Partie française (sans les illustrations de C. Zeytounian-Beloüs) des numéros épuisés de la revue
SOMMAIRE du numéro 11 (février 1993)
I.Babel : L'inspiration / A.Kouznetsov : Un artiste / S.Bronine : L'ange exterminateur / K. Sapguir : La librairie jaune / I.Tolstoi : Khodassevitch et Nabokov,essai / Kolomenski : Les dessous d'Anna Karénine / Poèmes de V.Khodassevitch, V.Nabokov.
Ce numéro contenait, en outre, des bonnes pages de Confession d'un porte-drapeau déchu d'André Makine (éditions Pierre Belfond, 1992) dans la traduction d'Albert Lemonnier..
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Isaac BABEL
L'inspiration
Nouvelle
Traduction de Nathalie Amargier
Cette nouvelle peu connue de Babel fut publiée pour la première fois en 1917 dans La Revue des Revues (N°7) et ne fut reprise dans aucun des recueils qui parurent de son vivant.
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J'avais sommeil, et j'étais de mauvaise humeur. C'est alors que Michka arriva pour me lire son roman.
— Ferme la porte à clé, dit-il en sortant une bouteille de vin de sa poche. Aujourd'hui, c'est ma soirée. J'ai fini mon roman. Je crois que c'est vraiment bon. Buvons, mon ami.
Le visage de Michka était pâle et couvert de sueur.
— Ceux qui disent que le bonheur n'existe pas sont des imbéciles, déclara-t-il. Le bonheur, c'est l'inspiration. Hier, j'ai passé toute la nuit à écrire et je n'ai pas vu le jour se lever. Ensuite, je me suis promené en ville. Au petit matin, elle offre un spectacle étonnant : la rosée, le silence et des rues presque désertes. Tout est transparent, et le jour s'avance, froid et bleuté, illusoire et tendre. Buvons, mon ami. Je le sens, j'en suis persuadé : ce roman est un tournant dans ma vie.
Michka se versa du vin et but. Sa main tremblait. Elle était d'une étrange beauté, délicate, blanche, lisse, avec des doigts effilés.
— Tu comprends, il faut le caser, ce roman, poursuivit-il. On me le prendra partout. Maintenant, on publie n'importe quoi. L'important, c'est d'avoir une recommandation. On me l'a promis. Soukhotine s'occupera de tout...
— Michka, lui dis-je, tu aurais dû relire ton roman, il ne comporte pas la moindre rature.
— C'est des détails, ça, on verra plus tard... A la maison, tu comprends, on se moque de moi. Rira bien qui rira le dernier. Moi, tu comprends, je ne dis rien. Dans un an, on verra bien. On viendra me supplier...
La bouteille tirait à sa fin.
— Arrête de boire, Michka...
— J'ai besoin de me stimuler, répondit-il. Rien que la nuit dernière, j'ai fumé quarante cigarettes...
Il sortit un cahier. Il était épais, très épais. Je me demandai s'il ne valait pas mieux lui demander de me le laisser. Mais après un regard à son front pâle, sur lequel saillait une veine, à sa cravate étriquée et froissée qui pendait lamentablement, je dis :
— Eh bien, Tolstoï, quand tu écriras ton autobiographie, n'oublie pas... Michka sourit.
— Misérable, répondit-il, tu n'apprécies pas mon amitié à sa juste valeur.
Je m'installai confortablement. Michka se pencha sur son cahier. La pièce était plongée dans le silence et la pénombre.
— Avec ce roman, expliqua Michka, j'ai voulu donner une oeuvre neuve, enveloppée d'une brume de rêve, de tendresse, de clair-obscur et d'allusions... La vulgarité de notre vie me fait horreur, vraiment horreur...
— Assez de préambules, répondis-je. Lis donc.
Il commença. J'écoutais attentivement. C'était pénible. Le roman était médiocre et ennuyeux : un employé s'éprenait d'une danseuse et allait languir sous ses fenêtres. Elle partait. L'employé avait le coeur brisé, car son rêve d'amour avait été trahi.
Bientôt, je n'écoutai plus. Les mots de ce roman étaient fades, usés, lisses comme des boules de billard. On n'y distinguait rien, ni quel genre d'homme était l'employé, ni le caractère de la danseuse.
Je jetai un coup d'oeil à Michka. Son regard s'était enflammé. Il faisait nerveusement rouler entre ses doigts des mégots à demi-éteints. Son visage stupide et étroit, comme taillé avec peine par un mauvais artisan, son gros nez jaune qui pointait en avant, ses lèvres épaisses, rose pâle, tout cela rayonnait, et, doucement, avec une force qui s'ancrait pour toujours, s'emplissait d'une extase créatrice joyeuse et sûre.
Cette longue lecture fut épuisante, et, quand il eut terminé, Michka rangea gauchement son cahier et me regarda...
— Vois-tu, Michka, dis-je lentement, vois-tu, il faut y réfléchir... Ton idée est très originale, tu y as mis de la tendresse... Mais, vois-tu, la finition... Tu comprends, il faut arranger tout ça...
— J'ai porté cette histoire en moi pendant trois ans, répondit-il. Bien sûr, il reste encore quelques défauts, mais l'essentiel ?
Il venait de comprendre. Ses lèvres tremblèrent. Il se voûta et passa un temps terriblement long à essayer d'allumer une cigarette.
— Michka, dis-je alors, tu as écrit quelque chose de merveilleux. Ta technique n'est pas encore au point, mais ça viendra. Que diable, il y en a, dans ta tête...
Michka se tourna vers moi et me regarda avec des yeux qui ressemblaient à ceux d'un enfant, tendres, brillants et heureux.
— Sortons, dit-il, sortons, j'étouffe...
Les rues étaient sombres et calmes.
Michka serrait mon bras très fort et disait :
— Je le sens, j'en suis persuadé : j'ai du talent. Mon père veut que je cherche du travail. Je ne dis rien. Cet automne, direction Pétrograd. Soukhotine s'occupera de tout.
Il se tut, alluma une cigarette au mégot de la précédente, et reprit plus bas :
— Parfois, je suis pris d'inspiration à en avoir mal. Dans ces moments-là, je sais que ce que je fais, je le fais comme il faut. Je dors mal, les cauchemars et la tristesse me hantent. Je me retourne trois heures dans mon lit avant d'arriver à m'endormir. Le matin, j'ai mal à la tête, une douleur sourde, horrible. Je ne peux écrire que la nuit, dans la solitude et le silence, quand j'ai le coeur qui déborde. Dostoïevski écrivait toujours la nuit, en buvant un samovar entier, et moi, j'ai les cigarettes... Tu sais, ça fait un nuage de fumée sous le plafond...
Nous étions arrivés près de chez Michka. Un lampadaire éclaira son visage impétueux, maigre, jaune et heureux.
— Je n'ai pas encore dit mon dernier mot, par tous les diables s'écria-t-il en me serrant le bras encore plus fort. A Pétrograd, tout le monde réussit.
— Tout de même, Michka, il faut travailler...
— Sachka, mon ami ! répondit-il. Puis il eut un sourire assuré et protecteur. Je suis futé, je sais ce que je sais, ne t'en fais pas, je ne m'endormirai pas sur mes lauriers. Passe me voir demain. On y jettera encore un coup d'oeil.
— D'accord, articulai-je, je viendrai.
Nous nous séparâmes. Je rentrai chez moi. J'étais très malheureux.
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Anatoli KOUZNETSOV
Un artiste
Nouvelle parue dans la revue Ogoniok (N°30 1990). Première publication : Novy mir, 1963)
Traduction de Richard Roy
Anatoli Vassilievitch Kouznetsov (1929-1979) est surtout connu en Occident pour avoir, de façon inattendue, demandé l'asile politique en Angleterre (où il s' était rendu en 1969 sous prétexte de préparer un ouvrage sur Lénine), et pour ses sensationnelles révélations sur le KGB. Durant son exil de dix ans, il publia une version non expurgée de son terrible et célèbre Babi jar où il dénonçait l' extermination des juifs pendant l'occupation de l' Ukraine, mais ne produisit plus aucun texte remarquable, l' essentiel de son oeuvre ayant été composée au tournant des années cinquante et soixante, dans la mouvance de la «jeune prose» (dite aussi «littérature de la quatrième génération»).
C'est à cette période qu'appartient Un artiste, l'un de ses meilleurs récits. Un vieil homme, figurant dans une troupe de ballet, est un jour blessé dans son honneur et entreprend d'obtenir justice. Cette quête (vouée à l'échec, on s'en doute) dans les coulisses d'un théâtre, avec la hiérarchie de ses corporations et le jeu des ambitions brossé au travers d' une savoureuse galerie de portraits, est l'occasion de nous donner à voir par petites touches et sans paroles superflues la vie d'un «petit homme», l'un des thèmes fondateurs de la grande littérature russe.
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- 1 -
Ilya Ilitch fut outragé. Cela se passa un soir, au troisième acte.
En livrée framboise à galons, chaussé d'escarpins à boucle sur des bas blancs, il devait entrer en scène et distribuer aux ballerines des coupes en papier mâché doré. Et rien de plus.
Tranquillement, dans la coulisse numéro deux, son plateau à la main, il guettait l'air de flûte qui lui donnerait le signal. Il était dans sa coulisse. Il s'était toujours mis là.
Le rôle du prince était tenu par le talentueux premier danseur Valentin Borzykh. Or ce soir-là, sans doute quelque peu emporté et grisé par les applaudissements, c'est dans la coulisse numéro deux qu'il termina par erreur le dernier de ces sauts remarquables où il excellait. En plein dans Ilya Ilitch.
Le prince était en pourpoint et maillot blancs comme neige, le chef couvert d'une perruque blonde, le visage lourdement fardé et poudré, mais malgré cette apparence aérienne et féminine, c'est avec la puissance d'un canon qu'il percuta Ilya Ilitch.
Le vieillard fut jeté à terre et ses coupes volèrent en une fontaine dorée pour se répandre sur la scène comme des petits pois. Un rire parcourut la salle.
— Ah... s... salaud !!. jura le prince, qui ajouta encore quelque chose d'un peu plus salé, car il s'était fait mal lui aussi, mais pour aussitôt arborer de nouveau son éblouissant sourire de scène et aller d'un pas léger saluer le public.
Au même instant, l'assistant du metteur en scène fondait sur Ilya Ilitch. Suivi du régisseur qui hurlait : «Combien de fois ai-je dit de ne pas laisser d'étrangers traîner dans les coulisses ?!... Ton nom, toi ?! » Et il le nota sur un papier.
Ilya Illich n'était pas un étranger : il s'apprêtait à entrer sur le plateau. Par ailleurs, le régisseur n'avait pas à le tutoyer, lui qui était de vingt-cinq ans son aîné. Et le premier danseur Valentin Borzykh n'aurait pas dû sauter dans l'étroite coulisse numéro deux : il sortait toujours par la cinq et, cette fois, ne l'avait tout simplement pas atteinte, voilà tout.
Mais Ilya Ilitch avait autre chose à faire que de méditer sur de telles bêtises. Il se fraya promptement un chemin à quatre pattes entre les tutus empesés des danseuses et, tandis que les deux chefs continuaient de se disputer, ramassa adroitement son matériel pour disparaître en coulisse, salué par un nouvel éclat de rire dans la salle.
Le régisseur s'arrachait les cheveux, car ce jour-là précisément la direction leur avait fait la leçon pour qu'il n'y ait pas le moindre impair, un étranger de marque devant assister au spectacle.
A ce moment, la flûte fit entendre le piaulement attendu, l'orchestre suivit en forte et tous les laquais se mirent en mouvement avec leurs plateaux. Le régisseur ne put faire autrement que de pousser Ilya Illich de nouveau en scène.
Dans le rôle des laquais, il n'y avait pas seulement du personnel permanent, mais aussi quelques étudiants. L'un de ceux-ci se glissa rapidement le long de la rangée de ballerines qui revenait à llya Ilitch et leur distribua ses coupes, ce qui fait que quand lui-même arriva sur les lieux, il ne put donner les siennes.
Il commit alors sa seconde gaffe, fatale celle-là. Repartir avec son plateau encore plein aurait été absurde, aussi coupa-t-il toute la scène en diagonale et quand, dans une gestuelle digne des dieux de l'Antiquité, le corps de ballet leva les coupes de papier mâché à la santé du prince et de la princesse, notre malheureux Ilya Ilitch, tout transpirant, s'embrouilla encore au vu de tout le monde en offrant pour la nième fois ses coupes dont personne n'avait que faire.
Enfin il jugea bon de se retirer. Quand il arriva en coulisses, affligé, son plateau plein dans les mains, il vit que le scandale était sur le point d'éclater.
Le maître de ballet en personne — autant dire Dieu — crucifiait littéralement le responsable des figurants. Les autres étaient autour et lui soufflaient les chefs d'accusation, tandis que le responsable hochait la tête en signe de culpabilité : «Oui, je reconnais... aujourd'hui même... un blâme... en assemblée générale... condamner...» Il lança un regard de vautour à Ilya Ilitch qui se volatilisa aussitôt.
- 2 -
En coulisses, le ballet présentait un tout autre spectacle que celui offert aux spectateurs. Diverses corporations y déployaient une activité fébrile et même passablement nerveuse.
Parmi toiles poussiéreuses et décors entassés à même le sol allaient et venaient dans une demi-pénombre costumières, décorateurs et figurants. Ici, des ballerines se disputaient la caissette à colophane ; là, le régisseur surgissait, affolé, pour clamer : « La reine en scène ! Où est la reine, nom d'un chien !? » Flegmatiques, les électriciens continuaient de tendre les câbles dans lesquels tout le monde se prenait les pieds. Près d'une trappe, les solistes — les « amis du prince » — échangeaient les dernières blagues en riant aux éclats, tandis qu'une querelle hystérique opposait la première danseuse à son habilleuse pour une couture qui avait cédé. Les machinistes étaient absorbés dans la manipulation des interrupteurs du tableau de commande, on entendait ronfler les moteurs et grincer les poulies. Les danseurs qui sortaient de scène, ruisselant de sueur, humectaient leurs visages fatigués avec du papier toilette pour s'éventer ensuite avec leurs serviettes. Seuls les pompiers, à l'écart, semblaient s'ennuyer.
Dans le rond de lumière de la scène se concentraient tous les efforts d'où naît le miracle de l'art, tandis que de l'autre côté de la rampe, sur cinq niveaux, la salle soupirait et palpitait, tel un être velu aux mille visages, venu là pour assister à ce prodige. Vibrant d'émotion au spectacle bien huilé, ne ménageant pas son enthousiasme aux cascades d'éblouissantes pirouettes fouettées de la première danseuse ; que lui importait qu'à cet instant même des gouttes de sueur giclassent d'elle en éventail !
Ilya Ilitch franchit sans encombre l'entrelacement de mâts et de câbles et gagna le magasin aux accessoires pour rendre son plateau et ses malheureuses coupes. C'en était fini de ses apparitions sur scène, au moins pour aujourd'hui.
De la fosse d'orchestre commença à s'élever sourdement le thème tragique, le rond de lumière s'éteignit ; le sorcier maléfique avait emporté la princesse et la lutte du bien et du mal allait encore durer tout un acte. Mais sans la participation des figurants.
Une fois son matériel rendu, Ilya Ilitch s'enferma dans le minuscule cabinet de toilette à la cuvette décrépite et grisâtre, souleva sa chemise et se tâta les côtes. Il se palpa longtemps et avec circonspection, car il craignait que la violence du choc ne lui ait brisé quelque chose, mais il n'en était rien, heureusement.
Il ne souhaitait pas gagner immédiatement la loge, car pour l'instant les coiffeurs montaient la garde dans l'escalier, à l'affût des figurants à qui ils reprenaient les perruques. Par le passé, quelqu'un avait en effet barboté un postiche, et depuis ils avaient reçu la consigne de les récupérer dès la sortie de scène en pointant sur une liste. Mais Ilya Ilitch trouvait cette pratique humiliante, lui qui avait passé toute sa vie dans la maison, et il cherchait par tous les moyens à s'y soustraire.
En outre, il était sans aucun doute attendu par son chef, à qui il valait mieux donner le temps de laisser retomber sa fureur. Aussi Ilya Ilitch se dirigea-t-il vers la cafétéria du personnel.
Elle était située dans un sous-sol obscur. Tout ce qui se trouvait au-delà de la scène, d'ailleurs, qu'il s'agît de pièces, de couloirs ou de passages, était éclairé au minimum, ce dont personne ne s'étonnait plus. Telle était la règle depuis la nuit des temps dans ce théâtre : au public les bronzes, la lumière, l'éclat, et pour les coulisses...
L'entracte avait commencé et une foule se pressait au comptoir : ballerines en tutu froufroutant, dames de la cour en crinoline, pages, musiciens, et, en bout de queue, la reine en personne, cette commère de Maria Polikarpovna Chpak. Bien que relevant du même corps de métier qu'Ilya Ilitch, elle touchait un supplément de salaire du fait qu'on lui confiait des rôles de «figurant soliste», à savoir les personnages importants de la cour. Elle seule assistait aux répétitions générales, et son nom apparaissait même sur les affiches, quoiqu'en vérité son travail se limitât à rester assise solennellement sur un trône et à pencher un peu la tête à droite ou à gauche à l'occasion. Ce qui n'était pas plus compliqué qu'un rôle de laquais ou de maure à éventail.
