mais je ne sais pas comment la femme arrivait à supporter tout cela. Aujourd'hui, dès que j'y pense, l'angoisse m'étreint, mais alors j'étais capable de tout : dormir à côté d'un mort, tirer, voir du sang, je me souviens très bien que, sur la neige, l'odeur du sang est particulièrement forte... Aujourd'hui rien que de vous en parler, je me sens mal... Mais à l'époque, rien, je pouvais tout faire. Un jour, je me suis mise à parler de la guerre à ma petite-fille, mais ma belle-fille m'a rappelée à l'ordre : quel intérêt pour une petite fille de savoir tout cela ? Elle a à devenir une femme, une mère... Et je n'ai personne à qui en parler..."
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Après la guerre, ces femmes-soldats furent victimes d'un certain mépris de la part des hommes... Elles avaient sacrifié leur jeunesse, leur santé, leur beauté...
"Nous étions parties au front à 18-20-ans, et nous en-sommes revenues à 20-25 ans. D'abord ce fut la joie, puis l'horreur : qu'allions nous faire maintenant ? Nos amies de l'institut avaient terminé leur études... mais nous, qui étions-nous ? Bonnes à rien, sans spécialité. Tout ce que nous connaissions c'était la guerre, tout ce que sous savions faire, c'était la-guerre...
Nous étions muettes comme des carpes. Nous ne disions à personne que nous venions du front. Mais nous gardions le contact entre nous, nous nous écrivions. Ce n'est que plus tard que l'on commença à nous honorer, mais à ce moment-là, nous nous taisions, nous ne portions même pas nos décorations - les -hommes, eux, les portaient, c'étaient eux les vainqueurs, les héros, les jeunes gens à marier, c'était leur guerre, mais nous, on nous regardait différemment.
Au front, l'attitude des hommes envers nous était formidable, ils nous protégeaient... Je ne les ai jamais vus se comporter ainsi envers les femmes en temps de paix... Aussi, après la guerre, nous fûmes très tristes d'avoir à cacher nos livrets militaires..."
· " En 1946, je suis revenue à la maison. On me demanda "tu t'habilleras en militaire ou en civil ?" En soldat bien sûr. Et je ne pensais pas à m'en défaire. Mais un jour, je suis allée danser à la Maison des Officiefs...J'avais des petites chaussures, une robe et j'avais laissé au vestiaire ma capote militaire et mes bottes... Un militaire s'approche de moi et m'invite à danser. Un capitaine. "Vous n'êtes sans doute pas d'ici, dit-il, je vois que vous êtes une jeune fille très cultivée". Il ne me quitte pas de la soirée. Après les danses il me dit en s'avançant vers le vestiaire "Donnez-moi votre ticket". Là, on lui donne mes bottes et ma capote. "Ce n'est pas cela" -- je m'approche - "si,si, c'est à moi","mais vous ne m'aviez pas dit que vous aviez été au front","vous ne me l'avez pas demandé" - lui même revenait tout juste de la guerre - "Pourquoi cela vous étonne-t-il tant?","je n'aurais pas imaginé que vous aviez été dans l'armée. Vous comprenez, une fille du front..."
"Dans ma salle d'hôpital, j'avais un Allemand et un conducteur de tank Soviétique brûlé. Je passe les voir. "Comment vous sentez-vous? " --Moi, ça va, dit le Soviétique, mais lui, il va mal( - "Mais c'est un fasciste..." - Non, moi ça va, mais lui, il-est mal...'
Près de Bobrouïsk, nous avions pris un hôpital allemand. On ne s'occupait pas des blessés qu'on avait laissés aux soins des médecins allemands. Et j'ai vu un médecin allemand faire une opération sans anesthésie. " Pourquoi sans anesthésie ?" lui ais-je demandé. "Peu importe qu'il meure ici ou chez vous". Et c'était un médecin. Cela me dépassait...
Nous prêtons pourtant serment à Hippocrate, nous sommes étudiants en médecine et avons le devoir d'aider tous les hommes dans le malheur, tous les hommes... On nous avait amené des soldats SS, des officiers SS, pour leur changer les pansements. Une jeune infirmière est venue me demander "On va faire comment pour le pansement , on l'arrache ou on ù'enlève normalement ?" - "Normalement, - ce sont des blessés.- Et nous-avgns changé les pansements comme d'habitude. Par la suite, deux d'entre eux se sont enfuis. On les a rattrapés et pour qu'ils ne s'échappent plus, je leur ai arraché les boutons de leurs celeçons. Nous sauvions des gens.. Mais nombreux parmi nous étaient ceux qui regrettaient d'être étudiants en médecine, de ne pourvoir que soigner; de ne pas avoir d'armes..." •
"Une femme à la guerre,c'est une chose qui n'a pas encore de nom sur terre. Quand les hommes voyaient les femmes aux avant-postes, leurs visages se transformaient, au seul son d'une voix de femme ils étaient transfigurés. Une nuit, je me suis assise près d'une cabane et me suis mise à chanter doucement. Je pensais que tout le monde dormait et que personne ne m'entendait. Mais au matin, le commandant m'a dit : "nous ne dormions pas, nous nous languissons tellement des voix de femmes"... J'essayais toujours d'être très élégante, de ne pas oublier que j'étais une femme. Et on me disait souvent - "Mon Dieu, comment a-t-elle fait pour aller au combat si soignée ?"- Je me souviens que j'avais très peur, si l'on me tuait, de ne pas paraltre belle. J'avais vu beaucoup de cadavres de jeunes filles. Je ne voulais pas mourir comme ça..." Le lieutenant en chef était très séduisant, et toutes nos filles avaient un faible pour lui.
Il nous disait qu'on exigeait de nous d'être des soldats et c'est tout. Mais nous voulions aussi être belles".
"Vous avez une fille et une petite fille, vous leur parlez de la guerre ? - Nous avons voulu épargner nos enfants. ils ont grandi sans savoir grand chose des horreurs que nous avons vécues... Nous voulons protéger nos enfants de tout cela, mais il ne faut pas... Avant nous avons protégé nos enfants et maintenant nos petits-enfants... Et maintenant nous nous étonnons... Un jour j'ai vu à Minsk un couple de jeunes mariés en habits de noces avec leurs amis se diriger vers le monument de la victoire. Et ils riaient, ils riaient si fort... Je ne sais pas si j'ai eu raison, mais je leur ai dit " Ici, il ne faut pas rire, vous ne serez pas heureux si vous riez ici". Peut-être est-ce trop dur ? Qu'ils me pardonnent I..."
"Pendant la guerre, nous nous disions -"Si nous pouvions seulement survivre... Après la guerre, comme les gens seront heureux ! Comme la vie sera gaie, belle ! Les gens qui ont vécu tout cela, seront bons entre eux... Mais aujourd'hui, il y a tant d'égoïstes, de consommateurs. Surtout parmi les jeunes. A qui la faute ? Sans doute à nous. Tout ce qu'il y a de positif en nos enfants, c'est nous. Mais tout ce qu'il y a de mauvais, c'est aussi de notre faute. Nous avons oublié qu'il faut vivre également avec le passé qu'il ne faut pas abandonner à l'oubli. Les jeunes ont une vie différente. Mais ce sont nos enfants. Ils doivent savoir."
Anatoli Kourtchatkine
Maison de femmes
Titre original : /Babij dom/
Oktiabr' 1986 N*6
55 pages
Traduction proposée par Hélène Mélat
Anatoli Kourchatkine, l'un des écrivains actuels les plus intéressants d'URSS, appartenant à la "génération des 40 ans", consacre ses récits et romans à la vie soviétique contemporaine, ou, plus exactement, à l'homme soviétique.
Maisons de femmes se déroule dans l'espace clos des deux pièces d'un appartement moscovite d'aujourd'hui dont les habitants ne composent pas une famille ordinaire car ce sont uniquement des femmes, de trois générations différentes.
La pièce principale de l'appartement constitue: la scène de ce huis clos : dans ce lieu central les acteurs se croisent, se rencontrent, se manquent. La chambre et la cuisine sont en quelque sorte les côtés cour et jardin de cette scène, coulisses où continue la vie entrevue un instant par le lecteur. Grâce à cette unité de lieu, on pénètre tout à fait dans la vie intime des quatre habitantes.
Mais qui sont ces habitantes ? Il y a d'abord la grand-mère, dont la présence est inscrite en filigrane dans le texte car, paralysée, elle ne quitte la chambre qu'à la fin de l'oeuvre. La mère, Nina Elisarovna, plantureuse femme de la cinquantaine, dynamique, tendre mais aussi autoritaire et envahissante, prompte à exagérer et dramatiser les évènements. Puis les, deux filles, Lida et Ania, aux antipodes l'une de l'autre : Lida; la trentaine est sérieuse, douce, généreuse, toute dévouée à sa grand-mère, tandis qu'Ania, dix-huit ans est égoïste, dure et affairiste, .ce qui traduit un profond mal de vivre.
Au fil des pages s'égrènent les évènements dont est tissée leur vie quotidiennne, qu'il s'agisse de petits détails très matériels, comme un lavabo que l'on n'arrive pas à faire réparer, ou de démêlés avec la police, en passant par les aventures sentimentales et les questions existentielles. A cela s'ajoutent les joies, découragements, chagrins, colères, doutes et frictions, inhérents à cette vie en commun.
Ce tableau, fort justement décrit par l'auteur, tient constamment le lecteur en haleine, car le rythme est très soutenu, et ce, grâce à la prédominance de dialogues aux répliques rapides, pleines de verve, parfois de perfidie, et dans lesquels éclate soudain une tendresse inattendue.
Le huis clos n'est jamais étouffant, car l'humour, voire même le grotesque, viennent désamorcer les situations trop tendues. De plus, des personnages venus de l'extérieur ajoutent à la diversité des portraits : Marina, amie et confidente de Lina, et puis les hommes, relégués à des rôles de second plan, mais cependant très présents : le prétendant de la mère, vieux garçon timide, ainsi que ses deux premiers maris, Micha, le boy-friend d'Ania, adolescent amoureux fou, Andrei, l'amant (marié) de Lida, représentant typique du cadre moyen, et enfin le plombier, insolent et mal élevé.
Une ronde qui nous fait découvrir un échantillon assez vaste de la population soviétique actuelle...
Enfin, autre hommage au théâtre, bien que se déroulant sur plusieurs mois, chaque partie du récit correspond à un moment de la journée, et le lecteur a l'impression que l'unité de temps est respectée, tout comme celle du lieu. L'auteur a ménagé un contrepoint lyrique à l'agitation de la scène ; il insère entre chaque partie une description de Moscou, ville tentaculaire, ville-ruche, dont cet appartement est une alvéole bourdonnante.
Les aventures et mésaventures des personnages captivent le lecteur qui s'attache à ces héroïnes décrites avec finesse, discrétion (aucun jugement de l'auteur ne vient alourdir, le tableau) et aussi tendresse.
