Partie française (sans les illustrations de C. Zeytounian-Beloüs) des numéros épuisés de la revue
SOMMAIRE du numéro 13 " Spécial Fantastique "
(novembre 1993)
V.Odo'ievski : Le cadavre sans propriétaire // F.Sologoub : Rêves // O.L. D'Or : La légende du bois // N.Teffi : L'ondin // I.Mamleiev : Le journal d'un chien philosophe // G.Maltseva : C'était samedi // W.Troubetzkoy : Le Nez de Gogol // A.Kozyrev : Leningrad // Poèmes de N.Zabolotski et A.Parchtchikov.
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Vladimir ODOÏEVSKI
Le cadavre sans propriétaire
Nouvelle extraite du recueil Contes bariolés (1833)
Traduction d'Hélène Mélat
Le prince Vladimir Odoïevski (1803-1869) écrivain, philosophe, critique musical et littéraire, est l'auteur de nombreuses nouvelles et contes fantastiques et de plusieurs romans (dont une curieuse utopie, L'an 4338, restée inachevée). Ses Nuits russes ont récemment été publiées en français (traduction de Marion Graf, L'Age d'Homme, 1991). Le cadavre sans propriétaire, inspiré par Le marchand de cercueils de Pouchkine, constitua à son tour l'une des sources d'inspiration du Nez de Gogol, publié trois ans plus tard. Nous publions le texte avec quelques coupures.
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Sans doute le secrétaire cantonal, tandis qu'il sortait à quatre pattes de l'auberge, avait-il vu la lune soudain se mettre à danser dans le ciel, et en assurait-il le village entier en prenant Dieu à témoin ; mais les paroissiens hochaient la tête et allaient même jusqu'à se moquer de lui.
N. Gogol
Les Soirées du hameau
Le tribunal de police du district avait diffusé l'avis suivant dans les villages marchands du canton de Rejensk :
« Le tribunal du canton de Rejensk fait savoir que dans la pâture communale du village de Morkovkino-Natachino dépendant de sa juridiction a été trouvé le 21 novembre dernier le corps sans vie d'un inconnu de sexe masculin, vêtu d'une capote.de drap gris usée, d'une ceinture en fil, d'un gilet de drap rouge et vert, d'une chemise en grossier tissu rouge ; coiffé d'une vieille casquette de toile avec une visière en cuir ; l'âge du défunt est de 43 ans environ, sa taille est de 1,86 m, il a les cheveux châtain très clair, un visage blanc, lisse, des yeux gris, la barbe rasée, le menton grisonnant, un grand nez légèrement de travers, une constitution faible. En vertu de ce qui précède, il est annoncé par la présente : si le dit corps a des parents ou un propriétaire, qu'ils daignent se faire connaître au village de Morkovkino-Natachino, où a lieu l'enquête concernant ce corps de propriétaire inconnu ; mais s'il ne s'en trouve pas, qu'ils daignent en informer ce même village de Morkovkino-Natachino. »
Trois semaines passèrent dans l'attente des propriétaires du corps ; personne ne se présentant, l'assesseur et le médecin du canton finirent par se rendre chez le seigneur du village de Morkovkino ; on installa Sévastianytch, le secrétaire, qui participait également à l'enquête, dans une isba tombée en déshérence. Le corps que le tribunal devait autopsier et enterrer le lendemain, selon l'usage, se trouvait dans l'étable de cette même isba. Pour réconforter Sévastianytch dans son isolement, l'affable propriétaire lui fit porter une oie en sauce ainsi qu'une bouteille d'un litre et demi d'une liqueur pour l'estomac faite maison.
Il faisait déjà sombre. Au lieu de s'allonger dans la soupente près du poêle encore chaud, à l'habitude de ses confrères, Sévastianytch, qui était un homme d'ordre, jugea préférable de préparer les documents pour la séance du lendemain, ce d'autant plus que s'il ne restait de l'oie que les os, seul le quart de la bouteille avait été vidé ; il commença par redresser la mèche dans la veilleuse en fer qui avait été mise de côté exprès pour des cas de ce genre par le doyen du village de Morkovkino, puis retira de son sac en cuir un vieux cahier graisseux. [...]
Ses réflexions furent interrompues par les mots suivants que quelqu'un prononça à ses côtés :
— Mon cher Ivan Sévastianytch ! J'ai une humble demande à vous adresser.
Ces mots rappelèrent à Sévastianytch son rôle de secrétaire. Par la force de l'habitude, il se mit à écrire beaucoup plus vite, baissant la tête le plus possible et, sans lever les yeux de sa feuille, il répondit d'une voix traînante :
— Que voulez-vous ?
— Le tribunal fait rechercher les propriétaires du corps mort trouvé à Morkovkino.
— Ou-i.
— Alors, voyez-vous, ce corps est à moi.
— Ou-i.
— Alors ne peut-on me faire la grâce de me le rendre au plus vite ?
— Ou-i.
— Et vous pouvez être assuré de ma reconnaissance...
— Ou-i. Est-ce à dire que le défunt était votre serf ?...
— Non, Ivan Sévastianytch, il ne s'agit pas de mon serf, il s'agit de mon propre corps...
— Ou-i.
— Vous pouvez vous imaginer comment je me sens, privé de corps... S'il vous plaît, aidez-moi au plus vite.
— Tout est possible, mais c'est un peu difficile de régler cette affaire au plus vite. C'est que cela ne peut se faire en deux coups de cuillère à pot ; il faut effectuer des recherches... Si vous pouviez un peu graisser la patte...
— N'en doutez pas, rendez-moi seulement mon corps et j'irai jusqu'à cinquante roubles...
A ces mots, Sévastianytch leva la tête, mais ne voyant personne, dit :
— Mais entrez donc ici au lieu de vous geler dehors.
— Mais je suis là, Ivan Sévastianytch, je suis à côté de vous.
Sévastianytch régla la veilleuse, se frotta les yeux, mais ne voyant rien, marmonna :
— Pouah, que diable ! Serais-je devenu aveugle ? Je ne vous vois pas, Monsieur.
— Rien d'étonnant à cela ! Comment pourriez-vous me voir ? Je n'ai pas de corps
-- Vraiment, je ne comprends rien à votre discours, laissez-moi au moins jeter un coup d'oeil sur vous.
— Volontiers, je peux me montrer à vous pour un instant... Mais seulement cela m'est très difficile...
Et à ces mots un visage imprécis commença à apparaître dans un coin sombre ; il se montrait pour disparaître aussitôt, comme un jeune homme à son premier bal qui a envie et peur en même temps de s'approcher des dames : on distingue son visage dans la foule, puis il se cache à nouveau...
— Excusez-moi, continuait la voix, faites-moi la grâce, excusez-moi, vous ne pouvez vous figurer comme il est difficile de se montrer sans corps !... Faites-moi la grâce de me le rendre au plus vite, je vous dis que j'irai jusqu'à cinquante roubles.
— Heureux de vous rendre service, Monsieur, niais vraiment je ne comprends pas vos discours... Avez-vous une requête ?...
— De grâce, quelle requête ? Comment aurais-je pu l'écrire alors que je n'ai pas de mains ? Rendez-moi donc un service, donnez-vous la peine de l'écrire vous-même.
— Facile à dire, Monsieur, « donnez-vous la peine », je vous dis que je ne comprends rien à rien...
— Vous n'avez qu'à écrire, je vous dicterai.
Sévastianytch prit une feuille de papier timbré.
— Faites-moi la grâce de me dire si vous avez au moins un grade, un nom et un patronyme ?
— Comment donc ?... Je m'appelle Tsveerley-John-Louis.