Ilya Ilitch attendit longtemps derrière elle, car sans arrêt des gens les court-circuitaient : la maquilleuse de la première danseuse, l'administrateur, sa secrétaire, qui tous tendaient leur monnaie par-dessus les têtes. La serveuse était experte à distinguer ceux qu'il convenait de servir en priorité et ceux qui pouvaient attendre.
Encore tout brûlant de l'offense subie et en proie à une soif inextinguible, Ilya Ilitch eut pour la première fois l'amère révélation de cette injustice qui se jouait au buffet depuis
toujours. Sa colère montait sourdement mais inéluctablement tandis qu'il observait la scène en silence, mais quand le premier danseur Valentin Borzykh arriva de sa démarche chaloupée en tortillant des fesses et qu'il tendit un rouble juste sous le nez de la reine, Ilya Ilitch lança d'une voix forte et vibrante d'émotion
— Ne servez pas les resquilleurs !
— Je dois entrer en scène, expliqua le premier danseur.
— Mais il y en a d'autres ! Maria Polikarpovna, par exemple ! Et vous devriez avoir honte, vous, un gamin, de fourrer ainsi votre bras sous le nez d'une dame !
Le premier danseur fut étonné de cette sortie, très étonné même. Tellement étonné qu'il ne dit rien, et considéra Ilya Ilitch de haut en bas, du même regard qu'il aurait pu porter sur une mouche qui, posée sur sa manche, aurait inopinément prononcé une citation de Hegel.
— Vous vous croyez peut-être autorisé à culbuter les gens dans les coulisses, lui lança Ilya Ilitch, maintenant dans un état proche de l'hystérie, mais nous sommes tous égaux ici ! Il y a une file d'attente et, en fin de compte, c'est révoltant et... et...
Mais la file d'attente garda le silence et la serveuse prit le rouble sans prêter attention à la main tendue d'Ilya Ilitch. Le premier danseur repartit avec son jus de fruit et son rond de saucisson sur une tranche de pain sans ramasser sa monnaie et sans plus prêter attention à Ilya Ilitch.
Personne ne souffla mot et Ilya Ilitch comprit à ce silence persistant que, loin d'être soutenue, son incartade était condamnée. Si le problème n'avait jamais été évoqué jusqu'à ce jour, peut-être était-ce parce qu'il s'agissait d'une chose naturelle et qu'il devait continuer à en être ainsi ? Qui se risque à évoquer des sujets inconvenants est aussi ridicule que s'il s'avisait d'étaler son linge sale en public.
Muni de sa chope de bière, il alla cacher sa peine dans le coin le plus sombre de la pièce où un autre vieux, tout aussi malchanceux que lui, le hautboïste Pacha Platonov, terminait un café, assis à une petite table bancale.
Ce n'était plus la soif qui tourmentait Ilya Ilitch et sa bière ne lui faisait plus envie. Il aurait plutôt voulu mourir, tant la vie lui était devenue indifférente, tant il s'en sentait las.
— Le cor a fait un sacré couac au troisième acte, dit Platonov en recrachant avec dégoût du marc de café. Ah, dis-donc, le chef en a sursauté ! Tu as entendu ?
— Non, répondit Ilya Ilitch.
— Qu'est-ce que tu racontes ?!. J'étais sûr qu'on l'avait entendu de la rue ! Ce feignant de Tchertkov ! Je suis prêt à parier que le chef va le balancer... Et toi, laisse tomber ! Quelle mouche t'a piqué de vouloir lui parler, à ce blanc-bec ? Oublie-le ! Ces gens-là... « premiers danseurs », tu comprends ? Ça vit dans les hautes sphères de l'art, et l'art en question dépend de leur mollet gauche ! Alors qu'est-ce que ça peut bien leur coûter de jouer des coudes dans une file d'attente, hein ? Je te le demande un peu !
— On est tous égaux ! dit Ilya Ilitch dans un sursaut d'indignation.
— Egaux...égaux... Dis-moi, mon bon : combien touches-tu, et combien touche-t-il, lui ?
-- Ca n'a rien à voir !
— Ah ouiche !... Mais toi, tu rentres en tramway, et lui dans sa voiture. Car il fait seize entrechats par soirée, et la salle en pleure d'admiration, tandis que toi, tu fais ton petit tour avec tes coupes sur ton plateau et terminé. Pourquoi montes-tu sur tes grands chevaux ?
— Il m'a fichu par terre aujourd'hui.
— Aïe ! Ca ne va pas arranger ton affaire ! commenta Platonov en philosophe. Ne te mets pas en travers du chemin d'un premier danseur !
Sur ce, il épousseta soigneusement son costume noir et se dirigea vers la fosse d'orchestre. Ilya Ilitch porta le verre à ses lèvres. Sa bière était sans goût ni grâce. Il sentit un pincement à l'estomac.
Trois jeunes ballerines en tenue de scène vinrent s'asseoir à proximité du vieil homme sans lui prêter la moindre attention. Elles étaient bien trop occupées à commenter sur un ton haut perché le scandale que venait de faire la première danseuse Vassilieva en se plaignant que la direction lui ait préféré la jeune Grebneva pour le rôle d'Aurore.
Les trois ballerines étaient pour la jeune Grebneva, et jugeaient non sans raison que la première danseuse accusait son âge. On ne pouvait leur donner tort, mais en même temps elles oubliaient tout simplement qu'elles aussi, elles vieilliraient. Or, Ilya Ilitch était si ancien dans le métier qu'il se rappelait encore la grande Egorkina que le public portait d'enthousiasme à bout de bras. Puis, une certaine Vassilieva était arrivée, toute fraîche émoulue de l'institut, à qui l'on avait confié le rôle d'Odette... Personne n'aurait maintenant pu dire ce qu'était devenue Egorkina. Peut-être donnait-elle des leçons au cercle de danse d'un club d'employés des chemins de fer, ou bien avait-elle complètement abandonné et vieillissait-elle tranquillement auprès de son mari. Au ballet plus que partout ailleurs, les passages sont brefs. Spécialement pour les premiers danseurs, qui n'acceptent pas longtemps les seconds rôles et à plus forte raison ne supporteraient pas de déchoir jusqu'à ceux de figurants. Ils disparaissent d'un coup, et pour toujours.
Ici, Ilya Ilitch ne put s'empêcher d'imaginer avec une joie mauvaise la fin de carrière de Valentin Borzykh.
Suspendu à quelques pas du buffet, un haut-parleur rapportait ce qui se passait sur scène. L'introduction du quatrième acte avait commencé et il s'attarda quelques instants, le temps d'entendre son ami Platonov jouer son petit solo de hautbois avec brio et chaleur. Mais il ne resta pas pour écouter la suite, car il connaissait — et depuis longtemps — toute la partition par coeur.
En grimpant l'étroit escalier, il dut plus d'une fois s'effacer et se coller au mur pour laisser passer danseurs et ballerines qui dégringolaient les étages en direction de la scène dans des effluves de poudre et de maquillage. Eux aussi répétaient le nom de Vassilieva.
En revanche, les coiffeurs avaient disparu et c'est triomphant qu'Ilya Ilitch put atteindre le quatrième étage avec sa perruque sur la tête.
- 3 -
Ce théâtre d'opéra et de ballet existait depuis des temps immémoriaux. Il possédait une histoire, des traditions, des règles précises de fonctionnement qui en faisaient une construction complexe et à plusieurs étages dans tous les sens du terme.
C'était un véritable petit royaume, avec ses premiers danseurs et ses femmes de ménage, sa sécurité et son service comptable, ses guichetiers, ses ouvriers, ses coiffeurs et autres, qui représentaient tous autant de collectifs de travail différents, spécifiques, avec leur vie propre et leurs intérêts corporatistes. Certains ne voyaient même pas le résultat de leur travail.
Ainsi, les musiciens n' entrapercevaient-ils le spectacle que de dessous, et encore fallait-il être placé dans la partie de la fosse la plus proche des spectateurs. La serveuse du buffet, elle, n'avait droit qu'à la retransmission du haut-parleur. Les coiffeurs entrevoyaient la scène depuis les cintres. Les bibliothécaires chargés des partitions ne croisaient les guichetiers qu'à l'occasion des réunions générales de service. Et un menuisier pouvait travailler aux décors pendant quinze ans sans avoir jamais fait la connaissance du moindre acteur. De plus, les acteurs eux-mêmes étaient partagés par des frontières à eux.
Les artistes principaux avaient leurs propres loges, juste en sortie de scène. C'était le saint des saints, et un Ilya Ilitch n'y aurait jamais glissé un regard. On y trouvait des vases garnis de fleurs et des siphons d'eau gazeuse.
Au premier étaient logés les solistes ordinaires. Il n'y avait que deux siphons pour tout le monde et des vases auraient été superflus.
Le corps de ballet (ou le choeur, s'il s'agissait d'un opéra) occupait le second, à raison de huit personnes et plus par pièce. Ils n'avaient droit qu'à une bouilloire d'eau.
Le troisième abritait l'aristocratie du personnel technique : ceux qui, bien qu'oeuvrant en coulisses, réalisaient un travail à légère connotation artistique, comme les maquilleuses, les costumières et les cordonniers.
Enfin, au quatrième étage, les figurants occupaient une grande salle commune sous les toits. C'était une pièce longue et basse de plafond, faiblement éclairée par des meurtrières et imprégnée d'une odeur où la poudre et la vaseline le disputaient aux souliers imbibés de sueur. Cet « atelier des mimes », comme on appelait ce lieu sans prétention, braillait, se changeait, se grimait... et buvait à même le robinet.
Tel n'était d'ailleurs pas toujours le cas. Pour Madame Butterfly, on n'avait besoin que d'un seul figurant pour représenter un serviteur muni d'une ombrelle. Ilya Ilitch se grimait alors en Japonais dans la plus totale solitude. Par contre, la monumentale Fiancée du tsar exigeait toute une bande de féroces opritchniks avec arquebuses et hallebardes, et la loge des figurants ressemblait alors à un repaire de brigands.
Non, vraiment, Ilya Ilitch ne volait pas le pain qu'il gagnait. Pour certains spectacles, il devait se changer plusieurs fois. Dans Carmen, par exemple, où il figurait la foule, il lui fallait se déguiser en plus d'une dizaine de passants différents, après quoi il participait à la panique collective née de la fuite de l'héroïne. Au deuxième acte, il servait les clients dans un cabaret en écoutant respectueusement et jusqu'au bout l'air immodeste du toréador. Et aussitôt après, il grimpait l'escalier du plus vite qu'il pouvait pour s' habiller en contrebandier. Mais ce qu'il préférait par-dessus tout, c'était le dernier acte, Où il jouait un fougueux picador, ou peut-être un matador (il n'était pas parvenu à pénétrer les arcanes de la tauromachie), toujours est-il qu'on le pourvoyait de deux lances à pointe rouge, un autre figurant aussi, et ensemble ils traversaient la scène en tenant leurs armes à bout de bras, puis une fois sortis, houspillés par leur chef, ils filaient au galop derrière le décor pour réapparaître de nouveau, et ainsi de suite plusieurs fois, d'où naissait l'impression d'une scène de masse.
Ayant réussi à éviter les coiffeurs, Ilya Ilitch monta dans la loge des figurants pour constater qu'il avait vu juste, car son chef avait libéré les lieux. Les costumières emportaient des monceaux de pourpoints. Les étudiants s'étaient dispersés, il n'en restait que trois, en train de parler football, assis en caleçons sur les bancs. L'air était aussi lourd que dans un bain public.
Le mur portait une rangée de miroirs verdis au-dessus de petites tables couvertes de boîtes à maquillage, de bouts de papier, de chiffons et de trognons de pommes. Ilya Ilitch avait depuis bien longtemps rompu avec ce fouillis et s'était adjugé en propre le tiroir de la table du coin. Il en ouvrit la serrure avec une petite clef et en sortit un paquet de serviettes en papier. Cela faisait déjà deux mois qu'on ne leur en donnait plus, leur chef jurant que les stocks étaient épuisés. Mais Ilya Ilitch n'aurait pour rien au monde accepté d'utiliser des feuilles de journal. Il connaissait son visage sur le bout des doigts, et ce n'est pas lui qui aurait risqué de faire peur au conducteur du dernier tramway avec des traces de maquillage.
Son tiroir était impeccablement rangé : sur une feuille de papier propre étaient disposés à gauche les serviettes, ses boîtes à maquillage et diverses poudres, ses pinceaux et crayons ; au milieu, une tartine de caviar d'aubergine qui avait un peu séché, et à droite le tome deux de Dans les montagnes de Melnikov-Petcherski, qu'il lisait depuis bien six mois durant ses petits temps morts.
La nécessité de posséder une clé bien à soi s'expliquait non seulement par la pénurie de serviettes, mais également par celle du maquillage que l'on ne distribuait qu'au compte-gouttes. Ces je-m'en-foutistes le mettaient à même la poche et en usaient avec si peu d'économie que vers la fin du trimestre ils commençaient à le mendier et à se voler les uns les autres, chose qu'Ilya Ilitch ne pouvait supporter.
Une fois son costume à galons soigneusement disposé sur un cintre, il revêtit veste et pantalon « civils », jeta un coup d'oeil dans le miroir à son visage fatigué, aux poches accusées sous les yeux, et se détourna. Il hésita quelques instants, sa tartine dans la main, puis la reposa en silence.
— Kalinovski à l'aile gauche ! Un dieu !.. déclarait l'un des clampins à ses camarades, lesquels hochèrent la tête d'un air pensif.
— Non, il n'y a pas eu de dieu ! répliqua Ilya Ilitch sur un ton exalté. Et tous le regardèrent avec étonnement.
Il referma son tiroir à clef et sortit sans dire au revoir. A l'étage en dessous, les coiffeurs parlaient politique internationale en fumant à la fenêtre. Les murs de leur local étaient couverts de tresses, de boucles et de barbes de tout poil. Les tables et les corbeilles débordaient de montagnes de scalps...
— Voici ma perruque... veuillez l'enregistrer, je vous prie, leur dit-il poliment.
L'un des coiffeurs cocha une liste, prit le postiche et l'expédia d'un geste adroit en plein dans une corbeille.
Ilya Ilitch descendit ensuite l'escalier à pas comptés. Visiblement, le ballet était terminé, car les danseurs fatigués jaillissaient dans les coulisses. Ilya Ilitch aussi était fatigué, terriblement fatigué. Plus qu'il ne l'avait jamais été dans sa vie.
- 4 -
Il arriva chez lui plus tard que d'habitude, referma délicatement la porte et pénétra dans l'appartement sur la pointe des pieds pour ne réveiller ni sa fille ni son petit-fils.
Dans la cuisine, il trouva comme à l'accoutumée des pommes de terre refroidies laissées à son intention dans la poêle avec des boulettes de viande faites maison, et un dessert à la framboise. Etendue sur une corde, toute une guirlande de vêtements d'enfant était en train de sécher : des maillots, des collants et des culottes dont l'une était déchirée. C'était Ilya Ilitch qui l' avait achetée lui-même la semaine précédente, et comme elle lui avait coûté la bagatelle de trois jours de salaire, il ne put s'empêcher de soupirer en constatant du doigt l'ampleur des dégâts.
Sa femme était morte dix ans plus tôt d'un cancer du poumon. Elle qui n'avait jamais fumé de sa vie. Ilya Ilitch avait dû assumer seul la charge de leur fille de dix-sept ans, Liouba.
Le soir, il était au théâtre, et dans la journée il ne la voyait pas non plus, ou peu, car elle travaillait à l'usine de confection. Et puis, elle fréquentait les bals du parc ou de la Maison des officiers, où elle rencontrait des stagiaires. Elle se cherchait un mari, mais tout ce que cela lui avait rapporté jusqu'ici, c'était une grossesse et un petit garçon. Depuis, ils étaient trois.
Comme un fait exprès, le couvercle de la poêle dégringola avec fracas. En voulant le ramasser, Ilya Ilitch laissa tomber son couteau. De dépit, il se mit à manger ses pommes de terre sans même les réchauffer. Son menton s'abaissait mécaniquement, la fourchette piquait le fond de la poêle avec un petit biuit sec. Il ne sentait aucun goût à ce qu'il mangeait, se contentant de mâcher et d'avaler, plongé dans ses pensées.
On avait mis sa femme en cancérologie. Chambre seize, premier lit à gauche. Il lui apportait du miel et des oranges et s'asseyait à côté d'elle sur une chaise métallique blanche. «Surtout, ne touche à rien !» lui disait-elle, très inquiète. Cela le faisait sourire. Dans cet immense hôpital, tous les malades sans exception croyaient que le cancer était contagieux. Les médecins avaient beau démentir, rien n'y faisait.
Il venait et ils parlaient tous deux opération, métastases, stades d'évolution, délais. Ils évoquaient tout cela avec sérieux, sous l'angle pratique. Et un jour, en arrivant, il apprit que le corps de sa femme était à la morgue. On lui expliqua ---- avec sérieux, sous l'angle pratique — les formalités à accomplir et comment récupérer le corps. On le conseilla pour trouver un véhicule.
