Partie française (sans les illustrations de C. Zeytounian-Beloüs) des numéros épuisés de la revue
SOMMAIRE du numéro 01 (février 1987)
N°1 (Édition papier bilingue pour les poèmes).
Déclaration d'intention ou Lettre aux éditeurs
Vladimir MAKANINE. - Les livres anciens / présentation et trad. de Sabine Montagne.
=>>> "Les vieux livres" paru chez Alinéa (1988) dans une traduction de Françoise Cherbe.
Roustan KIREEV. - Apologie / présentation et trad. d'Hélène Mélat.
Anatoli KIM. - L'adieu au pissenlit / présentation et trad. de Michèle Astrakhan.
Valentin RASPOUTINE. - L'incendie / trad. de Richard Roy avec la collab. d'André Radiguet.
===> Paru chez Julliard en 1988 dans une traduction d'Alexis Berelowitch.
Vladimir KROUPINE. - L'eau vive. Varvara / présentation et trad. de Catherine Brémeau.
Nadejda DOUROVA : Mémoires d'une femme dans l'armée / présentation et trad. de Christine Zeytounian-Beloüs.
=>>> "Cavalière du tsar" paru chez V. Hamy (1995 ; 2020) dans une traduction de Paul Lequesne.
Evgueni EVTOUCHENKO. - Le retard. Les violettes / trad. de Christine Zeytounian-Beloüs.
Les jeunes poètes de la nouvelle vague : Alexis PARTCHIKOV et Alexandre EREMENKO / présentation et trad. de Christine Zeytounian-Beloüs.
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DECLARATION D'INTENTION
OU
LETTRE AUX EDITEURS
Vous avez en main LRS, bulletin .de l'Association "Littérature russe et soviétique et traduction"
LRS est le travail d'un groupe de spécialistes et d'amoureux de la littérature russe et soviétique.
Mesurant et regrettant l'ignorance que l'on a de cette littérature en France, ils aimeraient contribuer à y remédier
L'objet de LRS est d'attirer régulièrement votre attention sur plusieurs livres russes et soviétiques-publiés en URSS
Chaque fois, la présentation d'un auteur et d'un ouvrage sera suivie de quelques pages de traduction qui, tout en donnant une idée plus précise de l'œuvre, feront à votre intention fonction d'essai de traduction
Nous espérons que notre initiative éveillera votre intérêt et nous attendons vos demandes de précisions et vos suggestions
VLADIMIR MAKANINE
LES LIVRES ANCIENS
Starije Knigi
Moscou "Sovetskij pisat'el" 1976
101 p.
Vladimir Makanine est un des chefs de file de la "nouvelle vague littéraire soviétique. Il dépeint une génération revenue de tous les héroïsmes, mais aussi des solutions universelles et des normes de vie préfabriquées. Son chemin, chacun essaie de le tracer au jour le jour, dans un monde qui ne répond pas souvent à ce qu'on voudrait faire de lui, et n'a guère d'égards pour les Don Quichotte.
Les livres anciens évoque le milieu des petits spéculateurs moscovites. Cette longue nouvelle, dont le sous-titre est "Portrait d'une jeune femme", tient à la fois de l'étude de mœurs, du récit de formation et du roman po¬licier. Le récit est écrit à la troisième personne. Cependant, la substitution au discours d'auteur d'un discours indirect libre, nous plaçant d'emblée dans la conscience du personnage, dans sa façon de parler, de percevoir, de raisonner, donne au texte beaucoup de spontanéité, en même temps que de modernité.
Svétik, l'héroïne, arrive de Tchéliabinsk, coin de province sans charme où elle a laissé une enfance avec laquelle elle avait hâte de rompre : complètement isolée entre une mère célibataire, pressée de se débarrasser d'elle, et les hommes qui défilaient à la maison, elle a glissé vers les milieux de la débrouille, vivant de système D et de marché noir. Après un début de "carrière" dans la revente de vêtements, elle monte à la capitale, décidée à se recon¬vertir dans une activité plus lucrative, le commerce des livres déficitaires. Sa seule préoccupation - réunir au plus vite de quoi s'acheter un appartement et vivre sa vie sans dépendre de qui que ce soit. C'est la voie qu'elle se met à suivre sans fléchir et sans s'encombrer de scrupules, en utilisant autant ses qualités physiques qu'un solide sens pratique et un tempérament passablement "risque tout". Mais dans un retournement de cette prodigieuse dualité qui fait de la femme russe une énigme permanente pour les rationalistes que nous sommes, tout le "plan de vie" de cette businesswoman accomplie va se muer peu à peu en passion, passion qui deviendra sa seule raison d'être, et à laquelle elle sacrifiera ce qu'elle a de plus cher.
Derrière l'étude de moeurs - qui ne manque ni de vivacité, ni de finesse- sur les milieux marginaux hétéroclites où se croisent les destinées et les motivations les plus différentes, la force incontestable de cette nou¬velle réside dans ce portrait : toute personne connaissant un tant soit peu les Russes ne peut rester insensible à la justesse avec laquelle l'auteur évoque cette « femme des années 80 » tout aussi paradoxale que ses aïeules dostoïevskiennes, tranquillement calculatrice et follement généreuse, Rastignac femelle et Dame aux Camélias, si contradictoire qu'on la croirait pure invention romanesque si on ne l'avait tant de fois côtoyée.
Le récit s'ouvre par la scène suivante :
Svétik examine attentivement les visages. Elle apprend à les distinguer. Au marché aux livres, on trouve avant tout deux sortes de gens - des passionnés et des spéculateurs. L'offre et la demande. Jusque-là Svétik s'en sort assez bien, ce n'est pas difficile. Les uns aiment le fric, les autres les livres. Rien de plus simple.
D'entrée Svétik a remarqué un homme au bras plâtré - un bras en écharpe, ça ne passe pas inaperçu. Visiblement, on a dû le lui casser quelque part. Ou il s'est fait ça lui-même, en trébuchant sur une pierre.
Hier aussi il était là. Il vient souvent traîner dans cette foule. Et Svétik se met à le suivre, se frayant à grand peine un passage. Svétik, tout l'intéresse. Elle est comme ça. L'homme marche à trois pas devant elle, sou¬tenant son bras plâtré et crie à la cantonade :
"Je cherche le "livre des souffrances et des joies"... le livre des souf¬frances et des joies".
L'homme ne manque pas de charme, il semble même encore assez jeune, il n'a rien d'un vieillard. En tout cas c'est un passionné. Svétik l'a compris tout de suite.
Deux jeunes gens s'approchent de lui.
"C'est quoi, comme livre ? demandent-ils. C'est de qui ? "
L'homme au bras plâtré leur donne des explications :
- Un livre du 17ème. Ecrit par l'anachorète Ezerski. Ca s'appelle le "livre des souffrances et des joies".
Un anachorète ? Les jeunes ricanent. Ils en ont conclu que ce devait être quelque chose d'indécent. De braves garçons. Ils écoulent sur le marché les collections achetées en souscription par papa. Sans le lui dire, bien sûr. Pour ne pas le fâcher.
L'un des deux demande à voix basse :
"Ca parle des femmes ?"
Stévik n'a pas le temps de suivre le reste de la conversation, elle décide de pousser vers la gauche. Elle a vu quelque chose d'intéressant de ce côté. Des connaisseurs. Elle essaie de les rejoindre. C'est un vrai plaisir de les écouter.
"Salut !
- Il y a un George Sand qui sort, t'as entendu parler ?
- Ca va marcher en province.
- Oui, on va pouvoir se faire du fric.
- T'as pas vu quelqu'un avec la correspondance de Khomiakov ?
- Pour quoi faire ?
- T'occupe. Il me la faut, c'est tout.
Stévik s'attarde particulièrement à côté de deux petits pères porteurs de livres anciens : ici, les livres anciens sont bien cotés.
C'est ça, le business. Plus tu en sais, mieux ça vaut pour toi. A Tchéliabinsk, sa ville natale, Svétik a failli se faire embarquer deux ou trois fois. Mais, elle s'en est tirée. Sans une tache. Simplement parce qu'elle aimait tout savoir, tout retenir.
Là, Svétik a des raisons d'être fière. Elle a une mémoire d'ordinateur.
Cà, on ne peut pas le lui enlever.
Et puis, bien sûr, il y a ses yeux. Ils l'aident bien, eux aussi. Pas mal ses yeux. Et efficaces.
"Mademoiselle, qu'est-ce que vous cherchez, comme livre ?" Le garçon qui l'interroge, lui prend, Dieu sait pourquoi, le bras - ou plutôt, le lui effleure.
Très gentiment.
Mais Svétik, tout à coup, explose. Elle a oublié où elle était.
"Qu'est-ce que tu veux ? Laisse tomber !
- Je... je demandais simplement le livre que...
- Quel livre ? Laisse tomber, t'entends ?"
Et Svétik le bouscule, prête à se battre, roulant des yeux :
"Qu'est-ce que tu veux ?"
Tout le monde les regarde, bouche bée. Svétik hurle et gesticule, oubliant qu'ici, elle n'est plus chez les chiffonniers. Le pauvre garçon balbutie, essayant de se justifier.
"Il me collait - vocifère-t-elle-. Qu'est-ce qu'il avait à me coller ?" Enfin, la pression retombe.
Elle se détourne, et s'en va. Tout ça n'est pas très élégant, bien sûr. Svétik sait qu'il ne faut pas démarrer si vite. Mais qu'y faire maintenant. Tant pis. Elle s'en fout. Ce sont des choses qui arrivent.
La voilà déjà à l'autre bout du marché. Super, Moscou - pense-t-elle-. Quelle ville ! Mieux qu'au cinéma. Ce n'est pas une ville, c'est une star ! Depuis une semaine que Svétik est là, elle n'en revient toujours pas. Et quelle aubaine, cette idée de vendre des livres ! C'est un petit vieux dans le train qui la lui a suggérée. Il faudra aller le revoir. Mais, ça, on verra plus tard.
Le marché bat son plein. Svétik regarde comment ça fonctionne. Comment on vend en douce, en se mettant à l'écart dans les entrées d'immeubles. Rien à dire, les livres c'est un boulot sympa, raffiné, propre. Ca, Svétik l'appré¬cie. Elle en avait assez des fringues, pulls, chaussures et autre bazar.
Maintenant, son attention est attirée par un vieillard qui porte un énorme livre, un livre plus vieux que lui encore. On ne sait lequel des deux va tomber le premier en poussière.
"Dis donc, grand-père, qu'est-ce que tu as là Combien tu en veux ?
- Ce n'est pas à vendre. - répond le vieux en souriant-.
- Comment ça ?
- C'est à échanger. J'aime les livres. - explique-t-il, sans se départir de son sourire.
Et puis, Svétik passe chez le bouquiniste. C'est juste à côté du marché. Elle y jette un coup d'œil tous les jours. Il faut s'habituer aux titres des livres et à la demande dont ils font l'objet. C'est indispensable.
Justement, Vérotchka, l'une des vendeuses, a la visite d'un spéculateur. Lui aussi, Svétik le connait. Au marché, on l'appelle Babryka.
"Les livres que vous avez fait mettre de côté - annonce Vérotchka, bien fort, pour la galerie - valent huit roubles cinquante.
- J'arrive tout de suite".
Et Babryka traîne les pieds jusqu'à la caisse. Il va s'acquitter de son "dû".
Mais, Svétik, on ne la lui fait pas. Ca crève les yeux, Babryka n'a pas du tout fait mettre de côté ces livres, il ne les a même jamais vus. C'est la vendeuse qui les a sélectionnés. Pour son dessous de comptoir. Elle attendait un Babryka. Et le tour est joué.
Vérotchka emballe les livres. Svétik, derrière, sourit. Ce n'est pas la première fois qu'elle voit Babryka ici, ni qu'elle assiste à ce genre de scène.
Le spéculateur s'en va.
Svétik examine les livres sur les étagères.
Puis elle quitte le magasin et retourne au marché. Tout cela lui plaît énormément...
Elle manque de percuter Babryka. Il est justement en train de déballer ses livres. Il a tourné la reliure vers l'extérieur, pour qu'on voie les titres.
A côté, un acheteur frétille déjà.
"Combien pour Bradbury ?
- Trois, chuchote Babryka."
Svétik étouffe un éclat de rire. - Eh bien, pour un prix..! Ce n'est pas un spéculateur, c'est une demi-portion ! A parier qu'il crève de peur, qu'il essaie de vendre au plus vite...
Svétik s'abandonne un instant à la caresse du soleil. Quel temps aujourd'hui, vraiment super. Le début du mois de juin. A Tcheliab' aussi, d'ailleurs,
il fait bon en ce moment. Juin est agréable partout.
Mais l'acheteur semble avoir des problèmes avec ses trois roubles. Il met bien du temps à fouiller ses poches... Il est à sec, ou quoi ?
Svétik fait un pas vers Babryka et braque ses yeux sur lui. Pleins feux.
Ah ces yeux... impressionnants...
"Combien, Bradbury ?
- Trois.
- J'achète."
Traduction : S. Montagne
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RUSLAN KIREEV
APOLOGIE
Titre original : Apologija
Moscou, 1982
208 pages
Apologie est certainement l'œuvre la plus originale de Ruslan Kireev, représentant particulièrement brillant et novateur de l'Ecole de Moscou qui occupe le devant de la scène littéraire des années quatre-vingt en URSS.
Le héros de ce roman écrit en 1982, Innokenti Malguinov, mène une existence confortable dans une station balnéaire à la mode. Mari, père, il est également amant comblé. La mort de sa maîtresse, Faïna, déchire le tissu de cette vie bien huilée ; soudain, c'est l'angoisse, le doute : et si Faina était morte par sa faute ?
A la manière d'un roman policier, cette œuvre retrace avec une minutie chirurgicale le procès imaginaire que Malguinov s'intente à lui-même. Nous assistons à sa lente descente dans les méandres de sa conscience jusqu'au tréfonds de son être, à l'endroit où naissent les motivations les plus obscures.
Cette catharis nécessaire permettra au héros de découvrir la vérité sur sa vie et sur lui-même.
L'auteur a l'art de saisir son héros au moment où il est le plus riche en interrogations, et donc le plus vulnérable et le plus fascinant.
Ce dévoilement progressif d'une personnalité passionne d'autant plus le lecteur que l'écriture en calque les mécanismes. Ruslan Kireev bouscule ici complètement les conventions de la littérature soviétique. Le récit n'est pas chronologique : il est composé de retours en arrière, de scènes qui reviennent à la mémoire du héros tels des leitmotivs obsédants et révélateurs et qui se succèdent selon des associations d'idées souvent mystérieuses pour le lecteur. Il est mené à la seconde personne du singulier. Ce procédé, que l'on trouve rarement tout au long d'une œuvre littéraire, est le plus apte à transcrire l'évolution intérieure d'un personnage (comme dans La modification de Michel Butor).
Grâce à cette écriture l'univers du roman, vu à travers le prisme du regard du héros, est fragmenté, incomplet, mouvant, il y demeure des zones d'ombre ; l'auteur reproduit ainsi le flux de conscience et on peut donc le placer dans la lignée d'écrivains tels que Virginia Woolf, William Faulkner, James Joyce, et de certains auteurs du Nouveau Roman français.