Ce court roman est original et séduisant, car il a l'intêret de nous décrire la vie quotidiennne soviétique sur un ton pour une fois drôle et tonique, ce qui est rarement le cas pour les oeuvres écrites sur ce thème en. URSS. La grand-mère, qui retrouve l'usage de ses jambes à la fin du récit, symbolise la force de vie qui habite cette famille et semble nous montrer que, malgré tous les tracas, l'existence est passionnante, à Moscou comme partout ailleurs.
L'extrait ci-dessous se situe au milieu de l'oeuvre. Lida revient du commisariat de police, où elle est allée chercher sa soeur Ania qui a eu quelques ennuis...
Micha quitta la pièce derrière Ania, oubliant de dire au revoir. Elles l'entendirent s'habiller, puis le loquet de la porte d'entrée s'ouvrit avec bruit, mais ne se referma pas. Ania était allée accompagner Micha à l'ascenseur.
- Alors ? demanda Marina à Lida tout bas, pour que leur conversation ne puisse être entendue du palier, la porte d'entrée étant restée entr'ouverte.
Lida fit un geste de la main.
- C'est Anka tout craché : quand j'ai appris ce qui lui était arrivé, ça ne m'a même pas étonnée ; elle s'est retrouvée en sous-vêtements dans la cage d'escalier d'un immeuble.,
- En quoi ? Marina était tellement abasourdie qu'elle éclata de rire.
- Comme ça, en slip. C'est pour ça qu'on m'a demandé de lui apporter des vêtements.
Marina riait tellement qu'elle pouvait à peine parler.
- Ça alors, c'est pas mal ! Comment est-ce arrivé ?
- Elle avait très envie d'un Lewis. Lida leva les bras au ciel, l'air de dire : tu te rends compte d'une idiote ! Un jean italien, un Lewis, tu connais ça, toi ? Elle en révait la nuit, de ce jean, avec des coutures comme ci, une ceinture comme ça... Maintenant je comprends ce qu'elle avait à faire ce matin. Elle a une amie d'école avec laquelle elle est restée très liée, bien que l'autre soit entrée dans un institut agricole... Donc, cette Svetka lui a téléphoné pour lui annoncer qu'elle connaissait des types qui avaient un Lewis juste de la taille d'Ania, pour je ne sais quelle raison ils n'en voulaient plus et étaient prêts à l'échanger. Ania a un jean, acheté dans un magasin ici, mais qui vient de Finlande. L'échange était donc possible. Pour échanger, elle a échangé. Les types lui ont proposé une combine pour ne pas se faire avoir mutuellement : ils entreraient dans un immeuble quelconque, elles se tiendraient à un étage plus-haut qu'eux, Ania enlèverait son jean, Svetka le leur passerait et ils lui donneraient le Lewis pour qu'Ania l'essaie. C'est ce qu'ils ont fait. Ania a enlevé son jean dans l'escalier et l'a donné à Svetka qui l'a descendu, puis est remontée les mains vides : "Ils ont pris le tien et ne m'ont pas donné le leur".
Marina ne riait plus.
- Mais alors, cette Svetka, elle était de mèche avec ces types, ça crève les yeux.
- C'est clair comme le jour. Cette idiote d'Ania a fini par le comprendre. On lui avait bien dit, maman et moi, de ne pas fréquenter cette fille... Mais non, Svetka; c'était quelqu'un qui pouvait se procurer ceci et cela, etc... etc. En attendant, sa Svetka l'a carrément laissée tomber dans le hall de l'immeuble. Elle s'est contentée de pousser des oh ! et des ah avec elle pendant deux minutes puis elle lui a dit : " Tu n'as qu'à frapper aux portes des appartements et demander de quoi t'habiller en échange de ton passeport, moi, il faut que je m'en aille". Et elle est partie. Alors Ania a compris... Elle a frappé à une porte, il n'y avait pas d'autre solution. Elle est tombée sur de drôles de gens. Dès qu'ils l'ont vue (tu peux imaginer la touche qu'elle devait avoir !), ils ont appelé la police...
- Je vois ça d'ici. A nouveau Marina ne pouvait s'empêcher de rire.
La serrure de la porte sé referma avec un clac. Les deux amies entendirent le froissement de la veste qu'Ania était en train d'enlever dans l'entrée. Elle les rejoignit.
-- Ecoute, lui dit Marina. Lida m'a tout raconté. Tu as dû faire bien rire la police, je pense...- Est-ce qu'au moins tu as porté plainte contre ta Svetka ?
Ania s'affala à nouveau sur le divan.
- Si vous les aviez fait rire comme moi, vous sauriez ce que c'est.
- Ania I C'est ta faute. C'est toi, toi seule et personne d'autre qui es cause de tout I
Lida parlait sur un ton mi-grondeur, mi-plaintif. Ça te servira de leçon. Et ce n'est pas la peine d'être si agressive.
Marina s'approcha d'Ania, s'assit à côté d'elle et la prit par les épaules.
- Anietchka, enfin, tu as vraiment pensé que je me moquais de toi ? Mais je compatis, voyons I
Ania resta silencieuse un moment. Puis un rictus moqueur et méchant déforma son visage. Elle secoua la tête.
- Elle perd rien pour attendre, Svetka. Je vais me venger, elle s'en souviendra. `Ça ne sert pas à grand chose de porter plainte. Mais je l'ai fait évidemment. Seulement elle dira qu'il ne s'est rien passé, que j'ai inventé tout ça par méchanceté... et voilà I C'est tout ce qui restera de ma plainte. Je vais lui en faire voir moi-même, j'ai ma petite idée là-dessus !
- Ania I laisse tomber I Ania I Les intonations de la voix de Lida étaient toujours grondeuses et suppliantes à la fois. Aujourd'hui tu as reçu une leçon, que ce soit la dernière I Tu dois comprendre que cette course aux plaisirs médiocres de la vie, comme les jeans, les bandes de copains, les cafés... ça n'a absolument aucun sens. Le sens, c'est toujours quelque chose que l'on peut expliquer, exprimer avec des mots, mais ça, c'est le vide, le vide absolu, un non-sens. Le bonheur de la vie, c'est qu'elle ait un sens, jamais le non-sens ne peut engendrer le bonheur.
Lida s'exprimait avec chaleur et conviction. Au fur et à mesure qu'elle parlait, le visage d'Ania prenait une expression de plus en plus méprisante.
- Et toi, ta vie, elle en a, du sens ? dit-elle à sa soeur quand celle-ci eut terminé. Elle regarda Marina, assise à côté de Lida.
- Vous deux I Est-ce que votre vie a un sens ? Avec vos études supérieures, vos diplômes de profs I Et pourquoi ne travaillez-vous pas dans une école ? Pourquoi êtes-vous de vulgaires laborantines ? A quoi bon avoir fait toutes ces études ? Un diplôme par-ci, un diplôme par-là. Vous êtes comme moi, sauf que vous, vous gagnez un peu plus I
Ania avait légérement haussé le ton au début, mais, s'échauffant de plus en plus, elle finit par crier.
Quand elle fut fatiguée de crier, elle se tut, et un silence s'instaura, rompu par Marina.
- Il ne s'agit pas du travail I dit-elle vivement. Ce n'est pas de cela que Lida voulait parler.
Celle-ci sembla revenir à elle au son de la voix de Marina. Elle s'approcha du divan, s'assit de l'autre côté d'Ania et lui passa la main dans les cheveux.
- Quand j'avais ton age, tu n'avais que six ans, dit-elle avec une douceur et une tendresse inattendues. Tu étais si mignonne... J'allais te chercher au jardin d'enfants et nous rentrions toutes les deux. Je garde encore le souvenir de ta main au creux de la mienne.
- Lida, ma petite Lida I Ania se jeta en sanglotant dans les bras de sa soeur. Oh, Lida I J'ai tellement envie d'être heureuse I Tellement envie I Mais pourquoi, pourquoi...
- Pourquoi quoi ? demanda Lida avec un sourire heureux.
- Pourquoi est-ce impossible de ... On veut, et puis on ne peut pas. Je n'arrive pas à comprendre ce qui se passe I
Ania n'avait pas vraiment besoin d'une réponse, et Lida, continuant de lui passer la main dans les cheveux, ne dit rien.
Mikhaïl Rochtchine
Le jardin à la perpétuelle floraison
Titre original : /Sad nepreryvnogo cvetenija/
Oktjabr' 1987 N*7 p 128 à 143
Traduction proposée par Sabine Montagne
Si on décidait aujourd'hui de réécrire Onéguine, sans doute serait-il plus conforme à l'esprit de notre époque de centrer le roman sur le personnage féminin et de choisir comme séducteur un jeune loup plutôt qu'un dilettante. C'est ce que s'amuse à faire Rochtchine, dont le dernier récit pourrait s'intituler "Tatiana 1980".
Le jardin à la perpétuelle floraison est la chronique d'une folle passion, celle d'une jeune fille à l'ancienne mode, nourrie de lectures romanesques, pour un metteur en scène au physique de héros lermontovien, entrevu une fois au cours d'un gala, et qui, quoique flatté, se soucie modérément de cette flamme ravageuse. Elle lui écrit "je vous aime, que voulez-vous de plus ? " (célèbre lettre de Tatiana à Onéguine). Il cède, la rencontre, mesure l'étendue de sa folie, prend ses distances :
"Laura avait dégringolé comme une avalanche, comme un pan de glacier sur sa malheureuse petite canadienne de touriste, qu'il avait plantée au pied de la montagne. Il n'avait même pas le droit de réfléchir à ce qu'elle lui disait - Pas le temps, pas maintenant C'était de la folie... "
Mais, la floraison amoureuse (carnivore ?) de Laura, inextinguible, fera lentement son chemin...
Né en 1933 à Kazan, Mikhail Rochtchine est un écrivain russe connu.
Depuis Valentjn et Valentine en 72 et Le convoi en 75, ses pièces de théâtre sont jouées régulièrement, à Moscou et dans toute l'Union Soviétique.
Auteur de récits, de nouvelles, il est aussi un prosateur d'une sensibilité fine et délicate. Le lecteur français connait de lui L'Ascenseur, paru dans la revue Nouvelles nouvelles, 1986, n° 3.
Le jardin à la perpétuelle floraison a été l'une des oeuvres littéraires les plus remarquées de 1986.
Et pourtant, elle l'aimait.... Elle l'avait toujours aimé, au point de ne plus pouvoir rien faire d'autre - ni voir des gens, ni travailler normalement - rien... Elle n'avait plus la force de vivre, aussi étrange que cela paraisse à notre époque. Trois ans auparavant, elle avait atteint le point de non-retour, l'épuisement nerveux, il lui avait fallu quitter l'école : elle ne reconnaissait plus ses élèves, ils faisaient ce qu'ils voulaient pendant ses cours et l'appelaient "la toquée". Toquée, elle l'était en effet totalement, elle avait perdu la tête. En son absence elle ne parvenait pas à sortir de sa prostration, obsédée par son souvenir. Et dans ses moments de lucidité, de lutte contre cette véritable maladie, tout son être se révoltait devant une telle existence.