— Votre grade, Monsieur ?
— Étranger.
Et Sévastianytch écrivit en gros caractères sur le papier timbré :
« Déclaration faite au tribunal de Rejensk par le jeune noble étranger Saveli Jalouev.
— Et ensuite ?
— Veuillez écrire seulement, moi je vous dicterai. Écrivez : « J'ai... »
— Des biens immobiliers, peut-être ? demanda Sévastianytch.
— Non. « J'ai une malheureuse tendance... »
— A abuser des boissons fortes, peut-être ? Oh, c'est tout à fait déplorable...
— Non. « j'ai une malheureuse tendance à quitter mon corps... »
— Que diable ! s'écria Sévastianytch, jetant sa plume, mais vous vous moquez de moi, Monsieur !
— Je vous assure que je dis la pure vérité, écrivez, seulement sachez : cinquante roubles pour vous pour la seule requête, et cinquante autres quand l'affaire sera menée à bonne fin...
Et Sévastianytch se remit à écrire.
« Ce 20 octobre je roulais, pour ma convenance personnelle, en voiture couverte sur la grand-route de Rejensk, et comme il faisait froid dehors et que les routes du canton de Rejensk sont particulièrement mauvaises... »
— Non, ici excusez-moi, rétorqua Sévastianytch, on ne peut pas écrire ça, c'est une remarque offensante, et il est interdit par décret d'inclure des remarques offensantes dans les requêtes des...
— Si vous voulez, alors, simplement : « il faisait si froid dehors que j'ai eu peur que mon âme ne gèle, et puis, en fait, j'ai eu une telle envie de m'arrêter au plus vite pour la nuit... que je n'ai pu m'empêcher de quitter mon corps comme cela m'arrive souvent. »
--- Allons donc! s'écria Sévastianytch.
— Ce n'est rien, ce n'est rien, continuez ; que faire si j'ai cette habitude... C'est qu'il n'y a là rien de contraire à la loi, n'est-ce pas ?
— N-non, répondit Sévastianytch, et ensuite ?
— Veuillez écrire : « Après avoir quitté mon corps, je l'ai confortablement installé à l'intérieur de la voiture... pour l'empêcher de tomber, je lui ai lié les mains avec les rênes et me suis dirigé vers la gare en espérant que le cheval reviendrait de lui-même à l'écurie... »
— Il faut reconnaître, remarqua Sévastianytch, que vous avez agi là avec beaucoup de légèreté.
— « Arrivé à la gare, je grimpai sur le poêle pour réchauffer mon âme et quand, selon mes prévisions, le cheval aurait dû revenir à l'auberge... je sortis pour aller à sa rencontre, mais ni le cheval, ni le corps ne revinrent de la nuit. Le lendemain matin, je me hâtai de me rendre à l'endroit où j'avais laissé la voiture... mais elle ne s'y trouvait plus... Je suppose qu'à cause des ornières mon corps sans vie est tombé et a été ramassé par un chef de police local et que le cheval a suivi des chariots... Après trois semaines de vaines recherches, j'ai pris connaissance aujourd'hui de l'avis du tribunal de Rejensk, comme quoi on recherchait les propriétaires du corps trouvé et je vous prie de me le rendre à moi, le propriétaire légal... Je demande également au tribunal, ci-dessus désigné, de donner l'ordre de plonger au préalable ce corps qui est le mien dans l'eau froide pour le faire revenir à lui , et si, par suite de sa chute, ce corps que l'on a si souvent mentionné a subi un dommage quelconque ou qu'il est abîmé en quelque endroit à cause du froid, d'ordonner au médecin du canton de le soigner à mes frais, et procéder à tout cela ainsi que la loi l'ordonne, en vertu de quoi je signe. »
— Eh bien ! Veuillez donc signer ! dit Sévastianytch qui avait fini d'écrire.
— Signer ! Facile à dire ! Je vous dis que je n'ai pas mes mains avec moi maintenant, elles sont restées avec mon corps. Signez pour moi que « n'ayant pas de mains »...
— Non, excusez-moi, rétorqua Sévastianytch, une telle formule n'existe même pas, et il est interdit par décret d'accepter des requêtes qui ne soient pas rédigées dans les formes. Si vous voulez bien : « étant illettré »...
— Comme vous le jugerez bon ! Cela m'est égal.
Et Sévastianytch ajouta : « A la requête du demandeur qui est illettré, Ivan, fils de Sévastian Blagosserdov, employé de l'enregistrement du gouvernement, a signé cette déclaration. »
— Je vous suis infiniment obligé, très cher Ivan Sévastianovitch ! Eh bien, maintenant, entreprenez les démarches nécessaires pour que cette affaire aboutisse au plus vite ; vous ne pouvez vous imaginer comme il gênant d'être privé de corps !... Et moi, en attendant, je vais courir voir ma femme ; vous pouvez être sûr de ne pas être lésé.
— Attendez, attendez, votre Seigneurie ! s'écria Sévastianytch, il y a une contradiction dans la requête. Comment, alors que vous n'aviez pas de mains, vous êtes-vous installé ou avez installé votre corps dans la voiture ? Pouah, que diable, je n'y comprends rien.
Mais il n'y eut pas de réponse. Sévastianytch relut encore une fois la requête et se mit à y réfléchir, réfléchir, réfléchir...
Quand il se réveilla, la veilleuse était éteinte et la lumière du matin passait à travers la petite fenêtre en vessie. Il jeta un coup d'oeil de dépit sur la bouteille vide devant lui, ce qui lui fit oublier les événements de la nuit ; il ramassa ses papiers sans les regarder et se dirigea vers la maison du propriétaire dans l'espoir d'y boire un verre pour faire passer sa gueule de bois.
L'assesseur, après avoir vidé un verre de vodka, se mit à examiner les papiers de Sévastianytch et tomba sur la requête du jeune noble étranger.
— Eh bien, mon vieux Sévastianytch, s'écria-t-il, après l'avoir lue, tu t'es drôlement surpassé hier soir avant d'aller te coucher, quelles sottises n'as-tu pas inventées ! Écoutez voir, AndreïIgnatievitch, ajouta-t-il, s'adressant au médecin, quel requérant Sévastianytch nous a fabriqué. Et, se tenant les côtes de rire, il lui lut la curieuse requête sans sauter un seul mot.
— Venez, messieurs, dit-il enfin, nous allons autopsier ce corps bavard et s'il ne dit rien, nous l'enterrerons sans demander notre reste, il est temps de se rendre en ville.
Ces mots rappelèrent à Sévastianytch l'événement de la nuit, et, malgré son étrangeté, il se souvint des cinquante roubles que lui avait promis le requérant s'il lui rendait son
corps ; il se mit donc à exiger sérieusement de l'assesseur et du médecin de ne pas l'autopsier, parce que ce faisant on pouvait l'abîmer, et qu'il ne pourrait plus servir à rien, et d'inscrire la requête dans le cahier selon l'usage.
Il va sans dire qu'à cette demande de Sévastianytch on lui conseilla de se dégriser ; on autopsia le corps, et n'y ayant rien trouvé, on l'enterra.
Après cet événement, la requête du mort se mit à passer de main en main ; on la recopiait partout, la complétait, l'enjolivait, la lisait, et pendant longtemps les vieilles de Rejensk se sont signées d'épouvante en l'écoutant.