Extrait du roman Apologie
(Cet extrait se situe à la fin d'Apologie. Il est caractéristique de la construction mosaïcale de l'oeuvre. Dans cette succession de petites scènes, on trouve les personnages qui composent l'entourage proche d'Innokenti Malguinov : Faïna, sa maîtresse, Nathalie, sa femme, Zlata, sa fille, sa vieil¬le tante octogénaire, et d'autres qui complètent le tableau dressé par Ruslan Kireev : Guirkine, poète célèbre et Bachilov, peintre moscovite, qui louent pour l'été des chambres chez le héros. Dans cet extrait il est question à deux reprises des médicaments qu'a pris Faïna pour interrompre sa gressesse et qui sont la cause de sa mort).
*****
Ayant officié dans la cuisine, tu apportes le café odorant dans la chambre et passes près de Nathalie qui, une compresse sur le front, ne souffle mot. Il y a de quoi ! Votre fille est rentrée à une heure du matin, plus qu'éméchée... Nathalie l'a giflée, Zlata a chancelé et, sans un mot pour sa mère furieuse, a voulu ressortir. Mais tu as eu le temps de fermer la porte à clef.
Tu la retrouves telle que tu l'as laissée cette nuit : sur le dos, les yeux fermés. Mais ce matin, elle n'est pas blanche, elle est verte. Ses cils tressaillent, elle ne dort pas, cependant elle n'ouvre pas les yeux. Tu poses délicatement le pot à café sur une pile de journaux et tu vas chercher une tasse dans le buffet.
- "Tiens, bois ça". Tu lui tends la tasse et restes la main tendue jus¬qu'à ce qu'elle ouvre les yeux. Elle s'assoit enfin avec une légère grimace de douleur et prend la tasse d'une main tremblante. Après chaque gorgée elle ferme les yeux pour se reposer. Tu restes debout à côté d'elle sans faire de bruit. Elle se recouche après avoir bu. Tu contemples son cou fin et ses oreil¬les, toutes petites comme celles d'un enfant.
Pourquoi le châtiment tarde-t-il tant ? Pourquoi ne punit-on pas le coupable, mais ceux qui lui succèdent ? Tu es prêt à répondre de tes péchés, de ceux de ton père aussi -oui, de ton père, si les lois de l'équilibre l'exigent- des péchés de ton grand-père ou bien de ceux de ton aïeul à la trentième génération qui a peut-être tendu, les yeux baissés, une cruche de l'eau de son puits à un tatar descendu de son cheval en oubliant d'y mettre du poison. Tu es prêt à répondre de tout, pourvu que tu sois le dernier de cette chaîne complexe et que ta fille puisse déboucher, pure et libre, sur le rivage ensoleillé et, arrivée là, sourie et parte sans se retourner.
Nathalie a l'impression que tu t'acharnes sur sa pauvre petite fille. Quelle mère pleine d'abnégation ! Comme elle se précipite pour défendre son unique enfant ! Stop, ne te presse pas tant, expliquons-nous d'abord, puisque le moment est venu de régler nos comptes. Tu crois que je suis un idiot et que je n'ai pas compris que c'est toi qui avais basculé le dossier du fauteuil ?
- Toi... Toi", et ses yeux globuleux s'arrondissent comme les perles d'un collier d'ambre.
- Ne fais pas l'innocente", conseilles-tu. Tu sais bien que déjà à l'épo¬que tu avais deviné en moi l'homme qui allait tôt ou tard conquérir la plage Dorée.
- Toi... TOI... Malguinov !"
- Oui, je suis Malguinov, confirmes-tu. Mais vous aussi vous êtes tous des Malguinov ! Oui, vous aussi !" lances-tu au visage de madone de ta pre¬mière directrice qui te revient soudain en mémoire. "Oui, non... non, oui...". "Vous vous souvenez de ces deux appartements ? Ils étaient destinés à de jeu¬nes spécialistes et finalement, à qui les avez-vous attribués ? Vous n'aviez pas envie de vous en mêler... Je me suis servi moi-même. J'ai pris ce à quoi j'avais droit, et ce n'est pas à vous de me juger. Des Malguinov ! cries-tu à leur suite, méchamment. Des Malguinov ! Longtemps tu as été bon et accommodant, tu as eu de la patience et de l'indulgence, mais cela suffit ! Ils t'ont poussé dans tes retranchements, alors tu seras Malguinov jusqu'au bout, tu les oblige¬ras à se regarder dans la glace sans fard et sans perruques. Vous avez peur ? Tu constates avec ivresse que les galeries se vident... C'est une victoire à la Pyrrhus, mais le goût n'en est que meilleur !!
Le fromage de Faina, coupé en tranches si fines qu'on voyait la lumière à travers, n'était pas de toute première fraîcheur, mais ce petit défaut était largement compensé par le vin frais à point. Le jambon était excellent et pour¬tant, un morceau était resté coincé dans ta gorge : cela te paraissait sacrilège de prendre plaisir à manger, ou même simplement de satisfaire ta faim, alors que ton ami avait l'air si désemparée.
- "Redresse la tête, ma souris !" lui dis-tu, et en entendant ce surnom affectueux à demi oublié et que tu n'avais pas utilisé depuis longtemps, elle réprima un sourire reconnaissant. - Tout ira bien".
Elle ne bougeait pas. Tu l'étreignis tendrement. Son corps était comme en chiffon. Elle donnait l'impression que sa vie était finie. A ce moment, ce pessimisme enfantin t'avait fait sourire.
Quatre-vingts ans... Maintenant que vous êtes seuls sous la coupole de verre aux vitraux ternis, tu peux l'examiner à loisir. Tu ne l'avais jamais détaillée de si près ni avec autant d'attention. Tu vois son petit visage couleur de craie avec ses rides boursouflées, ses cils rares et ses sourcils blancs ; un de ses yeux est mort, l'autre est en train de s'éteindre comme les vitraux aveugles au-dessus de vos têtes... Comme elle est fatiguée !! Une rude tâche lui a été impartie, à elle, toute vieille et faible :: te défen¬dre dans ce procès insensé. Il y a tant de témoins et tous sont contre toi, sauf elle. Elle est seule et elle a quatre-vingts ans ; deux fois veuve, elle a survécu à trois guerres et deux révolutions, elle n'a plus personne, et voilà maintenant que lui est échu ce dur labeur. Il y a tant de témoins, et tous à charge... Ta vieille tante te fait un signe de dénégation pour t'encourager et te soutenir. Il est impossible qu'ils t'accusent tous : tu as vécu quarante-trois ans dans ce bas monde.
Un léger grincement s'étire dans le vide sonore de la coupole. Vous tournez la tête : sur le côté, la porte sculptée s'ouvre, derrière, une lumière jaune et puis... personne. Mais tu sais déjà qui tu vas voir entrer maintenant : la voilà, pieds nus, ses lèvres fardées souriant comme si elle écoutait de la musique.
- "Eh bien ! Tu vois..." te murmure ton avocate qui se réjouit pour toi ; "et toi qui désespérais déjà !"
Dans ton dos, ta main cherchait la serrure. Tu n'arrivais pas à détacher tes yeux de son visage honteusement baissé.
- "Alors ?" demandas-tu.
Elle te lança un regard coupable, et tu compris qu'il n'y avait rien de nouveau. Tu réussis à fermer la porte, mais gardas la main sur la serrure.
- "Tu as pris ton médicament toutes les trois heures ?" Elle ne répondait pas. Tu attendais.
- "Oui".
Tu lâchas la serrure et t'adossas à la porte.
Avec un petit sourire, Guirkine acquiesce poliment. Tu lui est indifférent. (Eh oui, ce ne sont pas ta tante et ses onze paralysés qui lui sont indifférents, c'est toi). Oui, la cigale comme la fourmi ont le droit d'exis¬ter. Guirkine acquiesce et s'empresse de se replonger dans la contemplation des reproductions.
- La cigale, passe encore, mais la mouche tsé-tsé et le moustique ?"
- "Le moustique aussi." répond ton avocate. Sa voix passe au travers de ton témoin immatériel et se dissout dans le vide de la coupole. - "Toute créa¬ture a le droit d'exister, du moment que Dieu l'a créée".
- "Dieu n'existe pas" dit Guirkine en souriant. Ce n'est pas à toi qu'il sourit, mais à Bachilov, qui prend l'air intelligent pour écouter les allégo¬ries du poète. Il faut qu'il les comprenne, car il doit très bientôt illustrer le dernier recueil de Guirkine. Tu n'as rien à faire ici : ils te tolèrent dans la mesure où ils vivent chez toi. "Dieu n'existe pas, Zeus non plus n'existait pas, ce qui n'empêchait pas le tonnerre de gronder. C'est l'ins¬tinct de conservation".
- "Et que deviennent ceux qui n'ont pas d'instinct ?" demandes-tu à ta vieille avocate, "ceux chez qui l'instinct a disparu ?... La charité n'est-elle que pour les bons ?".
- "Le ciel est le même pour tous".
Tu fais non de la tête.
- "Tu mens".
Son seul oeil vivant te transperce. Elle essaye de sourire : tu plaisantes, sans doute, Innokenti ? Non, tu ne plaisantes pas, comme si on pouvait plaisanter avec ces choses-là !
- "Tu m'as toujours menti. Et moi, je t'ai toujours raconté des histoires. Je te disais que j'avais fui la ville pour réussir, et tu faisais semblant de me croire. Je m'évertuais à te démontrer que l'endroit où l'on travaille, que ce soit une plage ou une école, n'a aucune importance ; je citais les stoïciens qui s'exerçaient à mépriser l'opinion publique, te disais que l'essentiel, c'était la vie intérieure, et là encore tu restais silencieuse, mais tu voyais très bien que c'était de la démagogie. C'est que la plage était dorée ! Tu comprenais tout, car tu es intelligente, mais tu avais peur de rester seule, alors tu mentais. Même toi, tu me ressembles.
- "Mon Dieu, comme tu es cruel".
- "Tous les Malguinov sont cruels."
- "Comme tu es cruel", répète sans t'entendre la vieille femme, les yeux fermés. Elle se lève et se dirige lentement vers la sortie, traînant ses pantoufles raccommodées.
Où est le bouffon ? Tout cela n'est-il pas une farce, un spectacle de foire, que tu te joues à toi-même dans le vide de la morte-saison ? Ce ne sont pas les choses qui font souffrir les gens, mais l'idée qu'ils s'en font. Ce n'est pas sans raison que le très sage Montaigne a fait graver ces mots au plafond de sa bibliothèque. C'est une farce, oui, et tu n'as pas l'intention de troquer tes brodequins contre des cothurnes de tragédien. Une farce... Seulement, Dieu seul sait pourquoi, raina est morte... Elle n'est plus là.
- "Je me sens très mal", murmure-t-elle.
- "C'est normal", répliques-tu vivement. "Ce n'est pas du ginseng I" Ton optimisme était sincère. Si elle ne se sentait pas bien, c'était que le médicament commençait à agir.
- "Si je mettais de l'eau pour le thé ?" proposas-tu. Tu n'avais pas le droit de partir.
- "J'y vais". Elle essaya de se lever, mais tu l'arrêtas.
- "Non, non, laisse-moi faire."
Tu étais resté longtemps. Tu avais été prévenant et caressant comme ja¬mais auparavant. Tu lui avais lu du Rimbaud et du Baudelaire dans le texte. Tu t'étais efforcé de la distraire.
Elle n'est plus là. Elle n'est nulle part, ni près de toi, ni à l'autre bout du monde.
Comme ce vert pomme lui va bien finalement : et ce décolleté dans le dos, qui découvre son grain de beauté, ces talons hauts, ce chignon... Les lustres brillent de tous leurs feux. Se penchant gracieusement, elle cherche vos places. Puis elle tourne la tête et te sourit, avec ses yeux, sa petite ride au coin de la bouche, ses lèvres vivantes.
- "C'est là."
Seul celui qui est allée au bout de la souffrance accèdera à la lumière.
Les gazons sont les premiers à verdir, mais ce n'est que le seuil du printemps, dont l'arrivée est célébrée par les feuilles des arbres : petites, poisseuses, brillantes, pas encore tout à fait dégagées de leur forme utérine. Leur odeur est à la fois fraîche et insaisissable : on peut les cueillir, les sentir, mais on ne perçoit leur parfum vif qu'un court instant. La mer est comme inondée d'un liquide doré. Les reflets du soleil chatoient et scintillent d'un éclat lui aussi fugitif qui va, qui vient... L'espace d'une seconde, pas plus, on voit soudain de la vapeur monter des étroites plates-bandes dans les jardinets fraîchement bêchés. A la différence des autres saisons, le printemps est éclaté, brisé en minuscules morceaux dont chacun est en soi un petit printemps : une feuille qui ne s'est pas encore ouverte, le zigzag agile du soleil dans la mer, un manteau d'hiver qui sèche dehors, pataud et énorme, une botte de jeunes radis frais lavés sur un étal de marché, une puissante barbue hérissée d'épines triangulaires et dont on ne dirait pas à la regarder que cette cuirasse piquante cache la chair la plus tendre. Tu déchires avec une fourchette la peau bien dorée, juteuse et chaude, et la blancheur de la chair t'éblouit.
Assez ! Assez ! On est en février, le mois le plus rigoureux, et mai est encore loin. Elle n'est nulle part, tout le reste ne compte plus... Tu fais demi-tour et tu t'en vas lentement, le dos voûté. le parquet s'enfonce sous tes pieds -et tu t'étonnes que cela t'arrive à toi aussi. Mais en fait ce n'est pas un parquet, c'est le sable humide et tassé sur lequel s'impriment les empreintes zébrées de tes pas.
Un homme erre sur la plage déserte, sous les rayons d'un énorme soleil. Il porte un imperméable et des lunettes à la mode. A sa gauche il voit la mer rose et ses moutons blancs, à sa droite la vieille ville en tuffeau, tranquille, plongée dans la somnolence du mois de février. Des dizaines de milliers de gens connaissent cette ville l'été, quand les talons s'enfoncent dans l'asphalte, que les feuilles des lilas pendent mollement, et que l'air surchauffé, loin de satisfaire les poumons, ne fait qu'aviver l'envie de respirer. Les vendeurs s'activent à leurs éventaires, des mères lasses tirent leurs enfants fatigués tandis que leurs maris déambulent nonchalamment. C'est le Sud ! La mer !
Je n'aime pas Vitta en été. Son carnaval incessant m'épuise et m'oppresse. Semaine et week-end sont semblables. Comme je la préfère à la fin du printemps;, lorsque l'acacia blanc est luxuriant... Les rues, nettoyées, sont sur leur trente-et-un, mais elles sont encore presque vides, et la plage, cette plage Dorée si célèbre dans le pays tout entier, est nue à perte de vue. L'eau est froide, et seuls quelques nageurs téméraires ou trop amoureux des mers du Sud osent s'y plonger. Comme le mar est pure et transparente ! On peut distinguer très loin chaque galet, et le fond près du rivage est couvert de moutons minuscules et réguliers, forgés par le flux.
Mais la meilleure période, c'est encore le mois d'octobre. Non pas l'été indien si cher au cœur d'Innokenti Malguinov, mais plus tard, vers le vingt. Bref, l'époque précise où est morte ma Fana. Elle aussi aimait ces jours calmes, quand la nature est encore vivante et en pleine félicité, mais déjà dans sa dernière langueur : juste avant que les feuilles ne soient tombées des branches dénudées. Tout est silencieux, le soliel brille sanschaleur, il n'y a pas de vent : c'est ainsi d'habitude, mais l'année où est morte raina, l'automne était précoce. Vous vous rappelez le vent et la pluie froide qui enveloppaient Innokenti Malguinov en train de téléphoner à l'hopital ?... C'était exceptionnel, habituellement le temps est merveilleux. La mer est immobile et lisse, le ciel profond s'y reflète, les rues sont propres, seuls les derniers marrons, en tombant lourdement, les salissent de leur coque épineuse et de leurs fruits laqués et charnus.