Elle habitait avec son frère Vitali dans un immeuble d'avant-guerre, un vieil appartement où, par miracle, avaient survécu le mobilier simple d'origine, des gravures dans le style des années 30, et des livres de la même époque : des encyclopédies, des Lénine aux reliures rouges, les oeuvres de Plekhanov, les volumes du dictionnaire de l'Académie, les premières éditions soviétiques de Maïakovski et d'Essenine sur papier d'emballage grossier, ainsi que celles de poêtes complètement oubliés : Pimène Karpov, Varvara Boutiaguine. Leur père avait travaillé toute sa vie dans l'imprimerie, il avait un amour de la littérature dont ses enfants avaient hérité.
Encore toute jeune fille, Laura avait déjà lu toute la bibliothèque, y compris les encyclopédies : cultivée, nourrie de lectures, romantique, elle souffrait aussi de voir ses connaissances, son intelligence et son tempérament s'étioler comme son âme, à rester inemployés. Entre sa maison, ses livres et la présence feutrée de son frère célibataire, elle semblait vivre loin du temps. Pourtant, elle avait su autrefois jouir de la vie, entraîner les autres, courir en riant sur le quai, ses cheveux épais rejetés en arrière, s'enthousiasmer à réciter des poèmes, s'élever contre l'injustice. Grand Dieu, elle se sentait maintenant comme enfermée dans une maison de fous : elle continuait à vivre, à manger, à boire, à marcher, mais rien de cela n'avait de sens, son esprit était obscurci, elle n'avait plus qu'une idée en tête : lui, lui, lui, son dieu, son infortune.
Son frère, de dix ans son aîné, et qui travaillait aussi dans une imprimerie, lui apportait du travail à domicile, des corrections. Mais, souvent, c'était lui qui était obligé de passer la nuit sur les feuillets imprimés, pendant que sa soeur, allongée dans l'obscurité de sa chambre, versait des larmes silencieuses, les yeux rivés au plafond, en se passant un éternel Beethoven. Son frère était plein de compassion pour elle, la souffrance et le silence les avaient unis, année après année, et la douleur qu'éprouvait Laura à le voir vivre à travers elle ce calvaire, sa responsabilité à cet égard fermait le cercle.
Ainsi. couchée sans lumière dans sa chambre, Laura avait toujours la même vision : le jeune réalisateur P... apparaissant sur la scène d'un cinéma de la capitale, lors de la première de l'un de ses films promis à un grand succès.
Elle le revoyait s'avancer, dire quelques mots, présenter son équipe, ses acteurs (parmi lesquels se trouvait celle qui deviendrait sa femme, Nelly. Un ou deux ans après, Laura assisterait à leur mariage, elle donnerait à P... une fille puis ils divorceraient, et elle épouserait un autre cinéaste, ami intime de P... Cependant, tous resteraient à ce point bons amis que l'été suivant ils loueraient une datcha ensemble). Cette première avait eu lieu en hiver, il était apparu sans apparat, petit et maigre, maigrichon même comme un garçonnet, ses fines moustaches noires soulignant la paleur du visage, vêtu d'un pull, d'un blouson de cuir et de bottes fourrées, comme tous les jours. Devant un auditoire de mille personnes, il ne s'était départi ni de son calme, ni de sa réserve. Et chaque fois qu'il lui réapparaissait, dès la seconde où, soulevant le rideau bleu, il faisait passer devant lui ses camarades en les encourageant du même sourire, Laura avait le souffle coupé. Ce n'était pas un homme, mais un dieu, son dieu, celui qui hantait son sommeil, celui qu'elle attendait, celui qui comblait tous ses désirs, l'unique, oui, tel quel, avec ce demi-sourire, ces moustaches, ce visage fatigué, sans fard, sans jeu : il donnait même l'impression de ne pas vouloir s'impliquer dans ce genre de manifestation, à vrai dire toujours artificielle. Quelle absurdité de lâcher devant un public en fourrures des gens que l'on est allé chercher aux quatre coins de la ville, une actrice à la robe tout à coup ridiculement longue ou transparente ! Les "étoiles", en général, ne se laissent pas ainsi ramasser et exhiber - pourtant, c'est pour voir des "étoiles" que le public s'est déplacé, aussi finit-on par offrir les trois oeillets de service, et on applaudit mollement, tout le monde attend que les lumières s'éteignent.
Cependant P... avait su garder sa dignité devant le spectateur impitoyable, observer une certaine mesure, dire le fond des choses brièvement, sans fioritures. Sa diction était seulement un peu lente, il semblait chercher le mot juste, mais ce n'était que de l'émotion bien dissimiulée. Laura apprendrait plus tard à la reconnaltre. Tandis qu'il sortait, ses yeux s'étaient arrêtés sur Laura, assise tout près, au quatrième rang, il lui avait semblé que leurs regards se croisaient. L'espace d'une seconde, elle s'était retrouvée petite fille au panama blanc, occupée à jouer sur le sable et découvrant tout à coup, juste derrière elle, dans un halo éblouissant la présence fascinante d'un immense lycéen rieur qui la dominait de toute sa hauteur, cachant même le soleil.
Larissa Vaneeva
Sartre, version russe
Titre original : /Sartr v russkom variante/
Traduction proposée par Hélène Mélat
Voici une oeuvre tout à fait originale, sans équivalent dans la prose soviétique actuelle et qui témoigne du foisonnement créatif de la production littéraire de l'URSS d'aujourd'hui. Sartre version russe est une nouvelle assez courte, mais dense et très forte, qui ne peut laisser le lecteur indifférent.
Le sujet peut se résumer en quelques mots : l'héroïne, L., est une jeune femme écrivain qui n'arrive pas à se faire éditer, mais ne peut se résoudre à devenir la maItresse d'un éditeur, ce qui serait le moyen le plus sûr d'y arriver. Elle en est donc réduite, pour gagner sa vie, à travailler comme gardien de nuit.
Cependant le propos de Vaneeva n'est pas la description réaliste du milieu de l'édition, ni la dénonciation de ses vices. C'est le psychisme de L. qui est au centre de l'oeuvre : nous assistons à la dérive tant spatiale que morale du personnage, errance qui traduit sa difficulté d'êtbe. L., personnage marginal, décalé (elle travaille de nuit, ne peut se faire éditer, n'arrive pas à vivre un amour réciproque), recherche désespérément à être en harmonie, autant avec le monde qu'avec elle-même. Cette harmonie ne peut passer que par la reconnaissance de son talent d'écrivain,, mais L. est d'autant plus en marge qu'elle est incapable d'établir des relations naturelles et spontanées avec autrui, La conscience d'être différente des autres et loin d'eux, d'être "de l'autre côté d'un mur", la rend maladroite et la condamne à une solitude profonde, malgré ses rares amis.
Le lecteur est frappé par la violence du désarroi de L., qui éclate dans un langage très fort et parfois grossier. Les phrases, où s'insinue le dialogue sans délimitation précise, sont courtes et souvent sans verbes, marquant la succession rapide des pensées de L. Elles sont jetées à la face du lecteur comme des cris. Cette violence trahit l'urgence et le caractère vital de la quête de L. qui est une quête de soi dans un monde dont les valeurs ne la satisfont pas.
Aucun des personnages de la nouvelle ne porte de nom complet, comme si dans cet univers, la reconnaissance sociale qu'est le nom propre était inutile et dérisoire . Cet anonymat élargit la portée et la signification de l'oeuvre et l'intègre dans une écriture moderne que connait le lecteur français : L. est une petite soeur d'Emily L., l'héroïne de Marguerite Duras, et des personnages aux noms tronqués ou inexistants du nouveau roman..
Larissa Vaneeva aborde dans Sartre version russe des sujets demeurés jusque-là tabous dans la littérature soviétique, tels l'homosexualité, l'humiliation de la femme considérée uniquement comme objet sexuel, les manies presque pathologiques liées à un narcissisme excessif (celles de l'amie de L. dont il est question dans l'extrait présenté).
Un nouveau champ d'investigation s'ouvre dans les lettres soviétiques, Larissa Vaneeva est une des premières à s'y aventurer.
Larissa Vaneeva est un tout jeune prosateur moscovite dont seules quelques nouvelles ont été publiées dans des recueils collectifs. Les éditions Sovetskii pisatel' préparent un premier recueil qui va lui être consacré.
*****
Bien sûr, aller à l'église, c'était une occupation sans en être vraiment une. Mais aujourd'hui, c'est ce qu'elle allait faire. Ce matin était tout trouvé pour cela : un matin mélancolique, comme dénudé malgré le soleil. Pareil à un bonheur qui fait mal. Il fallait trouver une issue. Rompre. L'église n'entrait dans aucun de ses plans, n'était en rien reliée à sa vie, et aller à la messe sur un coup de tête, c'était comme un train sorti de ses rails qui dévale la pente. Absurde et donc nécessaire. Seule, elle ne s'y serait certainement pas décidée, mais à deux, cela fait tout de suite excursion, sortie culturelle. Pour se sauver elle-même elle devait y entraîner une amie comme pour une mission de sauvetage. Il ne fallait pas laisser celle-ci s'enfoncer dans son marasme. Il fallait l'en arracher et la faire remonter à l'air libre. Il n'y avait aucune comparaison possible entre l'inertie qui cause tant de désagréments et l'anabiose de son amie qui pouvait passer des semaines entières sans mettre le nez dehors. Seule, elle n'y serait jamais allée et se serait traînée au cinéma. Bien qu'imaginant parfaitement la richesse qui la submergerait dans l'espace dense, d'une noblesse toute rationnelle du sanctuaire. Elle n'aurait qu'à regarder ces visages si familiers sous la coupole, - plus familiers encore que ceux de son père et de sa mère - pour se sentir enfin chez elle. Bien qu'il soit écrit qu'au cours de son âge l'homme ne doive se rendre dans sa maison natale que rarement, en passant, ou alors à jamais, pour y mourir. Cette sortie qu'elle s'était forcée à accomplir l'automne dernier ...Cette attente, comme dans l'au-delà, au milieu de la foule vivante de l'église Antiakhteï, rue Kirov, la magnificence du service, la chaleur étouffante, les frêles cierges de cire fondant doucement et qu'elle devait changer de main pour ne pas se brûler les doigts. Et la résignation, le destin... L'eau de la cuve baptismale, après la file hurlante de toutes ces petites créatures aux jambes nues dans les bras de leurs parrains, avait un goût un peu salé. La paume bienveillante du prêtre avait aspergé son front avec une tendresse patiente. Touchés par le pinceau, ses mains, ponctuées de gentillesse, son cou, set joues froides exhalaient un arôme céleste, et il lui semblait que c'était d'elle, de l'intérieur d'elle-même, que sourdaient cette fraîcheur et cette pureté, et que son âme s'échappait par ses pores ... Effectivement, quelque chose paraissait s'être détaché d'elle..