La légende n'a pas gardé trace de la fin de cet événement extraordinaire ; dans un canton voisin on racontait qu'au moment où le médecin toucha le corps avec son bistouri, le propriétaire rentra dans son corps qui se leva et s'enfuit en courant ; Sévastianytch le poursuivit pendant longtemps dans la campagne, en criant de toutes ses forces : « Attrapez-le, attrapez le mort ! »
Dans un autre canton, on affirme que jusqu'à ce jour le propriéta-ire se rend matin et soir chez Sévastianytch pour lui demander : « Mon cher Ivan Sévastiânytch. Qu'en est-il de mon corps ? Quand allez-vous me le rendre ? » et que Sévastianytch sans perdre courage lui répond : « On est en train de réunir les renseignements ». Il y a déjà vingt ans que cela dure.
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Fedor SOLOGOUB
Rêves
Textes extraits du recueil La conjuration des murs (Sirine, St Pétersbourg 1913 ; reprint : Berkeley Slavic Specialities, 1989)
Traduction de Christine Zeytounian-Beloiis
Fedor Sologoub, de son vrai nom Fedor Téternikov, est né en 1863 à Saint-Pétersbourg. Sa mère, de condition très modeste, était au service de gens riches et cultivés ; grâce à eux, le jeune garçon bénéficia d'une bonne éducation et put faire par la suite ses études à l'Institut pédagogique. Enfant, et jusque dans l'âge adulte, il fut souvent battu par sa mère, ce qui l'a sans doute profondément marqué. Il enseigna durant plusieurs années dans un lycée de province, tout en commençant à écrire.
Il se fixe à Saint-Pétersbourg en 1892 où il fait connaissance avec le milieu littéraire. Ses poèmes, proches du symbolisme, lui valent très vite la célébrité. Son premier roman Rêves lourds paraît en 1895, suivi en 1904 par Plus doux que le venin et en 1907 par son chef d'oeuvre Le Démon mesquin, plusieurs fois traduit en français (la dernière traduction disponible, de G .Arout, est parue en 1977 sous le titre Un Démon de petite envergure aux Éditions l'Age d'homme). Viendront ensuite une grande trilogie La Légende créée (1907-1914) et La Charmeuse de serpents (1921). Sologoub est l'auteur d'une centaine de nouvelles et de plusieurs pièces de théâtre, ainsi que de traductions (notamment de Verlaine, de Rimbaud et d'Oscar Wilde). Son oeuvre en prose mêle le sordide le plus abject au fantastique et au rêve. Son oeuvre poétique, d'une grande magie évocatrice, se révèle tantôt d'une noirceur satanique et tantôt d'une clarté baignée d'un souffle divin. Brisé par le suicide de sa femme, l'écrivain et critique Anastassia Tchebotarevskaïa, survenu en 1921, alors même qu'ils venaient enfin, après plusieurs refus, d'obtenir l'autorisation d'émigrer, Sologoub mourut à Leningrad en 1927.
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LES BÛCHES
Nous étions nombreux à ce repas de fête. La bonne humeur régnait. Le soleil illuminait les vitres. Sur les tables, des fleurs répandaient leur parfum, évaporant pour notre plaisir le dernier souffle de leur âme ; les vins étaient doux, veloutés et pleins d'arôme. Les femmes étaient jeunes et riaient comme des enfants.
Quand les agapes prirent fin, l'un de nous eut l'idée d'aller voir où et de quelle manière avaient été préparés les mets succulents qui avaient flatté nos palais capricieux.
— Montre-nous tes cuisines. Nous voudrions remercier ton chef.
Notre hôte parut troublé. Il bredouilla quelque chose et son visage blêmit. Mais nous l'entraînâmes en riant. Alors, il eut un sourire étrange et dit :
— Si vous y tenez... Mais il y fait très chaud.
Au milieu de l'immense cuisine s'élevait un four colossal. Il n'était pas encore éteint. Des flammes vives dansaient joyeusement et une quantité impressionnante de grosses bûches emmaillotées de tissu était entassée par terre.
Et quand nous demandâmes au cuisinier pourquoi le four était encore allumé, puisque nous avions fini de manger, il nous répondit :
— Ce four ne doit pas s'éteindre, ne serait-ce qu'une minute.
Son visage dans la lueur rougeoyante du feu avait un air rébarbatif. Nous nous sommes inclinés vers le tas de bois qui dégageait une puanteur étrange et inquiétante. A ce moment, les aides du cuisinier ont saisi l'une des bûches pour la jeter dans la fournaise. Et nous vîmes que c'était le corps d'un homme enveloppé d'un linceul. Ils le prirent par la tête et les jambes et le balancèrent dans le feu.
Nous demeurâmes longtemps interdits, à contempler les flammes qui dévoraient un cadavre après l'autre. Et lorsqu'un robuste gaillard apporta sur son dos une nouvelle brassée de cet affreux combustible, l'un de nous questionna timidement le cuisinier :
— Où prenez-vous ces bûches ?
Et il nous répondit en souriant :
— Il y en a plein. Plus qu'il n'en faut. Elles se promènent près de la maison. Et nous les coupons sur pied.
LES JAMBES REPLIÉES
Je traversais le pont Nikolaevski. Un homme aux jambes curieusement recroquevillées marchait à ma rencontre. Il avait certainement du mal à avancer, car ses genoux ne se dépliaient pas, ce qui l'obligeait à marcher dans une position étrange, pour ainsi dire assise.
Il me regarda. Il y avait un reproche dans ses yeux. Et je compris...
Je compris que ce n'était pas un rêve...
Pas seulement un rêve.
Jadis — maudits soient ces jours lointains ! — j'ai été comme lui un monstre contrefait.
J'avais peine à marcher, car mes genoux étaient constamment pliés. Je faisais des efforts surhumains, mais toute ma rage demeurait impuissante à redresser mes jambes.
La nuit, dans mon lit, j'éprouvais parfois un regain de joie et d'espoir. La force revenait dans mes membres inférieurs, ma volonté dénouait les chaînes de mon mal et je commençais à m'étirer.
Mais brusquement, un faible gémissement naissait sous mes orteils, un voile tombait de mes yeux et tous mes sens jusqu'alors engourdis s'épanouissaient pour me révéler le terrible secret de mon infirmité.
Un bébé était couché à mon chevet, lié à moi par des attaches invisibles mais inaliénables. Toujours le même et chaque fois différent, si petit et si malheureux, je sentais son coeur battre et son cou tendre et fragile palpiter sous mes pieds.
Et rempli d'épouvante, je me hâtais de replier les genoux pour ne pas écraser ce petit être sans défense.
Mais une nuit, après une journée de honte et de souffrances, une journée sombre et éprouvante, plein de colère et de désespoir, j'ai redressé les jambes et écrasé l'enfant.
C'est ainsi que je suis devenu droit, comme tout le monde.
EUX
Nous pourrions les voir si nous voulions, bien qu'ils soient très différents de nous et ne remarquent presque pas notre présence. Qu'ont-ils à faire de nous ?
Un jour j'en ai vu un.
C'était le soir, j'étais seul avec mon angoisse dans l'étreinte muette des murs.
Les minutes se consumaient car j'étais encore incapable d'éteindre le feu qui s'employait à les détruire.
Et mon rêve épuisé se débattait sur les planches jaunes et luisantes de mon parquet.
Les choses m'étaient imparties et je croyais en elles.
Puis il y eut ce bref instant...
Si seulement je pouvais trouver les mots pour le décrire !
Tous les mirages du quotidien recueillirent sa lumière et s'écartèrent de ma vue, et son regard indicible tomba sur moi.
Et en réponse à mon horreur, il me dit seulement :
— Ne crains rien.
Et le temps fut rétabli et je fus de nouveau soumis à l'emprise des choses.