C'est ainsi qu'est l'automne. Quant à l'hiver, il n'y en a pas vraiment. Il y a des vents, de la neige qui fond immédiatement, et le plus souvent de la pluie. Aujourd'hui par exemple, le coucher de soleil pourpre est signe de vent et de mauvais temps : l'homme en imperméable avait un jour entendu sa vieille tante le dire. Il s'en souvint, et ses lèvres serrées esquissèrent un rictus.
Traduction : Hélène Mélat
Anatoli KIM
L'adieu au pissenlit
Anatoli Kim, tout comme Kireev et Makanine, fait partie des écrivains "de quarante ans". Son oeuvre, de même que celle de ses contemporains, témoigne d'une répugnance pour toute idéologie et d'un retour à des valeurs "transhistoriques", telle que le Bien et le Beau. Aussi, cette nouvelle école s'oppose à la génération précédente, celle de Trifonov, qui, dans son analyse de la société soviétique, privilégiait les facteurs historiques et sociaux. Mais Kim a cela de particulier que, d'origine coréenne, il a été nourri de mythes, et son art en est totalement imprégné. Ses personna¬ges ne s'inscrivent pas seulement dans l'histoire humaine mais aussi dans l'histoire cosmique. Leur vie est le lieu d'une lutte entre des énergies maléfiques et bienfaisantes. Tels les personnages des contes, ils sont en perpétuel déplacement, à la recherche d'auxiliaires magiques, qui leur ré-vèleront une partie des secrets de l'univers.
L'adieu au pissenlit est une longue nouvelle, qui peut être apparen-tée à un parcours initiatique : le jeune narrateur doit subir un certain nombre d'épreuves à l'issue desquelles il épouse Marie (prénom combien symbolique). Il nous fait le récit de ses pérégrinations : de la caserne, où le moral des troupes est galvanisé par des films antiimpérialistes, à la grande ville, lieu de perdition. Mais notre héros est aussi poète. La création pour lui, rebelle à tout carcan, est de tous les instants ; elle se présente comme une saisie de la vie dans ses jaillissements les plus sim¬ples et les plus concrets. Elle est aussi l'occasion de la redécouverte d'une nature remplie de signes, qui, bien que parfois galvaudés, retrouvent tou¬te leur efficience grâce à la fraîcheur de la relation au monde que nous dévoile le narrateur. Car c'est avant tout d'un retour à la "vie vivante" que témoigne cette nouvelle. D'ailleurs Kim ne se réclame-t-il pas de Tolstoï ?
/La nouvelle s'ouvre sur le retour du narrateur dans son village natal/
La nuit était sur son déclin et j'allais le long de la voie ferrée, suivant d'interminables entrepôts aveugles, ma valise sur mon épaule. L'obscurité cendrée, d'un bleu profond descendait peu à peu pour s'infiltrer dans la terre comme de l'eau dans du sable. Ma valise ne contenait que quelques vêtements et mes livres préférés : je venais d'en lire un, assis sur la banquette de bois du wagon, bercé par les cahots et le tapage nocturne des roues... C'était des légendes et des mythes de l'ancienne Grèce. Descendu du train, je ne savais plus pour quelle raison j'étais venu dans cette pe¬tite station de Sakhaline et ne pensais pas non plus aux graves événements, qui m'attendaient, tant je me trouvais sous l'emprise de la tristesse inexpiée d'Orphée, à qui, par deux fois, il échut de perdre son Euridyce. J'avais l'impression de sentir son souffle sur mon épaule ; effrayé à l'avance de cette tristesse que rien ne pourrait jamais apaiser, je savais déjà que, pareil à ce musicien étrange, je succomberais et me retournerais. Oui ! Je me retournerais. Hélas ! C'est ainsi que nous sommes faits, nous les impatients... Il n'y a rien à faire.
C'est à cela que je réfléchissais tout en avançant, regardant à mes pieds les traverses, qui défilaient, les rails, qui brillaient d'un éclat terne ; il aurait suffi d'une victoire sur lui-même, de ne pas se retourner pour quitter le monde infernal et retrouver la lumière du monde d'en haut !... C'est alors que je connus le poids d'une affliction et d'une perte, qui n'étaient pas les miennes.
Je pris ensuite une rue déserte de la petite bourgade. Une poussière meuble, d'énormes bardanes, des traces de roues et des empreintes de pieds nus... Les habitants des maisonnettes de bois, qui m'étaient bien familiè¬res, dormaient encore. Les fenêtres muettes, ensommeillées, paraissaient mortes avec leurs rideaux tirés. L'air était frais, sans un souffle de vent. Un silence particulier, celui même qui précède l'aube, enveloppait toutes choses et sur la surface du ciel s'étiraient des plumes roses et duveteuses.
Cela faisait un an, jour pour jour, que j'avais quitté Sakhaline. Après mon échec aux examens d'entrée à l'université, j'avais travaillé sur un chantier ; mais voilà que l'heure avait sonné d'aller à l'armée. Maman, qui désirait me revoir avant mon départ, m'avait envoyé de l'ar¬gent, et j'avais refait ce trajet d'abord en avion, puis, dans un petit tortillard.
En passant devant la maison de Marie, je fus surpris de voir, qu'à une heure si matinale, quelqu'un ne dormait pas : Iricha, sa sœur cadette, était assise sur un banc près du portail. Elle avait mis la veste molleton¬née de son père, d'où dépassait le bout de ses pieds nus. Le dos appuyé à la palissade, elle me regardait d'un air sérieux, sans l'ombre d'un étonne¬ment.
- Bonjour, Iricha, lui dis-je, tu me reconnais ? Je viens du continent.
- Oui, répondit-elle. Il y a quelqu'un qui transporte des pierres là-bas ?
- Des pierres ?
Ce n'est qu'à ce moment que je remarquai un bruit régulier, atténué par la distance. Je lui expliquai :
- Non, Iricha, ce ne sont pas des pierres, c'est le bruit de la mer dans le lointain.
A présent, elle me regardait avec une tranquille indifférence, d'un air, me sembla-t-il, légèrement moqueur. Je me sentis mal à l'aise : avec mes fades explications, je venais de faire irruption dans son monde d'enfant, alors qu'un être immense, juché sur une énorme charrette, faisait rouler des pierres avec un grondement assourdi, qui déchirait le silence matinal...
- Est-ce que Marie est là ? lui demandai-je.
- Non, elle habite sur le continent. Bientôt, nous aussi, on ira la rejoindre.
Je demandai des précisions :
- Quand ça ?
- Bientôt, demain, répondit-elle.
Je riais intérieurement de la naïveté avec laquelle elle associait, d'une manière quasi automatique, les notions de "bientôt, et de "demain". Mais, encore une fois, je me trompais : le lendemain, alors que j'étais à la mer, toute sa famille quitta Sakhaline. Je n'eus même pas l'occasion de bavarder avec les parents de Marie, ni de leur demander où elle était et ce qu'elle faisait.
J'appris seulement qu'elle non plus n'avait pas réussi à entrer dans un institut.
Nous, les bacheliers de l'unique école de notre petite ville, avec quel¬le insouciance nous nous étions séparés, sans nous douter que des adieux joyeux et bruyants sur le quai d'une gare pouvaient être, en fait, défini¬tifs. J'étais de retour et avais revu quelques uns de mes anciens camarades de classe, des ratés comme moi ou bien des plus chanceux, qui, déjà étudiants, revenaient passer leur vacances ici. Cependant ces rencontres ne nous avaient apporté aucune joie : une année de vie indépendante avait creusé entre les autres et moi l'espace invisible, mais parfaitement réel de l'indifférence. Je demandais de droite et de gauche l'adresse de Marie, mais il s'avéra qu'elle n'écrivait à personne... Puis, une humeur que connaît tout recrue, une humeur à.la fois triste, éperdue et terriblement enjouée s'abattit sur moi. Les dernières semaines se mirent à défiler à toute allure et j'abandonnai mes recherches.
C'était ma deuxième année de service. Après l'école des jeunes commandants, je fus affecté dans la ville de R. Dans mon nouveau régiment, je de¬vins l'ami d'un grand escogriffe plein d'entrain, qui s'appelait Kolia Iagoda. Un an auparavant, il avait terminé la même école, dans le même bataillon, et jouissait, à présent, pleinement de son grade de sergent : il commandait une escouade. Quant à moi, je n'en avais pas l'étoffe, j'étais incapable de plier les autres à ma volonté et restais longtemps simple soldat. Enfin, l'adjudant-chef de la compagnie, prenant en compte mon instruction, me nomma sergent-fourrier.
Kolia avait une petite amie ; elle s'appelait Nonna. J'étais parfaitement au courant de la nature de leurs relations, car il n'était pas du genre cachottier. Un jour, le sergent Iagoda se retrouva de service à la ca¬serne le samedi et le dimanche et ne put donc la revoir après toute une semaine de séparation. N'en pouvant plus de languir, il vint me trouver dans mon magasin et sortit une photo de la poche de son uniforme. Je vis l'opulente Nonna avec ses sourcils très noirs, et à côté, Marie, toute menue, souriante.
Je découvris alors, qu'elles travaillaient dans la même fabrique de chaussures, qu'elles étaient très liées et que Marie était mariée et attendait un enfant. Cela me tourneboula et m'inquiéta... Kolia, à qui je racontais ce que je savais sur Marie, parut surpris et secoua tristement la tête. Deux semaines plus tard, il me remit avec un sourire malicieux une lettre cachetée, sur laquelle étaient écrits ces quelques mots : "Pour V. Tchékine". C'était une lettre de Marie.
/Quelques semaines plus tard, à l'occasion d'une permission, le narrateur se rend dans le village, où Marie habite avec sa belle-famille. Il la revoit et découvre la misère de son existence au milieu de gens frustres et grossiers./
Nous sommes toujours adossés à la palissade grise. Je reste silencieux. Voilà donc la raison pour laquelle Marie m'a fait venir ici. Mais en quoi puis-je l'aider à présent ? A présent que le mal l'a touchée, ce mal que distille la vie quotidienne, ce mal terne, lancinant, qui vous harcèle et auquel, comme à une loi mystérieuse de l'existence, nul ne peut échapper. Je ne savais que dire, que faire de lui. J'écoutais, étrangement gêné, l'amè¬re confidence de Marie. Je n'avais aucune envie d'être mêlé à ce que me dé¬voilait mon amie d'enfance et regrettais de m'être laissé aller à mes sen¬timents, de l'avoir revue dans cet endroit baptisé "La colline des datchas".
Les épaisses chevelures des vieux cerisiers pendaient de l'autre côté du barbelé, tendu au-dessus de la palissade. Les taches roses des fruits éclairaient de myriades de points brillants leurs sombres frondaisons.
C'était le début de l'été. Le meilleur que nous offrirait cette année était encore à venir.
Nous continuâmes notre chemin. En retrait de la route, sur un petit coin de terre tout pelé, j'aperçus une chatte en compagnie de ses deux chatons. Elle sommeillait, étendue mollement au soleil, la tête rejetée en arrière et l'oreille dressée. A ses côtés, deux minuscules chatons folâtraient et balançaient leur petite queue. Nous ayant aperçus, ils abandonnèrent leurs jeux et allèrent se cacher derrière leur mère. Leurs museaux ahuris, leurs prunelles rondes pointaient au-dessus de son flanc ébouriffé. Elle leva une tête inquiète, et, ouvrant sa gueule humide aux dents acérées, elle miaula doucement.
"A...Aa", fit-elle. Et ses yeux fixés sur nous, à la fois résignés et pleins d'appréhension, nous interrogaient : pourquoi donc avoir fait peur à ses chatons ?
Je m'arrêtai et les examinai une longue minute, en silence. Puis, je sortis de la poche de poitrine de ma vareuse mon carnet et mon crayon noir
et notai sur une page blanche :
Les chatons au soleil
. Grimacent inocemment
Ils se caressent
Et dansent en silence
Pour personne.
A côté la mère
Farouche prêtresse de la proie
Maigre avec son ventre qui pend
Leurs jeux observer
De ses yeux radieux
Et succombant à la tendresse
Elle a oublié sur ses babines humides
Un sourire de Madone.
Traduction de Michèle ASTRAKHAN
VALENTIN RASPOUTINE
L'INCENDIE
L'incendie est paru en juin 1985 dans la revue littéraire Notre contemporain / Наш современник /, et dès le mois d'août suivant, un long compte-rendu de la Gazette littéraire soulignait toute l'importance de ce texte, non seulement dans l'œuvre de Raspoutine, mais encore dans l'actuel débat d'idées en U.R.S.S. L'incendie, écrivait le critique, "est une œuvre qui arrive à point nommé. Si je devais en définir le genre, je dirais que c'est une nouvelle-avertissement, une nouvelle-mot d'ordre". Cette première réaction était prémonitoire, puisque dans les mois qui ont suivi, les références et allu¬sions à ce texte se sont multipliées.
Que contient-il donc de si sulfureux ? Rien moins qu'une interrogation (sans réponse, puisque la fin de la nouvelle reste ouverte) sur les capacités de régénérescence de la collectivité minée, en son sein même, par son développement techniciste et productiviste, et par le retournement des valeurs porté par une nouvelle génération sans attache paysanne, et face auquel la vieille génération elle-même démissionne.
L'action se déroule au tout début des années 1980. Le cadre en est la Sibérie profonde, et plus précisément les bords du fleuve Angara, cet unique (mais imposant) "enfant" du majestueux lac Baïkal, toujours présent chez Raspoutine. Quelques vingt ans auparavant, des terres ont été inondées pour
construire un barrage six villages traditionnels ont, ainsi, été rayés de la carte, et leur population (de paysans, donc, et - qui plus est - sibériens, c'est-à-dire nettement traditionalistes) regroupée dans une cité ouvrière, bâtie de toutes pièces pour les besoins d'une entreprise d'exploitation forestière. On retrouve ici le thème de L'adieu à l'île, ainsi que les préoccupations écologiques de la prose "ruraliste" contemporaine, dont Raspoutine est sans conteste l'un des représentants les plus éminents.
Mais ici, l'action se déroule en vase clos, dans l'enceinte des entre¬pôts de l'entreprise, qui sont l'unique magasin de la cité. Ces entrepôts prennent feu, et nous assistons - par les yeux du conducteur d'engins Ivan Petrovitch - à leur destruction. Par imprévoyance et manque de moyens ("la pompe à incendie, la seule et unique que l'entreprise ait jamais possédée, on l'avait démontée, deux ans auparavant, pour en utiliser les pièces déta¬chées"), par indifférence aussi, puisque si l'on manque de bras pour lutter contre les flammes, par contre il y a mobilisation générale autour de cer¬tains bâtiments, pour récupérer à bon compte ce qui peut être sauvé de le fournaise (et particulièrement la vodka). Le choix ne manque d'ailleurs pas et c'est une autre révélation que cette abondance de biens en tous genres, du side-car aux caisses de saumon, alors que règne une pénurie générale. Notre héros comprend mieux, du coup, le ballet quotidien des voitures de fonction venant de tous les coins du district.