Dehors, l'été indien flottait, immatériel, arachnéen. Le carillonneur tirait la.cordé des cloches. A côté de l'église stationnaient les longues voitures d'une ambassade. Des intellectuels, avec une douleur vibrante et claire dans leurs yeux grands ouverts après quelque soûlerie, faisaient baptiser leurs grands enfants qui allaient déjà à l'école ; on aurait dit qu'ils s'étaient soudain réveillés tous ensemble cette année-là. Le simple peuple ne manquait pas de trimballer des nouveaux-nés, tant qu'ils n'étaient pas encore en âge de comprendre ni dé poser des questions.: il le faisait, à tout hasard, avec ponctualité et exactitude, se protégeant d'instinct. et sans trop y réfléchir.-Tout cela était soudain devenu une fête.
En rentrant, elle avait déposé sa fête sur la table, devant tout le monde, mais personne n'en avait compris la valeur. Sur la table, sa pauvre fête avait vraiement eu l'air d'un mort. Sa mère, effrayée, s'était tue, ne sachant comment réagir. Son père avait parlé tout bas de vilénie. Elle avait trahi le Christ. Se faire baptiser sans croire, c'est trahir. Ils ne savent plus quoi inventer pour s'amender. Lui-même, mi-croyant, mi-athée, avait des relations complexes avec Dieu. Tout lui avait pourtant paru si simple. Elle avait apporté sa fête, les mains tendues, et l'avait déposée sur la table, mais eux s'en étaient écartés comme on s'écarte d'un cadavre. Je n'avais encore jamais rien vécu de tel, fasse Dieu que cela ne se reproduise pas ! Elle avait ressenti celatrès profondément. Depuis elle avait l'impression de se trouver de l'autre côté d'un mur invisible. Elle, elle était toujours prête à réagir à un appel, mais on s'était mis à l'éviter: Elle devait bien se résigner à cela maintenant, à cette solitude. Surtout avec ses proches. Comme si elle était tombée ailleurs..Mais ceux qui étaient comme elle ne s'étaient pas rapprochés, n'étaient pas devenus plus familiers, malgré une foi commune, ils étaient étrangers les uns aux autres.
Et cet automne paisible après, dans toute sa maturité, et les images de cet automne, de cet automne seulement.; chaque lieu était une photo, les boulevards, les étangs ...-un coin de la chaussée ... Une série de reproductions, de diapositives pliitôt, car elles brillaiehnt même .dans son souvenir. Une source de lumière vivante, émanant de la rue Kirov. De tels automnes, quintessences des saisons, elle n'en avait connu que dans l'enfance. Et voilà que de nouveau l'image était nette et qu'au milieu de la grisaille terne:de ses jours étaient apparus.des lambeaux de vie. Cet automne, avait une signification en soi ; il n'était le décor de rien, d'aucun nouvel amour, par exemple, lorsque tout revêt des couleurs si denses que l'on n'arrive plus à .distinguer s'il y a des feuilles brunes, si la glace est en train de fondre ou si finalement c'est encore l'hiver ... Peut-être, malgré tout, servait-il de-toile de fond à l'église sans que celle-ci l'ait détruit.
Certes cette église où l'on se bousculait (ça aurait d'ailleurs pu en être une autre) ne lui apportait pas grand chose à ce moment précis. Mais le simple fait d'y être était déjà un contact. Un jour on ressent la nécessité d'un changement, du passage d'un milieu à un autre, d'une bouffée d'air vivifiant lorsqu'on est au fond des abysses et qu'on ne peut plus tenir sans oxygène, ni aller plus loin, il faut abandonner ses scrupules et filer vers la. surface pour reprendre son souffle... et repartir d'un nouveau pied. D'ailleurs, si l'on pense au style baroque, au sentiment de l'artificiel, lorsqu'au 17ème siècle apparurent les influences européennes et toutes ces fioritures... Quelle pureté et quelle simplicité dans les lignes des églises des 14ème et 15ème siècles !C'est génial, c'est Pouchkine, qui d'ailleurs... C'est ce qu'elle expliquerait à son amie.- L'occupation inverse, mais aussi "défonçante", c'est de se saouler. Cependant, il y a des limites qu'on ne saurait dépasser, car l'alcool finit par ne plus faire-de l'effet.
Ces derniers temps, chaque fois que L. montait en ascenseur chez son amie, elle ressentait une impression ambigüe. Ainsi l'église était-elle également un prétexte, une explication. Maintenant, elle avait soudain besoin d'inventer quelque chose, comme si elle se sentait obligée de justifier sa visite (mais non, ce n'est pas une amie, elle a dix ans de plus que moi, juste une relation). Elle n'avait plus, à l'extrême limite, qu'à se pendre ou prendre ses jambes à son cou. La spontanéité avait disparu, laissant la place à bien d'autres choses. Au début L. se demandait ce qui n'allait pas. Puis elle avait compris, réalisant en même temps que c'était irréparable, sauf si... oui... si... Mais comment le dire en face ?
Avant, presque tous les jours en sortant de son travail, L. prenait une douche chez son..amie, car c'était tout à côté, plus près que chez elle, or c'était justement le matin que commençait sa véritable activité :.tour des rédactions, entretiens, recherches, expositions, cinéma... Dans Ia.salle de bains, une serviette toute propre et bien pliée ainsi qu'un peignoir accroché à un porte-manteau l'attendaient, remplis d'une sollicitude prévoyante. Sous la douche elle regardait le peignoir et songeait avec perplexité que c'était le sien, que son amie ne le prêtait à personne d'autre, le portant seulement elle-même de temps en temps. "J'ai lavé et repassé ton peignoir..." -"J'ai mis ton peignoir hier et j'ai pensé tout le temps à toi, comme si tu étais dedans à ma place". Lavé et repassé avec soin, bien que la dernière fois elle ne l'eût porté qu'un couple d'heures, le peignoir, d'un rouge vif et gai, pouvait en contenir deux comme elle :"Voici ton peignoir"... Son amie le lui tendait d'une certaine façon, comme si elle était sa domestique. Cela flattait L. Bien sûr, elle commençait déjà à comprendre... Mais elle ne pouvait s'empêcher de venir. C'était pratique, près de son travail, elle ne se sentait pas indésirable, au contraire. Bien qu'elles se soient vues la veille, elle lui saute brusquement au cou, comme si quelqu'un la poursuivait : "Je suis si contente. que tu sois 'venue !" Smack ! L. s'écarte en faisant la moue. "Eh bien, qu'est-ce qui t'arrive ?.." Et cela au lieu de lui rendre la pareille, .malpolie... En se lavant sous la douche L. s'efforçait de ne pas penser à ce genre de choses. Elle faisait semblant de ne s'apercevoir de rien.. Elle fronçait à nouveau les sourcils avec perplexité et, légère comme un oiseau, enfilait le peignoir, s'enveloppait dedans, serrait la ceinture bien fort, l'attachant solidement et avec soin. Elle était béate de propreté. Comment ne comprennent-ils pas que l'eau est une source de joie... Les gens l'ont totalement oublié, sinon ils passeraient des journées entières dans la joie. Ils se réjouiraient de l'eau, de l'herbe, des arbres, du ciel. L. aimait se balader seule, en particulier la nuit, quand tous les ivrognes sont couchés, et que l'on.peut avancer sans danger au milieu des buissons et réfléchir, par exemple, à l'idée si élémentaire, si évidente, que l'avortement est un crime. Qu'une vie commencée, par exemple dans son ventre, n'a absolument aucun rapport avec elle sauf que cette vie s'est déposée en elle comme une graine. Une femme est libre de disposer d'elle-même jusqu'à un certain point. Mais si elle a permis la conception, alors tout le reste la dépasse. Cette vie en elle, ce n'est pas elle. C'est en fait une autre vie, une vie étrangère, et l'interrompre sciemment, c'est commettre un.meurtre. C'est-à-dire qu'elle n'en a absolument pas le droit. C'était tellement évidént qu'il fallait qu'on lui ait bien embrumé les méninges pour qu'elle y pense seulement maintenant. Ou plutôt, elle ne l'avait pas pensé, mais senti, compris. Que c'était un fruit et plus du tout elle. Les_ gens parlent de tout et de n'importe quoi : du confort, de leurs soucis, de la honte et de la morale, des études, de la crise du logement, excepté une chose, du fait que cette vie en vous ne vous appartient pas. Et seul le viol peut entratner l'étape suivante du meurtre... Mais c'est déjà un cercle vicieux... Tout de suite après cette pensée nocturne très inspirée il en venait.une autre à L. : une anti-pensée selon laquelle cette réflexion n'était pour elle qu'une manière de se justifier. De justifier sa solitude.
Mais ces pensées là n!étaient.que des enfantillages. Les Pensées adultes, c'était que, pendant qu'elle était sous sa douche, l'amie se languissait derrière la'porte, déplaçait des objets sans nécessité, marchait pesamment.et soupirait, attendant .qu'elle sorte. Et l'amie aussi était en peignoir, et elle aussi certainement n'avait rien dessous, ayant eu le temps de prendre un bain et une douche avant que L. n'arrive, ce qu'elle faisait matin et soir et.parfois même dans la journée, car elle n'avait rien d'autre à faire. On l'éditait beaucoup maintenant, si bien qu'elle ne travaillait plus. Elle ne sortait.pas de chez elle... Elle passait son temps à renifler diverses odeurs imperceptibles et se frottait si fort que celé la rendait tout à fait lisse, fuselée comme un galet ; elle semblait vouloir se venger de quelque chose. Peut-être était-ce le symptôme .d'une maladie qui couvait. Et goutte à goutte s'insinuait dans l'esprit de L. que. son amie était très propre, ce qui était un "plus".. très important, et en l'occurrance une condition sine qua non. A peine sortie de la douche, L. se rendait compte à quel point elle n'était pas elle-même d'une propreté idéale. Dans le cas présent elle aurait.d'ailleurs pu être n'importe comment. Son amie, elle, lui racontait qu'elle se lavait avec fureur et que cela avait rendu sa peau tellement... divine, et ce faisant, elle regardait L. d'un air coupable.. Par négligence, par je m'enfichisme L. avait les épaules et les hanches rèches par endroit comme si elle avait eu.la chair. de poule, et bizarrement cela aussi, c'était-un atout. Elle, elle pouvait.se le permettre.
La douche terminée, elle se mettait à quatre pattes par terre pour éponger la flaque qui s'était formée, essorait la serpillière dans le lavabo, puis se rinçait une. dernière fois après avoir touché la serpillière. et éventuellement. reçu des gouttes d'eau sale, avec la vile pensée que l'amie ne lui aurait fait aucune remarque si elle avait laissé telle quelle l'énorme flaque d'eau... et qu'elle l'aurait essuyée après elle humblement, et, qui sait, avec une pointe délicieuse de sacrifice... Cette lâche réflexion lui venait chaque fois qu'elle tordait la serpillière. Mais laisse donc, je nettoierai moi-même ! criait nerveusement l'amie derrière la porte, et L. marmonnait en rougissant ; et puis quoi encore... se surprenant à s'éterniser exprès dans la salle de bains pour mettre à l'épreuve la patience de l'amie qui pendant ce temps fumait nerveusement par bouffées rapides, assise ou à demi-allongée sur les draps idéalement blancs et craquants, au bord de la banquette à deux places qu'elle ne fermait jamais, la recouvrant simplement d'un plaid. Elle dormait aussi fréquemment dans la journée. Quand ça la prenait. Et, bien sûr, elle n'avait jamais envie de se réveiller.