Pendant longtemps, par la suite, il se réveilla en se disant : « il faut vivre pour Lioubotchka » et il y trouva un certain réconfort. Tout, désormais, fut pour sa fille, lui-même s'autorisant tout au plus, de temps en temps, une chope de bière. C'était incroyable ce qu'il fallait maintenant à une jeune femme pour être élégante !
De son temps, les filles portaient de simples robes en toile, et ça ne les empêchait pas d'être ravissantes. Mais maintenant, il leur fallait des bas à quatre roubles cinquante dont les mailles filaient à la première occasion, des chaussures à trente roubles dont les talons ne tenaient pas huit jours, et c'étaient ensuite des larmes et des larmes... Avant, elles se faisaient une tresse et on trouvait cela très beau ; maintenant, c'étaient des coiffures, des permanentes, des décolorations, des mèches, des laques... Sans cela, comment une jeune ouvrière aurait-elle pu trouver un mari ?
Par le passé, sa femme et lui s'étaient imaginé que Liouba pourrait devenir une grande danseuse. Mais il s'était avéré que, comme sa mère, elle était dépourvue de tout sens du rythme et qu'elle n'avait pas d'oreille. Qu'elle n'avait, de façon générale, aucune disposition particulière.
C'est comme ça dans la vie : les personnes douées sont rares et la grande masse des gens n'est pas composée d'étoiles. Il y a surtout le corps de ballet. Et les figurants.
Du temps où son épouse n'était pas encore alitée, elle sortait habituellement à sa rencontre dans le couloir, là où ces femmes avaient l'habitude de tricoter, de jouer aux cartes et de pronostiquer les espérances de vie de l'une et de l'autre. Par exemple, l'une d'elles disait en jouant un huit : « Eh bien moi, les filles, encore trois semaines peut-être et salut la compagnie ! », et effectivement, trois semaines plus tard elle était morte. « Ça alors ! s'était dit Ilya Ilitch. Elle leur a sorti comme ça, tout simplement, en posant un huit sur la table : " Eh bien moi, les filles, encore trois semaines peut-être et salut la compagnie ! " »...
Il s'aperçut que cela faisait déjà un certain temps qu'il était assis, la tête dans ses mains au-dessus de la poêle vide.
Il se sentit trop fatigué pour préparer du thé. D'ailleurs, il n'avait envie de rien. Il gagna sa chambre en traînant les pieds. Son lit était prêt pour la nuit, un coin de la couverture soigneusement rabattu. Ça, on ne pouvait accuser Liouba de laisser-aller, elle veillait avec soin à ce que l'appartement soit toujours propre et accueillant. Ils ne vivaient pas dans le luxe, non, mais pas moins bien que les autres. Par exemple, ils possédaient une radio Moskvitch, certes un peu ancienne, mais de bonne qualité, un téléviseur Rekord qu'ils avaient acheté à tempérament, une reproduction du Seigle de Chichkine. Ils avaient changé de chaises peu de temps auparavant, le logement abondait en coussins brodés et les fenêtres étaient garnies de voilages.
Son petit-fils était, comme de bien entendu, étendu à plat-ventre sur la couverture, jambes et bras écartés à la façon des parachutistes en vol libre (le magazine L'Ouvrière avait publié récemment une telle photo). Ilya Ilitch le réinstalla comme il faut, puis se déshabilla dans l'obscurité et se glissa dans ses draps froids. Il eut à peine fermé les yeux qu'une douleur fulgurante au côté faillit le jeter à bas du lit. Il soupira et vit des coupes de papier mâché au décor craquelé se répandre tout autour de lui, tandis que le régisseur hurlait : « Ton nom, toi ?!...»
Fort étonné de cette apparition, Ilya Ilitch se tâta les côtes : il avait bien un peu mal à un endroit, mais ce n'était rien de grave. Il tâcha de prendre une pose plus confortable et ferma de nouveau les yeux, mais il n'avait pas plus tôt commencé à s'assoupir que le premier danseur Borzykh lui arrivait droit dessus en vol plané, après quoi il ne savait absolument plus où se réfugier, ni quelle attitude adopter pour faire plaisir à tout le monde : s'il ramassait les coupes, on le conspuait, s'il ne les ramassait pas, on l'incendiait encore plus, l'accusant de les avoir jetées à terre exprès. Dans tous les cas, il était coupable, impossible d'en sortir !
Il se tourna de l'autre côté, mais ce fut pour se retrouver dans une queue d'une longueur décourageante et qui n'avançait pratiquement pas, car toutes sortes de princes aux visages poudrés tendaient sans arrêt leurs roubles par-dessus les têtes. Personne, pourtant, ne protestait. Les derniers arrivés poussaient de plus en plus fort, c'était là tout ce que ces gens savaient faire : se comprimer les uns les autres en allongeant des bras que la vendeuse ignorait superbement.
Ce cauchemar le mit en sueur. Faisant un effort sur lui-même, il se leva et fit quelques pas dans la pièce, remit sous les couvertures son parachutiste de petit-fils qui dormait comme un bienheureux, puis se recoucha. Mais ce fut pour se retrouver de nouveau en butte à des persécutions : cette fois, on lui interdisait de posséder son petit tiroir en propre, signe d'une opposition de sa part au collectif ; puis, il passait en jugement et était convaincu du vol d'une perruque, et là-dessus Platonov commettait un couac tonitruant... Tout cela était horrible, on aurait dit un tableau de fin du monde.
- 5 -
Quand Ilya Ilitch arriva au travail, le lendemain, il trouva le théâtre à sa place et indemne. Pourtant son rêve s'était bien matérialisé.
Au panneau d'affichage, là où l'on prend connaissance des horaires des répétitions et des annonces de réunion des cercles d'éducation politique, une feuille était punaisée et l'un de ses paragraphes concernait personnellement Ilya Ilitch. Il (nom, prénom, patronyme, le tout en majuscules d'imprimerie) y était sévèrement blâmé pour sa conduite déplacée de la veille.
Ilya Illich, stupéfait, relut le texte à deux reprises.
— Voilà comment c'est, chez nous ! lança près de lui Maria Polikarpovna Chpak qu'il n'avait pas senti arriver. Eux, ils peuvent se permettre n'importe quoi, mais les gens honnêtes, on leur met des blâmes !
— J'avoue que... je suis... très étonné... prononça Ilya Ilitch d'une voix blanche.
— Mais de quoi vous étonnez-vous, cher ami ? ! De quoi, grands dieux !... J'ai, pour ma part, cessé de m'étonner dans cette vie. On attend le malheur d'un côté, et il vous fond dessus par-derrière ! A votre place, néanmoins, je n'en resterais pas là et j'irais leur montrer !
— Oui, oui, je vais aller les voir. Comment cela est-il possible ? Sans aucune explication ! Ils n'ont pas le droit...
— Oh si, ils ont tous les droits ! Mais c'est désagréable, j'en conviens, et je compatis à votre douleur.
— C'est que je me tenais dans la coulisse numéro deux, dit Ilya Ilitch, et le prince sort normalement par la cinq, or là...
— Oui, oui, allez donc les voir et expliquez tout cela tranquillement, sans élever le ton. Certes, vous n'obtiendrez pas gain de cause, mais vous en tirerez au moins une satisfaction morale.
Le responsable des figurants s'était aménagé un semblant de bureau dans un minuscule cagibi près de l'accès aux greniers, au quatrième étage. C'est là qu'Ilya Ilitch le trouva, tel une araignée dans son repaire, en train de préparer la paie.
Il portait un nom amusant — Tchijik (le Serin) — et qui lui allait plutôt bien. On le voyait sans relâche, en effet, voleter en tous sens à travers le théâtre et sans ménager ses coups de gueule, donnant la main de-ci, de-là, contrariant parfois plus qu'il n'aidait, semant en tous cas sa frénésie aux quatre coins de la maison, et c'était au prix de cette agitation phénoménale, de ses cris et de ses jurons (oubliés aussitôt que proférés) qu'il arrivait à maintenir la discipline de ses troupes. Peut-être, d'ailleurs, fallait-il un homme de ce calibre pour venir à bout de la cohue d'étudiants et autres cossards dont il avait la charge. Dieu seul savait comment il parvenait à les pousser en scène au moment voulu !
Il était entièrement dévoué à la Direction, dont il saisissait les ordres au vol et envers laquelle il faisait assaut de flagornerie, mais qu'il ait affaire à un subordonné, et aussitôt il se transformait en bête féroce.
— Pourquoi m'a-t-on infligé un blâme sans même examiner l'affaire ? lui demanda Ilya Ilitch en contenant son émotion à grand peine. Je me tiens toujours dans la coulisse numéro deux, et Bozrykh, au lieu de sortir par la cinq...
— Mais qu'est-ce que j'en ai à faire ? s'écria Tchijik. Le régisseur a demandé un rapport, je lui ai fait un rapport. Je suis tout seul, moi, pour m'occuper de vous, et je devrais croire tout ce que les uns et les autres viennent me débiter ?
— Mais pourtant, vous me connaissez, lui dit Ilya Ilitch avec chaleur, il y a tellement d'années que je travaille dans ce théâtre, et sans avoir jamais encouru... la moindre réprimande.
Tchijik le regarda avec intérêt, la tête légèrement penchée dans sa direction.
— Non, vraiment, je ne suis pour rien là-dedans et je ne peux vous aider. Le régisseur était là, lui-aussi, eh bien, allez le voir et expliquez-vous avec lui. Un blâme !... quelle affaire, je vous demande un peu !... Si je comptais tous ceux que j'ai reçus !...
Ilya Ilitch réfléchit quelques instants, puis fit demi-tour en silence et sortit. Eût-il porté la moindre responsabilité dans l'affaire, il se serait soumis sans un mot, mais là, la justice la plus élémentaire était bafouée. Et il ferait reconnaître son bon droit.
Après avoir erré longtemps dans les labyrinthes de la maison, Ilya Illich découvrit le régisseur à la bibliothèque, en train de feuilleter la partition du spectacle du soir, Les cloches de Corneville.
C'était un homme encore jeune, et un chanteur raté. Il avait longtemps et laborieusement suivi les cours de l'institut avant d'entrer dans un choeur d'opéra, mais c'est moins grâce à sa voix qu'à des dispositions « sociales » qu'il avait réussi. A force de hanter les réunions, il finit par tellement imposer sa vue à la direction à tout bout de champ — il avait même pris l'habitude d'entrer dans leurs bureaux sans frapper --- qu'on lui donna son diplôme et même un emploi au théâtre malgré sa faiblesse insigne en matière musicale.
Ce type d'individu se rencontre dans chacun de nos arts. Leur créativité se concrétise par des réunions où ils siègent, des sections et des commissions qu'ils organisent, et d'autres choses encore qu'ils représentent ou dirigent avec tant d'autorité et de conviction qu'on en oublie leur nullité artistique.
Dans le cas présent, il est vrai, l'Art n'avait pas eu à en souffrir. La fonction de régisseur était purement administrative et n'exigeait pas de savoir chanter, aussi, quittant le choeur pour cette situation élevée, s'était-il trouvé parfaitement à son affaire : il pouvait désormais, et à loisir, critiquer, donner des directives, rectifier et exiger des autres ce dont lui-même était parfaitement incapable.
Mais, comme c'est souvent le cas avec les gens qui sont arrivés « grâce » à un formidable complexe d'infériorité et qui, de ce fait, craignent toujours pour leur autorité, il ne reconnaissait jamais la moindre erreur de sa part et aurait plutôt fait sauter le théâtre (et la terre entière avec) que de prendre un tort sur lui.
Aussi écouta-t-il l'explication embrouillée d'Ilya Ilitch avec autant d'attention que si celui-ci était venu lui demander un appartement pour sa belle-mère.
— Mon cher camarade, lui répondit-il, je comprends que cela ne vous ait pas fait plaisir de recevoir un savon hier soir. Mais vous savez ce que c'est qu'un spectacle, et moi aussi j'ai des comptes à rendre, n'est-ce-pas ? Alors, regardons objectivement ce qui. s'est passé : il y a eu un loupé, vous êtes bien d'accord avec moi ? Il y a eu un loupé : vous avez — oui : vous ! — vous avez rampé à la poursuite de ces coupes en papier, ce qui a fait rire la salle, et ensuite encore autre chose... Non, non ! il est hors de question d'annuler ce blâme, n'y comptez pas. Ce serait ridicule. J'ai fait un rapport et je n'ai aucunement l'intention de me dédire. Cela vous servira de leçon pour une autre fois, voilà tout.
— Mais je suis innocent !
— Ca, ça dépend de la façon de voir les choses. Excusez-moi, camarade. Au-revoir.
— Dans ce cas, je me plaindrai.
— Je vous en prie.
— Dites-moi auprès de qui je peux déposer une plainte officielle.
— Mais... auprès du maître de ballet, du directeur, du ministre de la Culture, de la mairie ! De Jésus-Christ, même ! ajouta-t-il non sans humour avant de se replonger dans la partition, indiquant par là qu'il avait déjà chassé cette affaire de sa tête.
Le maître de ballet dirigeait une répétition dans la grande salle. Des danseurs en maillot noir étaient perchés sur les appuis de fenêtres comme des merles sur un fil tandis qu'au milieu de la salle les solistes transpiraient de tout leur corps sur un pas-de-deux, et cela sous les exclamations du maître :
— Stop ! Stop ! Vous divaguez ?!. Qu'est-ce que vous me faites là ? C'est de la bouillie pour chats ! Et vos bras, c'est des prothèses ou quoi ?! Jambes en position cent ! Non ! Pas comme ça, crrrétins !!...
Tel était habituellement son style de travail dans le feu de l'action. C'était un chorégraphe qui avait monté de bons ballets, aussi était-il entendu que comme à toute personne douée, on pouvait tout lui pardonner. Et lui-même voyait la chose de cette façon.
Il travaillait avec ampleur, avec envergure, prenant appui sur l'essentiel et ne gaspillant pas son talent à des broutilles. Le plus important dans le ballet, c'était le pas-de-deux et le pas-de-trois. C'était l'oeuvre des étoiles et des solistes. Il y avait bien aussi quelque participation du corps de ballet comme fond, mais pour ce qui était des figurants, il se contentait d'ordonner à Tchijik en lui plantant l'index dans la poitrine :
— Vous me mettez quatre ou cinq de vos andouilles de chaque côté !
Tchijik gravait aussitôt dans sa mémoire combien d'« andouilles », lesquelles et où les disposer, et le maître de ballet oubliait à l'instant l'existence des figurants. Ce en quoi il avait tort, bien sûr. Un chorégraphe digne de ce nom sait, au contraire, leur importance. Mais lui, non. Ou peut-être l'avait-il su et oublié.
Ilya Illich alla s'adosser à un appui de fenêtre pour y attendre patiemment que le maître ait épuisé tout son monde, lui-même compris, et qu'il annonce une pause, mais le maître était endurant... Les « paralytiques ! », « zozos ! » et autres gracieusetés volèrent encore un bon moment à travers la salle avant que le projet complexe et novateur qu'il avait en tête ne commence à prendre corps, et il les aurait bien encore traqués si l'une des pointes de la première danseuse n'avait cédé, imposant l'interruption de séance.
Tandis que l'on courait à l'atelier chercher une aiguille, Ilya Ilitch exposa timidement son affaire.
Tout d'abord, le maître de ballet ne comprit pas. Il le regardait et faisait effort pour se souvenir, mais vraiment ne voyait pas de quoi il s'agissait ni ce qu'on attendait de lui.
— Valentin Borzykh vous a bousculé ? Ça lui arrive. Mais c'est le ballet, ça ! Vous n'avez qu'à ne pas vous mettre où il ne faut pas ! Et qu'est-ce que vous voulez de moi ? De moi ?! Comment ? Quelle note de service ? Ah, vous voulez que je l'annule ?! Je vais vous dire : j'ai autre chose à faire en ce moment, excusez-moi. Hè, là-bas, la maison de fous ! Combien de fois ai-je dit de fermer la porte et de ne pas laisser entrer n'importe qui ?!. On recommence le passage ! C'est parti !
Ilya Ilitch n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche que deux jeunes stagiaires costauds le remettaient sur le palier et qu'il entendait le loquet se refermer derrière lui d'un bruit sec. Il resta là quelques instants, encore sous le choc, à écouter le bruit sourd des pas et les hurlements inspirés du maestro de l'autre côté de la porte, puis se dirigea lentement vers les bureaux de la Direction.
La Direction était un monde à part, une sorte d'Olympe où Ilya Ilitch — les très rares fois qu'il lui avait été donné de s'y rendre — n'avait jamais mis les pieds autrement qu'avec le plus extrême embarras. C'était sans doute stupide, mais rien à faire...
Ces lieux se distinguaient du reste du bâtiment par la présence de tapis magnifiques, de meubles dignes d'un ministre, et les secrétaires y avaient l'air de stars de cinéma. C'est que l'on y résolvait des problèmes de première importance, tels l'équilibre financier de la maison, le calendrier des spectacles, les tournées, la quantité d'ampoules nécessaires à une illumination de fête ou la commande d'une dizaine de mètres cubes de bouteilles de vodka comme élément de décor. De fait, comment un modeste figurant ne se serait-il pas senti embarrassé de venir y exposer ses minuscules problèmes personnels ?