Mais plus sombre, sans doute, apparaîtra (chapitre 9) le tableau - nouveau dans la littérature soviétique - de cette nouvelle race d'individus sur ces chantiers où la transhumance perpétuelle est de règle, et qui ne connaissent plus aucune attache, ni à un terroir, ni à une famille, ni à quelque valeur que ce soit - pas même l'argent - qui "ne voient, ni n'imaqinent rien qui vaudrait qu'ils s'y arrêtent, poussés qu'ils sont par une impérieuse et sourde angoisse. Et quand ils s'en vont, une douleur amère leur voile le regard : pour où pour quoi ?". Ce n'est évidemment pas sur de tels êtres à la dérive que l'on peut compter pour contre-carrer la puissance montante des voyous qui sont aux premières loges pour voler ce qui peut encore l'être dans les entrepôts en flamme. Car il y a aussi ceux.là, ces "apaches" de ]a brigade du "recrutement organisé", dont les manières indiquent sans doute possible que certains d'entre eux, au moins, ont tâté du camp de travail, organisés en bande, avec un chef et un conseil, et qui ne craignent plus rien.
Non, la situation n'est pas rose à Sosnovka, et les retours en arrière - qui alternent avec la description des progrès de l'incendie - nous font partager les réflexions du héros sur les causes d'un si formidable retournement des mentalités, en même temps qu'ils nous livrent toutes les pièces du dossier, faisant de nous aussi des juges dans cet affrontement des valeurs.
Sosnovka, microcosme de la Russie ? Certains s'empressent de le contester, soulignant par là-même combien cette nouvelle touche a des contradictions particulièrement délicates de l'Union Soviétique d'aujourd'hui.
/Début de la nouvelle/
Avant déjà, il était plus d'une fois arrivé à Ivan Petrovitch de se sentir épuisé ; mais, à ce point, jamais. Il était au bout du rouleau. Un point, c'est tout. Il mit le camion au dépôt, regagna la rue par le poste de garde désert et là, pour la première fois, le chemin qui menait à sa maison, et auquel - en vingt ans - il n'avait jamais prêté attention (pas plus qu'on ne remarque sa propre respiration, quand on est en bonne santé), ce chemin de rien du tout se révéla à lui dans toute sa longueur, avec tous ses détails, et où chaque mètre exigeait un pas, et chaque pas était un effort. Non, ses jambes ne pouvaient plus le porter. Même jusque chez lui.
Et la semaine qui venait - sa dernière semaine de travail - lui sem-blait devoir être interminable, plus longue que la vie même. Comment, par quels efforts désespérés, il pourrait en venir à bout, Ivan Petrovitch ne pouvait l'imaginer, pas plus qu'il n'arrivait à entrevoir le moins du monde l'existence qui pourrait être la sienne après cela. Au-delà, il y avait quelque chose d'étranger, d'interdit, de mérité – certes - mais de non nécessaire. Et, dans ces minutes amères, cela ne semblait ni plus lointain, ni plus visible que la mort elle-même.
Et d'où est-ce qu'il sortait sa fatigue ? La journée n'avait pas été éreintante, elle s'était même passée sans énervement ni éclat. Seulement, voilà : une cassure, une limite était soudain apparue, au-delà de laquelle il n'y avait rien. Hier encore, il lui restait un avenir ; aujourd'hui, c'était fini. Comment se lever demain, mettre le moteur en marche, démarrer ? Il n'en avait aucune idée. D'ailleurs, il croyait à peine à l'existence de ce lendemain, et tirait même de ce doute quelque triste plaisir : s'il pou¬vait y avoir une longue, longue nuit, une nuit démesurée, fantastique, que l'un y trouve le repos, que l'autre reprenne ses esprits, et que le troisiè¬me commence à voir les choses sous leur vrai jour... Puis, une nouvelle aube se lèverait, et avec elle : la guérison. Voilà qui serait bien.
Le soir était calme, pulpeux. Le radoucissement du temps, qui s'était fait sentir dans la journée, s'était maintenu, et semblait même définitif. On enfonçait dans la neige mouillée, même sur la route, y laissant de pro¬fondes traces. Des ruissellements suivaient la pente en clapotant. Dans le crépuscule velouté et épaissi d'ombres bleutées, tout, alentour, paraissait inondé, surnageant confusément dans le mouillé de la crue printanière. Seul l'Angara, couvert d'une neige plus blanche et plus pure, ressemblait, de
loin, à une berge ferme et solide.
Ivan Petrovitch finit par atteindre sa maison. S'était-il arrêté en chemin ? Avait-il adressé la parole à quelqu'un ? Il ne s'en souvenait pas. C'est sans la douleur habituelle - souffrance, ou révolte intérieure - qu'il longea la clôture en ruine devant chez lui. Il entra, et repoussa le portil¬lon derrière lui. De la petite étable, derrière la maison, lui parvenait la voix d'Aliona qui, gentiment, essayait de faire comprendre quelque chose à leur veau d'un mois. Ivan Petrovitch ôta ses bottes boueuses dans l'entrée, fit effort pour se laver et, n'y tenant plus, se laissa tomber sur la ban¬quette du vestibule, le long de la paroi chaude du poêle. "Voilà ton refuge, maintenant", pensa-t-il, tout en tendant l'oreille : est-ce que ce n'est pas Léna qui vient ? L'idée de devoir se relever pour le dîner était, à elle seule, une véritable souffrance. C'est qu'Aliona ne le laisserait pas en paix tant qu'il n'aurait pas mangé ! Et pourtant ! Ce qu'il n'avait pas envie de se lever ! Il n'éprouvait aucune envie, d'ailleurs. Comme s'il avait été allongé dans la tombe.
Aliona entra, et s'étonna de le voir traîner ainsi. Elle le crut malade, et s'inquiéta. Non, pas malade. Fatigué. Tout en lui racontant quelque chose à quoi il ne prêta pas la moindre attention, elle mit la table. Ivan Petro¬vitch la pria de lui accorder un petit répit. Toujours allongé, il laissait, avec indolence, son esprit remuer sans rime ni raison une idée qui semblait lui être soufflée : les deux mots "mars" et "mort" semblaient, de façon incom¬préhensible, n'en faire plus qu'un seul. Il y avait entre eux autre chose de commun que la seule sonorité. Non ! Il fallait vaincre mars et de toute sa dernière énergie venir à bout de cette ultime semaine.
C'est alors que lui parvinrent les cris :
- Au feu ! Il y a les hangars qui brûlent !
Il était si anxieux et troublé par ses pensées, la minute d'avant, qu'il lui sembla que ces cris sortaient de sa propre gorge. Mais Aliona accourut :
- Tu entends, Ivan ? Tu entends ? Ah ! Et tu n'as même pas dîné !
*****
Les entrepôts de la cité ouvrière s'étendaient en forme de L : un L, dont le grand côté s'étirait le long de l'Angara -ou, comme on dit main¬tenant plus justement : au bord de l'eau - et dont le petit débouchait, à droite, dans la Rue Basse. Vue du haut de la cité, cette solide lettre L semblait non pas debout, mais couchée. Quant à ses deux faces non visibles, elles étaient, on s'en doute, défendues par une palissade aveugle. Il y avait deux moyens d'entrer, depuis la rue, dans cette citadelle de marchan¬dises : un large portail pour les véhicules et, à côté, un passage réservé aux personnes autorisées. A la droite du portail, contigü aux entrepôts, se dressait un bâtiment encastré, et qui avançait de moitié au-delà des palissades : le magasin. Outre sa façade gaie, de couleur verte, et de larges fenêtres, il présentait sur la rue un perron à double entrée : pour l'alimentation, et pour le bazar.
Dans la Rue Basse, à droite comme à gauche des entrepôts, les maisons de bois se serraient les unes contre les autres, tant il est vrai que les
gens recherchent la proximité de l'eau. Un grave incendie pouvait donc, d’un côté comme de l'autre, se transmettre d'une maison à l'autre et, de proche
en proche, gagner jusqu'à la partie haute de la cité. Et, paradoxalement, c'est à cela - et non aux moyens de sauver l'entrepôt - que pensait avant tout
Ivan Petrovitch en bondissant hors de chez lui. En de semblables occasions, on imagine tout d'abord le pire ; ce n'est qu'ensuite que la réflexion et
l'action, conjuguées, permettent de limiter l'étendue du malheur.
Du haut des marches de sa maison, Ivan Petrovitch jeta un regard vers les entrepôts, et ne vit pas le feu. Mais on entendait maintenant crier de tous côtés, et les appels qui parvenaient de là-bas étaient encore plus dé¬sespérés et inquiétants. Coupant au plus court, il s'élança à travers le potager, et déboucha à découvert. Là la réalité de l'incendie s'imposa à lui dans toute son évidence. Une lueur trouble et intermittente se contor¬sionnait sur le côté droit des entrepôts, et apparemment loin d'eux. Ivan Petrovitch eut, un bref instant, l'impression que c'étaient des haies de bois mort qui brûlaient, et aussi, derrière elles, l'une de ces cabanes de bois pour le bain de vapeur ; mais, à l'instant même, la lueur se redres¬sa et envahit le ciel, illuminant les bâtiments sous elle. De nouveau on entendit des cris, puis le fracas du bois qui s'abat. Ivan Petrovitch re¬pris ses esprits : eh quoi ! Où allait-il donc ainsi, les mains vides ? Il repartit, à toutes jambes, en sens inverse, hélant Aliona de loin. Mais celle-ci avait déjà abandonné la maison en toute hâte et n'était plus là.
Ivan Petrovitch saisit sa hache sur la pile de bois et se mit à battre son enclos en tous sens, à la recherche de la gaffe. Mais une autre pen¬sée le saisit alors : peut-être faudrait-il bien fermer la maison ? A cet instant, la fulguration de l'incendie fut projetée sur le mur, où elle se mit à danser avec une insistance telle qu'Ivan Petrovitch, laissant là tout autre préoccupation, se rua de nouveau en direction des entrepôts.
Tout en courant, il remarqua que la lueur s'était rapprochée de la rue. C'était donc du sérieux. Depuis qu'elle existait, cette cité ouvriè¬re n'avait jamais connu un incendie de cette ampleur.
Toujours au pas de course, il contourna l'enceinte puis, par le portail grand ouvert, pénétra avec précaution dans la cour, jetant des regards tout autour de lui.
*****
A en juger par l'ensemble, le feu avait pris dans l'angle du L, ou pas loin de là. De là partaient : l'entrepôt de l'alimentation, dans la grande aile, et celui du bazar dans la petite. Et l'un comme l'autre était d'un seul tenant. Vu la façon dont le tout était construit, et où le feu avait pris, une fois déclenché il ne devait s'éteindre qu'après avoir tout ravagé. Quant à la construction, quant à prévoir, dès le départ, l'éventualité d'un feu, c'est là une sagesse étrangère au Russe. Il est, bien plutôt, caracté¬risé par l'imprévoyance, et de tous temps a bâti sa maison en vue d'y vivre le plus commodément possible, et non d'y assurer au mieux sa sécurité. Ici même, quand on a fondé ce village, à la hâte, on ne s'est pas perdu en médita¬tions : on s'est mis à l'abri de l'eau. Et quant à se protéger du feu, qui y aurait pensé ? Maintenant, pour ce qui est du coin dans lequel l'incendie avait pris, il y avait quelqu'un - à moins que ce ne fût, il est vrai, la fatalité - qui n'avait, au contraire, rien laissé au hasard.
Des deux côtés à la fois, le bâtiment était comme coupé en tranches. Du côté de l'alimentation, le feu se mit à ravager la charpente à une vi
tesse et dans un fracas extraordinaires, comme si on avait répandu de la poudre dessus. Ce côté n'avait pas eu le temps d'être couvert : les ardoi¬ses, livrées à l'automne, se trouvaient encore là où on les avait entassées, le long de la palissade. L'autre aile, par contre, était couverte. Et depuis deux ans, déjà : c'est une chose, de laisser des caisses de bocaux ou de galettes et autres confiseries prendre l'humidité, et c'en est une autre, de risquer que la pluie ne détériore ces chiffons importés du Japon qui se ven¬dent ici hors de prix, et pour lesquels des clients vont jusqu'à faire le voyage depuis Irkoutsk. Mais, bien sûr, ce n'était pas la couverture d'ar¬doises qui aurait pu empêcher le feu de se propager sur le toit à toute vitesse. Il aurait encore fallu d'autres conditions. C'était plutôt le fait que le cœur de la fournaise était situé dans le dépôt le plus éloigné. Il était évident que la catastrophe avait pu démarrer par là aussi.
Il y avait encore un entrepôt couvert d'ardoise : le dernier dans l'ai¬le de l'alimentation, près de l'enceinte, où l'on conservait la farine et le gruau.
Lorsqu'Ivan Petrovitch s'engagea dans la cour illuminée, d'un pas in¬certain, en zigzags, hésitant sur l'endroit où se précipiter, deux groupes seulement s'étaient rassemblés : d'un côté, près du feu de droite, l'on démé¬nageait des motos garées sur des bouts de bois ; de l'autre, quatre ou cinq gars démontaient, en son milieu, le toît du grand bâtiment, pour stopper la progression supérieure du feu. Déjà rôtis par le brasier tout proche, qui leur tirait des cris de rage, ils arrachaient les planches noircies par le temps, et les jetaient violemment à terre, où elles se brisaient. Ivan Petrovitch se rappela la hache qu'il avait en main : il devait se porter à leur aide. Accouru au pied du mur, il se mit à faire des sauts de Côté et en arrière, pour éviter les voliges balancées depuis le toît, cherchant désespérément par où, et comment grimper. Sa tête refusait obstinément de l'aider. Il ne pouvait aligner deux idées. Tout à coup, il aperçut quel¬qu'un s'engageant sur le faîte du toît depuis la palissade de gauche et qui, les jambes largement écartées, un pied sur chaque pente, progressait maintenant en toute hâte. Il partit alors en courant dans cette direction, sans plus s'adresser de sermons de reproches : l'heure n'était plus aux pa¬roles. Bien plutôt maudissait-il son incohérence par la brûlure du désespoir inhalé, qui faisait le pendant aux morsures de l'incendie. C'est que s'il avait été autrefois un bon paysan, aujourd'hui il ne lui en restait plus que la peau.
Celui qui dirigeait les opérations, là-haut, c'était Afonia Bronnikov. Tout en s'approchant du plus vite qu'il le pût, Ivan Petrovitch l'entendit donner à quelqu'un l'ordre de descendre chercher une barre à mine, ou n'im¬porte quel bout de métal, pour faire levier. La présence d'Afonia sur les lieux rassura Ivan Petrovitrh. Il aperçut encore un autre gars solide : le conducteur d'engins Semion Koltsov. Il n'était pas d'ici, mais Ivan Petrovitch avait eu l'occasion de travailler avec et savait qu'on pouvait compter dessus.
A la vue d'Ivan Petrovitch tenant sa hache à la main, Afonia s'exclama avec joie :
- Eh bien ! Il s'en sera quand même trouvé un avec un peu de jugeotte ! Les autres vont au feu comme on se met à table : les mains vides !