Or, quand elles étaient isolées, loin l'une de l'autre, se parlant au téléphone, par exemple, ou séparées seulement par une porte ou une cloison, L. sous la douche dans la salle de bains, et l'amie dans la pièce, ou même L. dans la pièce tandis que l'amie s'activait dans la cuisine, il lui semblait que tout était même parfaitement possible. Elles le croyaient toutes les deux : l'amie entrait soudain en coup de vent mais rien ne se passait... L. émettait spontanément à ce moment précis, qui venait d'être possible, une onde à laquelle l'autre se heurtait. L. la regardait avec sadisme droit dans les yeux, y cherchant confirmation. L'autre ne perdait pas contenance, non, elle paraissait digérer l'affront, se soumettait et se contentait de regarder L. ; comprenant déjà qu'il n'aurait certes rien pu se passer, que c'était bizarre qu'elle se soit imaginée quelque chose, pauvre vieille cloche. Quelle idée lui était passée par la-tête...
Quant-à L., elle glaçait encore plus ses pupilles, elle y ajoutait une barrière, comme si elle-même était incapable d'imaginer de telles choses. Il était tout simplement inconcevable qu'une idée aussi vicieuse ait seulement pu germer dans l'esprit de L. (malgré tout ce qu'elle pouvait être et même si elle n'était pas parfaite) I Son amie, elle, était terriblement, incroyablement excitée par ces préparatifs auxquels tout le monde est habitué et qui deviennent une sorte de rituel, et par le bruit de cette imbécilité de douche (et L. ne pouvait s'empêcher de se moquer de son amie, c'était plus fort qu'elle) et de nouveau, pour la énième fois, cet espoir inconscient que L. allait maintenant sortir et qu'il allait se passer quelque chose d'inimaginable, un bonheur, le début d'une histoire, et que tout s'illuminerait et s'épanouirait ; et à ce moment-là L., après avoir soulevé le loquet comme une voleuse, filait dans le couloir sans même accorder un regard à son amie, reniflant et traInant exprès des pieds avec bruit d'une manière dégoûtante. Atchoum, excuse-moi, atchoum ! pour se démêler les cheveux devant la glace, au frais. Le miroir lui renvoyait son image fuyante et floue, car elle aussi était émue, différemment, certes, mais elle l'était aussi... et son bavardage exigeant, idiot, insistant, qui blessait l'amie. Détourner, dévier son attention, pour ensuite se diriger en toute sécurité vers elle, dans la pièce, marchant sur son bavardage, comme sur un fil, effleurant l'un après l'autre les grelots vifs et sonnants des mots suspendus, parfaitement maîtresse d'elle-même, et voir, sans les regarder les mains de son amie trembler tandis qu'elle écrasait sa cigarette. Et puis bâiller, l'air innocent, je vais faire un somme, une petite heure, cette nuit au travail, je n'ai pas assez dormi. Qu'est-ce que tu as aux yeux ? On dirait qu'ils sont malades, tu passes une pommade dessus peut-être ? demanderait l'amie. L. se mettait à rire. Tu ne peux pas comprendre, toi. C'est parce que je ne dors pas assez. Quel bonheur que le sommeil... Et elle s'écroulait aussitôt... Parfois son amie n'avait même pas le temps de lui répondre...
Elena Katassonova
L'été indien
Titre original : /Babij vek/
Neva 1985 N*7
100 pages
Traduction proposée par Lucile Castier
La renaissance d'une femme de quarante ans qui, parce-qu'elle a connu le désespoir le plus profond de la solitude, atteint la liberté qui la rend peu à peu maîtresse de sa destinée, sentimentalement comme professionnellement : ce thème, typique de notre époque, est traité par Elena Katassonova avec une verve et une spontanéité particulières.
Nous assistons avec bonheur à la mutation intérieure de cette héroïne pleine de jeunesse qui a subi la vie pendant trop d'années et se "réveille" un jour pour prendre la situation en main avec beaucoup de naturel et de sensibilité.
Enseignante à l'université, Dacha, quadragénaire pleine de vie, connaît le sort de beaucoup de. femmes soviétiques d'aujourd'hui : abandonnée par son mari Vadim, elle élève seule sa fille de 16 ans, Galia, partageant son appartement avec sa mère qui est une amie pour elle et qui lui rend bien des services.
Ses meilleurs amis, le couple Eugène-Svietlana, l'ont tirée de sa détresse au moment de la séparation. Lui voulant du bien, ils décident de lui faire rencontrer le soir du Nouvel an une connaissance d'Eugène, Valéry ; cultivé et "bien sous tous rapports", celui-ci devrait pouvoir faire le bonheur de Dacha...
Née en 1937 à Moscou Elena Katassonova est traductrice et auteur de nouvelles. L'été indien est son premier roman.
La soirée du nouvel an est déjà bien avancée. Dacha, par hasard, surprend la fin d'une conversation d'Eugène au téléphone.
Dacha alla dans la cuisine. Elle avait envie de fumer, la chaleur l'avait fatiguée. Elle entendit malgré elle la fin de la phrase d'Eugène au téléphone : "Très fort, et toi ?".
Ce ne furent pas tant les mots eux-mêmes qui la frappèrent, que cette tendresse et cette intimité,dans la voix d'Eugène, toujours si énergique en temps normal. Il venait de raccrocher quand Dacha passa devant la porte : son visage, d'ordinaire habité par la gaité et la malice, était éteint et morne.
- Tu viens fumer une cigarette ? proposa Dacha, déjà ressaisie.
- Si tu veux, répliqua Eugène machinalement.
Ils fumaient en silence, et Dacha essayait de ne pas accepter l'évidence. Après tout, ça ne voulait peut-être rien dire, ce "très fort". Mais il brisa ses espérences absurdes.
- Qu'y puis-je, Dacha ? avec Svieta, j'en ai pour toute la vie.
- Je ne vois-pas de quoi tu parles, répondit Dacha pour tenter de l'arrêter, mais il ne s'arrêta pas.
- C'est trop pénible, je n'en peux plus.
- Mais enfin, mon petit Génia, ça serait une telle bêtise, bredouilla Dacha affolée. Vous êtes le seul couple qui tienne dans mon entourage, l'ultime preuve qu'il est possible de vivre heureux en famille. Ca va passer, ce sentiment !
- Mais je ne veux pas qu'il passe. Son visage était encore animé, il rayonnait encore de la récente conversation. Tu sais, j'ai compris une chose : être marié, ça revient à supporter... Allons plutôt danser.
Sur un vieux tango rétro, Dacha dansa encore une fois avec Valéry, essayant de ne pas trop penser à Svietlana et à Eugène. Les guirlandes électriques du sapin scintillaient, se brouillant dans le regard myope de Dacha ; Doris Day, qu'elle avait tant aimé pendant ses années d'études, chuchotait des paroles rauques.
Lui pressant la main, il traduisait à voix basse. Et ces mots qui n'appartenaient pas à Valéry et qui n'étaient pas adressés à Dacha la bouleversaient : ils étaient pleins de tristesse, ils étaient-si justes .; quel dommage qu'elle ait oublié l'anglais... Sa main était puissante et chaude, il inspirait tellement confiance...
Allait-il se passer quelque-chose dans sa vie, le sort lui aurait-il réservé une surprise sur le tard ? ou était ce simplement la musique, cette nuit neigeuse de nouvel an, le vin, les lumières des guirlandes sur le sapin...
Il sortirent ensemble dans le petit jour hostile et blafard. Marchant courbés jusqu'à l'immeuble de Dacha, ils se protégeaient de la tourmente naissante qui les agressait de tourbillons de flocons. Dans les rues désertes et silencieuses, les trottoirs, les arbres et les réverbères étaient recouverts d'une neige durcie, une bise mordante rosissait leurs visages.
Par bonheur, Dacha habitait pas trop loin de chez Svietlana, à l'échelle de Moscou, et ils n'avaient pas à traverser la ville dans un wagon de métro où des inconnus, assis en face de vous, vous observent sous l'éclairage ; la jeune femme avait la chance de tenir le bras d'un homme et de marcher à ses côtés - elle qui marchait depuis longtemps seule, sentant qu'il s'efforçait de la protéger du vent.
A l'entrée de l'immeuble, il effleura des lèvres la main de Dacha, lui demanda s'il pouvait la rappeler, lui dit qu'il remerciait le sort pour cette rencontre : bref, il fit les choses comme il faut. Et Dacha rejoignit son appartement du deuxième étage, pleine d'une impression de mystère et de nouveauté qu'elle n'avait pas éprouvée depuis très longtemps, emportant en elle cet adieu sous les rafales de neige et le contact chaud des lèvres de Valéry.
Le surlendemain il téléphona pour l'inviter au cinéma. C'était drôle et touchant ; ça faisait des lustres qu'elle n'était pas allée voir un film, un vrai film dans des conditions normales, avec un buffet où, assis à l'une des petites tables, sa chapka duveteuse sur les -genoux et son manteau sur le dos, on mange des gâteaux et on boit de la bière et des jus de fruit. Puis, toujours vêtu de son manteau, on entre dans la salle qui sent le renfermé pour regarder les antédiluviennes et inévitables "Actualités", et enfin le film.
Valéry était au coin de la rue. "Comme un petit garçon I" se dit Dacha dans un éclat de rire et, rejetant sa capuche bordée de fourrure blanche, respira une bouffée de son parfum presque imperceptible. Elle avança vers lui dans la neige fraîche de la nouvelle année. Il venait à sa rencontre avec un sourire réservé, et elle constata une fois de plus à quel point son allure distinguée et grave le différenciait de ses amis à elle, tous un peu bohêmes.
Galia aurait dit : "Ah ça, c'est un homme I". Pourtant les amis habituels de sa mère n'étaient pas tellement plus jeunes. Svietlana, en embrassant Dacha à la fin de la soirée, lui avait même glissé, avec une certaine inquiétude dans la voix : "Tu sais, c'est un homme bien, ne fais pas joujou avec lui..."
Valéry attendait sagement ; il portait une veste en peau retournée, une chapka de fourrure, et tenait à la main un attaché-case. Il enveloppa Dacha d'un regard où se mêlaient l'admiration et la réprobation.
"Enfin, Dacha, vous ne pouvez pas rester nu-tête, vous allez prendre froid I En plein janvier I"
- Dans les cheveux châtains de Dacha, les petites perles de neige s'éteignaient en fondant : quelque-chose se tramait encore dans la nature, tout là-haut, dans les nébuleuses grises.