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O.L. D'OR
La légende du bois
Nouvelle parue dans l'hebdomadaire Stolitsa (La Capitale) (N° 25,1992)
Traduction de Nathalie Amargier
O. L. d'Or, de son vrai nom lossif Lvovitch Orcher (1878-1942) a écrit sous de nombreux pseudonymes dans la presse du début du siècle. En 1918, il fut le rédacteur de l'une des premières revues satiriques soviétiques, La guillotine, qui paraissait à Petrograd. Il est l'auteur d'un roman, lakov Markovitch Melamedov, et de plusieurs recueils de récits, souvenirs et textes humoristiques. La légende du bois, sorte de fable écologiste avant la lettre, fut publiée pour la première fois en 1915 dans le recueil La muse au tambour et redécouverte l'année dernière par l'un des hebdomadaires les plus populaires de Moscou.
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Le jour de sa fête, la femme d'un banquier bien connu en ville reçut de son mari un cadeau tout à fait princier : un anneau d'or serti d'un véritable morceau de bois massif de la taille d'une noix.
— C'est une folie ! susurra la dame à son époux en une tendre remontrance. A quoi bon acheter des cadeaux si coûteux ? Il vaut bien cinq mille roubles ?
— Sept mille ! annonça le banquier avec satisfaction. C'est du chêne massif. Il y avait une autre bague à cinq mille, avec du pin, mais j'ai préféré celle-là... Le chêne est devenu extrêmement rare.
L'anneau passait de mains en mains. Tout le monde était en admiration. Un connaisseur l'examina longuement à la lumière, puis déclara :
— C'est vraiment du chêne, pas de l'imitation ! Sept mille roubles, bien sûr, c'est cher, mais si vous aviez pu avoir une bague avec du chêne noir...
— Où pourrait-on bien en trouver maintenant ? grommela le banquier. Peut-être que parmi les bijoux de famille, chez des lignées anciennes, il reste une bague ou des pendants avec du chêne noir...
— Moi, l'interrompit le connaisseur, j'ai aperçu ces jours-ci un bracelet avec du peuplier au poignet d'une amie... Une monture en platine sertie d'un énorme morceau de peuplier, vous imaginez. Il me semble qu'elle l'a payé dans les vingt mille...
A cet instant, la voix chevrotante d'un vieillard se fit entendre :
— Et moi, je me souviens que le bois, on le brûlait dans les poêles...
C'était le père du banquier, un petit vieux aux cheveux blancs immaculés. Tout le monde se tourna vers lui. Des sourires étaient apparus sur les visages.
— Grand-père, c'est vrai qu'on le brûlait ?
— Mais oui, les enfants. Le concierge en apportait une brassée et on le mettait dans le poêle. Et ce bois qui servait au chauffage, on l'appelait « bûches ».
Les paroles du grand-père avaient suscité un très vif intérêt.
On savait bien pourtant que, comme tous les vieux, il aimait à prendre quelques libertés avec la vérité.
Ainsi, il avait un jour raconté que, lorsqu'il était enfant, il buvait un liquide blanc que l'on extrayait du ventre d'une espèce d'animal à cornes.
Ce breuvage avait pour nom le lait, mais le grand-père avait oublié le nom de l'animal, et il ne parvint jamais à s'en souvenir.
Une autre fois, il avait expliqué que du temps de sa jeunesse, il existait des volatiles dénommés soit poules, soit coqs. Ces poules ou ces coqs pondaient des oeufs, dont on
se régalait.
Bien sûr, personne ne croyait complètement le grand-père, mais tous l'écoutaient avec plaisir.
Mais maintenant, toute l'assistance s'était approchée de lui et le suppliait :
— Parlez-nous de ces bûches, grand-père. C'est sans doute très intéressant.
— Que pourrais-je vous dire ? La Neva portait d'immenses péniches chargées de bois. Il sortait de la terre, il poussait.
— Il poussait ?
Oui, c'était ainsi. Les endroits où le bois poussait s'appelaient des forêts.
— Mais que sont-elles devenues ?
— Les marchands de bois les ont décimées. Et quand il n'en resta plus, ils augmentèrent leurs prix. Au début, ils demandèrent dix roubles pour un stère, puis vingt, puis cent, mille, dix mille...
Tous écoutaient le grand-père en retenant leur souffle. Il poursuivit :
— Avant, il y avait tellement de bois qu'on le dédaignait. Vous savez ce qu'est une souche ?
— Bien sûr que nous le savons, c'est un gros lingot de bois. Parfois, mais c'est extrêmement rare, on en retrouve dans des fouilles...
— De mon temps, le mot souche était une injure. Et le terme de billot était aussi une insulte blessante.
L'auditoire échangea des regards stupéfaits. L'une des dames s'approcha de son mari et, lui caressant les cheveux, dit tendrement :
— Tu n'es pas fatigué, mon petit billot chéri ?
— Non, ma souche adorée ! Laisse-moi écouter...
Le vieil homme sourit.
— Vous voyez... A présent, cela équivaut à « mon trésor », « ma pierre précieuse », mais à mon époque, si un homme avait traité son épouse de souche, il aurait reçu une chaise dans la figure. D'ailleurs, dans ce temps là, les chaises aussi étaient en bois.
— Les chaises ? En bois ?
— Oui, et pas seulement les chaises, tous les meubles. Mon père me racontait qu'il possédait un bureau en chêne de trois cents kilos. Il affirmait que le dernier des miséreux avait des tables et des chaises en bois massif.
Quelqu'un demanda :
— Et vous, grand-père, vous vous souvenez de l'époque où on se servait de bois pour se chauffer ?
— Vaguement, oui... On mettait du bois dans le poêle et on l'allumait. Tout le monde s'asseyait près du foyer. Dans chaque maison, il y avait une personne que l'on appelait « Le vieux capitaine » et qui, lorsque tout le monde était installé, commençait à conter des histoires...
Les auditeurs s'étaient rapprochés du grand-père à mesure qu'il parlait, formant un cercle de plus en plus étroit. Évidemment, personne ne le croyait... Mais son histoire était si passionnante... On avait tellement envie de croire qu'à une époque, des gens s'asseyaient sur des objets en bois massif et se réchauffaient près d'un foyer où se consumaient de belles bûches de pin...
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Nadejda TEFFI
L'Ondin
Nouvelle extraite du recueil Vourdalak, le vampire
Maréchal, Liège 1946
Traduction de G. Barbizan et BL Escassut
Teffi, de son vrai nom Nadejda Lokhvitskaïa, est née à Saint-Pétersbourg en 1872. Elle a commencé à publier en 1901, d'abord des poèmes, puis des nouvelles et des articles satiriques. Elle collabora à la revue Satiricon dès sa création, en 1908. Lorsque deux volumes de ses nouvelles parurent en 1910, elle était déjà très populaire. Après la révolution, elle émigra à Paris où elle écrivit pour la presse de l'émigration et publia plus d'une dizaine de livres dont trois furent traduits en français. Surtout connue pour son oeuvre humoristique, elle fut également l'auteur de nouvelles fantastiques inspirées du folklore russe, dont Bounine, Kouprine et Merejkovski devaient faire l'éloge. Teffi est morte à Paris en 1952. Elle fut l'un des rares auteurs de l'émigration à être publié en URSS dès les années 70.
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En sortant de la gare, il fallait faire trente verstes pour atteindre le bourg. C'était un voyage à travers des marais et des forêts interminables ; on devait franchir de petites rivières sauvages sur des ponts de bois branlants, dans une région morte et lugubre, loin du monde.
Klavdia Pétrovna arriva dans le bourg vers la fin de l'après-midi et ordonna au cocher de la conduire directement au moulin. Son mari avait loué par là un logement.