Il plaça Ivan Petrovitch sur le versant côté cour, et ce dernier, après avoir rapidement estimé la situation, s'attaqua aux voliges. A l'autre bout du toît, mais sur la panne faîtière elle-même, Afonia défonçait la couverture par en-dessous, à l'aide d'un maillet qui semblait une masse entre ses mains, sautant à chaque fois au bas du petit billot de bois sur lequel il était juché, et le déplaçant aussitôt pour recommencer un peu plus loin. Entre eux deux, c'était Semion Koltsov qui maniait la hache. Progressant de ce côté, mais aussi sur l'autre versant qui dominait l'Angara, lui habituellement taciturne et réservé, il brisait les planches à grands coups de hache fu¬rieusement distribués de droite et de gauche, tout en poussant, sans arrêt, des cris sauvages. Et, bien qu'il fût aussi tout à son affaire, Ivan Petrovitch ne put s'empêcher de penser que l'homme n'est ainsi porté à se projeter hors de lui-même et à s'extérioriser par des hurlements que lors¬qu'il se lance à l'attaque, qu'il se jette en avant pour tuer, ou qu'on lui intime l'ordre de détruire, comme c'était le cas. Jamais il ne lui viendrait à l'esprit de gueuler comme une bête quand il sème le blé ou qu'il fauche du foin pour les animaux. Et nous comptons les siècles qui nous séparent de l'homme primitif !... Les siècles ont passé, c'est vrai, mais en nous le primitif n'est encore qu'assoupi.
S'étant rapidement approché, Ivan Petrovitch découvrit qu'il avait déjà quatre mètres de dégagés. Maintenant qu'ils étaient deux, ils se mirent à progresser plus rapidement, et réussirent : le feu, qui avait jusque-là rongé l'intérieur de la toiture d'une poussée avide et sinueuse, buta sur le vide. Il s'élança droit vers le haut, les obligeant à s'accroupir pour échapper au souffle brûlant de la fournaise toute proche, mais ne put franchir le gouffre, et fit demi-tour pour atteindre, en arrière, du petit bois sec moins récalcitrant. Les chevrons commencèrent à fumer mais ne s'embrasèrent pas, et là où ils menaçaient de prendre feu, Afonia en faisait son affaire, les étouffant de sa veste matelassée.
Ivan Petrovitch fut, une fois de plus, conforté dans son opipion sur Afonia : c'était un gars intrépide, quelqu'un de chez nous, de l'ancien village d'avant le barrage. En fait, plus un gars, depuis longtemps, mais un homme fait.
Ils se remirent au travail, mais en regardant désormais plus souvent autour d'eux, avec plus de méfiance. Celui qu'on avait envoyé chercher une barre à mine revint. En fait d'outil, il rapportait une nouvelle : on avait dégagé, complètement carbonisée, une "Oural", l'un de ces side-cars qu'on s'arrachait sur les chantiers forestiers, plus encore que les "Lada". Ce gars, Ivan Petrovitch le connaissait mal. Il y en avait maintenant beaucoup comme ça, qui étaient arrivés là d'un peu partout, et qu'on ne connaissait toujours pas, bien qu'ils aient été installés depuis déjà pas mal de temps. Il s'écria avec indignation :
- Il y en avait bien une, d'Oural ! Et pour qui ? Pour qui est-ce qu'ils la gardaient cachée ? J'ai demandé à Katchaev, il n'y a pas long¬temps. "Il n'y en a pas", il m'a répondu. Et pourtant, il y en avait une !
Afonia le rappela à l'ordre :
- Tu l'as cherchée, la barre à mine, ou pas ?
- Il n'y en a pas. Il n'y a rien du tout ! cria le type. Regardez : les femmes se sont toutes amenées, l'une après l'autre, avec leurs seaux, mais la citerne est introuvable. C'est à la palanche qu'elles trimbalent l'eau depuis l'Angara. A la palanche, sur un enfer pareil ! Autant se mettre tous en rang, et cracher dessus ! Ca lui ferait le même effet !...
Et le gars de raconter avec force exclamations, comment, accouru l'un des tout premiers, il avait tenté d'utiliser les extincteurs :
- Je percute la cartouche, comme il faut, et il en sort rien du tout. Ni mousse, ni mouscaille ! Macache. Ils sont vides, ou alors ils se sont évaporés.
Afonia le posta à l'arrière, avec mission de tenir la défense avec la veste matelassée. Aussi criait-il dans leur dos, et c'était assez sinistre, cette voix haletante, hachée par une besogne sans trêve ni repos. Il semblait à Ivan Petrovitch qu'elle sortait, grondante, non de la poitrine de l'homme d'à côté, suffocant de chaleur et de fumée, mais des murs eux-mêmes. Et par la suite, au cours de la soirée qui fut longue et ardente, et de la nuit, lorsqu'Ivan Petrovitch entendait des voix crier, donner des ordres, ou appeler, il avait l'impression que c'étaient les murs, la terre, le ciel et les berges du fleuve qui lançaient des paroles pour être compris des gens.
Ivan Petrovitch défonça la dernière planche, et la lança au sol. Il jeta alors un coup d'œil derrière lui, puis tout autour. La flamme, der-rière eux, s'élevait haut dans le ciel, éclairant violemment la cour, et projetant sur le toit des maisons toutes proches de grandes lueurs palpi-tantes. Dans la cour, des gamins couraient en silence, affolés. Près des entrepôts de droguerie, des silhouettes, rendues méconnaissables par le brutal éclairage, comme translucides, poussaient des cris et s'agitaient, semblant exécuter, auprès du feu, quelque danse harmonieuse. Là-bas, l'effrayant était que l'incendie expulsait, de dessous le toit, de longues flammes ardentes qui forçaient les gens, tout comme à la contredanse, à reculer, puis avancer de nouveau. "Voulez-vous ouïr, voulez-vous savoir, comment fait mon père, pour semer l'avoine ?"
Entre-temps, les autorités étaient déjà accourues. Aux côtés du res¬ponsable du chantier, au milieu de la cour, l'ingénieur en chef Kozeltsov gesticulait et faisait de grands gestes en direction du village. Boris Timoféevitch, qui l'écoutait sans l'écouter, faisait à quelqu'un des signes qui ne pouvaient signifier qu'une chose : Encore ! Encore !... Apercevant soudain un tracteur qui déboulait dans la cour, il se précipita vers lui.
Du monde, il n'en manquait pas. C'est tout juste si le village, dans son entier, ne s'était pas rassemblé. Et pourtant, il ne s'était jusqu'à présent trouvé personne, semblait-il, qui ait su organiser tout ce monde - en une force solide et réfléchie, capable d'arrêter le feu.
La lueur de l'incendie illuminait, jusque loin, les maisons et les bâtiments du village, peureusement agrippés à la terre, sur lesquels elle allait et venait, dans une effrayante revue d'inspection. Ivan Petrovitch, évaluant la distance, du regard, découvrit le toit de sa maisonnette, et se souvint : la gaffe, qui aurait été si utile ici, se trouvait dans le foin, là où il l'avait jetée deux jours plus tôt, quand la neige avait fondu.
*****
Ce village, malpropre et sans confort, n'était ni urbain ni rural. Il était du genre bivouac, comme si, errant de ci de là, on s'était, un jour, arrêté là pour y attendre la fin du mauvais temps et se reposer, et puis qu'on y avait pris racine. Mais pas des racines bien profondes, étant toujours dans l'attente de l'ordre d'avoir à repartir plus loin. Pas question, donc, de s'installer à fond, coquettement, en pensant aux enfants et petits-enfants, mais seulement d'attendre la fin de l'été. Tout au plus l'hiver prochain. Entre temps, des enfants étaient nés, avaient grandi, et eux-mêmes, maintenant, avaient d'autres enfants. A côté du village, plein de vie à l'époque, un autre campement avait poussé où ils étaient allés s'installer comme des nomades. Pour toujours. Et celui-ci ressemblait tout à fait à une halte, à un refuge provisoire, qu'on abandonnerait d'un moment à l'autre. Entendant, la nuit, le générateur Diesel, et le martèlement de la machine tournant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, Ivan Petrovitch avait l'impression que c'était le village lui-même qui maintenait son mo¬teur à plein régime, afin d'être toujours prêt.
Au soviet local il y avait, sur un mur, une carte du village : des rues bien droites, un jardin d'enfants, une école, la poste, le bureau du service d'exploitation forestière et celui des eaux et forêts, le foyer rural, les magasins, le garage, le château d'eau, la boulangerie. Tout ce qu'il faut pour vivre normalement quand on est civilisé. Les rues étaient effectivement droites et larges : c'est qu'à l'époque où les maisons s'étaient construites, on avait sévèrement veillé à leur alignement. Mais là s'arrêta tout ce bel ordonnancement. Les lourds engins avaient défoncé ces larges rues si peu paysannes et les avaient transformées en un paysage lunaire. L'été, à la faveur des intempéries, les tracteurs et les camions de bois malaxaient la boue, telle une écume de crème noire qui se répandait des deux côtés en lourdes vagues et, séchant, se transformait ensuite en crêtes dures comme de la pierre qui, pour les personnes âgées, représentaient d'insurmontables obstacles. Chaque année, le soviet local levait un rouble par foyer pour les trottoirs, et chaque année on les recouvrait à neuf. Mais le printemps arrivait, et avec lui le temps de rentrer le bois. Quand on avait fini de traîner et rouler les billes de bois sur les trottoirs, de ceux-ci il ne restait plus que des copeaux. L'été, on n'avait pas le temps de les retaper, chacun avait bien autre chose à faire. L'équipe des trottoirs faisait son apparition à la veille de l'hiver, et les planchers flambant neuf allaient ensuite dormir trois ou quatre mois sous la neige, inutilisés ou presque, jusqu'en février ou mars, pour succomber à nouveau, stupidement, sous les chenilles des engins et le poids du bois non débité. De plus, c'est sur les trottoirs - ou ce qu'il en restait : trois bouts de planches par ci par là - qu'on le fendait, le bois, à la scie et à la hache. Et aucun règlement, aucun arrêté n'y pouvait mais.
De plus, ce village était aussi nu et dépouillé qu'un terrain vague, aussi odieux : une véritable provocation. On rencontrait rarement dans les jardinets l'un de ces bouleaux, l'un de ces sorbiers qui réjouissent l'œil et réchauffent le cœur. Ces gens qui, dans les anciens villages qu'ils avaient quittés pour venir ici, n'auraient jamais pu s'imaginer vivre sans quelque verdure sous leurs fenêtres, ces mêmes gens, ici, se passaient de jardinet devant leur maison. Si bien que la rue, grondante et importune, pénétrait chez eux sans aucune gêne. Là aussi les arrêtés en faveur de l'aménagement d'espaces verts étaient lettre morte. Il est vrai que, quand on déboise chaque année des centaines d'hectares de forêt, que l'on laboure autour de soi des étendues immenses, on n'a ni la force ni le cœur à s'a-briter des courants d'air et des regards indiscrets derrière un buisson de merisiers. La vie est ainsi faite...
En un mot, c'était une exploitation forestière : on y abattait les forêts de façon industrielle. Par-là s'expliquaient en grande partie le désordre et l'inconfort qui y régnaient. Couper les arbres c'est autre chose que semer du blé, avec à chaque saison le retour des mêmes tâches et des mêmes soucis : le laboureur vivrait-il cent ans, qu'il y aurait toujours du travail pour lui. En revanche, quand on coupe les arbres, il se passe des dizaines et des dizaines d'années avant qu'il en repousse de nouveaux. Or, avec les moyens techniques d'aujourd'hui, c'est fait en peu de temps. Et quand on les a coupés, qu'est-ce qu'on fait ? Eh bien, on ramasse ses affaires et on repart. On abandonne les maisonnettes, les étables, les bains, on laisse là les tombes des pères et mères et le souvenir des années qu'on y a soi-même passées ; on monte sur les tracteurs et les semi-remorques, et on part là où il reste encore de la forêt. Et là-bas, on recommence.
Passant à proximité de Beriozovka, l'été en bateau, l'hiver sur la glace, Ivan Petrovitch regardait chaque fois en direction des maisons abandonnées, portes et fenêtres condamnées. Et chaque fois la mélancolie et le désarroi s'emparaient de lui : là aussi il y avait eu un chantier forestier, puis un jour, le travail terminé, tous étaient partis. Il ne restait plus âme qui vive dans le village délaissé, excepté quelques touristes enragés, qui faisaient du feu dans les maisons, et en chassaient la fumée par la porte.
Le même sort les attendait, eux aussi, tôt ou tard. Ils repoussaient l'échéance autant qu'ils pouvaient, mais elle était inéluctable... Déjà sept ans auparavant, ils avaient rassemblé et emporté le bois de l'entreprise. On leur avait attribué un nouveau chantier, de l'autre côté de l'Angara. Cinq ans plus tard, à peine, là aussi ils avaient tout ratiboisé. Alors la question s'était posée sérieusement pour le village : être ou ne pas être ? On en avait discuté au district, à la région, et au ministère, et en fin de compte il avait été décidé que oui. Ils retournèrent alors sur leur ancien chantier, sur leurs anciennes coupes. Mais, alors que jusque-là ils n'y avaient pris que le bois d'œuvre, pin et mélèze (il y avait même eu un temps où on avait détruit bouleaux et trembles à l'aide de produits chimiques, pour qu'ils n'engorgent pas la forêt), maintenant ils passaient tout au peigne fin, et les machines étaient devenues telles qu'il ne restait plus la moindre pousse après leur passage. C'est que, pour parvenir jusqu'à ces troncs massifs qui font le cubage, le camion à benne basculante foule et anéantit tout, complètement, tout autour.
Et encore, ce travail leur prendrait quoi ? Deux ou trois ans, quatre peut-être. Et après ? On dit que, tels les paysans de l'ancien temps qui, à chaque saison, allaient au loin se faire quelques gains supplémentaires, les équipes partiront à des dizaines de kilomètres où elles se relaieront pour des postes de longue durée, avant de revenir, le travail fait, chercher un peu de repos à la maison. La vie de ces hommes sera partagée en "quarts", rigoureusement, par un tableau de roulement : une semaine ils appartiendront au chantier, et l'autre à leur famille. Il n’y aura plus, comme aujourd'hui, le moindre recouvrement de l'une sur l'autre.
C'est comme ça que ça se passera.
Et comment pourrait-il en être autrement, puisqu'il n'y a aucun autre travail ici ? Les champs et les prés qui faisaient vivre les gens, autrefois, ont été inondés lorsqu'on a construit l'usine hydroélectrique. Il n'est
resté que des forêts.
Et voilà : sur le plan, au soviet local, figure un foyer ; mais en fait, le foyer est logé depuis vingt ans dans les bains publics qu'on avait récupérés d'un ancien village. Il faudrait en construire un neuf, mais com¬ment pourrait-on bien le construire, quand on ne sait jamais à l'avance, et jusqu'au dernier moment, de quoi demain sera fait ? Il y a aussi un jardin d'enfants sur le plan, mais il n'existe pas : on ne savait pas si ça valait la peine de le construire, ou non. Et quand on a su qu'il fallait le faire, on ne s'est pas précipité. Pour ce genre de plans là, personne ne demande jamais de compte à personne.
Du coup, comment le village pourrait-il être agréable à regarder ? Et, en plus, à la lueur d'un incendie...
Traduit du russe par Richard Roy
avec la collaboration d'André Radiguet
VLADIMIR KROUPINE
L'EAU VIVE
Titre original : Zivaja Voda
Novij Mir 1980, no 8 pages 26 à 106
Vladimir Kroupine est né en 1941 dans la région de Viatka, dans les grandes plaines de la Russie qui ont façonné son être et où il situe ses récits.