Par chance, le directeur était là. Mais il recevait du monde et la secrétaire proposa un siège à Ilya Ilitch pour qu'il patiente plus commodément. C'est bien connu, dans les bureaux directoriaux, les gens ont coutume de parler longtemps, de blaguer en plus. Alors qu'ils se décidaient enfin à sortir un par un, le chef comptable arriva à son tour, une pile de papiers à la main. Vu sa fonction, naturellement, il pouvait entrer à tout moment et sans faire la queue. Comme, du reste, l'administrateur et d'autres personnes encore, qui poussaient la porte, tout simplement, entraient, sortaient, et notre Ilya Ilitch se morfondait sur son siège en tenant avec une précision douloureuse le compte de ces allées et venues : « En voilà deux qui viennent d'entrer, ils sont donc cinq... moins un, reste quatre... et encore deux qui sortent... ah, un nouveau qui entre maintenant...»
Le maître des lieux allait enfin être libéré de ses visiteurs quand arriva un groupe d'étrangers d'allure impeccable, en costumes flambant neufs et les doigts ornés de bagues en or. La scène alors s'accéléra : les secrétaires se mirent à courir en tous sens et à porter dans le bureau directorial eaux minérales, café et superbes boîtes de petits gâteaux.
Quand tout ce joyeux monde sortit une heure plus tard, la réception attenante était bondée de solliciteurs. Le directeur parut, son imperméable à moitié enfilé, et tous l'assaillirent, porteurs de problèmes plus urgents les uns que les autres, et Ilya Ilitch, lui aussi, se mit courageusement à jouer des coudes pour l'approcher. Le directeur disait :
— Non, non, pour ça inutile de leur demander confirmation, décidez vous-mêmes ! Je file maintenant au ministère. Que voulez-vous, camarade ?
— Vous voyez, glissa rapidement Ilya Ilitch, je suis figurant et je me tenais dans la coulisse numéro deux... et au troisième acte...
— Mon cher ami, pour tout ce qui concerne les figurants, adressez-vous directement à Tchijik, l'interrompit le directeur d'un air suppliant et en le saisissant amicalement par le coude. Excusez-moi, mais je cours à une réunion et je suis déjà terriblement en retard. Tchijik ! Voyez Tchijik, c'est lui votre chef direct et tout est entre ses mains. J'ai dit de mettre ces devis de côté pour l'instant, c'est noté ? Bon, c'est tout, c'est tout !...
Il traversa la pièce à grandes enjambées et Ilya Ilitch resta encore quelques instants avant de partir à son tour. Il avait bouclé la boucle, mais il n'aurait su dire si tout cela lui avait apporté la moindre satisfaction morale.
N'ayant pas chez lui les conditions favorables pour répéter, c'était au théâtre même que le hautboïste Sacha Platonov travaillait son instrument. Ilya Ilitch le trouva dans la fosse d'orchestre, seul, son hautbois posé près de lui. Avec un couteau, il épluchait un gros concombre qu'il trempait dans du sel sur un journal. Ilya Ilitch refusa de partager son repas, mais lui raconta tous ses malheurs.
Platonov considéra l'affaire avec sérieux.
— D'un côté, c'est sûr, il y a eu offense, dit-il. Mais aussi, tu fais un drôle de... comme un gamin, quoi, c'est vrai !
— Mais tu dis toi-même qu'il y a eu offense ! s'écria Ilya Ilitch. Tu te rends compte que tous, ils m'ont...
— Eh bien quoi ? Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? Tu t'imagines qu'on t'en veut personnellement, mais c'est faux ! Personne n'a été insolent avec toi, personne ne t'a cloué le bec et on peut même dire que tout le monde t'a traité avec considération. Tu dois bien voir une chose, c'est que Tchijik, le régisseur, le directeur, et même toi ou moi, nous sommes tous des membres d'un organisme bien rodé et qui fonctionne, et que si, individuellement, nous sommes tous beaux et gentils, chacun a quand même son ouvrage à faire et que ça n'est jamais de bon coeur qu'il ira se mettre des bâtons dans les roues, s'arrêter pour considérer les choses ou, encore mieux, revenir en arrière sur le passé. C'est du tracas, rends-toi compte !
— Mais la justice...commença Ilya Ilitch, qui n'en démordait pas.
-- La justice, c'est une chanson que Tchijik entonnera quand il sera concerné pour lui-même ! Mais alors, il aura beau se démener comme tu le fais, toi, il n'obtiendra pas plus. Notre époque nous a appris beaucoup de choses, mais pas les attentions envers autrui. Tant que ça ne tombe pas sur nous, nous sommes indifférents à ce qui se passe autour. Et pourtant nous sommes loin d'être des monstres. Toi, par exemple, est-ce que durant toute ta vie tu n'as pas vu un paquet d'injustices commises ici ou là ? Et est-ce que tu es allé pour autant y mettre ton nez ? Eh bien, c'est pareil pour tout le monde, et pour votre Tchijik c'est la même chose, on est tous comme ça. Quand on nous parle de désagréments arrivés au voisin, nous sommes occupés. Très occupés, même.
— Alors, je suis un imbécile ? lui demanda Ilya Ilitch d'un ton morose.
— Ça n'est pas exclu ! lui répondit Platonov en éclatant de rire.
- 6 -
Si un théâtre aussi sérieux avait programmé Les Cloches de Corneville, c'était exclusivement pour des considérations financières. Les artistes, quant à eux, étaient tellement habitués à l'emphase de l'opéra qu'ils avaient beaucoup de mal à entrer dans ces niaiseries d'opérettes et le résultat était mi-chèvre, mi-choux, balourd, en somme. Toute la troupe trouvait ces Cloches parfaitement rasantes, mais il y avait du public et, bien que joué de façon quasi mécanique, le spectacle tenait l'affiche.
Ce soir-là avait été particulièrement mauvais. Les chanteurs avaient expédié leurs airs, et là où normalement le public riait, un lâche silence régnait dans la salle. Ceci se ressentit en retour sur la scène, où s'installa alors cette torpeur qui est pire que tout au théâtre, quand tout le monde voit que rien ne va plus, mais que nul ne sait comment sauver la situation et que chacun n'a qu'une idée en tête : en finir au plus vite...
Ilya Ilitch jouait ce soir-là un serviteur, un villageois, un porteur de chaise et « des passants dans la rue ». Pris dans le marasme général, les figurants eux-aussi manquaient de rigueur dans leur exécution, se tenaient mal sur scène, se trompaient, et Ilya Ilitch pensait comme eux tous : « Vivement qu'on rentre à la maison ! »
Durant l'intermède qui permettait le changement de décors, les figurants jouaient une foule se rendant à la foire. Comme les étudiants avaient déjà touché leur bourse, ils avaient fait faux bond au théâtre et on manquait donc de monde. Tchijik lâchait ses gens sur scène avec parcimonie et, dans la salle, on entendait les sièges grincer, et des spectateurs tousser ou se moucher.
Ilya Ilitch venait de se grimer en musicien ambulant. Tchijik lui accrocha sur le dos un énorme tambour et le poussa sur l'avant-scène en lui soufflant :
— Doucement ! Prends ton temps !
La tête lui tournait-elle d'avoir si longtemps fait le pied de grue dans l'antichambre du bureau directorial, ou Tchijik l'avait-il poussé un peu trop fort ? Toujours est-il que, ployant sous son fardeau, Ilya Ilitch perdit l'équilibre et trébucha apparemment sans raison, manquant s'étaler de tout son long.
Cela dut sembler comique, puisqu'un spectateur éclata de rire. Voulant retenir son maudit tambour qui menaçait de dégringoler, Ilya Ilitch fut déporté et partit en vrille sur place. Il parvint à se stabiliser et posa un regard d'une tristesse infinie sur l'extrémité opposée de la scène qu'il lui fallait encore atteindre... et là, la salle explosa littéralement de rire. Pour tout le monde, en effet, il s'agissait non d'un véritable vieillard, mais d'un acteur parfaitement grimé et jouant à la perfection.
Et ce fut le miracle.
Ilya Ilitch traversa la scène en clopinant et sortit, mais tous ceux qui lui succédèrent furent accueillis tout aussi gaiement et cela les inspira à tel point qu'ils se mirent à susciter le rire en maints endroits où l'on n'en avait jamais entendu jusque là.
Ensuite, il y eut la représentation d'une foire très pittoresque qui souleva un tonnerre d'applaudissements. Les artistes avaient subitement oublié le trou noir et hostile, et le spectacle devint un véritable feu d'artifice. La salle riait et applaudissait sans relâche et la soirée s'acheva sur un succès sans précédent dans les annales.
A la fin du dernier acte, Ilya Ilitch tirait dans un coin sa chaise à porteur et s'apprêtait à gagner son quatrième étage quand Tchijik fondit sur lui.
— Le directeur était dans une loge avec des étrangers ! Il a demandé : « Qui est-ce ? » Alors, moi, j'accours, et je lui donne tous les renseignements : « Il travaille chez nous depuis trente ans », je lui dis. Et lui : « Au tableau d'honneur ! » Tu te rends compte ? C'est notre équipe qui a sauvé le spectacle ! Pas question de prime, mon vieux, malheureusement on est déjà en dépassement, mais, par contre, un billet du syndicat pour un séjour de vacances...
Ilya Ilitch s'essuya le front avec son mouchoir.
— Comment ça ! Mais non, vous n'y pensez pas, je ne veux rien ! marmonna-t-il... Mais retirez mon blâme, s'il vous plaît. Je suis innocent, parole d'honneur ! Je me tenais dans la coulisse numéro deux et Borzykh...
— Ah, flûte ! Voilà que tu remets ça ! lâcha Tchijik avec dépit. Non ! Ca, je ne peux pas. C'est comme une mécanique : une fois qu'on a appuyé sur le bouton, le système se met en marche, terminé ! Aucun retour en arrière possible. Mais aujourd'hui, mon vieux, c'est d'autre chose qu'il s'agit : d'encouragements !
— Mais je n'ai rien fait pour !
-- A plus forte raison ! C'est que tu as du talent ! Oublie le blâme, et moi je m'occupe du billet. Allez, relève la tête ! Plus haut !
En remontant l'escalier, Ilya Ilitch entendit dans son dos l'un des solistes dire :
— Tiens, c'est lui qu'a fait semblant de tomber avec son tambour.
On aurait tort de penser qu'Ilya Ilitch n'était pas flatté par de telles remarques. C'est en songeant à ce qui venait de se produire qu'il gagna son quatrième étage.
Miracle entre tous : au lieu de lui prendre son postiche des mains, le coiffeur le pria aimablement d'entrer un instant. Il le fit asseoir devant un miroir et se mit à le tourner d'un côté, puis de l'autre, en réfléchissant à voix haute :
— Pour la prochaine fois, je vous ferai une autre perruque gris-cendrée, ébouriffée, avec des mèches partout. Qu'en pensez-vous ? Tout le monde ne parle que de la façon dont vous avez retourné la situation. Je vous félicite !
C'était vraiment un triomphe.
Ensuite, cela fit beaucoup causer. On rappelait un cas analogue dans le passé, quand un célèbre acteur du Théâtre d'Art — mais qui ne jouait alors qu'un modeste rôle de gendarme dans Le Révizor — avait bouleversé la salle. Déconcerté, Ilya Ilitch se changea du plus vite qu'il put pour fuir ces attentions et cette gloire.
En bas, il arriva à la porte en même temps que Platonov qui s'en allait avec son hautbois sous le bras.
— J'ai tout vu, lui dit-il d'entrée de jeu. J'entends la salle secouée de rire : je me demande ce qui se passe. Je regarde... c'était toi ! Bravo, mon vieux ! Moi-même, j'ai ri, tu ne peux pas savoir !...
— Eh bien, je ne sais pas comment ça c'est fait, lui dit Ilya Ilitch, oui, en vérité, je ne sais pas trop... Ils n'ont pas retiré le blâme, mais m'ont promis un billet de vacances. Pourtant, ma tête à couper que je ne suis pas coupable !
Il n'était pas très tard quand ils franchirent l'entrée des artistes, et la vie bouillonnait encore dans la rue. Platonov dit d'un ton pénétré
— Tu noteras que, dans la vie, il n'arrive pas que des malheurs : tu peux en recevoir et en recevoir encore, et puis, d'un seul coup, surprise ! Une bonne nouvelle ! On pourrait croire que c'est fait exprès pour permettre les comparaisons. Regarde, toi par exemple : pendant longtemps, tu n'as pas de chance, et d'un seul coup on découvre que tu as du talent... On pourrait peut-être arroser ça ?..
Ils entrèrent dans un restaurant, s'assirent dans un coin et commandèrent du cognac et du saumon. Tant qu'à faire la fête...
— Et ce blâme alors, je l'oublie ? demanda Ilya Ilitch.
— Mais bien sûr ! C'est par l'action qu'il faut faire ses preuves. A quoi bon quémander ? C'est tout juste bon à indisposer les autres et à s'esquinter les nerfs. Montre-leur ce que tu vaux ! Allez, on trinque !
Après le troisème verre, Ilya Ilitch trouva la vie parfaitement supportable et se demanda même avec stupeur comment il avait pu la juger odieuse pas plus tard que la veille. Tout son esprit était maintenant mobilisé.
— Écoute s'exclama-t-il, le visage illuminé par la découverte qu'il venait de faire. La prochaine fois, je mettrai une perruque gris-cendrée et ébouriffée, avec des mèches partout, et juste dans le passage à l'entrée sur scène, je poserai un bout de bois afin de trébucher pour de bon. J'ai tout noté. Je trébucherai de façon à presque tomber par terre, mais je ne tomberai pas, bien sûr, c'est juste le tambour qui roulera d'un côté sur l'autre... Valable, non ?
— Valable ! répondit Platonov, et avec ça tu prends un air mal dégrossi, façon de dire : « Qu'est-ce que vous avez à rigoler comme des bossus ? Vous croyez que c'est facile de trimbaler un tambour pareil toute une vie ?!.»
— Oh oui, oui ! Avec un peu d'entraînement...
— Mais tu y arriveras ! l'encouragea Platonov. Tu arrives toujours bien. Ton Japonais, par exemple, est parfait. Et le maquillage, et la démarche !.. Si on y réfléchit bien, tu vaux peut-être certains premiers danseurs !
Ilya Illich repensa malgré lui à Valentin Borzykh, et en conçut un vif déplaisir. Ses côtes se rappelèrent même désagréablement à son souvenir.
— Bah !... Qu'il continue ses entrechats, le jeune bouc ! lâcha-t-il. Et que le public se pâme ! Mais nous aussi, on vaut quelque chose, hein ?
— Et comment ! Mais bien sûr que tu vaux quelque chose, mon vieux ! s'écria Platonov. Attends encore un peu, et c'est des rois que tu joueras !
Ilya Ilitch le regarda sans y croire.
— Des rois ?
— Parfaitement ! Pourquoi pas ? Assis sur un trône, à incliner la tête de temps en temps ?
— Mais oui ! lança Ilya Ilitch en se rengorgeant. Je peux aussi jouer les rois ! Je suis dans ce théâtre depuis toujours. Je joue des personnages. Dis-moi : tu as déjà vu un théâtre sans figurant ? Toi et ton hautbois, et moi et mes déguisements : on nous retire de la scène, et qu'est-ce qui reste ? Les premiers danseurs tout seuls sur leur fil ?.. J'ai raison, ou pas ?
— Tu as raison, vieux, lui dit Platonov en versant une larme. Nous méritons bien quelques fleurs ! Allez, lève ton verre ! A nous deux ! Aux artistes, vieux frère !
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Samuel BRONINE
L'ange exterminateur
Nouvelle inédite
Traduction d'Annette Melot
Samuel Bronine est psychiatre de formation, actuellement chef de service dans un hôpital de Moscou. Auteur d'un roman et de plusieurs nouvelles, il vient également de publier une traduction des poèmes de Du Bellay.
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Un patient hospitalisé en médecine générale avait été transféré en psychiatrie durant la nuit. Le bulletin de l'interne de service indiquait qu'il avait déjà eu la veille un comportement bizarre, criant et faisant du scandale. L'infirmier qui nous l'avait amené attaché sur une civière ajouta qu'il « débloquait » complètement. Ici, en psychiatrie, une fois détaché, il continua à faire des siennes, il était grossier, donnait des ordres à tout le monde, menaçait les infirmières, déplaçait les lits, se croyait supérieur aux autres quant au rang et au grade. On l'attacha de nouveau, et on aurait dit que c'était ce qu'il attendait, il se calma, tout rentra dans l'ordre, en apparence du moins.
Il avait été victime d'un traumatisme de guerre et notre confrère de service, pensant qu'il s'agissait de séquelles, prescrivit le traitement habituel en pareil cas. En faisant ma visite, le matin, je fus persuadé, au premier coup d'oeil, qu'il avait retrouvé ses esprits, mais je compris bien vite que je m'étais trompé.
Il se trouvait en salle d'observation pour malades particulièrement agités, avec deux autres patients qui commençaient à émerger d'une crise de delirium tremens. Ceux-ci somnolaient, mais se trouvaient encore sous l'emprise des hallucinations qu'ils venaient d'avoir et marmonnaient des choses incompréhensibles. En l'examinant, je compris qu'il était encore, lui aussi, perdu dans ses cauchemars de la nuit, même s'il se rendait compte de ce qui se passait tout autour. Il ne faisait pas attention à moi, restait dans la même position mi-couchée mi-assise, regardait droit devant lui et bougeait les lèvres comme s'il poursuivait une conversation avec un interlocuteur invisible. Mes questions ne faisaient que l'irriter. Il louchait dans ma direction d'un air mauvais, répondait sèchement, d'une manière saccadée, devenait méchant, et ses yeux, qu'il avait petits, brillaient de colère.