Attraper froid I En voilà une drôle d'idée ! Alors qu'elle était si heureuse ! Valéry lui prit le bras, et ils partirent côte à côte dans la large rue, avec ses six files de voitures qui rejoignaient le centre ville. Tandis qu'il parlait, elle sentait l'appui solide de son bras, respirait l'odeur de. la neige, retrouvait cette sensation depuis longtemps perdue d'un soutien inébranlable. Puis, attrapant quelques paroles, elle comprit l'essentiel de ce qu'il lui disait : l;humidité qui revenait après les tempêtes de neige du nouvel an, avait rendu l'air difficile à respirer, et sa mère avait eu une crise d'hypertension, il avait fallu courir dans tout Moscou, aider à la maison, et justement sa voiture, comme un fait exprès, était immobilisée. Il avait droit à tout : les courses, le ménage, et une fois de plus, on ne trouvait plus de pommes de terre dans les magasins...
"Tenez, Dacha, quand je vous ai téléphoné, j'avais quasiment le torchon à la main I
- Vous auriez dû le poser, glissa distraitement Dacha.
- C'est ce que j'ai fait, évidemment .I répondit-il en éclatant tout à coup d'un gros rire bruyant. Et les réparations, Dacha, si vous saviez I Je fais ça l'été, bien sûr, mais pour chercher les papiers peints, je m'y prends à l'avance. Ça-aussi, entre nous, c'est un problème...
Svietlana reprochait-constamment à Dacha d'être impressionnable et d'humeur instable. Et elle avait raison. Après l'attente, la joie et la douleur subite de la déception (à l'évocation du torchon), tout était brutalement retombé : ne restaient plus que la fatigue et l'ennui. Elle se renfrogna, blêmit. Il faisait réellement froid, elle frisonnait un peu ; elle aurait évidemmant dû mettre sa capuche, mais quand le coeur n'y est pas...
Pendant ce temps-là il continuait, il n'en finissait plus avec ses soucis, ses petites occupations, tout ça était prodigieusement inintéressant et déplacé, vraiment déplacé pour un
rendez-vous. Le temps, la boue, la tension artérielle... Seigneur, quels sujets ! Tout cela existe, bien sûr, tout cela fait partie de la vie, mais ce n'est pas au nom de cela que deux êtres se rencontrent.
"Dacha, tiens-toi, se gronda-t-elle intérieurement, attristée. Avant-hier il n'était pas comme ça !"
Elle lança sur son volubile compagnon un regard en coin et aperçut un profil légèrement bouffi, imbu de lui-même, une veste qui laissait deviner un début de brioche - elle ne l'avait pas remarqué non plus, ce ventre, au nouvel an. C'est pourtant vrai qu'il n'y était pas.
Et pourquoi donc s'obstinait-il si désespérément à être à côté de la plaque ?
- Pourquoi ne prenez-vous pas votre voiture ? lança-t-elle pour tenter au moins de faire preuve de quelque intérêt. Puisque vous ne vous en sortez pas...
Valéry s'offusqua.
- Mais vous ne vous rendez pas compte ! Au prix où est l'essence aujourd'hui ! Et puis, avec le sel qui ronge les pneus...
- Enfin, il ne va pas vous les dévorer, vos pneus ! dit-elle, ne pouvant plus contenir son agacement.
- Ah, si vous saviez comme c'est compliqué ! et il enchaîna sur les pneus.
Dacha et Valéry arrivent au cinéma, marchant au rythme du monologue ennuyeux. Ils s'installent au buffet où trônent des sapins décorés de guirlandes et de fanions.
Les pneus, le torchon, la tension de cette mère mystérieuse, tout était oublié, pardonné ; Dacha, souriante, regardait les fanions.
- Vous savez, Liéra - elle ne savait pas encore quel diminutif lui attribuer -, le nouvel an est tout de même la plus belle des fêtes. Cette nuit-là, le monde entier est à l'unisson : dans chaque foyer, lanternes ou bougies sont allumées, et quand sonnent les douze coups de minuit, chacun lève son verre de champagne en espérant que le bonheur va lui tendre la main...
Valéry ne disait mot. Dacha le regarda et s'aperçut qu'il fixait d'un air sérieux et pensif la porte grande ouverte du buffet, au-dessus de laquelle était inscrit en grosses lettres voyantes : "BUFFET". Valéry détacha son regard de l'inscription et hocha la tête d'un air réprobateur qui la surprit.
- Ce que je vois, c'est qu'il n'y a rien ici, à part le buffet. Même le kiosque à livres est fermé. Mais venez, nous allons quand même voir ce qu'ils ont à vendre.
Pendant le film, Dacha s'ennuie mortellement ; elle reste étrangère à ce qu'elle voit, mais des souvenirs agréables lui reviennent en mémoire et la ragaillardisent en même temps que la faim se met à la tenailler, elle quitte précipitamment le cinéma.
Valéry la rejoint dans la rue. Il la suit bon gré mal gré dans le premier petit restaurant venu où elle se rue pour calmer sa faim irrésistible.
Elle se sentait bien dans ce petit restaurant si accueillant. Du monde arrivait peu à peu ; en fait, Dacha et Valéry étaient entrés juste avant l'afflux d'une nouvelle vague de clients. Dacha alluma une autre cigarette, affront que Valéry supporta stoïquement. Elle s'y était mise après le départ de Vadim et fumait quand ça allait bien et quand ça n'allait pas du tout.
Les sentiments se mêlaient en elle : blessée par cette rencontre qui. tournait à l'absurde, attristée parce qu'elle savait parfaitement que tout cela ne donnerait rien, elle était également reconnaissante pour les efforts que faisait ce type, efforts désormais plus que vains.
- Vous permettez ?
Elle leva les yeux : un homme robuste aux cheveux poivre et sel écartait la chaise qui avait été ostensiblement plaquée contre la table. La serveuse se profila derrière lui :
- Vous n'y voyez pas d'inconvénients ? C'est la seule table libre.
Tant qu'elle avait pu, elle avait évité de placer quelqu'un à leur table, elle sentait bien qu'il y avait de l'orage dans l'air,... mais le monde affluait.
- Ma foi..., soupira Valéry.
- Asseyez-vous, dit Dacha pour excuser le soupir de Valéry.''-
- Merci. L'homme s'installa et la chaise grinça sous -le poids de son corps imposant. Je m'appelle André, dit-il brusquement. - André-? répondit Valéry qui leva un sourcil.
- Et alors, s'étonna l'intrus amusé: - Ce nom vous semble bizarre ? Si vous préférez, appelez-moi Avtandil, j'ai un ami qui s'appelle comme ça, un Géorgien. Ça vous va ?
- Non, ca ne me va pas, dit Dacha en riant. Restez plutôt André. Moi, c'est Dacha, et lui , Valéry.
- Très heureux, répondit André en se levant.
Valéry fit un petit hochement de tête, puis se retourna ostensiblement vers Dacha.
- Ainsi vous voulez savoir quelle est ma fonction à l'institut ? lui demanda-t-il, alors qu'elle n'avait posé aucune question. Voyons, comment vous le dire sans compliquer les choses ? Il y a un terme, vous le-connaissez peut-être, c'est la "culture de masse". (...)
Les termes défilaient, tous plus savants les uns que les autres, et Dacha acquiesçait patiemment ; puis elle décida d'observer André à la dérobée.
Il avait passé sa commande, on lui avait apporté son plat, et, armé de son couteau et de sa fourchette, il mangeait avec énergie la même viande et les mêmes légumes qu'eux. Le discours de Valéry en imposait; son regard était presque coupable maintenant quand il croisiat celui de Dacha : il comprenait qu'il gênait.
- Voyez-vous, chère Dacha, dans le monde bourgeois les mass media transmettent une image artificielle de la réalité, imposant aux esprits des semi-vérités qui ressemblent à la vérité, la frôlent, la faussent à peine, et s'immiscent dans l'intériorité de l'individu pour le modeler. Mac Luhan, par exemple, récuse en bloc la "civilisation de l'écriture".
Mais il le fait vraiment exprès T. Dacha était en colère: Ah, le salaud, c'est qu'il a de la conversation, quand il veut, mais ça ne l'aurait pas effleuré de parler comme ça avant l'arrivée d'André. En fait, il est tout simplement en train d'essayer d'évincer l'autre. Et il en rajoute, ce monstre I...
- Excusez-moi, dit-elle.en interrompant resolument le savant exposé, mais qui êtes-vous ? Je veux dire, quel est votre métier ? Elle adressait sa question à André.
Valéry eut un hoquet et se tut.
- Moi ? Je suis ingénieur dans les travaux publics, répondit André,..heureux de ce soutien. Je suis revenu du chantier pour le nouvel an, et j'ai une prime, je ne sais pas trop pourquoi, sans doute parce que j'ai tenu le coup et que je suis resté là-bas pour la construction de la voie. Il s'animait à vue d'oeil, redevenait lui-même. Maintenant il s'agit d'en profiter, de cette prime, de manger, de sortir, de faire du taxi. S'il vous plaît, du champagne I
- Non, je vous en prie I s'écria Dacha effarouchée.
Mais la serveuse apportait déjà la solide bouteille au goulot doré.
- Sans façon, nous partons, dit Valéry, et il claqua des doigts pour demander l'addition. André s'offusqua : vexé, il avait presque une expression enfantine.
Sans se préoccuper de la demande clairement formulée par Valéry la serveuse fit délicatement sauter le bouchon, et les trois verres se remplirent subitement de mousse blanche. André saisit sa flûte par le pied.
- Je bois à vous, Dacha ! relevant le défi de Valéry, il s'était mit à ignorer celui-ci et ne s'adressait plus qu'à Dacha. "J'aime les gens qui savent apprécier les bonnes choses de la vie, la bonne chère, la conversation, la chaleur. Pour nous, les ingénieurs, c'est-une qualité précieuse.
- Alors, buvons à vous aussi, André. Les parois embuées de la flûte glaçaient les.doigts de Dacha. Vous m'avez l'air d'avoir des goûts raffinés.
- Bien sûr, comme tous les vagabonds Et puis je rentre tout juste du chantier, et là-bas, on ne nous sert.pas de petits plats I
Valéry se leva, s'excusa, dit qu'il revenait tout de suite, et partit au fond de la salle. André, décontenancé, le suivit du regard : il ne s'attendait pas à cette manoeuvre.
- Et vous, Dacha, qui êtes-vous ? balbutia-t-il en rougissant.
Dacha sourit de le voir devenu tout timide après que l'adversaire eût fui le champ de bataille.
- Non, vrai, dites-moi où vous travaillez ? André rougit, cette fois l'air totalement éperdu.
-- Je suis philologue, j'enseigne le folklore.
- Ah bon, mais où, où enseignez-vous ? demanda-t-il en fixant obstinément son regard au-delà de Dacha.
Elle jeta dans la salle un coup d'oeil circulaire. Valéry revenait.
- A la faculté des lettres, rue Mokhovaîa.
- Le folklore, ce sont bien des récits, des chansons ?
- C'est ça, oui.
Valéry était déjà là.
Dacha chérie, j'ai réglé. Nous partons ?
Il se pencha vers elle et, avec assurance, posa sa main d'un geste familier sur celle de Dacha. Elle se leva docilement.
- Au revoir, tout à fait ravi, dit Valéry très poli, un rien maniéré même.
- Moi de même, au revoir, bredouilla André dépité.