Elle n'était pas rassurée. Qu'allait-elle découvrir ? Comment se fier au goût d'un mari ? Un homme, ça n'a pas le sens pratique, ça ne peut agir raisonnablement dans une pareille affaire. Bien sûr, elle aurait dû l'accompagner, mais les circonstances s'y étaient opposées. N'avait-elle pas été obligée d'assister à la liquidation du mobilier, de faire face à des tas de soucis ménagers ? Lui, pressé par son travail, n'avait pu l'attendre, et il était parti seul à la recherche d'un nouveau gîte.
Comme la belle saison approchait, on lui avait conseillé de louer un pavillon près du moulin. La maison avait été occupée pendant deux ans par un fonctionnaire du bourg qui l'avait laissée en parfait état ; les papiers étaient impeccables, le sol avait été remis à neuf, bref on pourrait passer l'été ici et en automne on chercherait à se rapprocher du centre de la petite ville.
Ce coin avait un certain pittoresque; des buissons croissaient partout dans cette solitude. La maison ne donnait pas sur la route, il fallait, pour y arriver, emprunter un sentier qui, partant du moulin, côtoyait la rivière.
Suivie du cocher qui portait ses bagages, Klavdia descendit de la voiture, brisée de fatigue. L'endroit lui apparut désert, humide, plein de l'odeur de l'eau.
— Il ne fait que des bêtises, se dit-elle en songeant à Vladimir.
Une femme très maigre sortit de la maison et s'avança vers elle. Un fichu blanc lui couvrait la tête et le front. Sans un mot elle tendit une enveloppe. C'était une lettre de son mari :
« J'ai dû m'absenter à l'improviste pour une tournée d'inspection. Je rentrerai dans deux jours. Installe-toi, tu ne seras pas seule, tout est en ordre, tu seras satisfaite. J'embrasse tes yeux minuscules et tes mains bleues ».
— Tes mains bleues ! Il a encore interverti les adjectifs, c'est bien lui ! Elle se tourna vers la femme.
— Alors, vous êtes à mon service ?
La servante avait un visage étroit comme une lame d'épée, ses yeux étaient cernés de cercles noirs qu'on eût dit tracés au charbon.
— Oui, dit-elle. Je dois faire la cuisine, traire les vaches ; tout, quoi !
— Comment ! s'étonna la maîtresse, nous avons des vaches ?
— J'en sais rien, répondit l'autre d'un air détaché, je suis arrivée hier soir.
Klavdia pénétra dans la maison. Les pièces étaient petites, imprégnées d'une odeur de moisi. Les branches fleuries d'un merisier entraient par les fenêtres, projetant partout leur ombre. La nouvelle locataire se sentit immédiatement frissonner, comme saisie de froid.
Cependant elle fit le tour de sa demeure. Probablement qu'en été, pendant les fortes chaleurs, il ferait bon vivre ici, mais pour le moment ça manquait de charme. Avec ça le mobilier était des plus réduits : un lit, un étroit divan, une table, trois chaises et c'était tout.
— N'y a-t-il pas une lampe ? demanda Klavdia.
— Non.
— Comment allons-nous faire ?
— Bah ! En ce moment les nuits sont claires et tu n'as pas besoin de lumière. Mais si tu y tiens, donne-moi de l'argent et j'irai au bourg acheter une bougie.
— Parfait. Pouvez-vous faire chauffer le samovar ?
— Donne-moi de l'argent, je rapporterai aussi du charbon.
La maîtresse s'exécuta et commanda en même temps quelques victuailles.
La bonne femme partit, le temps passa, son absence se prolongeait.
Il faisait froid, sombre et triste. Klavdia s'enveloppa d'un plaid et s'endormit.
Brusquement, le claquement d'une porte la réveilla.
— Allumez vite la bougie.
Mais sur le seuil se tenait une femme toute différente de la première, celle-ci était grande, de large carrure et portait un fichu sombre. Elle ressemblait à un homme.
— Que voulez-vous ? demanda Klavdia.
— Je suis la femme de chambre engagée par votre mari, dit-elle d'une voix de basse.
— Ah ! vous avez déjà fait ce travail ?
— Certainement, répondit la géante, c'est pas compliqué.
— Eh bien ! il faut déballer mes malles. Mais on n'y voit rien ! J'ai envoyé chercher une bougie... Comment vous appelez-vous ?
— Klacha (diminutif de Klavdia).
— Allons, Klacha, commencez par défaire ce paquet, puis vous préparerez mon lit.
Ce fut fait en quelques instants et la femme sortit. Sa maîtresse la vit s'arrêter au bord de l'eau en agitant les bras comme si elle appelait quelqu'un.
Enfin, la cuisinière reparut, elle apportait ce qu'on lui avait demandé, alluma la bougie et servit le thé.
Elle était franchement antipathique, contractait ses épaules à chaque instant; ses yeux lançaient d'ardentes lueurs, et lorsque son fichu s'écartait, il laissait voir une tête rasée comme si elle venait d'avoir le typhus.
— Et voilà les servantes que Vladimir m'a trouvées ! pensait Klavdia. Elles sont vraiment étranges.
Elle passa une nuit blanche, sans parvenir à se réchauffer, exaspérée par le sifflement d'un moustique près de son oreille.
— Ces sales bêtes foisonnent ici, évidemment.
Elle se leva avec la migraine.
Sur la table, parmi les objets tirés la veille de son nécessaire, elle aperçut un passeport et l'ouvrit.
« Klavdia Pétrovna, veuve ».
Elle reçut un choc.
— Qu'ai-je donc ? Pourquoi mon nom et pourquoi veuve ? Je dois avoir la fièvre.Elle rouvrit le passeport et relut les mêmes mots. Elle poursuivit sa lecture.
« Trente ans. Paysanne du gouvernement de Vologda ».
— Mais c'est la femme de chambre ! C'est idiot d'avoir les mêmes noms. Cela la choquait et l'obsédait comme si elle eût rencontré son double.
Elle se dirigea vers la cuisine. La cuisinière y était seule.
— Servez-moi le thé.
L'autre sursauta comme prise en faute, et laissa tomber le couteau avec lequel elle pelait les pommes de terre.
— Dites-moi, demanda Klavdia, est-ce que le patronyme de Klacha est bien Pétrovna ?
— Pétrovna... Pétrovna, bredouilla l'autre à contre-coeur.
— Et vous, quel est votre nom ?
La femme se détourna et répondit entre ses dents.
— Maria, aucune importance.
Quelles manières avait cette Maria ! Elle ne regardait jamais en face et détournait la tête pour répondre.
— Où donc est Klacha ?
— Il est allé se baigner. Où pourrait-il être ailleurs qu'à sa place, dans la rivière ?
— Qui ? s'étonna le jeune femme.
— Ben, lui, Klacha.
Maria devait être une parfaite idiote. Klavdia n'insista pas et revint dans sa chambre. Dehors un brouillard épais s'élevait comme une vapeur. La petite pièce était si humide que le papier de tenture se décollait dans les coins.
Maria apporta le thé, le lait et des croquignoles, elle déposa le tout sur la table, regarda derrière la porte, puis par la fenêtre, s'approcha enfin de sa maîtresse et lui murmura.
— Surtout, ne me trahis pas. Klacha, c'est Ivan.
Klavdia écarquilla les yeux.
— Ne dis rien, continua la cuisinière, mais il a travaillé ici pendant deux étés, c'était le cocher.
— Qu'est-ce que ça signifie ? Pourquoi est-il maintenant femme de chambre ?