Avant de faire partie de l'Union des Ecrivains en 1974, il a publié dans les journaux locaux, tout en exerçant différents métiers (camionneur, serrurier puis maître d'école après trois années de service militaire). Ces années de formation ont été primordiales dans l'élaboration de sa person-nalité et l'ont aidé à définir le rôle, essentiellement moral, qu'il s'assigne en tant qu'écrivain.
Il se recommande de Vladimir Tendriakov, qui a écrit la préface de son premier livre, et de Fédor Abramov, chef de file des "écrivains paysans" dont il ne fait pas vraiment partie malgré la parenté de ses thèmes.
L'eau vive a pour cadre un village et ses habitants. La vie y est rythmée par les travaux et les jours, et chacun des membres de la communauté villa¬geoise, s'il est nettement typé et individualisé, participe à une réalité qui le dépasse et témoigne d'une solidarité que l'on sait être un des piliers de la vie paysanne traditionnelle. Le héros principal, Kirpikov, a un cheval qui sert au labour de toutes les terres voisines, et les liens existants entre les différents habitants sont prétexte à description psychologique. Vie traditionnelle dont les habitudes sont par ailleurs ébranlées ou décriées par la jeune génération.
Le sujet n'est pas nouveau dans la littérature soviétique contemporaine. Qu'est-ce qui explique donc le succès immédiat et retentissant de L'eau vive ?
D'abord, contrairement à ce qui fut une mode récente, la campagne n'est pas présentée comme un Musée des Arts et Traditions Populaires, où l'auteur accumule à plaisir la description des realia en même temps qu'il redonne vie, sur le plan linguistique, à de nombreux termes dialectaux.
La description de la réalité villageoise n'est que le décor sur le fond duquel vient se greffer une histoire tout à fait originale. La découverte soudaine, par un des habitants, d'une eau aux vertus miraculeuses va révolutionner la vie de ce petit village, en même temps qu'elle permet à Kroupine de se livrer à l'imagination la plus folle. L'intrusion de l'élé
ment fantastique dans le récit est sans conteste ce qui en fait la profonde originalité. L'art avec lequel l'auteur enchevêtre le réalisme le plus concret et les divagations les plus étonnantes, s'il déroute parfois le lecteur, témoigne d'une parfaite maîtrise du genre.
Enfin L'eau vive, où le héros principal ira jusqu'à s'enfermer dans une cave pour se libérer des contingences quotidiennes et des relations superficielles, afin surtout de se débarrasser du tabac et de l'alcool, montre de façon éclatante, au moment où se met en place en URSS une grande campagne anti-alcoolique, comment, dans cette société où tous vilipendent l'excès de boisson, celui qui brutalement refuse de boire encourt les sarcasmes et même l'hostilité de tous. L'auteur nous fait voir, mieux que les statistiques ne le démontrent, la part que prend l'alcool dans les rouages sociaux et les relations individuelles. La rencontre de la fiction romanesque et d'un problème sociologique amplifié par les media et la presse soviétique et mondiale a considérablement contribué au succès de ce récit et en fait une étape obligatoire dans notre connaissance de la société soviétique.
Extrait
Kirpikov, le héros, a décidé de ne plus boire du tout et a commencé à mettre ne pratique son nouveau genre de vie. Se sentant un autre homme, il veut aller porter la bonne parole à ses amis et voisins. Nous assistons ainsi à quelques scènes prises sur le vif.
"Il faut faire le bien : voilà une vérité que tout un chacun connait, mais le tout est d'en arriver là le plus tôt possible, sinon, quand l'envie vous en prend, vous n'en avez plus la force, et alors à quoi bon les voeux pieux ? Il y a un mais : l'argent. Ceux qui en ont entassé à force de spécu¬lations et de mensonges deviennent sentimentaux sur la fin de leurs jours et prompts à faire de petites largesses. Les marchands agissaient avec bien plus d'ampleur qui mettaient leur fortune dans la construction d'une église, et se sauvaient grâce à leur foi. Mais Kirpikov n'avait jamais eu beaucoup d'argent, et à quoi aurait-il bien pu le consacrer ? Cependant il avait envie de faire une bonne action. Il décida de faire le tour du village ; maintenant qu'il n'avait plus rien à se reprocher, il n'aurait pas de honte à jouer les donneurs de leçons. Il se rasa, ce qui lui était facile tant son visage était lisse, enfila une chemine propre et se mit en route.
- Un vrai damoiseau ! lui dit Déliarov en le voyant.
C'est lui que Kirpikov était allé trouver en premier. Ce Déliarov était plein de suffisance, un vrai pacha ! Et oui, l'amour, on a beau dire et en vanter la force bienfaisante, il a aussi son revers de la médaille. Prenons l'exemple de Déliarov. A partir du moment où il s'est vu aimé, il aurait dû, en bonne logique, s'efforcer d'être à la hauteur, mais lui, com¬ment a-t-il réagi ? Il s'est laissé aller, pire qu'un chat fainéant, et une intonation autoritaire est apparue dans sa voix. Il ne s'était même pas levé, restait couché.
- Eh bien, mon cher, tes pommes de terre ne poussent pas ? On va met¬tre ça sur le compte de telle ou telle cause objective ? Mais est-ce qu'on va se nourrir de tes arguments ? Hi, hi ! Si mes femmes n'arrosaient pas...
- Hi, hi, répondit Kirpikov.
- Tu es venu finir la bouteille ? continua Déliarov.
- Ecrase, fit. Kirpikov et, se rappelant bien facilement la sortie que lui avait faite Varvara, il cloua le bec à Déliarov selon toutes les règles de l'art. Tu peux t'en envoyer de cette saloperie, jusqu'à t'en étrangler et t'en aller à tous les diables avec. Où étais-tu durant la guerre ?
Déliarov se leva et ajusta ses bretelles.
- Sais-tu combien je m'en suis enfilé de ce breuvage ? dit Kirpikov. A m'en arroser de la tête aux pieds... On me payait à boire à tout bout de champ. Et j'étais content. Et alors ? J'en arrivais à m'endormir et à ne plus vouloir me réveiller. Ca t'embête maintenant, tu ne peux pas m'humilier, mais tu voudrais bien, hein ? Moi je n'ai qu'à regarder ton nez, ton crâne chauve pour savoir que tu as toujours bu. Tu n'as pas pu le camoufler tout à fait. Dis-moi tu buvais ? En cachette.
- C'est vrai, reconnut Déliarov.
- Et qu'as-tu fait d'autre encore ?
Kirpikov sentit son coeur cogner dans sa poitrine, et il se mit à respirer profondément en massant son côté gauche de sa main gauche comme il avait appris à le faire au printemps. Vraiment, comme redresseur de torts, il ne valait pas grand chose.
Une fois seul, Déliarov eut l'impression qu'on savait quelque chose sur lui et que Kirpikov était venu pour le mettre en garde. Mais de quoi s'anis-sait-il ? Il se remémora sa vie. Il l'avait passée à exécuter la volonté d'autrui, et s'il avait commis quelque bassesse, c'était une bassesse permise, excusable, dont il avait toujours cherché à obtenir le pardon par sa bonne volonté. Non pour sûr, il n'avait pas de raisons d'avoir peur.
Il tomba malade cependant.
Kirpikov se rendit chez les Afanassiev en passant à travers les jardins. Les pommes de terre de Déliarov étaient effectivement plus belles, c'est donc vrai qu'ils avaient arrosé ! C'était à ne pas croire : des pommes de terre ! On aura tout vu, pensa Kirpikov. Un éléagnus avait été planté à l'endroit où, au printemps, il avait jeté sa vodka.
Oksane n'était pas chez elle, et Afonia était en train de dîner, piquant dans son assiette sans regarder et avalant ce qui se présentait. Il lisait les commentaires des retransmissions sportives, impatient de voir la rencontre de la Coupe de l'UFFA.
- Salut, Sachka, assieds-toi.
Quand il entendit dans la pièce du devant l'indicatif de l'émission, il s'y précipita. Au même moment Pavel Mikhaïlovitch Vertipédale entra en coup de vent.
- Il y a un conte sur l'autre chaîne, dit tristement la fille d'Afonia.
- Je vais t'en raconter un, fit aussitôt Kirpikov. Un conte sur l'eau vive.
- Avec de véritables artistes, continua-t-elle tristement.
Les deux amateurs de foot s'installèrent, et de trembler, de faire des pronostics et des paris sur la victoire de l'une ou l'autre équipe, en un mot leur existence s'en trouva si intense et heureuse qu'Alexandre Ivanovitch n'avait plus rien à faire ici. Ils ne se souvinrent de lui qu'à la fin du match, quand Afonia eut éteint son récepteur pour le laisser refroidir.
Match nul. Ils en furent donc tous deux de leur poche. Afonia ne voulut pas entendre parler de rallumer le poste.
Il dit à sa fille :
- Ton père sait mieux que toi ce qu'il a à faire.
Puis il se tourna vers Pavel Mikhaïlovitch :
- L'important, c'est de s'y connaître en mécanique, et on te prendra partout. Moi, je m'y entends, en moteurs... Donne moi un avion, je décolle.
- Et pour l'atterrissage ? demanda Pavel Mikhaïlovitch.
- C'est à voir... Mais où est Sachka ? Qu'est-ce qu'il était venu faire ?
Sachka, lui, approchait de la maison de Vassia Zioukine et, se rappelant le nombre de chiens qu'il y avait là, il s'arma d'un gourdin. Le calme de la cour le laissa perplexe, il pensa que la meute s'était terrée quelque part et poussa le portillon du pied. Il vit Vassia allongé sur l'herbe et fit disparaître le bâton derrière son dos.
- Salut.
Vassia se leva pour lui dire bonjour et se recoucha. L'histoire de ce garçon était à vous fendre l'âme.
- Elle me traitait pire qu'un chien. Elle disait que je ne les valais même pas. Eh bien, c'est ce qu'on verrait, ai-je pensé, je vais essayer de faire aussi bien ! J'ai réussi. J'ai même fait mieux. Mais franchement, est-ce que c'est honnête, elle leur a rendu leur liberté à tous, et à moi de me démener à leur place. Je garde la maison, je l'accompagne en promenade, elle m'a dressé à coupé le bois et à porter l'eau. Est-ce que c'est honnête ?
- Il faut bien l'aider, Vassia, dit prudemment Kirpikov. Moi non plus je n'avais jamais lavé par terre, et puis quand elle est tombée malade, je l'ai fait.
- Ne mélange pas tout, protesta Vassia. Obliger à‘aller chercher l'eau, ça n'est écrit nulle part. Il y a une liste établie : chasser la caille et le perdreau, c'est bon, apporter les savates, ça va encore, le journal du soir aussi ça passe. Mais se tenir sur les pattes de derrière, c'est pour se moquer du monde. Faut pas qu'elle pousse. Mais au fait tu sais, dit soudain Vassia, ça me va comme ça. Je mange, je bois, et puis à la niche ! Au revoir !
- Au revoir ! dit tristement Kirpikov. Tu vis bien mal, tu sais.
- Si tu pouvais avoir au moins ça, répondit Vassia.
Kirpikov resta un moment chez les vieux croyants Alfeï Pavlinovitch et sa silencieuse femme Agoura. Mais il n'en ressortit rien. Leur petite maison était près de la voie ferrée et on entendait le grondement des trains, Kirpikov ne savait même plus ce qu'il était venu faire ici.
Sa campagne pour sauver son prochain était donc terminée. Il rentra chez lui lentement, laissant de côté le bistrot. Il écrivit dans son cahier : "Les gens n'en sont pas encore arrivés à ma conception des choses." Mais qu'étaient-ils cencés comprendre ? Qu'il n'était pas bon de boire ? Ils le savaient bien tout seuls. Qu'il était mauvais de fumer? Ca aussi ils le savaient. Quoi d'autre ? Qu'il fallait vivre le bien ? Mais qui en disconvenait ?
Traduction de Catherine Brémeau
VLADIMIR KROUPINE
VARVARA
Ed. Ziorna. Moscou 1974 pages 5 à 32
Varvara est une nouvelle constituée d'une trentaine de courts récits, dans lesquels une vieille femme évoque ses souvenirs des cinquante dernières années ; souvenirs tout personnels, remplis de ses enfants et de l'amour que'elle leur porte, mais au travers desquels se dessine une précieuse fres¬que de la vie populaire. Son regard sur la vie moderne (elle fait le ménage dans un hotel) bénéficie de son expérience, et ses jugements sont pleins de bon sens. S'ils sont parfois sévères, ils ne se départissent jamais de bienveillance ni de bonté, et nous la rendent éminemment proche et sympathi¬ue. On pense à la Matriona de Soljénitsyne, entrée vivante dans la tradition littéraire russe.
Les fonts baptismaux
Je viens de parler de Dieu*, cependant je ne suis jamais allée à l'église... Non, je mens ! J'y suis allée ; quand j'ai fait baptiser les enfants. Les trois d'un coup, c'est à peine croyable. Ca s'est passé ainsi : c'était la guerre, les enfants étaient petits, mon, mari était à l'armée. Sa mère et la mienne s'y sont mises à deux pour m'y forcer ; comment résister ! Si tu les fais baptiser, qu'elles me disent, Dieu protègera ton mari et il aura la vie sauve.
Mon aîné était déjà bien grand. On les amène. Le pope n'en revenait pas, et il s'est exclamé : "Voilà quarante ans que j'officie, et c'est bien la première fois que j'en baptise trois de la même mère !"
Pour l'aîné on n'a pas fait d'immersion, on lui a seulement aspergé le visage et la tête, mais pour les deux autres oui. Puis on les a portés tout autour des fonts baptismaux**, tandis que lui marchait seul. Et alors là quelle honte, mais quelle honte ! Le père a donné la communion***, à l'aîné d'abord, et lui s'est mis à en redemander : "Donnez-m'en encore, petit père !" J'en ai eu les jambes coupées. Mais le Père lui, n'a pas été autrement choqué, il a ri et lui en a tendu. C'est que les enfants n'avaient guère de douceurs. Par la suite l'aîné se vantait : "On a baptisé les pe¬tits, mais moi je me suis baptisé tout seul."
* Le récit précédent se terminait par la phrase suivante : "Dieu nous en préserve !".
** C'est la coutume orthodoxe.
*** Sous les deux espèces.
Des laptis* sur du velours
Ma petite Macha un jour m'a amusée. Nous marchions dans la rue quand soudain elle s'est exclamée : "Grand-mère, grand-mère, regarde le monsieur là, qui a des bottes! Comme une dame '".
Voilà bien de quoi t'étonner, ma petite, que je pense. Tu n'as jamais vu un homme en hottes. Mais il est vrai que maintenant même les soldats n'en portent plus.
Ca m'a rappelé une histoire de chaussures qui m'était arrivée à moi. Avant la guerre les gens commençaient à vivre mieux, personne ne mettait plus de laptis, mais la guerre nous avait fait faire un sacré retour en arrière. Peu après celle-ci, alors que j'étais en ville, j'étais allée au musée. Je m'étais jointe à un groupe d'écoliers pour la visite. Le guide racontait des choses intéressantes et j'écoutais. Soudain, j'entends : "C'est ainsi qu'étaient chaussés les paysans russes d'avant la Révolution". "Voyons, voyons", pensé-je. Je me penche vers la vitrine et là je vois des laptis posés sur du velours. J'ai failli en mourir de honte : j'étais venu au musée en laptis ! J'étais si mal à mon aise que je me suis précipitée vers la sortie.