– Lieutenant-colonel ! en retraite ! célibataire ! dit-il en hachant les mots comme un automate, la bouche tordue dans une grimace douloureuse et les yeux fixés droit devant lui sur un point imaginaire. Je vis tout seul ! Je n'ai plus personne ! Même pas de voisins !
Je cessai de l'ennuyer avec mes questions pour lui parler de la guerre et de ses blessures, ce qui généralement intéresse les gens de cette génération. Mais cela n'eut pour effet que de faire monter encore plus sa colère :
– J'ai été capitaine pendant la guerre ! Dans les unités de transmission !.. Oui, j'ai été blessé et commotionné ! Qu'est-ce que ça peut bien vous faire ? En quoi ça peut intéresser un médecin de savoir que quelqu'un a été blessé ?
Ce discours n'avait ni queue ni tête.
Je fis alors un test :
– Vous savez où vous êtes ?
– Evidemment que je le sais ! répliqua-t-il aussi sec sur un ton hargneux. Je suis dans une maison de fous !.. Il commença par jeter vers moi un regard vengeur et plein d'hostilité pour l'avoir soupçonné d'être irresponsable, puis se tourna vers ses deux voisins. Regardez-moi ces deux-là, toute la nuit ils m'ont empêché de dormir, les abrutis !
Je poursuivis la conversation en usant de ma patience professionnelle :
– Si c'est une maison de fous, alors pourquoi vous a-t-on amené ici ?
– J'ai dû me livrer à une excentricité quelconque, ça m'arrive, bougonna-t-il, en restant sur la défensive.
– Mais quoi au juste ?
– Je ne m'en souviens pas.
Il mentait avec arrogance.
– Je ne me souviens jamais de rien, j'ai des trous de mémoire !
Il me gratifia finalement d'un regard dans le blanc des yeux, mais c'était un regard faux. Bizarre. D'habitude on ne se vante pas de ces choses-là, on n'a pas envie d'en parler. J'aurais dû laisser tomber et revenir plus tard, mais quelque chose faisait que je ne pouvais m'en détacher.
– Vous avez travaillé où ces derniers temps ?
– J'étais dans un bureau de recrutement. Mais qu'est-ce que ça peut vous faire ?
– Et avant, vous n'avez pas travaillé dans les services secrets ? insinuai-je.
– Jamais !
Il se défendait toujours avec la même arrogance, mais la voix était plus sourde et moins dédaigneuse.
— Comment se fait-il alors qu'on vous ait confié ce genre de travail ? dis-je au petit bonheur en faisant un peu l'idiot.
On a beau avoir une carapace très solide, personne n'est à l'abri d'une balle perdue.
– Vous voulez savoir pourquoi ils me l'ont confié ? Vous voulez savoir comment ils ont fait ? dit-il, rageur, n'en croyant pas ses oreilles, n'en revenant pas de mon toupet incroyable. Vous voulez savoir comment ça se passe, comment on vous fait confiance? Pour commencer, on vous fait venir à l'aube en vous disant qu'on vous accorde une confiance toute particulière !.. Vous voyez ce que je veux dire ? On vous propose de collaborer, autrement dit de faire de la délation, et pas une fois de temps en temps, il faut des renseignements tous les quinze jours ! On vous prévient qu'il est préférable de ne pas refuser, c'est mal vu ! Et si vous avez un petit péché sur la conscience et qu'ils s'en aperçoivent, alors là, votre vie est fichue, vous êtes pris au piège, vous n'aurez plus une minute de tranquillité !..
Son discours se déversait maintenant comme si un barrage avait cédé, il parlait avec une belle assurance, mais prononçait chaque mot distinctement : comme un acteur qui a appris son monologue par cœur, mais qui en le répétant, ne perd pas de sa fougue, au contraire. Un autre, à sa place, aurait préféré chuchoter prudemment, mais lui criait de plus en plus belle ; il faut dire que dans notre foire à la folie, personne ne faisait attention à lui. Son visage devenait tout rouge et boursouflé, ses yeux ressemblaient à ceux d'un fauve en cage. Je m'écartai un peu de lui, il s'en rendit compte et fit une grimace de dédain : il avait gardé son bon sens et son esprit d'observation. Sa colère, qui pourtant atteignait des sommets, ne lui obscurcissait pas la vue, il avait le regard clair, ce qui était inhabituel aussi, et devait mettre en garde.
– C'était quand ? lui demandai-je.
– Quelle importance ? dit-il en montrant les dents. Il regrettait manifestement d'en avoir trop dit, mais le besoin de parler était plus fort que la peur. Et puis... j'avais donné ma signature... Pendant la guerre, ils m'avaient déjà dans leur poche... J'en avais déjà «démasqué» beaucoup ! ajouta-t-il inopinément, la mine contrite et l'intonation fausse. J'avais même dénoncé un véritable espion ! Il s'en vantait et guettait les réactions sur mon visage. On avait logé un individu dans notre dortoir, j'ai jeté un coup d'oeil dans sa mallette, elle contenait deux kilos de tracts. C'était un commandant déguisé.
Il baissa alors les yeux d'un air hypocrite pour rendre hommage à son passé militaire.
Le commandant déguisé, les tracts au kilo étaient un mythe usé qui ne datait pas de la deuxième guerre mondiale, mais de la première. La diffusion de ce genre de sottises avait dû sans doute entrer dans ses fonctions, il n'avait pas toujours été aussi sincère qu'aujourd'hui. Mais après l'hommage au passé, il revint à ses préoccupations, aux fantômes qui le poursuivaient :
– Combien j'en ai perdu de gens innocents laissa-t-il échapper presqu'en criant, puis il continua sur une note ascendante et vibrante. Quelle vie c'était ! Quelle vie ! répéta-t-il comme s'il s'était trouvé pour la première fois face à son destin peu enviable, et qu'il était horrifié comme Radichtchev devant l'ampleur du désastre.
– Maintenant, je vais tout vous raconter !
Il se dépêchait, il avait peur que je m'en aille avant qu'il ait eu le temps de tout dire.
– Vous vivez avec les autres dans la même caserne, sous la même tente, dans la journée vous êtes comme tout le monde, il ne faut surtout pas vous faire remarquer ! Le travail ? Il suit son cours, les autres peuvent encore obtenir des grades en ayant des passe-droits, mais vous, jamais, pour ne pas dévoiler votre incognito, maudit soit-il ! Votre vie nocturne ? C'est l'assujettissement complet au service de la patrie ; vous devez tout lui sacrifier sans retour et vos épaulettes, vous les recevrez au prix de votre sang ! J'en ai passé de ces nuits ! On ne vous appelle que la nuit ! Vous avez peur de tout le monde : des gens de votre entourage, qui vous tueraient s'ils savaient, et des autres si vous ne fournissez pas les renseignements ! Et il faut tout apprendre par coeur, tout garder dans sa tête comme un cancre avant l'examen ; la nuit, dans vos rêves, ça continue ! Et à quoi ça sert ? On vous demande des preuves, on vous demande pourquoi vous ne justifiez pas la confiance qu'on vous accorde...
Il se tut alors, pestant en lui-même en évoquant ce qu'il avait vécu : il avait sûrement commencé cette conversation avant mon arrivée.
– Pourquoi avaient-ils besoin de vos renseignements ? dis-je avec entêtement, éprouvant le besoin de discuter avec lui, comme cela arrive parfois quand on n'arrive pas à fermer la radio.
– Comment ça pourquoi ?
Il me regarda complètement abasourdi, ne sachant s'il devait s'étonner de ma bêtise ou s'il avait affaire à une provocation, domaine dans lequel il excellait certainement lui-même. Mais même s'il avait voulu interrompre la conversation, il n'aurait pas pu, il était dit qu'aujourd'hui il viderait son sac.
-- Sans mes renseignements, on n'ouvrait pas d'enquête, expliqua-t-il en maudissant ma grande ignorance. C'est que tout se faisait légalement !
J'eus du mal à avaler la pilule malgré toute mon indulgence et ma patience de psychiatre. J'en avais le souffle coupé, je faillis m'étrangler, mais il ne le remarqua pas et poursuivit sa confession implacable
– Je donnais des informations. Par exemple, un type sortait de la caserne, c'était rapporté. Je n'en disais pas plus, je ne faisais que décrire les faits, mais cela voulait dire que s'il sortait, c'était pour entrer en contact avec l'ennemi. Alors que je savais très bien que s'il avait une relation avec quelqu'un, c'était avec Douniacha, puisqu'il s'en vantait lui-même par la suite, ajouta t-il avec le cynisme amer de quelqu'un qui se démasque lui-même en évoquant ses victimes, comme d'autres, avec l'âge, évoquent leurs conquêtes amoureuses. J'ai même suivi mon commandant ! me confia t-il comme le comble de l'ignominie. De la part d'un officier, c'est sûr que c'est un crime. On m'a obligé. « Il est suspect, m'ont-ils dit, tu dois t'infiltrer dans sa famille, nouer des liens avec lui, faire la cour à sa fille, même si ce n'est pas réciproque. » Il baissa les yeux comme devant un spectacle insupportable. J'allais chez lui, je portais ses valises, et elle, je la mangeais des yeux. Je la détestais à cause de cela !.. Une couverture galante, c'est ce qu'il y a de mieux, me confia-t-il à voix basse comme si je devais en avoir besoin un jour. Cela justifie tout. Tu peux traîner et faire le planton toute la journée chez la personne, elle ne se doutera pas de ce que tu fais. Un amoureux, ça peut tout se permettre, tout est transparent. C'était un officier de la vieille garde, et pour lui ce genre de chose était inconcevable. Mais c'était aussi pour cela qu'« on » ne l'aimait pas...
– C'était avant la guerre ?
Ses aveux me mettaient mal à l'aise et je voulais toujours les éloigner dans le temps.
– Avant ou après, qu'est-ce que ça peut faire ?
Il répondit cette fois sans se fâcher, mais me regarda avec amertume.
– Tout cela se passait au début de la guerre si ça vous intéresse... Pendant la guerre, j'ai escorté une artiste à Tachkent...
Cette fois, il se mit à chuchoter, il abordait le moment le plus tragique.
– J'étais allé là-bas à la suite d'une blessure. On me l'avait confiée... ll se tut en évoquant les traits de la femme. Elle avait peur de moi. C'est sûrement pour cette raison qu'elle s'était liée avec moi. Il eut un rire douloureux. Elle me disait : tu es mon destin. Et moi, je suis tombé éperdument amoureux d'elle. Avec l'existence que je menais, je n'avais pas eu de femme. J'avais une vie cachée... Elle devinait tout et pourtant elle continuait à vivre avec moi. Est-ce qu'elle me plaignait ? Est-ce qu'elle avait peur ? Il avait l'air de me demander mon avis, mais je fis un geste le plus vague possible : ce n'était pas à moi de juger, et d'ailleurs il n'attendait pas ma réponse. Et je l'ai vendue ! Il parlait tout doucement, mais il aurait mieux fait de hurler dans tout le service. Je voulais la sauver, l'épouser : je pensais qu' « ils » avaient un peu d'estime pour moi, mais ils m'ont remis à ma place : « Qu'est-ce qui te prend ? Tu veux y aller toi-même, en camp ? Te marier avec une ennemie du peuple ? On comprend tes sentiments, – et là, un éclair de haine très spéciale, une haine sèche, inextinguible, passa dans ses yeux – c'est une femme séduisante, mais on a eu des informations sur elle avant que tu la connaisses, nous avons besoin de toi pour vérifier, pour ne pas arrêter quelqu'un sans raison ».
– J'ai tout signé comme la dernière des putes ! ajouta-t-il avec dégoût comme s'il parlait de quelqu'un d'autre.
J'eus un mouvement d'impatience, il m'arrêta d'un geste : l'effet de son récit sur ma personne lui procurait apparemment une obscure satisfaction.
– « Ça ne suffit pas, m'ont-ils dit. Il faut ajouter quelque chose de ton crû. » Je l'ai fait ! J'ai écrit qu'après un concert, elle avait parlé sur scène avec quelqu'un en langue étrangère. À Samarkand, à la fin d'un concert, un admirateur avait sauté sur la scène pour lui baratiner quelque chose en ouzbek, et elle avait répondu Salam-Aleïkum. Je me souviens encore de ma jalousie en cet instant. On a recherché le type ensuite pendant un mois. Il lui avait sauté au cou...
Il eut un sourire amer et reprit avec force :
– Comment peut-on torturer un être humain de la sorte ? (Mais c'était de lui-même qu'il parlait). Qui leur a donné le droit de tout prendre à un homme et d'en faire le dernier des salauds ? Ils m'ont tout pris ! Je n'ai plus personne ! Ni amis, ni parents, ni femme, ni fils ! Même pas de voisins ! Salauds ! murmura-t-il, et il détourna la tête.
Cette fois, c'était bien tout.
– Il faut prendre des cachets. Et ne racontez pas tout ça...
Mais il n'accorda aucune attention à mes paroles, promena sur moi un regard indifférent et retourna à ses ruminations, à l'unique, mais sombre consolation de sa vie sans joie.
Deux heures après, pendant la visite de la chef de service, il exigea d'elle, sur un ton catégorique, froid et cohérent, qu'elle le renvoie en médecine générale puisque sa crise était passée et qu'il devait poursuivre son traitement. Mon chef de service, qui craignait d'instinct les gens capables de parler sur ce ton et qui par la suite est partie en Amérique, le renvoya immédiatement, et je ne m'y opposai pas.
Je ne pus m'empêcher d'aller le revoir trois jours après en médecine générale. Au premier coup d' oeil dans la chambre, je le reconnus, non pas parce que je me souvenais de son visage, mais à sa manière de se tenir au beau milieu du désordre général, dans le tourbillon de la vie. Il était encore mi-assis mi-couché sur son lit, regardait droit devant lui, mais en englobant dans son champ visuel tout ce qui se passait sur les côtés. Il m'a tout de suite vu, mais rien n'est passé sur son visage, il s'est recueilli, rétracté comme pour me dire : « Va-t-en si tu veux sauver ta peau, on ne se connaît pas ». Je n'ai pas insisté, je me suis contenté de regarder encore une fois cette chambre avec lui dedans.
C'était un tableau vraiment étonnant. Autour de lui, les malades bougeaient, allaient et venaient, mangeaient, bavardaient, jouaient aux dominos, tuaient le temps et essayaient de faire en sorte que leur vie passe plus vite... Lui seul semblait figé pour toujours, condamné à une solitude et à une observation éternelles.
J'ai raconté cette histoire dans la salle de garde. Mon récit a gêné, il a produit une impression désagréable, personne n'a voulu faire de commentaire. Seul l'un de nous, amateur de belles phrases, a dit :
– C'est un bourreau qui travaille à domicile. L'ange exterminateur est au repos.
La chef de service a dit :
– Vous croyez ?
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Kira SAPGUIR
La librairie jaune
Nouvelle inédite
Traduction de Patricia Viglino
Journaliste, écrivain, poète et critique d'art, Kira Sapguir vit à Paris depuis 1978. Elle a notamment traduit en russe les poèmes de Georges Brassens.
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– Vous avez de la chance, c'est à côté de la Seine, et puis, vous voyez, il y a une boutique de livres occultes, là, sur le trottoir d'en face...
L'agent immobilier, Madame Alla, me jeta un regard oblique de son oeil rond de poule. Il y avait dans tout son visage quelque chose d'un gallinacé ; sa paupière inférieure se relevait parfois brusquement. La conversation de Madame Alla rappelait également le gloussement si doux des poules, lorsqu'en plein soleil, un de ces volatiles huppés se met à philosopher au-dessus d'une miette ou d'un petit grain. Feu le mari de Madame Alla était un philosophe-sataniste ; elle-même lisait dans le marc de café, mangeait de l'avoine germée, mais, pour ses amis, cuisinait diablement bien, malgré son habitude fâcheuse de ne pas saler ses petits plats...
C'était déjà le troisième appartement qu'elle me trouvait. Du moment où je m'étais mise en relation avec Madame Alla, j'avais commencé à voler comme une sorcière sur un balai à travers Paris, sans jamais rester plus de six mois au même endroit. Les logements que Madame Alla proposait à ses clients étaient en général plutôt bizarres : des villas construites à la va comme je te pousse, par-dessous la jambe. Dans le dernier, j'avais pour voisine une petite noire albinos, et, dans le précédent, le sol de la salle de bain était un vrai tamis, par lequel, tous les matins, j'inondais mes voisins avec ma douche jusqu'au moment où ils me coupèrent l'eau définitivement. C'est alors que Madame Alla me fit déménager dans l'appartement de la rue des Grands Augustins. Dans ce palais de quatorze mètres carrés, la lumière avait juste le temps de venir couler un regard comme un invité pressé, de s'incliner devant le miroir placé au-dessus de la cheminée, pour aussitôt s'enfuir dans la rue paisible, en route vers la Seine. L'escalier qui conduisait à mon étage résonnait comme la table d'harmonie d'un violon. De l'appartement du dessous montaient des effluves d'encens de rose brûlé, et ma fenêtre donnait sur un jardin suspendu : des tulipes noires au-dessus d'un pin bonsaï. C'est ce jardin furtif qui m'avait retenue.