— Elle est bien obligée puisque vous n'avez pas de chevaux. Le moulin ne marche pas, elle doit rester ici.
Puis elle se pencha vers sa maîtresse, lui soufflant une odeur de concombre salé et se mit à chuchoter :
— C'est un ondin. Elle est l'ondin. Ivan sort de la rivière, derrière le moulin, là où la crue a recouvert la berge.
Elle se redressa et allait sortir, lorsqu'elle s'arrêta et dit à voix haute en se retournant :
— Et tu n'as pas une seule image sainte dans toute la maison. Tu peux t'attendre à tout.
— Une folle ! c'est une folle, se disait Klavdia. Seigneur ! que Vladimir revienne vite !
Sa tête la faisait souffrir, elle voyait trouble.
— Je vais me reposer un moment et j'irai jusqu'au bourg. Il faut que je parle à quelqu'un. Je m'adresserai au pharmacien, par exemple. Dire que je ne connais personne ici I
Elle versa quelques larmes, se coucha après s'être couverte le mieux possible et finit par s'endormir.
Quand elle s'éveilla, à cause d'un léger bruit, la nuit approchait ; elle comprit qu'elle avait dormit presque toute la journée. L'immense femme de chambre était debout près de la table, une assiette à la main, elle dressait le couvert.
— Klacha, est-il vrai que vous avez travaillé ici comme cocher ?
La fille approcha du lit un visage bouffi aux yeux pâles bordés de cils blancs qui faisait penser à la tête d'un veau.
— Comme cocher ? dit-elle avec calme, chacun doit travailler.
— Alors, c'est vrai ?
La servante ne répondit pas.
— Dites-moi, vous connaissez bien la cuisinière ?
— Maria-la-Chouette ? Qui est-ce qui ne la connaît pas ?
— Comment ça ?
— Pendant dix-huit mois, elle a nourri les punaises en taule.
Klavdia se dressa sur son lit.
— Pourquoi ? Elle avait volé ?
— Volé ? répéta ironiquement la femme de chambre. Elle avait tué son mari, voilà.
— Pourquoi est-elle en liberté ?
— Parce que, répondit Klacha en se frappant le front, avec le doigt, on ne peut pas condamner les fous.
— Mais elle est dangereuse, dit la jeune femme effrayée. La géante haussa les épaules et sortit.
— Mon Dieu, mon Dieu ! Que vais-je devenir ?
Il faut que je m'habille immédiatement et que je coure en ville. Je ne puis rester avec ces deux folles.
Klavdia se leva, mais ayant constaté qu'un verrou pouvait fermer la porte à l'intérieur, elle se calma un peu.
— J'essaierai de supporter ce cauchemar cette nuit encore et demain matin. Vladimir rentrera. Qu'irais-je faire au bourg à cette heure ? Il ne doit pas y avoir d'hôtel.
Maria-la-Chouette vint demander ce qu'elle devait préparer pour le dîner.
— N'importe quoi, répondit la jeune femme en observant le visage de la servante. Avez-vous du poisson ?
La cuisinière se retourna avec une expression d'épouvante et leva ses mains vers le ciel.
— Chut ! Ivan pourrait se fâcher. Il ne faut pas faire de mal aux poissons en sa présence, jamais.
Et, se penchant encore une fois vers la figure de sa patronne, elle marmotta :
— Tu ne comprends donc pas ? C'est un ondin !
Klavdia se serra contre le mur, regardant avec terreur la cuisinière folle.
— Je n'ai pas faim, Maria. Faites-moi du thé. Maria hocha la tête, cligna de l'oeil du côté de la porte, faisant allusion sans doute à l'ondin et quitta la chambre.
La jeune femme poussa le verrou et entrouvrit la fenêtre. La nuit était claire et paisible. On entendait le vol sifflant des moustiques et, de l'autre côté de la rivière, quelqu'un
chantait d'une voix déchirante :
« Finis de brûler, mon copeau,
Je m'éteindrai avec toi. »
Klavdia jeta un châle sur ses épaules et s'installa près de la fenêtre.
La nuit sans étoiles voguait tranquillement, le ciel avait des reflets roses et l'eau clapotait paresseusement.
Une silhouette mince, avec un fichu blanc sur la tête se détacha des buissons et s'avança, c'était Maria-la-Chouette.
— Madame ! — et elle chuchotait — Madame, regarde un peu sous ce saule blanc, tu verras notre Klacha. Il y a de quoi mourir de rire. Passe par la fenêtre sans faire de bruit, pour ne pas l'effrayer.
Et, sans doute parce que Maria riait de si bon coeur, Klavdia n'eut pas peur et sauta légèrement sur le sol.
— Par ici, par ici, murmurait la cuisinière, pleurant de rire.
Klavdia fit quelques pas vers le bord de la rivière. Là, sous le saule blanc, il y avait une tache claire. Klacha !
Elle s'approcha.
Non, ce n'était pas la femme de chambre. Un vieillard, tout nu, était assis les pieds dans l'eau. Il tordait sa longue barbe blanche d'où tombaient des gouttes pressées qui
rejoignaient le courant.
Qui était-ce ?
Le vieux se retourna, plongea brusquement et disparut. Klavdia eut le temps d'apercevoir des yeux pâles, aux cils blancs; du moins, elle le crut.
Elle demeura là un instant, s'aperçut qu'elle était seule et se hâta de rentrer par le même chemin.
— Que d'absurdités !
Elle ferma sa fenêtre, vérifia le verrou, fit un signe de croix dans tous les coins, se coucha et enfouit sa tête sous les couvertures.
Le matin, elle fut réveillée par une voix joyeuse qui criait :
— Klavdia, ouvre ! C'est moi, Vladimir.
La femme de chambre avait disparu sans laisser aucune trace, comme si l'eau l'avait engloutie.
Vladimir déclara qu'il n'avait engagé qu'une cuisinière et cela très vite, sans avoir eu le temps de se renseigner à son sujet. Il ignorait qu'elle fût folle.
— Mais le passeport ? demandait sa femme. Je l'ai vu de mes yeux. Cette Klacha portait mon prénom et mon patronyme.
— Et bien ! c'est ton propre passeport que tu as dû voir.
— Pas du tout. C'était celui d'une pauvresse âgée de trente ans et veuve. Or j'ai vingt ans et tu es bien en vie.
— Ne t'énerve pas, ma chérie. J'ai demandé à Maria, elle m'a affirmé qu'il n'y avait personne d'autre qu'elle-même.
— Comment ose-t-elle soutenir une chose pareille, quand c'est elle qui m'a affirmé que Klacha était Ivan.
Klavdia s'agita avec désespoir.
Le mari scruta le visage de sa femme avec inquiétude puis il dit très vite :
— Ma petite chérie, ton imagination t'a joué un mauvais tour. C'est la fièvre qui en est cause. Remets-toi au lit et ne bouge pas. Je vais aller chercher le médecin. Je suis sûr que tu ne mens pas, mais la grippe est une chose sérieuse. Je vais emmener Maria, elle ne reviendra pas ici. Sois calme.
Il sourit d'une bouche tremblante, empoigna son portefeuille, le fourra à côté de sa poche, le ramassa et le laissa retomber, fit un geste de désespoir et sortit en courant de la maison.