Mais le guide m'avait suivie du regard, ou bien même avait immédiatement compris. J'étais au vestiaire pour qu'on me redonne ma veste quand il est arrivé. Il dit à l'employée : "Il faut recouvrir la vitrine des laptis, ou les enlever pour un temps parce que, et là il me montra sans doute du doigt, ce n'est pas la première fois que ça arrive". Mais je me suis armée de courage pour lui dire qu'il fallait les laisser là.
S'il n'y avait pas eu la guerre, est-ce que j'en aurais encore porté ! Et il m'a soutenue : c'est bien vrai, a-t-il dit. Et il a insisté pour que je visite le musée jusqu'au bout. En effet, pour une fois que j'y venais !
Il a été tout ce qu'il y a de plus aimable avec moi, m'invitant à être à mon aise. Il a manifesté une telle compréhension que j'ai définitivement repris confiance. Pourquoi aurais-je dû me sentir gênée : combien de mes propres bottes de feutre n'avais-je pas donné à ceux qui avaient réussi à s'échapper de Léninqrad, combien en avais-je envoyé au front ! C'est par centaines que j'avais tricoté des moufles, tandis que mespropres enfants restaient les mains nues.
Je me suis approchée une nouvelle fois de la vitrine, où les laptis étaient tout désséchés, ils n'étaient plus bons qu'à être regardés : qu'on les mette et ils tomberaient en morceaux. Restez, pensé-je en moi-même, chers laptis. C'étaient de bonnes chaussures, elles étaient mieux par exemple que les bottes en caoutchouc, meilleures pour la santé. Mais on ne peut forcer personne, c'est passé de mode. Car si autrefois c'était le temps qui dictait la tenue, de nos jours c'est la mode.
* Chaussures tressées en tille.
Traduction de Catherine Brémeau
NADEJDA DOUROVA
MÉMOIRES D'UNE FEMME DANS L'ARMEE
Titre original : /Zapiski Kavalerist-devici/
Editions Moskovskij Raboêij, Moscou 1983
(première édition : 1836).
400 Pages (450 pages avec introduction, notice biographique, correspondance...)
Nadejda Dourova (1783-1866) est, par son destin exceptionnel, l'une des figures les plus fascinantes de l'histoire russe. S'étant enfuie de chez elle sous un habit masculin, elle s'engagea dans l'armée où elle servit dix ans avant de prendre sa retraite avec le grade de capitaine. Elle devint ensuite écrivain et ses Mémoires connurent un grand succès.
Fille de militaire, Nadejda vécut ses premières années dans un camp de hussards, et de cette enfance, elle hérita un caractère peu conforme aux normes féminines de l'époque. Constamment brimée par sa mère, et après un mariage malheureux qu'elle passera sous silence dans ses écrits, elle décide de rompre avec tout son passé et disparait de chez elle pour suivre un bataillon de cosaques. Se faisant passer pour un garçon, elle s'engage dans un régiment de lanciers et prend part à la campagne de Prusse de 1807 ; elle s'y distingue par sa bravoure et son esprit frondeur. Mais on finit par retrouver sa trace, elle est aussitôt convoquée chez le tsar Alexandre I qui s'intéresse personnellement à son cas et décide de l'autoriser à demeurer dans l'armée, à condition de continuer à dissimuler son sexe. Sous le nom d'Alexandrov, elle sert chez les hussards, puis de nouveau chez les lanciers, participe à la guerre de 1812 comme aide de camp de plusieurs généraux, dont Koutouzov. En 1816, elle quitte l'armée, vraisemblablement à la suite d'un avancement qu'on lui refuse, mais également pour faire plaisir à son père. Jusqu'à sa mort, elle conservera son identité et ses vêtements masculins, et sera enterrée avec les honneurs militaires.
Outre ses Mémoires, elle est l'auteur de plusieurs romans et recueils de nouvelles ; un volume de poésies lui est attribué. Son œuvre se rattache au courant romantique, son style est clair et très alerte, dans la lignée de Pouchkine qui fut d'ailleurs son premier éditeur.
/Souvenirs d'enfance/
Un jour, ma mère partit se promener avec d'autres dames dans l'épaisse forêt qui borde la Kama et m'emmena avec elle afin, selon ses propres dires, que je ne me rompisse pas le cou en restant seule-à la maison. C'était la première fois de ma vie que je me trouvais ainsi au grand air, que j'avais devant les yeux de vastes bois, des champs immenses, un fleuve impétueux ! Je crus suffoquer de bonheur, et à peine avions-nous pénétré dans la forêt que , ne me tenant plus d'excitation, je me mis à courir pour m'arrêter seulement lorsque les voix des promeneuses ne furent plus audibles ; c'est alors que ma joie ne connut plus de limites : je courais, je sautais, je cueillais des fleurs je grimpais aux arbres les plus élevés pour regarder au loin, j'escaladais de fins bouleaux et, me pendant à leur sommet, je me laissais glisser au sol où les jeunes arbres me déposaient en s'inclinant,. Deux heures s'écoulèrent ainsi qui me parurent être deux minutes !
Entre temps, on me cherchait, on m'appelait, mais bien que j'entendisse ces voix, où donc trouver la force de renoncer à cette ennivrante liberté ! Enfin, fourbue de fatigue, je rejoignis les promeneuses. Je n'eus aucun mal à les retrouver, car leurs voix me guidaient. Ma mère et ses amies étaient dans une grande inqui¬étude et poussèrent en me voyant des cris de joie ; mais ma mère, devinant à mon air réjoui que, loin de m'être perdue, je m'étais enfuie volontairement, entra dans une grande colère,. Elle me donna un coup dans le dos et me dit que j'étais une maudite gamine et que j'avais juré de l'énerver sans cesse ! Nous arrivâmes à la maison ; ma mère me traîna par l'oreille de l'entrée jusqu'à sa chambre ; elle m'y laissa avec le coussin de dentelle, en me com¬mandant d'y travailler sans lever la tête et sans bouger d'un pouce.
- Attends un peu, méchante fille, un de ces jours je t'attacherai avec une corde et te mettrai au pain sec !
Ayant dit ces mots, elle alla raconter à mon père ce qu'elle nommait mon horrible conduite, et je demeurai seule avec mes fu-seaux, mes épingles, et le souvenir ébloui de la nature dont j'avais pu contempler pour la première fois la grandiose beauté A compter de ce jour, la constante surveillance de ma mère et sa sévérité, bien que devenues encore plus astreignantes, n'eurent plus le pouvoir de me faire peur, ni de me retenir.
Du matin jusqu'au soir, je peinais à mon ouvrage qui était, je Dois le dire, le plus exécrable qu'on puisse imaginer, car je ne pouvais, ne savais, ni ne désirais savoir m'y appliquer comme les autres, mais qu'au contraire, je le déchirais, le saccageais, emmêlant tous les fils, jusqu'à n'avoir plus devant moi en guise de dentelle qu'une boule de tissu hérissée d'un immonde enchevêtrement, auquel je travaillais patiemment chaque jour,. Patiemment, pour la bonne raison que mon plan était déjà arrêté et ma décision de fuir irrévocable.
/… /
J'entrais alors dans ma quatorzième année, j'étais grande, mince et bien faite ; mais mon caractère rebelle transparaissait sur mon visage, et bien que ma peau fût blanche, mes joues roses, mon regard brillant et mes sourcils fort noirs, mon miroir et ma mère me répétaient quotidiennement que j'étais laide. Mon visage aux traits irréguliers était marqué par la petite vérole, et ma liberté sans cesse opprimée, la sévérité, et parfois même la cruauté de ma mère avaient gravé sur mon visage une expression de peur et de chagrin. Peut-être aurais-je fini par oublier mes façons de hussard pour devenir une jeune fille comme les autres, si ma mère ne m'avait représenté le sort des femmes sous un jour particulièrement odieux. Elle employait devant moi les expressions les plus désobligeantes pour parler de ce sexe : selon elle, la femme naissait, vivait et mourait en esclavage, un joug éternel, une dépendance contraignante et toutes sortes d'humiliations devaient être son lot quotidien du berceau à la tombe ; elle disait que la femme est pleine de faiblesses, privée de qualités et incapable de rien accomplir, que, en un mot, la femme est l'être le plus malheureux, le plus insignifiant, et le plus vil que la terre ait jamais porté! J'étais atterrée par cette description, et je résolus, füt-ce au prix de ma vie, de tourner le dos à ce sexe sur lequel, pensais-je, devait peser la malédiction divine.
/Première campagne militaire/
22 mai 1807, Guttstadt,.
Pour la première fois j'ai vu ce qu'est une bataille et j'y ai pris part. On m'avait raconté force balivernes sur le premier combat, sur la peur qu'on ressent, sur la lâcheté et le courage ! Quel amas de sottises ! Notre régiment a participé à plusieurs attaques, non point chaque fois en son entier, mais un escadron après l'autre. On m'a réprimandée pour m'être jointe à des escadrons étrangers, allant ainsi plusieurs fois à l'assaut. Or ce n'était point, je vous prie de le croire, par témérité excessive, mais par simple ignorance ; je pensais agir suivant les règles, et je m'étonnai fort d'entendre le maréchal des logis auprès duquel je galopais à toute allure me crier :
- Veux-tu bien débarrasser le plancher ! Qu'est-ce que tu fais ici ?!..
Ayant rejoint mon escadron, je ne repris pas ma place dans le rang, mais voulus parcourir les alentours : la nouveauté du spectacle occupait toute mon attention. Le grondement menaçant et grandiose des canons, le rugissement ou l'espèce de crépitement du boulet qui fend l'air, la cavalerie lancée au galop, les baïonnettes étincelantes de l'infanterie, les roulements du tambour, l'air calme et le pas assuré de nos fantassins allant à l'assaut : tout celà me remplissait l'âme d'une foule d'impressions que je ne saurais décrire.
J'ai failli perdre mon précieux Alcide : m'étant, comme je l'ai dit, quelque peu écartée de mon régiment afin d'observer le curieux tableau qu'offrait la bataille, je vis plusieurs dragons ennemis qui, ayant encerclé un officier russe, l'avaient jeté à bas de son cheval d'une balle de pistolet,. Il était à terre, et ils s'apprêtaient à l'achever à coups de sabre. Je m'élançai vers eux en brandissant ma lance. Il faut croire que cette audace irraison¬née leur fit peur, car ils se dispersèrent immédiatement en aban¬donnant l'officier. Je m'approchai du blessé et l'observai sans rien dire pendant près de deux minutes ; il était étendu, les yeux fermés, sans donner signe de vie ; il devait croire que j'étais un ennemi. Enfin, il se décida à risquer un regard, et je lui demandai s'il voulait monter sur mon cheval.
- Ah, faites-moi cette grâce, mon ami ! dit-il d'une voix à peine audible.
Je mis tout de suite pied à terre et soulevai le blessé à grand-peine, mais mon aide dut s'arrêter là, car il s'affaissa de tout son poids contre mon épaule, et vacillant sur mes jambes, je ne sus plus que faire, ni comment m'y prendre pour le hisser sur le dos d'Alcide que je tenais par la bride de mon autre main,. Cette situation aurait certainement pris un tour tragique pour nous deux, l'officier et moi, mais heureusement, un dragon de son régiment vint vers nous et m'aida à faire monter le blessé en selle. Je lui dis de renvoyer le cheval au camarade Dourov du régiment de Konnopolsk et j'appris que l'officier sauvé par moi était le lieutenant Panine, du régiment des dragons de Finlande ; le soldat m'assura que mon cheval me serait rendu sans attendre.
Restée seule, à pied au milieu de cette galopade, des coups de feu, des coups de sabre, et voyant les combattants me dépasser à la vitesse d'un éclair ou caracoler dans différentes directions, chacun bien assuré sur sa fidèle monture, je me sentais dans une position peu enviable, et je m'écriai :
- Las, mon Alcide ! Où est-il maintenant ?
/.../
24 mai
Au bord de la Passarja
Chose étrange Nous avons mis si peu de hâte à poursuivre l'ennemi qu'il a eu le temps de traverser ce cours d'eau au bord duquel nous sommes maintenant arrêtés, et nous y a-accueillis avec des balles ! Il se peut que je n'y entende rien, mais à mon avis, nous aurions dû leur coller aux talons et les défaire au moment de la traversée.
Toujours au bord de la Passarja
Nous sommes ici depuis deux jours sans rien faire. D'ailleurs, nous ne pouvons vraiment rien entreprendre,. Les chasseurs à l'avant-front échangent des balles avec les tireurs ennemis par-dessus la rivière ; et notre régiment est placé juste derrière le régiment des chasseurs. Etant donné que nous ne pouvons servir à rien, on nous a donné l'ordre de mettre pied à terre,.
Je meurs de faim ! Je n'ai plus une seule biscotte. Les cosaques qui s'étaient emparés de mon Alcide lui ont enlevé les sacoches contenant mes rations, ainsi que ma cape et mon sac ; lorsque j'ai récupéré mon cheval, il n'avait plus que sa selle, tout le reste avait disparu. Je m'efforce d'oublier ma faim en dormant, mais ce n'est guère efficace.
Finalement, le lancier qu'on avait chargé de m'instruire et qui continuait à me faire office de mentor, s'apercevant que je n'avais plus de sacoches à ma selle et que mon visage était blême m'offrit trois grosses biscottes moisies. Je les pris avec joie et les plongeai dans une flaque d'eau de pluie, afin qu'elles ramollissent un peu. Bien que ce fût mon second jour de jeûne, je ne pus avaler plus d'une de ces biscottes, car elles étaient vraiment énormes, fort amères et fort vertes.
Nous étions toujours à la même place. Les tireurs faisant le coup de feu, et les lanciers se prélassaient dans l'herbe. Pour tromper mon ennui, je voulus faire un tour du côté des collines où sont postées les sentinelles cosaques. En descendant une pente, j'eus devant les yeux une affreuse vision : deux chasseurs, désireux sans doute de se mettre à l'abri des balles, ou cherchant simplement un endroit tranquille afin de boire un coup, étaient étendus sans vie. La mort les avait surpris dans ce petit hâvre de paix ; ils avaient tous deux été tués par un même boulet qui, ayant traversé la poitrine du premier, avait défoncé le ventre du second, assis un peu en retrait, lui arrachant les entrailles avant d'arrêter sa course ; près du boulet et des entrailles, il y avait un flacon de vodka,. J'ai fui en frémissant l'horrible vue de ces deux corps. De retour au camp, je m'étendis dans les buissons pour dormir un peu, mais je fus presque aussitôt réveillée d'une fort déplaisante manière : un boulet tomba juste à côté de moi, bientôt suivi de plusieurs autres. Je bondis sur mes pieds et m'éloignai en courant d'une dizaine de pas, mais ma casquette que je n'avais pas eu le temps de saisir était restée sur place. Sur le vert sombre de l'herbe, sa couleur framboise la faisait ressembler à quelque fleur monstrueuse. Mon maréchal des logis m'ordonna d'aller la reprendre, ce que je fis, mais d'assez mauvaise grâce, car les boulets pleuvaient drû et sans discontinuer dans ces buissons.