C'est si beau ici ! Surtout la nuit, quand chaque pierre marmonne son histoire. Le matin, lorsque je sortais en courant de l'immeuble, les clochards me saluaient de dessous la porte cochère :
– Bonjour, Mirabelle !
J'eus bientôt fait le tour de toutes les ruelles des abords, de toutes les échoppes. Il n'y en avait qu'une que j'évitais peureusement. Bien qu'elle se trouvât juste sur le trottoir d'en face, dans notre rue archi-étroite des Grands Augustins. Elle était peinte à l'huile, d'une couleur jaune d'oeuf, avec un soubassement rouge sale. On voyait dans la vitrine une gravure : La Roue de la Vie, une petite statue de Bouddha et une affiche avec Jésus Christ. Le propriétaire, un homme au visage jaune, aux cheveux blancs et au regard désagréable, faisait sans arrêt la navette derrière la baie de sa vitrine pour, me semblait-il, me guetter. Et lorsque je passais en courant devant sa boutique, son regard s'agrippait à moi et me faisait trébucher, laisser tomber mes clés, mon sac...
Un jour, il advint de façon tout à fait naturelle que je m'y retrouvai, rouge de confusion. Je passai avec insolence le long des étagères de livres et, m'étant heurtée à la pointe de ce regard, je renâclai comme un chat et franchis le seuil à toutes jambes, en laissant derrière moi des lambeaux de mon âme. Quand je revins à moi, j'avais entre les mains un volume noir aux lettres dorées, Le livre des Changements : comment donc avais-je réussi à l'acheter ?
J'eus bientôt fait d'oublier les lambeaux de mon âme abandonnés dans cette boutique jaune et rouge. Leur souvenir était couvert par les pas qui résonnaient dans l'escalier et le sifflement matinal qui s'élevait dans l'air à travers le silence ancien de l'immeuble, quand je m'immobilisais sur un palier de l'escalier en colimaçon, tourné comme une clé de violon. Les tulipes noires de mon jardin dérobé avaient été remplacées par des tournesols ; et désormais, sur chaque marche, étaient disposés toujours les mêmes « nous-autres », figés et transparents. Après la chaleur étouffante de la rue, je passais au travers, avec mille précautions, pour ne pas détruire ma garde translucide.
Du fait de mon absence prolongée, la porte de la boutique jaune commença à se couvrir d'une pellicule presque opaque. Un jour, je décidai de la déchirer en me jetant à l'intérieur, passant en trombe devant La Roue de la Vie, sous le regard subitement éveillé du propriétaire. Je m'enfonçai plus loin, en tentant de vaincre l'obscurité qui s'était épaissie. Le passage entre les étagères se rétrécissait de plus en plus. On sentait du froid venir du tréfonds sombre où, dans la pénombre, se détachaient : Le Livre de Zohar, La Table d'Emeraude, Le Taoïsme... Les couvertures, de vernies et brillantes qu'elles étaient près de l'entrée, se décoloraient, pour ainsi dire, perdaient de leur éclat, devenaient grises. Et c'est presque dans des ténèbres totales que je distinguai : La Magie noire, Les formules magiques, Kali.
Un couloir me conduisit, de façon tout à fait inattendue, dans une pièce borgne, éclairée par en haut. Au milieu se trouvait une table ronde en chêne naturel. Autour se tenaient debout des hommes et des femmes. Ils parlaient d'une voix distincte. Soudain, ils tournèrent la tête vers moi, et je pris mes jambes à mon cou, poursuivie par l'éclat de rire froid de l'une des femmes, jusque dans ma vieille rue chaude des Grands Augustins. J'avais peur, et j'étais fière de moi. Je tenais sous le bras un livre lustré : Le chemin vers une autre chose, que j'avais, semble-t-il, eu le temps d'acheter.
C'est par la suite que commencèrent à disparaître de la vitrine L'acupuncture, puis La gymnastique de l'amour, puis Bouddha et la déesse Kali ; ne restaient que La Roue de la Vie et Jésus Christ. Et un petit mot collé derrière la vitre : « Tel endroit, ... tel jour... etc... » On ne voyait plus le visage jaune du propriétaire derrière les carreaux obscurcis. Mais c'est à peine si je remarquai tout cela parce que l'on entendait de moins en moins les bruits et le sifflement dans l'escalier.
Et lorsqu'un jour des pas dévalèrent les marches dans un grondement, je compris qu'il fallait de toute urgence – de toute urgence, entendez-vous ? – traverser la rue et courir à la librairie jaune !
Mais il n'y avait rien – une couche de chaux couvrait les vitres. Seul le petit mot avec les horaires d'ouverture tenait par miracle derrière un carreau terni. On ne pouvait plus rien déchiffrer, et c'est alors que je me souvins que tous les matins, en passant à toute vitesse devant, je lisais machinalement : « Tous les mercredis, Voyage dans le temps ».
Maintenant, il y a à la place un restaurant cambodgien.
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Ivan TOLSTOI
Khodassévitch et Nabokov
Traduction d'Hélène Mélat
(Poèmes traduits par Ch. Zeytounian-Beloüs)
Ivan Tolstoï est né en 1958 à Léningrad où il a fait ses études à l'université. Spécialiste de littérature russe, et plus particulièrement des auteurs de l'émigration, il vit actuellement à Paris. Cet article est tiré d'une conférence présentée à la Sorbonne en mai 1992. Il fait partie d'un livre du même titre actuellement en préparation et qui paraîtra à Paris.
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Il y a quelques années, j'ai vu une caricature : deux hommes assis à un piano se font face et l'un dit à l'autre : « C'est à ton tour maintenant de jouer avec les touches noires ».
On ne saurait trouver dans la littérature russe deux écrivains aux prémisses si différentes qui ont joué une pièce (pour ne pas dire une partie) à quatre mains pendant sept ans. Il n'existe pas deux autres maîtres d'un aussi haut niveau qui aient parlé l'un de l'autre avec un tel enthousiasme.
Or ces deux auteurs ont rarement été rapprochés (1).
Il n'existe, en effet, aucun point d'intersection entre la biographie et le destin littéraire de Vladislav Khodassévitch et ceux de Vladimir Nabokov.
Khodassévitch est né en 1886 d'une mère juive et d'un père polonais. Les deux parents de Nabokov, eux, sont de vieille noblesse russe. Nabokov est riche et on le conduit à l'école en Rolls-Royce (une des trois qui existaient alors en Russie), la pauvreté de Khodassévitch est telle qu'à sa grande humiliation il est exclu par trois fois de l'université, faute de pouvoir acquitter les droits d'inscription. Les années où les Nabokov emmènent leurs enfants sur une Côte d'Azur absolument indispensable, Khodassévitch écrit à plusieurs reprises dans ses notes autobiographiques le mot « faim ». Nabokov est sportif dès l'enfance, il fait de la boxe, joue au tennis, porte des chaussures anglaises à semelles épaisses que lui envient ses camarades de classe ; Khodassévitch est chétif, les médecins lui font porter un corset pour soutenir sa colonne vertébrale, et l'un de ses contemporains remarque en lui « une lassitude physique, une pâleur de chair flétrie.»
Mais ce qui semble jouer un rôle plus décisif que toutes ces particularités et que leur différence d'âge de treize ans, c'est une différence géographique : Nabokov est de Saint-Pétersbourg et Khodassévitch de Moscou — ces deux capitales russes entre lesquelles régnait une tension culturelle bien connue.
Pourtant, ces facteurs ont été finalement de peu d'importance lors du rapprochement ultérieur de leurs deux systèmes spirituels.
Certes, Khodassévitch était de Moscou et, en outre, avait été allaité par « une paysanne de Toula » ; certes, ses premières idoles littéraires étaient les symbolistes moscovites Valeri Brioussov et Andreï Biely ; bien sûr, sa jeunesse avait été marquée, comme il l'écrit lui-même, par le jeu et la boisson ; bien sûr, il ne quitte pas immédiatement une Russie bouleversée pour se rendre, par exemple, en Crimée, mais reste au contraire sous le régime bolchévique et y occupe même un poste (ce qui signifie pour Nabokov qu'il reconnaît le nouveau pouvoir), et en outre, quel poste ! Il n'est pas dans un bureau discret, juste pour survivre, mais dirige la filiale moscovite de la maison d'édition de Gorki La Littérature universelle ; il édite livre sur livre, est même nommé directeur de la Chambre du Livre ! Mais malgré tout cela, Khodassévitch est un homme profondément solitaire. Il n'a fait partie d'aucune association d'écrivains, n'a adhéré à aucun mouvement littéraire, ni pendant les années du symbolisme, ni juste après la Révolution, ni dans l'émigration. Conservant sa propre voix et son individualité, il a traversé les époques et les cataclysmes d'un pas intéressé, mais sans s'attarder ; c'est une des raisons pour lesquelles la critique a mis longtemps à reconnaître en lui une figure poétique de premier plan et qu'à l'inverse, lorsque pendant la Révolution la « fracture des temps » fut évidente, Khodassévitch se fit aussitôt remarquer et devint un personnage presque célèbre. Dans une lettre de 1919, une phrase montre toute la force de son individualité et sa fière indépendance de jugement : « Je ne me joindrai pas maintenant aux communistes, car c'est avantageux et donc lâche, mais je ne garantis pas que je ne le ferai pas si cela devient risqué ». A l'étranger, il fut pendant plusieurs années proche de Gorki, mais c'était une proximité toute spatiale, de voisinage : il était son locataire. Un abîme spirituel les séparait : Khodassévitch savait regarder la vérité en face, tandis que Gorki était incapable de résister à la flatterie politique (2).
Pour l'individualiste qu'était Vladimir Nabokov, la personnalité de Khodassévitch, vue de l'extérieur, était .donc sans conteste attirante. Il le décrit ainsi dans Autres Rivages : « Dédaignant la gloire et s'en prenant avec une force terrible à la vénalité, la vulgarité et la bassesse, il se fit beaucoup d'ennemis influents. Je le vois nettement, assis à une table, ses jambes maigres croisées, et insérant avec ses longs doigts une demi "Caporal verte" dans son fume-cigarette.»
Pour parler de leurs affinités, nous nous arrêterons sur le roman Le Don qui, selon une opinion largement répandue, contient, à la manière d'un vase, Khodassévitch en la personne du poète Kontcheev et Nabokov en la personne du narrateur, Fiodor Godounov-Tcherdyntsev, alter ego lyrique de l'auteur. Cette opinion, que Nina Berberova soutient avec fermeté dans ses mémoires C'est moi qui souligne, est formellement démentie par Vladimir Nabokov dans une lettre ouverte qu'il lui adresse ainsi que dans la préface à l'édition anglaise du Don. Savoir si c'est ou non Khodassévitch qui est représenté sous les traits de Kontcheev est une question importante, ne serait-ce que parce que c'est le second personnage positif du roman après le héros, et peut-être même le premier.
Les rapports entre Fiodor et Kontcheev sont exposés en ces termes :
« Qui pouvait l'avoir écrit ? Fiodor n'arrivait pas à faire un choix définitif parmi plusieurs émigrés. Celui-ci était scrupuleux mais sans talent ; celui-là malhonnête mais doué ; un troisième ne critiquait que la prose ; un quatrième ne parlait que de ses amis ; un cinquième... et l'imagination de Fiodor évoqua le cinquième : un homme de son âge, ou, pensa-t-il, même plus jeune d'un an, qui avait publié pendant les mêmes années dans les mêmes journaux et les mêmes revues d'émigrés, pas plus que lui (un poème par-ci, un article par-là), mais qui, d'une façon incompréhensible, apparemment tout aussi physiquement naturelle qu'une sorte d'émanation, s'était discrètement revêtu d'une aura d'indéfinissable célébrité, de sorte que son nom était prononcé, pas spécialement souvent, mais pas du tout de la même manière que tous les autres jeunes noms ; un homme dont chaque vers corrosif était rapidement et avidement dévoré en cachette par un Fiodor qui se détestait et essayait, par l'acte même de la lecture, d'en détruire la merveille — après quoi il ne pouvait plus se débarrasser pendant environ deux jours ni de ce qu'il avait lu, ni de son propre sentiment de débilité, ni d'une douleur secrète comme si, tout en luttant avec quelqu'un d'autre, il avait blessé sa plus intime et sa plus sacro-sainte particule ; un homme solitaire, déplaisant, myope, avec quelque chose d'agaçant dans la position réciproque de ses omoplates. Mais je te pardonnerais tout, si jamais c'était toi. »
Y a-t-il des convergences entre Kontcheev et Khodassévitch ?
Commençons par l'enfance de Kontcheev : « Quand j'étais jeune, avant de m'endormir je faisais une longue et obscure prière que feu ma mère — une femme pieuse et très malheureuse — m'avait apprise. »
Vladislav Khodassévitch parle de sa mère, entre autres dans Le centenaire de Pan Tadeusz, un article de 1934 (l'année où a été commencé Le Don), publié dans le journal Vozrojdenie (Renaissance) : « Le matin après le petit déjeuner, ma mère me faisait venir dans sa chambre. Il y avait au-dessus de son lit une icône de la Sainte-Vierge d'Ostrobramsk dans un cadre doré, et un tapis par terre. Je me mettais à genoux et récitais en polonais « Notre Père », « Je vous salue, Marie » puis le « Credo ». Ensuite, ma mère me parlait de la Pologne et me récitait parfois des vers. C'était le début de Pan Tadeusz. Je ne compris que beaucoup plus tard ce qu'était cette oeuvre. Après, ma mère se mettait à pleurer et me laissait partir. »
La mère de Kontcheev n'est plus de ce monde ; on sait que la mère de Khodassévitch est morte relativement jeune dans un accident : l'essieu de la calèche dans laquelle elle avait pris place se cassa en plein centre de Moscou, rue de Tver, et en tombant sur la chaussée, elle heurta de la tête une borne en fonte. On ne peut s'empêcher d'évoquer, au sujet de la mère pieuse et malheureuse de Kontcheev, le poème Dactyles de 1928 de Khodassévitch :
Enfant, j'ai vu dans la commode le voile et les souliers de mariée de maman.
Maman ! Prière, amour, fidélité et mort — c'est toi !
Plus loin Kontcheev dit : « Je me suis souvenu de cette prière et l'ai répétée pendant des années, pratiquement jusqu'à l'adolescence, mais un jour j'en ai approfondi le sens, compris tous les mots — et aussitôt que j'eus compris, je l'ai oubliée sur le champ, comme si j'avais irrémédiablement rompu un charme. Il me semble que la même chose pourrait arriver à mes poèmes : si j'essaie de les rationaliser, je perdrai instantanément la faculté de les écrire. »
Il y a ici une correspondance évidente avec l'article de Khodassévitch Goumilioz, et Blok : « Blok parlait de cette période, des engouements mystiques d'alors, d'Andreï Biely et de Sergueï Soloviev sur un ton d'ironie affectueuse. Ainsi se souvient-on de son enfance. Blok m'avoua que parmi les vers qu'il avait écrits à cette époque, il y en avait beaucoup qu'il ne comprenait plus : " J'ai oublié ce que voulaient dire nombre de mots. Ils me semblaient sacrés autrefois ! A présent, je lis ces vers comme s'ils étaient de quelqu'un d'autre, et je ne comprends pas toujours ce que l'auteur a voulu dire ".»
Il est à noter qu'en 1917, longtemps avant sa conversation avec Blok, Khodassévitch, dans un brouillon de poème, avait écrit sur le même sujet, exprimant en huit lignes ce qu'écrira Blok et ce que Fiodor attribuera à Kontcheev :
Je me souviens des matins de mon enfance,
Où ma mère m'apprenait à rêver
De ce lointain pays de douleurs et d'infortune,
A prier pour lui, à garder le silence.
Ne connaissant pas leur sens caché,
Je croyais aveuglément ces mots :
« Enfant ! Le plus puissant des fleuves est la Vistule,
Le plus beau des pays est la Lituanie.
Considérons maintenant les prédictions de Kontcheev concernant l'oeuvre de Fiodor : « En outre, dans votre prochain ouvrage, ou bien vous vous en [vos défauts] débarrasserez ou bien ils se transformeront en vertus spécifiques tout à fait personnelles. »
Nous trouvons de telles prophéties chez Khodassévitch au sujet de Nabokov. Il écrit au sujet d'un épisode du Don, qui paraissait en feuilleton dans Sovremennye Zapiski (Les Annales Contemporaines). « En outre — dirais-je en conscience — Le Don est écrit d'une façon si admirable et avec tant de virtuosité qu'en le lisant on s'étonne et on se réjouit tant de l'invention inépuisable de Sirine qu'on éprouve à chaque fois du dépit à le quitter trop vite. »
Voici ce qu'écrit Kontcheev au sujet du roman de Godounov-Tcherdynski : « Hélas ! Parmi les émigrés, on trouvera à peine une douzaine de personnes capables d'apprécier le feu et le charme de cette composition fabuleuse et spirituelle ; et je soutiendrais que dans la Russie d'aujourd'hui on ne trouverait pas une seule personne pour l'apprécier, si je ne connaissais par hasard l'existence de deux d'entre elles, l'une vivant sur la rive nord de la Néva et l'autre quelque part dans un lointain exil sibérien. »
Quant à Khodassévitch, il note, toujours au sujet du Don : «...il est douteux que le «lecteur de masse» et même l' « écrivain de masse » de notre temps soient capables d'apprécier comme il se doit ce côté admirable du talent de Sirine. Il est trop tôt pour tirer des conclusions sur Sirine, mesurer sa grandeur, mais il est déjà tout à fait évident que par malheur (le nôtre, pas le sien) notre époque littéraire, à cause de son niveau de culture artistique et de la complexité de l'art de Sirine, n'est pas à la hauteur. Il est aussi étranger à la littérature soviétique, qui vit une sorte de période préhistorique et fait résonner l'air de ses cris de triomphe sauvages quand l'un de ses membres a réussi à fabriquer une hache de silex, qu'à la littérature de l'émigration, qui a remplacé la tradition par l'épigonisme et craint la nouveauté plus que les courants d'air.»