Ils sortirent, et André resta seul. En face de lui, sur la table, au beau milieu des bols à gratin et des tasses encore pleines de café, trônait la bouteille de champagne, inutile.
*****
- Ecoutez, ce n'est pas la peine de me raccompagner Mais ne m'en veuillez pas, surtout s'écria Dacha tout à coup.
Et elle traversa la rue en courant presque.
Quelle importance : elle s'excuserait auprès d'Eugène, et puis tant pis si l'amie de sa femme était une écervelée, une bonne à rien !
Elle s'engouffra dans une petite rue sinueuse, sema définitivement Valéry, et emprunta pour rentrer chez elle un chemin parallèle à la large et bruyante avenue de la Paix. Tout en marchant, elle revoyait le petit restaurant, le bel homme aux cheveu grisonnant... La neige tombait toujours, et elle éprouvait un étonnant bien-être.
*****
Plus tard Dacha, épanouie, participe à un cycle de conférences à Tbilissi. Dans sa chambre d'htel, elle pense à la vie.
On dit que la jeunesse, c'est la clé du bonheur, que le bonheur c'est d'être jeune.
Puis la vie devient une.sombre succession de pertes, de maladies, de déceptions, surtout pour les femmes. "La vie d'une femme dure quarante ans", dit le dicton. Quel mensonge que ce dogme stupide qui sévit encore et toujours ! Pour Dacha, par exemple, c'est maintenant que le bonheur était au rendez-vous, maintenant qu'elle avait cette sensation si intense de la vie. Pendant son adolescence, elle avait beaucoup souffert, elle était fréquemment malade, quant à son enfance, mieux valait éviter le sujet : toujours l'école et ces mathématiques, à quoi ça rime ? L'école, c'était d'être assise à son pupitre, recroquevillée sur elle-même, à suivre comme une proie condamnée le regard de l'instituteur qui se posait sur le cahier d'appel et passait d'un nom à l'autre jusqu'au sien, sans qu'elle n'y puisse rien. Quelle injustice !
Aujourd'hui, à quarante ans, Dacha manifestait une assurance triomphante : elle avait sa monographie, ses cours et ses étudiants, l'expédition de l'été suivant... Et puis Galia -elle en remerciait son mari Vadim, et l'Amour. Si Vadim ne l'avait pas quittée, elle aurait pu ne pas connaître le grand amour. Et si elle avait connu le grand amour, elle se serait sentie partagée et coupable de trahison.
Dacha sortit de la salle de bains, s'assit dans un fauteuil. La chambre d'hôtel était petite et confortable, toute blanche et d'une propreté ! Elle avait l'amour, sa fille, son travail, ses amis, son indépendance, sa mère bien vivante,... mais surtout elle avait cette soif de la vie, cet intérêt brûlant pour elle, chaque jour était un cadeau. Que désirer de plus ?
Nadejda Dourova
Un an à Pétersbourg
Titre original : Un an à Pétersbourg ou les inconvénients de la troisième visite /God zizni v Peterburge iii nevygody tret'ego posescenija/
Editions Xoscovskij Rabocij, Moscou 1983
<première édition : 1838)
60 pages <400 pages avec les Mémoires présentés dans LRS el)
Traduction proposée par Christine Zeytounian-Beloüs
Nadejda Dourova (1783-1866), dont nous avons déjà présenté les Mémoires d'une femme dans l'armée dans le premier numéro de notre bulletin, est, par son destin exceptionnel, l'une des figures les plus fascinantes de l'histoire russe. S'étant enfuie de chez elle sous un habit masculin, elle s'engagea dans l'armée où elle servit dix ans avant de prendre sa retraite avec le grade de capitaine. Elle se consacra ensuite à l'écriture et ses Mémoires connurent un grand succès.
Fille de militaire, Nadejda vécut ses premières années dans un camp de hussards et, de cette enfance, elle hérita un caractère peu conforme aux normes féminines de l'époque. Constamnent brimée par sa mère qui voulait lui faire passer le goût de l'indépendance, après un mariage malheureux et la naissance d'un fils qu'elle abandonne à la garde de son mari, elle décide de rompre avec son passé et disparait de chez elle pour suivre un bataillon de cosaques. Se faisant passer pour un garçon, elle s'engage dans un régiment de lanciers et prend part à la campagne de Prusse de 1807. Elle s'y distingue par sa bravoure et son esprit frondeur, mais on finit par retrouver sa trace. Nadejda est alors convoquée chez le tsar Alexandre I qui s'intéresse personnellement à son cas et qui l'autorise à demeurer dans l'arnée, à condition de continuereà dissinuler son sexe. Sous le nom d'Alexandrov, elle sert chez les hussards, puis de nouveau chez les lanciers, participe à la guerre de 1812 comme aide de camp de plusieurs généraux, dont Koutouzov. En 1816, elle quitte l'armée, vraisemblablenent à la suite d'un avancement qu'on lui refuse, mais également pour faire plaisir à son père. Jusqu'à sa mort, elle conservera son identité et ses vêtements masculins et sera enterrée avec les honneurs militaires.
En 1858, Nadejda Dourova a écrit : "À notre époque, une femme oisive, accablée par l'ennui et l'inaction, a moins que jamais sa place dans la société ! Aujourd'hui, plus que jamais, la Russie a besoin de femmes actives, capables de réfléchir aux grands événements, capables d'y réagir comme il se doit et d'apporter leur contribution au bien public et au progrès qui ne sauraient s'édifier que par des efforts communs.
Outre ses Mémoires, dont la première partie fut publiée en 1836 par Pouchkine, Nadejda Dourova est l'auteur de plusieurs romans et de nombreuses nouvelles, et un recueil de poésies lui est attribué. Un an à Pétersbourg ou les inconvénients de la troisième visite est un récit biographique où elle relate le séjour qu'elle fit dans la capitale en 1836-1837, à l'occasion de la publication de ses Mémoires.
Nadejda Dourova a fini par se rendre compte que les gens du monde ne s'intéressaient à elle que comme à une bête curieuse. Dans chaque demeure où elle est invitée, on la reçoit très bien la première fois, un peu moins bien la seconde et fort mal la troisième. D'où le second titre de l'oeuvre : "Les inconvénients de la troisième visite". L'extrait présenté se situe vers la fin du récit.
La vieille générale Ch... fraîchement débarquée de sa province, entendit un jour parler de moi. "Ah, je vous en prie, faites-la moi connaître ! C'est tellement intéressant ! Tellement curieux ! Ah, s'il vous plait ! Je meurs d'impatience ! Tiens, mon petit, toi qui la connais, va vite la voir et dis-lui que ta grand-mère, la générale Ch... aimerait avoir le plaisir de recevoir une personne si remarquable par sa..., par son..., enfin, dis-lui tout ce que tu voudras, mais ramène-la-moi sans faute".
Tel fut certainement le discours que l'éminente générale dut tenir à son petit-fils, jeune homme fort aimable qui me connaissait en effet, et avec lequel j'avais eu plusieurs fois l'occasion de bavarder lors des soirées que donnait Monsieur P...
Je reçois donc la visite du petit-fils :
- Ma grand-mère Ch... vous prie de lui faire l'honneur de venir dîner chez elle. Ne lui refusez pas ce plaisir : à son âge, il importe de la ménager. Elle est en admiration devant vos Mémoires et les a relus hier pour la deuxième fois... Nous avons bien ri sous cape en la voyant hocher pensivement la tête et soupirer en répétant : pauvre Alcide !
- Vous avez eu tort. Ce n'est pas bien de rire aux dépens de sa vieille grand-mère !
- Que voulez-vous... La légèreté est un défaut propre à la jeunesse!.. Ainsi donc, je compte sur vous ? Puis-je vous envoyer une voiture ce soir même ?
- D'accord. C'est avec joie que je ferai la connaissance d'une dame qui a pitié de mon cher cheval !
Cette relation commenca et s'acheva sous les mêmes hospices que les précédentes : attentions touchantes, accueil chaleureux et compliments fleuris lors des deux premières visites, puis sécheresse. froideur et même grossièreté lors de la troisième et dernière. Mais la vieille provinciale surpassa tout le monde sur le terrain des mauvaises manières : la troisième fois que j'eus l'infortune de venir la voir, elle ne fit que bâiller et s'étirer, se plongea dans la lecture d'un livre, se mit à marmonner une chanson, fit venir son intendant pour le questionner sur l'achat de provisions, sur la santé des chevaux et lui donner des ordres au sujet des bonnes, des nourrices, de Vania, de Tania et d'un grand nombre d'êtres mystérieux dont Dieu seul sait s'il s'agissait de bêtes ou de domestiques.
Pendant tout ce temps je demeurai assise à ma place. étant déja accoutumée à cette métamorphose qui, d'hôte de marque, faisait brusquement de moi moins qu'un chien, la grossièreté, la bêtise et l'indécence de cette dame ne me blessaient même pas, je les considérais comme il se doit, c'est à dire avec souverain mépris.
Ses simagrées me parurent même si drôles que je résolus de demeurer un quart d'heure de plus afin de jouir à loisir du spectacle qu'elle m'offrait. Enfin, l'honorable générale parut oublier complètement ma présence, au point que je la crus un moment amnésique. Cependant, sa maladresse de provinciale l'empêcha de jouer convenablement son rôle de grande dame trop illustre pour remarquer un visiteur aussi insignifiant que moi : elle fit semblant de se replonger dans sa lecture... Elle était d'un ridicule ! Après m'être distraite de sa petite représentation, je m'approchai d'elle. Il était clair qu'elle n'attendait que cela, car elle ne me laissa même pas le temps de prendre congé et jeta sans attendre, sans lever les yeux de son livre et sans même un mouvement de la tête : "Au revoir... Revenez..." Elle n'acheva pas. Son excellence se replongea dans sa lecture. Je partis.
Tournant et retournant dans ma tête toutes les étrangetés dont j'avais été à la fois témoin et objet dans un si grand nombre de demeures, il me sembla que j'en avais enfin percé le secret. Bien tard, malheureusement, et il est fort dommage que mon savoir ait été le fruit de l'expérience, et non du raisonnement ! Aveugle que j'étais ! Avait-on jamais vu naïveté plus ridicule !
Désormais, je n'écoutais plus les propos qu'on me tenait lors d'une première rencontre que comme une accumulation de phrases creuses, pareilles à ces formules toutes faites rendues courantes par l'usage, mais depuis longtemps dépourvues de sens, auxquelles il aurait été aussi stupide de croire que de prendre au pied de la lettre celui qui vous déclare être "votre humble serviteur".
Si je m'étais donné la peine de réfléchir depuis le début sur ce à quoi j'avais droit dans la société, j'aurais.vu bien clairement que je ne pouvais compter que sur sa curiosité.