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louri NIAMLEIEV
Le journal d'un chien-philosophe
Nouvelle extraite du recueil La voix de nulle part
Moscou1991
Traduction de Sabine Montagne
louri Mamleiev est né à Moscou en 1931 dans une famille de psychiatres. Tout en enseignant les mathématiques dans une école du soir, il étudie la philosophie hindoue, la théosophie et l'occultisme qui sont à la base de sa création littéraire. Il devient l'une des figures marquantes de l'underground moscovite, et ses oeuvres sont diffusées en samizdat. En 1974, il émigre. Après avoir vécu aux États-Unis, il s'installe à Paris en 1983. Il est l'auteur de plusieurs romans et recueils de nouvelles publiés en Occident et en Russie (depuis 1989), dont L'envers de Gauguin (1982), Le Gambit de Moscou (1985), Chatouny (1986), La Mort vivante (1986), Qu'on noie ma tête (1990), La voix de nulle part (1991), ainsi que d'oeuvres de philosophie occulte. Il vit principalement à Moscou depuis un an. Deux de ses livres ont été traduits en français (Chatouny et La Dernière Comédie, traduction de Luba Jurgenson et Anne Coldefy-Faucard, Editions Robert Laffont, 1986 et 1988).
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Ce journal troublant, imprimé dans d'autres sphères, sur un support inconnu, a été trouvé dans l'un des recoins du monde où il a échoué de façon mystérieuse.
Voici ce qu'il contenait :
1 - Chacun sait, parmi les chiens, que je suis le plus intelligent, qu'en ce domaine je ne le cède à personne. Hier j'ai appris à nos informations canines qu'un roquet anglais, un prétendu petit prodige, était mort d'envie de me savoir aussi génial. Quant au vieux Menteur, un artiste célèbre qui peint avec la queue, il m'a mordu l'oreille de dépit. Les propos d'une dizaine de mes admirateurs lui avaient fait perdre à demi l'esprit. C'est pour vous dire ! Allons plutôt nous réchauffer dans la niche.
2 - On dit que les chiens ne rêvent que de philosophie. Je vais leur faire une démonstration qui les calmera.
3 - Nul chien n'est censé ignorer que le monde a été créé par le Chien n 1. Ce que nous voyons tout là-haut, c'est sa mâchoire avec des milliards de crocs qui brillent et scintillent, inaccessibles.
Ce sur quoi nous marchons, c'est une partie de sa langue, ou plutôt, comme l'affirment les ouvrages ésotériques, une petite papule sur sa langue. Le corps lui-même, comme on peut s'y attendre, nous est caché à jamais. Comme nous ne verrons jamais non plus les yeux du Chien numéro 1.
Et si nous les voyons un jour, ce ne sera qu'à l'heure de la mort.
4 - Un pauvre chien battu, galeux, estropié, a rampé hier jusqu'à ma niche et m'a crevé le coeur avec ses gémissements. J'ai léché ses plaies. Le malheureux m'a demandé pourquoi tout allait si mal dans le monde, puisqu'il est l'oeuvre du Chien n ° 1.
Je voulais lui dire que cela dépassait notre entendement canin, mais, m'étant ravisé, je lui ai répondu que tous les chiens ressusciteraient bientôt et vivraient éternellement heureux. Pour que cela s'accomplisse, il suffit de pleurer une ou deux fois par mois sous le Grand Croc du Chien n 1.
5 - Je me suis souvenu de ce que m'avait dit un cabot-sophiste à propos de ce bonheur éternel. Ce coquin prétendait que si tous les chiens à la fois le connaissaient un jour, nul ne saurait où s'abriter du vacarme de leurs aboiements qui ferait exploser toutes les sphères.
Hier j'ai fait ma prière au Chien n ° 1 pour qu'il prévoie un peu plus de viande et de place au paradis.
6 - Journée particulièrement pénible.
Ebouillanté au saut du lit, j'ai réussi avec peine à me traîner jusqu'au dépôt d'ordures où j'ai léché jusqu'au soir ma peau tremblante.
A la nuit tombante s'est réuni le conseil des sages : un bouledogue borgne et quatre bergers à grosses têtes. Nous avons parlé de l'Univers. Avant tout, du problème du Mal.
Nous avons parlé doucement, presque sans japper, pour que les non-initiés ne nous entendent pas, et que nous-mêmes n'en venions pas à nous déchirer. Chacun sait que le monde comme phénomène se divise en deux catégories : le comestible et ce qui ne l'est pas. L'existence du comestible est pleinement compréhensible et rationnelle. Nous voulons y voir une preuve supplémentaire de la création du monde par un chien. Mais comment rendre compte de l'incomestible ?
On distingue l'incomestible passif et l'incomestible actif, sa forme maligne.
Le représentant principal de cette catégorie est le bipède, qui nous est aussi utile que nuisible. Le bipède est l'objet le plus étrange au monde. Je me suis toujours demandé pour quelle raison le Chien n 1 l'avait autorisé à exister ?
Cependant, l'incomestible le plus nuisible demeure l'incendie. Heureusement, il est malgré tout relativement rare. Mais à quoi bon tout cela ?
7 - Il reste que nous ne sommes pas parvenus, à l'issue de ce conseil, à nous mettre d'accord sur les raisons de l'existence du mal.
A la fin,, nous nous étions tellement échauffé les sangs que nous nous sommes mis à nous battre. Le bouledogue borgne, le premier, n'a pu s'empêcher de sauter à la gorge du berger qui défendait un point de vue opposé au sien quant à l'origine du mal. M'aurait sans doute étranglé si je n'étais pas intervenu en lui chuchotant à l'oreille de secrètes paroles de clémence, ce qui lui a fait lâcher le berger. En somme, l'affaire s'est terminée tout de même par une partie de castagne.
Je m'en suis tiré avec une patte arrière abîmée, mais je ne renoncerai pour rien au monde à mon point de vue, dussé-je en mourir.
8 - Nous répétons à tous les chiens : vous devez croire que le monde a été créé par le Chien n ° 1, et que son but ultime était profondément rationnel : à savoir l'abondance du comestible. C'est précisément parce que son but était celui-là que le monde a été créé par un chien. Sinon, ce serait absurde. Supposons que le but ultime de la création du monde soit, à l'opposé, la production de biens incomestibles.
Alors, le monde serait absurde, insensé, non conforme au bien et au bonheur. Il aurait été invivable du point de vue de la morale.
Résumé : le monde a été créé pour le comestible, c'est à dire pour le bien général. Donc le monde est raisonnable. Donc il a été créé par le Chien n 1. Donc, quand nous crèverons, nous aurons droit dans l'autre monde au festin éternel.
Voilà une logique irréfutable ! Or, qu'on songe seulement à tout le sang versé pour ces idées !
9 - Tout cela bien sûr est très bien, mais nous nous trouvons en présence de symptômes de déviance. Beaucoup de chiens refusent de nous croire. Ils ne croient pas que le monde soit l'oeuvre du Chien n ° 1. Ces idées se sont répandues dans une région où, pour des raisons inconnues, les bipèdes se sont mis à dévorer tous les chiens qui leur tombaient sous la dent.
Même ceux qui, durant de longues années, avaient vécu avec des chiens qu'ils aimaient se sont mis tout à coup à dévorer leurs compagnons à quatre pattes. Réellement, cela fait frémir. Toute la journée j'ai prié le Chien n 1.
Vers le soir est arrivé de cette région un petit chien aux yeux déjà vitreux, aux oreilles coupées. Il nous a raconté de telles horreurs que nous n'en avons pas dormi de trois jours.
Soit dit en passant, nous avons décidé que la raison qui avait poussé les bipèdes à dévorer les chiens était absolument inconnaissable. Cela nous a encore davantage effrayés.
10 - Le bouledogue persiste à croire au Chien n ° 1.
Je suis sûr que si cette foi disparaît, tous les chiens perdront la raison.
Dès à présent, on rapporte des cas de suicides collectifs. Les décharges sont jonchées de cadavres de chiens. Les effluves et la puanteur qui s'en dégagent montent tout là-haut vers les crocs scintillants du Chien n°1.