Pour compléter cette correspondance absolument indubitable entre le Khodassévitch réel et l'imaginaire, je ne prendrai qu'un seul exemple, très éloigné des préoccupations littéraires et lié à la vie de tous les jours : les héros du Don parlent du destin tragique du poète Iacha Tchernychevski qui s'est suicidé. Fiodor montre à Kontcheev l'endroit où a été découvert le corps : «" Ah, c'était ici ! " dit Kontcheev sans intérêt particulier. " Vous savez, son Olga a récemment épousé un fourreur et ils sont partis aux Etats-Unis. Pas tout à fait le lancier qu'épousa l'Olga de Pouchkine (3), mais tout de même..." »
Comparons avec la lettre de Khodassévitch à Nina Berberova du 21 juin 1937: «Ziouzia (4) a épousé un Anglais. C'est un brave garçon, un ingénieur, il fabrique des aéroplanes et des obus. Elle va vivre près de Birmingham, le Hollywood anglais. J'ai peur pour elle : elle va devenir hollywoodée et cookée (5).»
Il y a encore un point intéressant : dans le passage où Fiodor qualifie Kontcheev d' « homme qui comprend tout » (comparons au vers célèbre de Khodassévitch : « Omniscient comme le serpent »), il suggère en quelque sorte un thème que Nina Berberova reprendra au sujet de Nabokov trente ans plus tard.
Voici comment Fiodor perçoit Kontcheev : « cet homme qui comprenait tout et avec qui il n'avait pas encore eu la chance d'avoir une vraie conversation malgré son désir, et en présence duquel, souffrant, ému, appelant désespérément ses propres poèmes à son secours, il ne se sentait rien de plus que son contemporain... »
Nina Berberova qui, comme on le sait, doit énormément à Khodassévitch et s'est efforcée de rester dans son sillage, écrit dans C'est moi qui souligne (personne ne lui dispute ce soulignement) : « Debout, au carrefour poussiéreux, je regarde passer son équipage royal avec reconnaissance, sachant que ma génération et moi-même, nous n'avons pas disparu, que nous ne nous sommes pas volatilisés entre le cimetière de Billancourt, Shangaï, New York et Prague, mais que nous survivrons en lui. Tous autant que nous sommes, les chanceux, s'il y en a, et les malchanceux qui sont légion, nous nous accrochons à lui de toutes nos forces. Si Nabokov est vivant, je le suis, moi aussi ! »
Nous savons qu'en fait aucune conversation n'a eu lieu entre les deux héros de Nabokov. Kontcheev nous prévient comme en s'excusant : « L'historien, lui, dira sèchement que nous n'avons jamais fait de promenade ensemble, que nous nous connaissions à peine et que si nous nous sommes rencontrés, nous n'avons parlé que de banalités quotidiennes. »
Godounov-Tcherdyntsev renchérit : « Une véritable conversation avec Kontcheev ne pourrait être qu'une déception, un chapelet de bégaiements, des résidus de " euh ", un monticule de mots futiles. »
Au fond, Fiodor ne souhaite pas avoir de contact avec Kontcheev, car cela le lierait à quelqu'un, lui qui est un homme indépendant. On peut même remarquer qu'il s'efforce de ne pas être Kontcheev : «...dans notre aspiration à l'asymétrie, à l'inégalité, je puis percevoir un hurlement réclamant une liberté authentique, un besoin de s'échapper du cercle...» Or, cet élan vers la libération cohabite harmonieusement en lui avec la volonté de coïncider avec son poète préféré : «...et pendant que les autres continuaient à parler et qu'il faisait de même, il essaya, comme il le faisait partout et toujours, d'imaginer le mouvement intérieur et transparent d'une personne ou d'une autre. Il s'installait soigneusement à l'intérieur de l'interlocuteur comme dans un fauteuil, de telle sorte que les coudes de l'interlocuteur lui servaient d'accoudoirs, et son âme s'imprégnait douillettement dans l'âme de l'autre...»
Nous avons vu ce qu'il n'y avait pas en Khodassévitch : il n'avait pas l'esprit de clan, il ne savait ni prier humblement, ni faire des avances au pouvoir, il ne pouvait être influencé par la trivialité et la bassesse d'un groupe. Mais Nabokov appréciait son aîné non seulement pour cet ensemble de négations, mais aussi pour son système d'affirmations. Ils proclament tous deux l'absurdité de la vie. Khodassévitch écrit :
Sans doute est-elle belle, la vie,
Mais qu'y comprends-tu, toi qui cours
Des fonts baptismaux vers la morgue,
L'âme harassée tour à tour
De dégoût et d'extase ?
La chape de l'inconcevable
Se fait plus lourde sur ton rêve triste,
Et tu finis par t'abêtir,
Tel un forgeron friand de savoir,
Qui lit une brochure éducative.
Mais aucun savoir ne pourrait sauver Khodassévitch. Lui, qui « omniscient comme le serpent » inspire « dégoût, haine et crainte » aux poètes débutants, reconnaît s'être « égaré dans le désert sans pouvoir retrouver ses traces.» Le poète est solitaire, la foule ne l'entend pas. La Ballade, écrite en 1925, raconte comment, bien qu'admis au paradis, un homme simple — le manchot qui emmène sa femme enceinte au cinéma — n'arrivera pas à comprendre le poète. Le manchot n'entend pas le poète : il est bienheureux, mais pauvre d'esprit. Khodassévitch ne comprend pas qu'on puisse bâtir le monde sur autre chose que la raison, il ne sait pas pourquoi il faut s'incliner devant les pauvres d'esprit. «Face aux bouleversements populaires », il déclare :
Oui, ce peu qui est en moi
Est plus explosif et plus précieux
Que toute la grandeur des retournements
Dans mon pays en feu.
Pour lui la bêtise, l'absurdité du monde sont symétriques : « Le prolétaire tremble et se fâche » de la même manière que « Le bourgeois tremble et se fâche ».
Mais l'historien et le poète
Voient d'un oeil impassible et froid
Le torrent de malheurs inouïs
Qui grossit d'heure en heure.
Khodassévitch met le poète et l'historien sur le même plan, avec leur impassibilité et leur indépendance.
De là viennent l'éternité qui s'ouvre devant Khodassévitch et le thème récurrent de l'au-delà dans les oeuvres de maturité de Nabokov. Connaître l'au-delà ou, tout au moins, savoir qu'il existe, embellit la voie de l'un et de l'autre. Mais tandis que Khodassévitch est horrifié par la mort (qu'il attend cependant stoïquement), Nabokov, lui, joue continuellement avec elle, il en discute et la décrit, il transforme graduellement (pour ne pas devenir fou à l'attendre) la vie d'ici-bas en mort. Nabokov inverse les mondes en déclarant que la mort est ici et qu'il n'est donc pas responsable de tout ce qui s'y passe. Il déclare qu'ici-bas, en ce monde, il n'existe en principe pas de salut. Le salut est dans la communion avec l'au-delà. Et c'est là-dessus qu'il bâtit sa conception de la réalité vulgaire, ainsi que sa conception du souffle créateur.
Khodassévitch l'avait parfaitement compris et a écrit dans son article Sirine « Sirine a la conviction consciente, ou peut-être simplement vécue, mais ferme, que le monde de la création, le vrai monde de l'artiste, est créé par le travail des images et des procédés à partir d'un matériau qui est apparemment semblable au monde réel, mais qui est en fait totalement différent, tellement différent que le passage d'un monde à un autre, dans n'importe quel sens, s'apparente à une mort... Pour Sirine, les deux mondes sont illusoires l'un par rapport à l'autre.»
La connaissance de l'au-delà, qui semble être un savoir attirant, apparaît aussi constamment chez Khodassévitch :
Pas de vent, calme et paresse,
Mais dans cette clarté,
D'où vient l'ombre
Sur ces mains ?
N'est-ce pas toi qui me pèse,
Corps sourd ?
Une poussière blanche tourbillonne
Et prend son vol.
Un troupeau de moutons
Gravit la pente raide...
Au coeur de la canicule
Le froid de l'Hadès me saisit.
« Le froid de l'Hadès, écrit louri Kolker, qui a saisi chaque parcelle de l'espace poétique de Khodassévitch depuis la moitié des années dix, n'est pas seulement le pressentiment de la mort, dû à une maturité précoce ; il est la présence d'une substance en dehors du temps et de l'espace, sa respiration vivante. »
Khodassévitch, tout comme Nabokov, intègre au thème de l'au-delà l'incapacité de l'homme simple, c'est-à-dire non créatif, de gouverner ses rapports avec le monde. En outre, pour les deux écrivains, le monde d'ici-bas se révèle aussi peu connaissable que l'au-delà. En témoigne par exemple, dans Le Don, la conviction d'Alexandre Tchernychevski mourant : «" Quelle absurdité. Bien sûr qu'il n'y a rien ensuite." Il poussa un soupir, prêta l'oreille aux gouttes d'eau qui dégoulinaient et tambourinaient de l'autre côté de la fenêtre et répéta avec une extrême netteté : " Il n'y a rien. C'est aussi clair que le fait qu'il pleut. "
Et pendant ce temps, dehors, le soleil printanier frappait les tuiles des toits, le ciel était langoureux et sans nuages, la locataire de l'étage supérieur arrosait les fleurs sur le bord de son balcon, et l'eau dégouttait en tambourinant. »
Le héros du poème L'Aveugle de Khodassévitch, lui non plus, ne soupçonne pas l'existence de mondes authentiques :
Palpant la route au bout de son bâton,
L'aveugle à tâtons chemine
D'un pas précautionneux
Et se parle à lui-même.
Et dans ses yeux éteints
Un monde est reflété :
Maison, clairière, clôture, vache,
Des bribes de ciel bleu,
Tout ce qu'il ne voit pas.
Les deux poètes sont unis dans la négation de Maïakovski et des futuristes, le rejet de Pasternak et la reconnaissance de Mandelstam, des coïncidences presque textuelles dans leurs déclarations sur les poèmes de Zabolotski.
Nous trouvons des paroles assez inattendues dans la bouche de Nabokov dans un cours de la période américaine consacré à Maxime Gorki ; après avoir réduit cet auteur en miettes, Nabokov écrit textuellement : « Gorki est une nullité en tant que créateur. Mais il n'est pas dénué d'intérêt en tant que manifestation brillante du système social de la Russie.» Ce « mais », exprimé par l'auteur du chapitre sur Tchernychevski, a été possible, à mon avis, seulement après Khodassévitch, après l'influence bénéfique de Nécropole, ouvrage que Nabokov n'aurait jamais pu écrire.
Ici, nous abordons la question de la différence fondamentale entre nos deux auteurs, entre leurs conceptions de la vie. Entre Khodassévitch, avec sa volonté d'instruire, sa provision inépuisable d'explications et d'exégèses, sa capacité d'écrire pas seulement pour son « solitaire » (selon l'expression d'un héros de Nabokov) et Nabokov, le loup solitaire.
Leur opinion et leurs souvenirs du Siècle d'argent et de la Russie elle-même ne pouvaient être que très différents. Nabokov avait entrevu la Russie comme un rêve merveilleux, tandis que pour Khodassévitch, le siècle d'argent était un domaine familier, il l'avait vécu non seulement en tant que poète publié, mais aussi de tout son coeur. C'était une partie de son destin.
Même sous le pouvoir soviétique, Khodassévitch trouve une place pour des liens affectifs ; pour lui, les bolchéviks ne sont pas des anthropoïdes avec un anneau dans l'oreille, qui tirent sur tout ce qui ne leur revient pas (on aura compris qu'il en est ainsi dans Autres Rivages), mais des gens bien vivants, à qui il serre la main, à côté de qui il boit du champagne, qu'il entend rire et chanter. Et peut-être est-ce précisément ce rire, entendu sous le pouvoir soviétique, qui l'empêche de devenir haineux comme Vladimir Nabokov. Ce dernier a résolument nié l'existence même d'une littérature soviétique, la possibilité même que perdure ou naisse une parole artistique sous les bolchéviks.
Godounov-Tcherdyntsev dit dans Le Don que « ce qui permet de mesurer le degré de sensibilité, d'intelligence et de don d'un critique littéraire russe, c'est ce qu'il pense de Pouchkine.»
Sans entrer dans le détail des opinions de nos héros sur Pouchkine, nous indiquerons quelques points. En quittant la Russie, Khodassévitch emmène une édition de voyage des oeuvres de Pouchkine, dont il ne se sépare jamais :
Huit tomes seulement :
C'est toute ma patrie.
Il y a des déclarations d'amour pour Pouchkine disséminées dans toute son oeuvre : épigraphes, images, titres.
Il en va de même pour Nabokov : dans le roman Machenka, l'épigraphe est composée de deux vers de Pouchkine, le prénom de l'héroïne renvoie à La Fille du Capitaine...
Khodassévitch termine la romance : Dans le champ bleu de l'éther, Nabokov, L'ondine. Khodassévitch écrit des articles, travaille à une biographie de Pouchkine, publie des livres : L'art poétique de Pouchkine, Sur Pouchkine. Nabokov traduit des vers, écrit Pouchkine, ou la vérité et la vraisemblance. Il traduit et commente Eugène Onéguine. Et il achève son roman Le Don par un sonnet tiré d'Eugène Onéguine..
Dans un article de 1924, En lisant Pouchkine, Khodassévitch parle de la création littéraire, chez Pouchkine et aussi en général :
«" Les sons suaves" sont des gnômes. Ce sont de minuscules ouvriers avec des muscles infatigables et des marteaux. Ils sont des milliards. Ils ne connaissent pas la paresse, et leur vie passe dans " le travail constant, sans lequel il ne peut y avoir de vraie beauté ", comme le dit Pouchkine. (...) Les gnômes dessinent des plans, construisent l'ossature des choses ; des dizaines et des centaines de gnômes habillent les squelettes de mots, broient les couleurs, coulent les moules, étalent et courbent les rythmes, suspendent les clochettes et les lampions des rimes ; les mots sont triés, choisis, mis en place, polis dans la section de phonétique, et parfois même ébréchés avec une grosse râpe, si c'est nécessaire. (...) Mais la matière dont sont faits ces objets naît de l'inspiration, des impressions et des conceptions du poète. En dehors de cela, il n'y a rien d'autre, nulle part. Celui qui en a accumulé le plus est le plus inspiré.»
Comparons cette description peu académique à ce qu'écrit Khodassévitch en 1937 dans son article Sur Sirine
« Après une étude attentive, on s'aperçoit que Sirine est avant tout un artiste de la forme, du procédé d'écriture, et ce, pas seulement dans le sens où on l'entend communément, à savoir que la forme de ses oeuvres se distingue par une variété, une complexité, un brillant et une nouveauté remarquables. Tout cela est connu et reconnu, cela saute aux yeux de tous. Mais si cela saute aux yeux, c'est parce que Sirine ne masque pas, ne cache pas ses procédés, au contraire : il les expose lui-même, comme un prestidigitateur qui, après avoir stupéfié le public, lui montre sur-le-champ le laboratoire de ses miracles.
C'est là que se trouve, me semble-t-il, la clef de toute l'oeuvre de Sirine. Ses oeuvres sont peuplées non seulement de personnages, mais aussi d'innombrables procédés qui, tels des elfes ou des gnômes, font la navette entre les personnages et effectuent un énorme travail : ils scient, coupent, clouent, peignent, installant sous les yeux des gens les décors où va se jouer là pièce. Ils construisent le monde de l'oeuvre et en sont eux-mêmes des personnages importants et indispensables. Sirine ne les cache pas, parce qu'un de ses buts essentiels est précisément de montrer comment vivent et fonctionnent les procédés.»
Parler de Sirine comme il l'avait fait auparavant de Pouchkine était ainsi le compliment suprême, un compliment que seul Nabokov pouvait apprécier pleinement, car il connaissait sans le moindre doute cet article écrit treize ans auparavant et, comme un pianiste professionnel, il se rappelait qui avait joué sur ces touches noires et à quelle époque.
(1) Vu cet enthousiasme réciproque, il est étonnant que je n'aie eu qu'un seul « futur prédécesseur », Nikita Struve, qui a réuni ces deux auteurs dans un article, paru il y a cinq ans dans le Messager de l'ACER.
(2) Cet individualisme inspira à Khodassévitch des images de la solitude telles que « La nuit européenne » ou « La littérature russe est divisée en deux. Ses deux moitiés sont encore vivantes, souffrant de tourments divers par leur forme et leurs causes, mais identiques quant à leurs conséquences ». De telles images deviendront habituel les dans son système artistique.