/.../
29 et 30 mai
Heilsberg
Les français se sont battus avec furie. L'homme est vraiment terrible dans sa rage ! C'est alors qu'il semble réunir tous les instincts de la bête fauve,. Non ! Ce n'est Plus de la bravoure. Je,. ne sais quel nom donner à cette audace féroce et débri-dée, mais elle n'est pas digne d'être appelée courage. Notre régiment ne pouvait prendre une part vraiment active à cette bataille: l'artillerie était ici au premier plan, ainsi que les glorieuses baïonnettes de nos fantassins,. Néanmoins, nous avons également souffert de ce combat : nous devions protéger 1'artillerie, ce qui nous plaçait dans une position défavorable en nous obligeant à subir les attaques sans broncher, ayant ordre de demeurer sur place à tout prix.
Je ne vois toujours rien de si effrayant dans la bataille, mais je vois de nombreux soldats pâles comme des linceuls, et qui se baissent plus bas que terre au passage d'un boulet, comme si on pouvait l'éviter de cette manière,. On voit bien que la peur chez ces gens est plus forte que la raison. J'ai déjà vu de nom¬breux morts et des blessés graves. Ces derniers font vraiment peine à voir quand ils rampent en gémissant sur le soi-disant champ d'honneur ! Et quelle considération peut donc atténuer l'horreur d'une telle position pour le simple soldat, pour l'appelé qui n'était pas volontaire ? C'est différent pour quelqu'un de cultivé : le sens élevé du devoir, l'héroïsme, l'attachement envers le souverain, le devoir sacré qui nous lie à la patrie le poussent à affronter la mort sans crainte, à supporter vaillamment les souffrances et à quitter la vie sans une plainte,.
/Entrevue avec Alexandre I/
Mon destin est scellé ! J'ai été chez l'empereur ! Je l'ai vu ! Je lui ai parlé ! Mon coeur déborde d'une telle joie que je ne puis trouver les mots pour décrire ce que je ressens ! Mon bonheur-est si grand que j'ai peine à y croire ! J'en suis transportée ! Sire ! à compter de cette heure, ma vie vous appartient !. ,. ,.
Lorsque le prince V*** m'eut introduit chez l'empereur, le tsar vint tout de suite vers moi et me prit par la main pour me conduire à son bureau ; il s'y accouda sans lâcher ma main et me questionna d'une voix douce, et le visage empreint d'une telle bcnté, que toute ma timidité disparut et que l'espoir renaquit dans mon âme,.
- J'ai entendu dire que vous n'étiez pas un homme, dit l'empereur, est-ce la vérité ?
Il me fallut un certain temps avant de trouver la force de lui répondre. Je demeurai une minute imnmobile, les yeux baissés, sans rien dire ; mon coeur battait très fort, et ma main tremblait dans celle du tsar ! L'empereur attendait ! Enfin, levant les yeux et prononçant ces mots:
- Oui, votre majesté, c'est la vérité !
Je le vis rougir et je rougis moi-même en baissant de nouveau le regard et restai ainsi, sans regarder l'empereur, jusqu'au moment où un mouvement involontaire provoqué par l'affliction me força à-me mettre à genoux devant lui ! M'ayant interrogée en détail sur tous les motifs de mon engagement dans l'armée, l'empereur loua beaucoup mon intrépidité, disant que c'était un cas unique en Russie ; que tous mes supérieurs avaient émis à mon sujet des jugements très favorables et avaient qualifié mon courage d'exceptionnel ; qu'il lui était fort agréable de l'apprendre et qu'il voulait m'en récompenser en conséquence et me renvoyer honorablement au foyer paternel en m'accordant...
L'empereur n'eut pas le loisir d'achever ; à ces mots :"renvoyer au foyer" j'eus un cri d'effroi et je me jetai aux pieds du souverain :
- Ne me renvoyez pas chez moi, votre majesté ! m'écriai-je avec la voix du désespoir, ne me renvoyez pas ! j'en mourrai ! j'en mourrai à coup sûr ! Ne m'obligez pas à regretter qu'il ne se soit pas trouvé une seule balle pour moi au cours de cette campagne ! Ne m'ôtez pas la vie-, Sire ! à moi qui étais prête à vous la sacrifier librement!...
En prononçant ces paroles, j'étreignais en pleurant les genoux de l'empereur. Le tsar en fut ému, il me releva et demanda d'une voix troublée :
- Mais que voulez-vous donc ?
- Rester dans l'armée ! porter l'uniforme, porter les armes ! C'est là la seule et unique récompense que vous pouvez m'accorder, Sire ! il n'en est point d'autre pour moi ! Je suis née dans un camp ! Le son du clairon m'a servi de berceuse ! Depuis ma naissance j'aime la vie militaire ; et dès l'âge de dix ans j'ai songé aux moyens de l'embrasser ; à seize ans, j'ai atteint mon but, seule et sans l'aide de quiconque ! Je me suis maintenue à ce poste glorieux par mon seul courage, sans bénéficier de la protection, ni de l'assistance de personne. Tous ont dû convenir que j'ai dignement porté les armes ! et maintenant, votre majesté, vous voulez me renvoyer chez moi ! Si j'avais pu prévoir une' telle fin, rien n'eut pu m'empêcher de trouver une mort glorieuse dans les rangs de votre armée !
Je disais ces mots en joignant les mains, comme devant une icône et en regardant le tsar avec des yeux remplis de larmes,. L'empe-reur m'écoutait et cherchait vainement à dissimuler l'émotion que lui causaient mes paroles. Lorsque j'eus achevé de parler, il demeura comme incertain une minute ou deux ; puis son visage s'éclaira :
- Si vous pensez, dit-il, que seule la permission de porter l'uniforme et les armes peut être votre récompense, je vais vous l'accorder !
A ces mots, je fus envahie de joie. L'empereur poursuivit :
- Vous porterez désormais en souvenir de moi le nom d'Alexandrov ! Je ne doute point que vous saurez vous rendre digne de cet honneur par la noblesse de votre conduite et de vos actes ; n'oubliez jamais que ce nom doit toujours demeurer sans tache,. Je ne vous pardonnerais pas si la moindre ombre venait à le ternir !... Maintenant, dites-moi, à quel régiment désirez-vous être rattachée ? Je vous ferai nommer officier.
- Dans ce cas, dis-je, permettez-moi, votre majesté, de m'en remettre à vous.
- Le régiment de hussards de Marioupol est l'un des plus valeureux, et les officiers sont issus des meilleures familles. Je donnerai l'ordre qu'on vous y envoie. Demain, Liven vous remettra la somme nécessaire au voyage et pour l'uniforme. Je vous reverrai encore avant votre départ.
Ayant dit celà, l'empereur s'inclina ; et je me dirigeai vers laporte, mais ne sachant comment l'ouvrir, je tournai vainement la poignée de bronze dans tous les sens ; l'empereur, voyant que je ne parviendrais pas à sortir sans son aide, s'approcha afin de m'ouvrir et me suivit du regard jusqu'à la seconde porte dont je vins à bout toute seule.
*****
Le bal
Souvorov* avait réuni une société brillante dans les vastes salles de sa demeure. Des lampes, à perte de vue, répandaient une vive lumière dans toutes les pièces. L'orchestre jouait une valse, et les belles polonaises enlaçaient d'un air langoureux nos hussards élégants et adroits danseurs.
Souvorov est incroyablement choyé par ces dames, à cause de sa belle allure, elles le traitent avec une indulgence excessive ; il leur dit tout ce qui lui passe par la tête ; or sa tête véhicule parfois de fort étranges idées ! Voyant que je ne dansais point, que même je demeurais à l'écart de l'endroit où se tenaient les dames, il me demanda la raison de cette étrange conduite ; Stankovitch, mon commandant d'escadron, qui était, comme on dit un hardi hussard, se hâta de répondre à ma place :
- C'est qu'il a peur des femmes, votre excellence ! Il en a honte, il ne les aime pas et ne veut en aucune façon avoir affaire avec elles,.
- En vérité ! Mais c'est impardonnable ! s'écria Souvorov. Allons, venez, venez donc, jeune homme il faut bien commencer un jour !
Sur ces mots, il me prit par le bras et m'entraina vers la jeune et jolie princesse Lioubomirskaia. Il me présenta à cette dame en lui disant :
- A la vue de ses fraîches couleurs, vous pouvez bien deviner qu'il n'a pas encore perdu sa virginité. **
Après cette singulière recommandation, le comte lâcha mon bras ; la princesse, avec un sourire à peine perceptible, lui donna un petit coup d'éventail sur le parement, et quant à moi, j'allai rejoindre mes camarades et je quittai définitivement le bal au bout d'une demi-heure. Il était en effet minuit passé et j'avais coutume de me coucher tôt ; en outre, je n'aime guère fréquenter les endroits où on trouve beaucoup de femmes. Stankovitch ne s'était point trompé en affirmant que j'en avais peur ; je les crains effectivement ; i1 suffit qu'une femme me regarde un peu fixement pour que je rougisse et me trouble : j'ai l'impression que ses 'yeux me transpercent, qu'à ma seule vue, elle devine mon secret, et, en proie à une terreur panique, je me hâte de fuir bien loin de ses regards !
* Il s'agit du fils du célèbre général,.
** En français dans le texte
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Poésie
EVGUENI EVTOUCHENKO
POEMES : LE RETARD. LES VIOLETTES.
(extraits de l'édition de 1984, Moscou, Khudojestvennaja literatura)
Né en 1933, Evtouchenko est, avec Voznessenski, le poète soviétique contemporain le plus connu et le plus fêté. Son oeuvre abondante est très ouverte à l'actualité et imprégnée de préoccupations éthiques.
Le retard
Pris dans un jeu
dangereux,
je
suis en retard
à moi-même.
Je devais rencontrer
mes pensées,
et voilà
qu'on me les a
piquées.
Je devais rencontrer
Faulkner,
et me voici
traîné à un banquet.
J'avais rendez-vous
avec l'histoire,
et me retrouve
à un cocktail.
Pire
que des fils barbelés :
tous ces anniversaires
accumulés;
et les cochons rôtis
me serrent
entre leurs dents
comme du persil
m'entraînant pour toujours
dans une vie pas du tout à moi
où me mange
tout ce que je mange,
où me boit
tout ce que je bois.
J'avais fixé rendez-vous
à moi-même,
et voilà
qu'on m'invite
à déguster
ma propre dépouille mortelle,
au glougloutis joyeux
du vin.
La vraie vie a cédé
devant cette vie futile
qui m'a sauté dessus,
me harnachant de pacotilles.
La vraie vie s'est brisée
en centaines de vivotages
qui m'exténuent,
qui m'exécutent.
Pour m'atteindre moi-même
j'ai dû
contre les autres
me déchirer,
et mes restes épars,
mes lambeaux,
les semelles des autres
les ont piétinés.
A grand-peine
je me recolle,
je serais prêt à écrire
du pied gauche,
mais pied gauche
et pied droit
se sont détachés de moi
à force de courir chacun de son côté.
Je ne sais plus :
où est mon corps
Où est mon âme
S'en est-elle donc allée depuis déjà longtemps ?
sans même un bruissement
d'ailes ?
Comment rejoindre
cet homonyme lointain
qui m'attend quelque part
dans le froid ?
Je ne sais plus
à quel carrefour
je m'attends moi-même
sous l'horloge.
Ceux qui ne savent
qui ils sont,
pour eux,
le temps n'existe plus.
Sous l'horloge,
personne.
Et l'horloge
n'indique rien.
Je suis arrivé en retard
au rendez-vous fixé avec moi-même.
Personne.
Seulement des mégots écrasés,
et sur l'un d'eux vacille,
solitaire,
une étincelle...
Les violettes
Je cherche la botte de foin dans l'aiguille,
non pas l'aiguille dans la botte de foin.
Je cherche l'agneau dans le loup,
et dans la bûche, le mutin.
Mais le loup reste toujours loup.
Le loup n'est pas mouton futur.
Le nez mutin de Pinocchio
ne germe pas dans le bois dur.
Comme un ivrogne en délirium,
je crois, devant un dépotoir,
que sur la clôture souillée de crachats
pousseront un jour des violettes.
Mais pourrie jusqu'au cœur,
la clôture ne saurait fleurir,
car ce sur quoi l'on a craché
reçoit de nouveaux crachats, non des fleurs.
Or, dans ma chair ces violettes ont pris racine,
je ne saurais les arracher, ni les couper.
Et plus on me casse la gueule,
plus j'ai foi en mes billevesées.
Les portes du paradis sont trop étroites
pour le richard, le lèche-plat,
moi, juché sur le dos d'un chameau,
je passerais par un chas d'aiguille.
Et; rêvant de fraternité,
en quête d'amis nouveaux,
dans des têtes de bois mort
je sculpte des Pinocchio.
A travers les luttes mondiales,
j'apporte à ma bien-aimée
des violettes nourries de crachats
sur toutes les clôtures souillées.
Et le loup m'embrasse comme un fou
près du café, sur la rue Bronnaïa,
et quel est le nez insolent
qui pointe de ce bout de bois ?
LES JEUNES POETES DE LA NOUVELLE VAGUE
Après une période dominée par un certain traditionalisme, des tendances nouvelles se font jour dans la poésie russe. A côté de poètes confirmés comme Arseni Tarkovski (père du réalisateur) et de noms déjà connus, de jeunes auteurs anticonformistes commencent à être publiés : Ivan Jdanov, dont les poèmes sont récemment parus en français (Cahiers du Confluent, 1986, traduction de Ch. Zeytounian), Aleksei Partchikov, Alexandre Eremenko, Tatiana Chtcherbina et beaucoup d'autres dont les noms apparaissent désormais régulièrement au sommaire des revues littéraires et des anthologies.
Aleksei Partchikov
Vue d'une montagne
Frissons du fer qu'on bat, des fers qui trottent.
Les montres sont debout, et toutes les tulipes immobiles ;
et les nuages hérissant le ciel
ont retourné leurs poches.
Et à travers l'air infini,
on aperçoit un petit bois brisé
qui semble quelque infime peuple monticole,
ou bien des chromosomes vus au microscope.
(Druîba Narodov 1984 N°6)
Alexandre Eremenko
* * *
Dans les touffues forêts métallurgiques
où s'élaborait la chlorophylle,
une feuille a chu. L'automne est là
dans les touffues forêts métallurgiques.
Jusqu'au printemps dans le ciel sont coincés
le camion citerne, la mouche drosophyle.
Pressés par une force résultante.
Bloqués dans une horloge écrabouillée.
L'ultime hibou est brisé, démembré.
On l'a fixé au branchage d'automne
à l'aide d'une punaise, tête en bas,
Et pendu ainsi, il s'interroge :
pour quelle raison, d'une force terrible,
lui a-t-on donc vissé des jumelles de guerre ?
(Den' Poezii 1980)
Traductions de Christine Zeytounian-Beloüs
Poésie russe contemporaine
Méthode de traduction
Le traducteur de poésie se trouve placé devant un dilemme : traduire en prose, et donc aplatir inévitablement le texte, ou traduire en vers et aboutir le plus souvent à un résultat encore plus déplorable qui déforme le sens, sans parvenir pour autant à conserver une forme harmonieuse. Et dans les cas où le poète-traducteur recrée un poème digne de ce nom, il s'agit générale¬ment d'une réinterprétation de l'œuvre ainsi adaptée plutôt que d'une traduction véritable.
La solution se trouve peut-être dans le parti-pris qu'adop¬te désormais couramment la poésie contemporaine, et notamment la poésie française. Nombreux sont en effet les poètes qui mettent actuellement la rime au second plan (sans forcément la délaisser) et privilégient le rythme intérieur du vers ; rythme qui s'obtient non tant par une mesure du nombre de pieds que par une écoute attentive des mots.
C. Z.-B.