Nul doute qu'au début chacun est sincèrement bien disposé à mon égard et souhaite de tout coeur faire ma connaissance, car comme tout ce qui sort de l' ordinaire, j'éveille naturellement l'intérêt. Enfin, ceux qui m'ont vue une fois désirent me montrer à leurs parents et leurs amis, comme on montre une trouvaille, et cette dernière. circonstance est la cause directe de leur insistance à me revoir, de ces assurances d'amitié, de toutes ces invitations à déjeuner, à dîner et à revenir enfin à n'importe quelle heure du jour. Il s'agit de distraire son cercle par le spectacle d'un être qui a rompu avec les conventions, mais dès que ce but a été atteint, les commérages commencent : "Hier soir, nous avons diné chez la princesse X., elle avait invité... spécialement pour que nous puissions la voir..." "Vraiment ! alors vous l'avez vue ! Comment l'avez-vous trouvée ? Est-elle jolie ?" "Non." "Aimable ?" "Non plus" "Peut-être a-t-elle beaucoup d'esprit ?" "En aucune façon." Et voilà que ce rebut de la société qui croule sous tous les "non" possibles et imaginables se présente chez la princesse X pour, la troisième fois ! Alors, la calomnie qui jusqu'ici était demeurée lovée sous le seuil, éblouie par la lumière de mes deux premières visites, redresse hardiment la tête à la troisième pour promener bientôt en boitillant sa face jaune et son oeil torve d'un groupe à l'autre et répandre son venin à travers le salon.
*****
On peut parier un rouble contre mille que tous ceux qui ont lu mes Mémoires s'étonnent au plus haut point en me voyant de ne pas retrouver cette aimable créature de dix-sept ans sanglotant sur la tombe de son Alcide, ni ce petit hussard en uniforme blanc, ni même ce jeune lancier que son cheval furieux emporte vers un torrent déchainé. Il n'en reste plus aucune trace ; et ils ne songent même pas que le temps a passé depuis lors, que trente ans laissent des marques indélébiles. Peu leur en chaut ! Ils voient seulement que la personne qu'ils ont devant eux, et dont on leur dit qu'il s'agit d'Alexandrov, ne ressemble en aucune façon à celle qui les a tant intéressés dans ses Mémoires. Et voilà pourquoi ces gens, ou en tout cas la majorité d'entre eux, croient volontiers les imbéciles qui affirment que mon livre n'est qu'un roman.
*****
A titre de rappel, nous redonnons ici un extrait des "Mémoires d'une femme dans l'armée", déjà publié dans LRS N°1. Il s'agit de l'entrevue de Nadejda Dourova avec le Tsar, au cours de laquelle celui-ci l'autorisa à continuer à porter les armes.
Mon destin est scellé ! J'ai été chez l'empereur ! Je l'ai vu ! Je lui ai parlé ! Mon coeur déborde d'une telle joie que je ne puis trouver les mots pour décrire ce que je ressens ! Mon bonheur est si grand que j'ai peine à y croire ! J'en suis transportée ! Sire ! à compter de cette heure, ma vie vous appartient !..
Lorsque le prince V... m'eut introduit chez l'empereur, le tsar vint tout de suite vers moi et me prit par la main pour me conduire à son bureau ; il s'y accouda sans lâcher ma main et me questionna d'une voix douce, et le visage empreint d'une telle bonté que toute ma timidité disparut et que l'espoir renaquit dans mon âne.
- J'ai entendu, dire que vous• n'étiez pas un homme, déclara l'empereur, est-ce la vérité ?
Il me fallut un certain temps avant de trouver la force de lui répondre. Je demeurai une minute immobile, les yeux baissés, sans rien dire ; mon coeur battait très fort, et ma main tremblait dans celle du tsar ! L'empereur attendait ! Enfin, levant les yeux et prononçant ces mots :
- Oui, votre majesté, c'est la vérité !
Je le vis rougir et je rougis moi-même en baissant de nouveau le regard et restai ainsi, sans regarder l'empereur, jusqu'au moment où un mouvement involontaire provoqué par l'affliction me força à me mettre à genoux devant lui ! M'ayant interrogée en détail sur tous les motifs de mon engagement dans l'armée, l'empereur loua beaucoup mon intrépidité, disant que c'était un cas unique en Russie, que tous mes supérieurs avaient émis à mon sujet des jugements très favorables et avaient qualifié mon courage d'exceptionnel, qu'il lui avait été fort agréable de l'apprendre, et qu'il voulait m'en récompenser en conséquence et me renvoyer honorablement au foyer paternel en m'accordant...
L'empereur n'eut pas le loisir d'achever ; à ces mots : "renvoyer au foyer" j'eus un cri d'effroi et me jetai à ses pieds.
- Ne me renvoyez pas chez moi, Votre Majesté ! m'écriai-je avec la voix du désespoir, ne me renvoyez pas ! j'en mourrai ! j'en mourrai à coup sûr ! ne m'obligez pas à regretter qu'il ne se soit pas trouvé une seule balle pour moi au cours de cette campagne ! Ne m'ôtez pas la vie, Sire ! À moi qui étais prête à vous la sacrifier librement !..
En prononçant ces paroles, j'étreignais en pleurant les genoux de l'empereur. Le tsar en fut ému, il me releva et demanda d'une voix troublée :
- Mais que voulez-vous donc ?
- Rester dans l'armée ! porter l'uniforme, porter les armes ! C'est là la seule et unique récompense que vous pouvez m'accorder, Sire ! il n'en est point d'autre pour moi ! Je suis née dans un camp ! Le son du clairon m'a servi de berceuse. Depuis ma naissance j'aime la vie militaire, et dès l'âge de dix ans j'ai songé aux moyens de l'embrasser. À seize ans, j'ai atteint mon but, seule et sans l'aide de quiconque ! Je me suis maintenue à ce poste glorieux par mon seul courage, sans bénéficier de la protection ni de l'assistance de personne. Tous ont dû convenir que j'ai dignement porté les armes ! Et maintenant, Votre Majesté, vous voulez me renvoyer chez moi ! Si j'avais pu prévoir une telle fin, rien n'eut pu m'empêcher de trouver une mort glorieuse dans les rangs de votre armée !
Je disais ces mots en joignant les mains, comme devant une icône, et en regardant le tsar avec des yeux remplis de larmes. L'empereur cherchait vainement à dissimuler son émotion. Lorsque j'eus achevé de parler, il demeura comme incertain une minute ou deux, puis son visage s'éclaira.
- Si vous pensez, dit-il, que seule ma permission de porter l'uniforme et les armes puisse être votre récompense, je vais vous l'accorder !
À ces mots, une joie immense m'envahit. L'empereur poursuivit :
- Vous porterez désormais en souvenir de moi le nom d'Alexandrov ! Je ne doute point que vous sachiez vous rendre digne de cet honneur par la noblesse de votre conduite ; n'oubliez jamais que ce nom doit demeurer sans tache. Je ne vous pardonnerais pas si la moindre ombre venait à le ternir !.Maintenant, dites-moi à quel régiment désirez-vous être rattachée ? Je vous ferai nommer officier.
- Dans ce cas, dis-je, permettez-moi, Votre Majesté, de m'en remettre à Vous.
- Le régiment de hussards de Marioupol est l'un des plus valeureux, et les officiers sont issus des meilleures familles. Je donnerai l'ordre qu'on vous y envoie. Demain, Liven vous remettra la somme nécessaire au voyage et pour l'uniforme. Je vous reverrai encore avant votre départ.
Sur ces mots, il s'inclina. Je me dirigeai vers la porte, mais ne sachant comment l'ouvrir, je tournai vainement la poignée de bronze dans tous les sens ; le tsar, voyant que je ne parviendrais pas à sortir sans son aide, s'approcha afin de m'ouvrir et me suivit du regard jusqu'à la seconde porte dont je vins à bout toute seule.
Poèmes
Maria Petrovykh
Den'Poezii 1980 et Poezia, 1981, N°30
Traduction proposée par Christine Zeytounian-Beloüs
Amie d'Anna Akhmatova qui la considérait comme l'un des meilleurs poètes de sa génération, Maria Petrovykh (1908-1979) fut très peu publiée de son vivant. On commence seulement à la redécouvrir depuis quelques années.
La nuit pèse qui gémit et gèle,
nous couvrant de ténébres en bandages serrés.
Un doux visage noyé dans la torpeur
m'appelle, trompeusement tien.
Les neiges sont percées d'étincelles cruelles.
Elles gardent en elles un grincement sourd.
Le lointain nous échappe. On entend seulement
les cartilages bleus des étoiles craquer.
*****
Le soleil au zénith s'épandit en tremblant,
sa flamme fut léchée par la lune affamée.
Elle émergea de biais, frénétique,
ayant lapé son soûl de canicule.
Se prenant pour la reine des cieux,
elle hurlait de sa gueule écarlate...
Cette nuit vint vers moi pour me frapper
le sévère bonheur au visage d'airain.
*****
Si je pouvais te dire sans m'entendre
comme on respire, plus bas qu'un souffle,
avec des mots insonores comme la fumée sur le toit,
comme l'ombre de la' fumée
(cette ombre glisse sur la terre sans l'éveiller),
te dire que le bonheur sera,
te le dire, en ce jour qui se tait.
*****
Ne désespère jamais,
même quand un mal fatal t'enserre dans ses griffes,
même face à des jours comptés.
Rien au monde n'est plus morne,
plus vain, plus insensé
que gémir sur les ans perdus.
Tu vis encore. Recommence tout.
Car il n'est pas trop tard. Tu vis encore.
Je t'ai souvent démasquée,
et de nouveau, tes clefs se mettaient à sonner
aux portes du sortilège.
Tatiana Chtcherbina
Literaturnaja Uceba, 1985, N*6
Traduction proposée par Christine Zeytounian-Belous
Tatiana Chtcherbina est une jeune poète moscovite de la nouvelle vague, au style résolument moderniste. Très peu publiés jusqu'ici, ses poèmes commencent enfin à voir le jour.
*****
Je suis pétale, j'épelle, je suis pain.
Embrasse, brasse, et brave chaque but,
Ouvre-moi : je contiens plusieurs poupées-gigognes,
La dernière poupée renferme un grand moulin.
Je suis pain, j'ai grandi sur le bois de chauffage ;
Pourtant, le four n'est pas un destin pour le feu.
Là où brûle l'érable avec ses feuilles rouges,
Tout est bois de chauffage, à part ce faible don :
Une goutte de flamme figée sur l'allumette.
Je suis pétale, j'habille la rosée.
Je suis la voix du biopôle de mes livres.
Toi qui t'éloignes sans arrét sur le chemin,
Dont le visage est indistinct dans ses métamorphoses,
Ne te retourne pas, méduse, hérisson, étrange gueule !
Pour vivre encore : dés lignes et des taches
Existent, loin du piège de la nature-morte.
*****
Le désespoir
Le désespoir est froid comme le marbre.
Face à la mer, ne pas toucher la mer,
Face à l'amour, partir en souriant. :
Le désespoir nous donne cette force.
J'irai te réclamer aux pins ;
La mort m'accordera encore un jour,
Et je pourrai gravir cette montagne tiède
Jusqu'aux neiges qui ont oublié la prière.
Mais que d'indifférence dans l'envol !
La terre refroidit sous le regard,
Comme une carte où sont gravéesles lignes de la vie.
Et des pierres luisent dans le ciel.