(3) Dans Eugène Onéguine, après que son fiancé ait été tué en duel. (N.d.T.)
4 Ziouzia : ce surnom semble être une parodie de la Zizi de Pouchkine.
5 Natacha Cook était la belle-soeur de Berberova.
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Vladislav KHODASSEVITCH (1886-1939)
Poèmes
Traductions de Christine Zeytounian-Beloiis
Nous donnons ici le texte intégral de la plupart des poèmes cités dans l'article d'Ivan Tolstoï.
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AU BORD DE LA MER
Les vagues mêmes déferlant,
Chargées de pierres,
Chantent pour moi comme un Léthé
Sans rémission.
Pas de vent, calme et paresse,
Mais dans cette clarté,
D'où vient l'ombre
Sur ces mains ?
N'est-ce pas toi qui me pèse,
Corps sourd ?
Une poussière blanche tourbillonne
Et prend son vol.
Un troupeau de moutons
Gravit la pente raide...
Au coeur de la canicule
Le froid de l'Hadès me saisit.
1917
L'AVEUGLE
Palpant la route au bout de son bâton,
L'aveugle à tâtons chemine
D'un pas précautionneux
Et se parle à lui-même.
Et dans ses yeux éteints
Un monde est reflété :
Maison, clairière, clôture, vache,
Des bribes de ciel bleu,
Tout ce qu'il ne voit pas.
1923
DEVANT LE MIROIR
Nel mezzo del cammin di nostra vita.
Moi, moi, moi : quel terme absurde !
Cet autre, est-ce vraiment moi ?
Ma mère l'a-t-elle aimé,
Teint gris-jaune, cheveux poivre et sel
Omniscient comme le serpent ?
Ce garçon qu'à Ostankino
On vit danser aux bals des estivants,
Est-ce moi dont chaque réplique
Inspire aux jeunes poètes
Colère, peur et dégoût ?
Celui qui passait ses nuits à débattre
Avec la fougue de sa jeunesse,
Est-ce le même qui sait désormais
Face aux paroles tragiques
Plaisanter ou garder le silence ?
Mais n'est-ce pas chose commune,
Au milieu du chemin fatal de l'existence ?
De vétille en vétille, on se retrouve
Egaré en plein désert,
Ayant perdu la trace de ses pas.
Nulle panthère bondissante
Ne m'a relégué sous les toits de Paris.
Aucun Virgile ne m'accompagne,
Rien que la solitude dans le cadre
Du miroir qui dit la vérité.
1924
EXTRAIT DE MON JOURNAL
Sans doute est-elle belle, la vie,
Mais qu'y comprends-tu, toi qui cours
Des fonts baptismaux vers la morgue,
L'âme harassée tour à tour
De dégoût et d'extase ?
La chape de l'inconcevable
Se fait plus lourde sur ton rêve triste,
Et tu finis par t'abêtir,
Tel un forgeron friand de savoir,
Qui lit une brochure éducative.
Il est temps non pas d'être, mais d'être présent,
Pas de veiller, mais de dormir,
Comme un foetus au crâne rond,
Se réfugier dans l'éternité molle,
Comme au fond d'un ventre accueillant.
1925
BALLADE
Je ne réponds plus de moi-même,
Je voudrais perdre la raison,
Lorsque s'en vont au cinéma
Un manchot et sa femme enceinte.
Un ange me donne sa lyre,
Tout est translucide à mes yeux,
Lui, il va bientôt s'ébaudir
Aux idioties de Charlot.
Injustice vraiment flagrante,
Pourquoi donc cet homme paisible
A la manche vide qui pend,
Traîne-t-il cette vie obscure ?
Je voudrais perdre la raison
Lorsque sortent du cinéma
Le manchot et sa femme enceinte,
Que je les vois rentrer chez eux.
Je m'empare d'une cravache,
Et je pousse un cri de colère,
Je me mets à fouetter les anges.
Au travers des fils électriques,
Ils fuient dans le ciel de la ville.
Comme à Venise, sur les places
Les pigeons s'envolaient, craintifs,
Sous les pas de ma bien-aimée.
Ôtant poliment mon chapeau,
Du manchot je m'approche alors,
Doucement, je touche sa manche
Lui tenant le discours suivant :
« Pardon, Monsieur, lorsqu'en enfer,
De mon existence orgueilleuse
Je trouverai le châtiment,
Tandis que votre femme et vous,
Vous planerez au paradis
Sur de radieuses ailes blanches,
Contemplant la terre d'en haut,
En écoutant des chants sublimes,
De ces sommets baignés d'air frais,
Jetez-moi l'une de vos plumes :
Qu'elle tombe, tel un flocon,
Sur ma poitrine consumée. »
Le manchot se tient devant moi
Avec un très léger sourire,
Puis en compagnie de sa femme,
Il s'en va sans me saluer.
1925
DACTYLES
-1-
Mon père avait six doigts. Bruni lui apprenait
A marquer d'un pinceau au poil souple une toile tendue.
Là où les sphinx de Thèbes s'observent sans fin dans les yeux,
En pardessus d'été, il traversait la Néva gelée.
De retour en Lituanie, joyeux peintre sans le sou,
Il y a décoré maintes églises russes et polonaises.
-2-
Mon père avait six doigts. Un présage de chance.
Où les poiriers se dressent à la lisière verte des champs,
Où la Vilia emporte vers le lac Néman ses eaux d'azur,
Dans une famille très pauvre, il trouva son bonheur.
Enfant, j'ai vu dans la commode le voile et les souliers de mariée de maman.
Maman ! Prière, amour, fidélité et mort — c'est toi !
-3-
Mon père avait six doigts. Le soir, pour jouer aux comptines *
Nous allions nous asseoir sur notre vieux divan ;
Je repliais les doigts de mon père avec zèle,
L'un après l'autre : cinq. Le sixième, c'est moi.
Nous étions six enfants. Par un labeur pénible,
Il éleva mes cinq aînés, mais s'en alla trop tôt pour subvenir à mes besoins.
-4-
Mon père avait six doigts. Et avec quelle adresse
Il cachait dans son poing gauche le petit doigt superflu.
Comme dans son âme, profondément, pour toujours,
La mémoire de son passé, la nostalgie de son art.
Devenu marchand par nécessité, jamais par la moindre parole,
Il n'y fit allusion. Il ne se plaignait pas. Mais se taisait souvent.
-5-
Mon père avait six doigts. Combien de couleurs et de formes
Il dut dissimuler dans sa belle paume sèche ?
L'artiste contemple le monde, il le juge et sa volonté orgueilleuse,
Sa volonté démoniaque de créateur en élabore un autre qui lui est propre.
Mais lui, fermant les yeux, abandonnant pinceaux et appui-main,
Il n'a plus créé, ni jugé... Destin pénible et doux !
-6-
Mon père avait six doigts. Et son fils ? Il n'a reçu en héritage
Ni coeur modeste, ni famille nombreuse, ni main à six doigts.
Comme un joueur sur la mauvaise carte
Il mise sur les mots et les sons son âme et sa destinée...
En cette nuit de janvier, émêché, en vers à six mesures,
En strophes sextuplées, le fils rend hommage à son père.
1928
* « La comptine de la pie qui a fait de la bouillie » : on la récite aux jeunes enfants en repliant les doigts et en énumérant les membres de la famille que la pie a nourris.
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Vladimir NABOKOV (1899-1977)
Poèmes
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Méconnue en France (à l'exception des poèmes inclus dans ses romans), l'oeuvre poétique de Nabokov est pourtant considérable et mériterait d'être découverte. Nous en donnons ici un aperçu.
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A ma mère
Tu diras aux hommes : il est temps.
Demain je vais partir.
(Des pigeons. Une auberge.
Une enseigne rouillée : Russie).
Tu diras à Dieu : me voici chez moi
(Un cimetière. Un pont. Un tournant)
Un vieillard inconnu
Comme un arbre devant le portail.
Cambridge, 3. 5. 20.
UN REVE
Sais-tu, comme en pâmoison d'ivresse,
j'ai rêvé qu'une lune osseuse
et ronde — un crâne de géant
surgissait du trou de la fenêtre.
J'ai rêvé : dans mon lit, sous le drap,
cambré dans une pose étrange,
sa crinière éparse sur l'oreiller,
était couché un cheval noir-satin.
Sur le mur, la pendule pâle,
très pâle, au visage humain,
secouait son balancier de cuivre
dont le bout m'éraflait le coeur.
Mon bréviaire des rêves ignore ce songe,
muet sous le coup du malheur,
avec son signet bleu d'azur,
à la page que tu as lue...
5.1.23
L'existence n'est pas une énigme brumeuse !
Si claire est la vallée du monde humide de rosée.
Nous sommes des chenilles d'anges. Quel plaisir
de mordre le bord tendre d'une feuille !
Couvre-toi de piquants, rampe, ploie et grossis,
Plus ton chemin vert fut avide,
plus seront veloutées et somptueuses,
les pointes de tes ailes libérées.
5. 5. 23.
AU PARADIS
Mon âme, après la mort lointaine,
c'est ainsi que je te vois :
un naturaliste de province,
un original perdu au paradis.
Un ange sauvage sommeille
dans un bosquet, être à demi-paon.
Curieux, tu le bouscules
du bout de ton parapluie vert,
imaginant que tout d'abord
tu feras un article sur lui,
après quoi... Mais point de journaux
point de lecteurs au jardin d'Eden.
Tu es là, encore incrédule,
devant ce malheur qui te laisse sans voix :
cette bête bleue somnolente,
à qui donc la décrire ?
Où est le monde, l'inventaire des roses,
les musées, les oiseaux empaillés ?
Tu regardes, les yeux pleins de larmes,
ces ailes dépourvues de nom.
Berlin,1927
A LA RUSSIE
Un géographe scrupuleux
a gravé ma paume : grandes et petites,
toutes tes routes la parcourent,
et mes veines sont tes rivières.
Aveugle, j'étends les mains
et je palpe la terre entière
à travers mon pays,
c'est la raison de mon bonheur.
Et si mon rêve de l'autre nuit
s'avère exact, et si vraiment
ma dernière heure hasardeuse
me surprend sur un sol étranger,
tu t'enrouleras, telle une carte
sur la pente d'un pupitre,
dès que j'aurai lâché les bords,
et tu reposeras où je reposerai.
1928
Trois côtés, deux ailes, pas de jambes,
un charmant visage arrondi,
comme un v preste, affolé,
voletant tout autour de la chambre,
bambin terrifiant, invalide céleste,
entré par erreur, il se débattait
sauvagement, effrayé par l'homme
qui se serrait contre le mur,
encore, en cravate de noces blanche,
le bras tendu, détournant le visage, l
ui aussi plein d'effroi, mais immobile
surtout, qu'il ne me touche pas,
qu'il sorte, qu'il trouve enfin la fenêtre,
qu'il rentre au laboratoire de l'au-delà,
pour se blottir dans un alambic bleu,
angelot nocturne.
1932
C'est ce qu'on appelle la lune.
Sur la lune je suis sans retour.
Dénudée et bourgeonnante...
Tiens, bonjour : vous êtes avec moi.
Nous sommes sur la lune. Lune. Séléné.
Entendez-vous ? El, u, n, e...
Je vous le dis : dénudée
comme une arène après la fête.
Ou la bataille : des hippopotames
de guerre déferlèrent au galop,
des bombes acharnées s'incrustèrent,
creusant des cratères d'ombre.
Et si, mugissants, tourmentés,
nous enlevons nos masques glauques,
dans cette poussière bleue
nos cierges s'éteindront.
Notre jour lunaire ne sera pas long
parmi les pierres et les monts déserts.
Si vous êtes géologue,
nous pouvons les examiner.
Dans le fossé, la pénombre aiguë
rampe sur un sol blême et grêlé.
Mais nous avons un jeu d'échecs,
Shakespeare et Pouchkine. Ça nous suffit.
1942
QUEL QUE SOIT LE TABLEAU DE BATAILLE
Quel que soit le tableau de bataille
de la sanctissime Russie soviétique,
et la pitié qui submerge mon âme,
je n'irai pas m'incliner, acceptant
l' écoeurement, la cruauté, l'ennui
de l'esclavage muet, non et non,
mon esprit vit, je ne suis pas repu d'exil,
mille excuses, je suis encore poète.
Cambridge, Mass., 1944
DE QUEL MÉFAIT SUIS-JE COUPABLE
De quel méfait suis-je coupable,
Est-ce moi le méchant suborneur ?
Moi qui ai fait rêver le monde entier
sur le destin de ma pauvre fillette.
Oui, je sais bien, les gens ont peur de moi,
on brûle mes pareils pour leurs enchantements,
et comme du poison au creux d'une émeraude
mon art est porteur de mort.
Mais — ironie — en fin de paragraphe,
à la barbe du siècle et de mon correcteur,
une ombre de branchage russe frémira
sur le marbre de ma main.
San-Remo, 1959
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Anatoli KOLOMENSKI
Les dessous d'Anna Karénine
Texte paru dans Книжное обозрение, 1993, N°1
Traduction de Richard Roy
En 1992, malgré les difficultés que l'on sait, l'édition ex-soviétique a réussi à publier en Russie 27 000 titres tirés à plus de 1,2 milliard d'exemplaires. La qualité, par contre, n'est plus du tout ce qu'elle était, et les courriers des lecteurs ont depuis deux-trois ans dressé un panorama pittoresque des déboires qui guettent le client des nouveaux « éditeurs ». Anatoli Kolomenski donne ci-dessous quelques recettes pour tirer profit des engouements actuels du public.
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Je suis parti au marché aux livres sans plan préconçu. Comme ça, avec sous le bras un vieux bouquin ramassé au grenier. Pourtant, je l'ai vendu au prix d'un album de reproductions de la collection l'Ermitage ! Quand on m'a demandé pourquoi il était sans illustrations, j'ai répondu simplement que le musée était fermé pour travaux.
Après un tel début, j'ai décidé de me mettre carrément à l'édition. Là, j'ai dû me remuer un peu. Par exemple, quand un imprimeur m'a laissé tomber en cours de tirage des Trois mousquetaires, j'ai dû glisser autre chose dans la couverture. En l'occurrence, un manuel d'infirmière. Et aujourd'hui, pour trois cent mille lecteurs, le fameux d'Artagnan n'a galopé jusqu'à Paris que pour poser des ventouses au cardinal de Richelieu.
J'ai acheté au poids un lot de classiques qui ne se vendent plus. Eh bien, je peux vous dire qu'après un mois d'un marketing d'enfer, même ces nanars ont trouvé preneurs ! Bien sûr, il n'y a pas de mystère : sur la couverture de Qui est coupable ? j'ai remplacé le nom de Herzen par celui d'Agatha Christie. Sous Anna Karénine, j'ai rajouté en sous-titre : Angélique et la locomotive, et je vous garantis qu'on se les arrache ! Sous Un Héros de notre temps, j'ai glissé : Carnets d'un racketteur, et sous Crime et châtiment : comment faire fortune en une journée. J'ai légèrement modifié La Mère de Gorki en Ta mère ! Si ce n'est pas de l'édition centrée sur les besoins du lecteur, dites-moi ce que c'est.
J'ai aussi redonné vie à tout un lot de bouquins de sciences sociales et politiques rachetés aux vieux papiers. Sur les brochures de Lénine, j'ai apposé un cachet Ultra secret. À brûler après avoir lu, et c'est parti comme des petits pains. Le fascicule La Grande révolution d'Octobre est devenu un best-seller sous l'adaptation Les riches pleurent aussi (1). Le Rapport au XXVIIe congrès du PCUS a fait un tabac en tant que Recueil de contes des peuples de l'URSS. J'ai même pu refourguer des Et l'acier fut trempé (2) en l'intégrant dans une collection de bricolage, comme pour Que faire ? et La Cerisaie.
Pour la poésie, c'est un peu plus difficile, car les lecteurs n'aiment pas toute cette place perdue sur les pages. Il n'y a que Nekrassov qui marche bien, avec ses Femmes russes. J'ai juste indiqué sur la jaquette que l'oeuvre est consacrée à l'étape qu'Emmanuelle aurait faite dans la province de Tambov pendant son voyage de Thaïlande à Paris.
Je ne dis pas que ça s'est toujours passé sans problème. Par exemple, j'ai eu des ennuis avec la Justice pour une plainte de parent. Le gosse avait besoin des Âmes mortes et je lui avais en fait refilé Le Cercueil de Hong-Kong. Bon. Ça arrive. Et pendant ce temps, la concurrence en profite pour marquer des points. Par exemple, des petits malins ont eu l'idée de fabriquer une édition « spécial fêtes » des Ananas au champagne de Severianine. Imaginez un peu la chose : extérieurement, tout cellophane, mais dedans... une vraie roteuse et deux crèmes glacées !... Non, vraiment, ceux qui pleurnichent sur l'état actuel de l'édition sont tout simplement des envieux qui manquent d'imagination. Éditer, publier, diffuser, c'est possible ! À condition de savoir hadleychaser et angéliquer.
(1) Feuilleton télévisé brésilien très populaire en Russie.
(2) Roman de Nikolaï Ostrovski, considéré comme un classique du «réalisme socialiste».
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