J'ai vu de mes yeux un petit roquet chétif, un chien de salon, pas plus haut qu'une griffe, être affecté par la perte de la foi au point de demander à un énorme balourd de
chien-loup de lui ouvrir la gorge.
Dans son zèle imbécile, le chien-loup l'a avalé tout rond.
Dans les sociétés secrètes et les sectes se répand l'idée de l'absurdité du monde.
11 - Personnellement, je soutiendrai toujours devant le peuple la thèse de la création du monde par le Chien n°1.
Mais en mon for intérieur...
Oui, beaucoup cherchent aujourd'hui une réponse à l'aide de leur seule raison.
Bien sûr, certains chiens trouvent l'oubli dans l'action, par exemple dans les courses. Des courses s'organisent un peu partout. Tous courent, du plus petit au plus gros. Même les dames. Les chiens les plus rapides connaissent en ce moment un franc succès. Comme les philosophes et les poètes. Certains, il est vrai, affirment qu'une entreprise de transformation active du monde par les chiens à leur propre image les sauvera. Il faudrait anéantir tout ce qui n'est pas comestible et inonder la planète de produits alimentaires.
Et pour finir, construire des niches partout.
Ce sont là, en vérité, des propos d'esprits faibles.
Mais assez.
Dans le secret de mon âme, sans panique, je m'efforce d'étudier l'essence de notre âme canine et par là même de comprendre le monde.
Vive la raison!
12 - En ce moment de nombreuses théories de la raison circulent parmi les chiens. J'aime ces théories. Moi-même je suis l'auteur secret de l'une d'entre elles... Par exemple, il en est une d'assez répandue selon laquelle deux substances agissent dans le monde — le comestible et l'incomestible. Or nous les chiens, êtres terrestres supérieurs, nous représentons à l'égard de nous-mêmes des concentrés de comestible.
Certaines théories prétendent que le monde n'est que le reflet nébuleux de nos aboiements, c'est à dire de nos sensations.
D'autres considèrent le monde comme l'évolution du comestible jusqu'à l'excrément et vice versa, d'arrière en avant. Ils considèrent que l'excrément est pour le monde à la fois comme un début et une fin qui arrivent à se rejoindre.
Il faut cependant reconnaître qu'à présent, avec l'approche du désastre général, les doctrines morales tendent à se multiplier...
Par exemple, un fox-terrier affirmait récemment qu'il faut se replier sur soi-même, ne rien manger ou presque, mais surtout s'abstenir d'aboyer, en particulier après les chats. Grâce à cela il est possible de se rapprocher du très-haut.
Un caniche a fondé une théorie du sur-chien. Il est vrai que beaucoup n'y ont rien compris. L'un de ses disciples, par exemple, a décidé de se gaver pour devenir aussi gros qu'un boeuf. Il a péri d'indigestion.
Dans certains milieux roquets s'est répandue la doctrine selon laquelle rien n'existe vraiment, pas même les chiens.
13 - Hier, je suis allé dans les milieux roquets sus-mentionnés. J'ai écouté leur enseignement. En route, j'ai léché une petite femelle sans malice qui avait fui la région où les chiens se font dévorer.
14 - Souvent, je regarde les objets bipèdes en remuant la queue. Ô, Chien n ° 1, mais d'où viennent-ils ceux-là ?
Heureusement qu'ils ne peuvent pénétrer nos âmes, là au moins, nous sommes libres. Nous ne savons pas qui ils sont, ils ne savent pas qui nous sommes.
15 - Aujourd'hui, il a fait froid tout le jour. J'ai rongé quelques os de rat à la décharge. J'ai rencontré ma vieille Laïka dans une entrée d'immeuble. Nous avons bavardé un peu pour tromper l'ennui. Nous nous sommes reniflé le derrière. Elle affirme que l'émanation divine se manifeste principalement sous l'aspect de la salive ou, d'une manière plus générale, de la saveur sucrée.
Cette émanation est exhalée par la queue du Chien n ° 1.
Il est vrai que j'aime particulièrement les émissions de salive.
16 - Ecoutez, écoutez ma dernière communication !
Ce matin, je me suis retrouvé face à face avec un objet bipède.
Je n'ai pas pu en détacher mon regard.
Il se tenait devant moi et me regardait fixement, en mastiquant bêtement un morceau de viande.
J'ai remué la queue, mais son regard est resté froid et comme fasciné.
Il s'est approché de moi et tout à coup a donné de la voix, sauvagement, en gesticulant.
J'ai été effrayé à l'idée qu'il puisse exister un tel phénomène, qui dépasse à ce point l'entendement. Et pourtant, il existe. J'ai réagi stupidement en montrant les crocs, puis je suis parti en courant. Dans mon trouble, j'ai évité de justesse différents objets étranges qui roulaient à ma rencontre, comme s'ils me visaient...
Je suis arrivé jusqu'au caniveau en tirant la langue. Le cadavre d'un chat gisait au bord de l'eau, et je l'ai léché. Ma tristesse, d'ailleurs, est passée assez vite. De toutes façons, les objets à deux pattes, vraisemblablement, n'existent pas, ils sont trop incompréhensibles. Mais s'ils existent, ils connaissent sans doute aussi l'inaccessible.
Le chat gisait la tête dans une flaque et semblait boire l'eau. J'ai regardé autour de moi. Le monde de l'incomestible m'écrasait de son existence, brandissant de toutes parts des bâtons inouïs.
Et tout à coup, quelque chose m'a frappé, me traversant de part en part. Je gis à présent dans un champ humide en contre-bas, avec la sensation de n'avoir plus rien d'autre que ma tête... que je ne peux pas même soulever...
Peut-être ne me reste-t-il qu'un oeil.
De cet oeil je regarde tout là-haut — là-bas... Je vois clignoter les crocs innombrables du Chien n ° 1... Voici son ombre... Ah... Ah... Voilà, il me semble que j'entends son aboiement loin, si loin, il emplit l'univers... L'aboiement du Chien n ° 1... Comme j'ai attendu cet instant ! Le monde entier vacille, gémit... Là, là... Mon regard n'est plus que prière... Il me semble voir sa langue de feu... Elle monte peu à peu sur l'horizon... Ils montent ces rayons, ils montent... Plus haut, toujours plus haut...
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Galina MALTSEVA
C'était samedi
Nouvelle inédite
Traduction de Catherine Brémeau
Peintre et écrivain, diplômée de l'institutde littérature Gorki, Galina Maltseva vit à Moscou.
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C'était samedi. Les magasins les plus proches étaient tous fermés. Mon voisin qui partage mon appartement communautaire avait eu le mot juste : « Une vraie épidémie de travaux ». Nous nous voyons peu, mais toutes ses trouvailles verbales se retiennent aisément et pour longtemps. Qu'on le veuille ou non. Ces gens-là me font un peu peur. Ils parlent par phrases toutes faites. Bien sûr, ils mettent parfois dans le mille, mais la plupart du temps cela confine à l'absurde. Moi, il m'appelle « le Praliné ». Je l'ai entendu un jour par hasard alors qu'il parlait au téléphone. Je n'y fais pas attention. Et puis on peut le comprendre.
Il n'a pas trouvé sa place dans l'existence. Et ma façon de vivre qui est celle des gens normaux lui paraît bizarre. Mes parents se sont acheté un appartement et m'ont laissé cette pièce dans celui-ci, plus ancien, au coeur de Moscou, ainsi que certaines choses qui s'y trouvaient ; ce tapis, par exemple, qui recouvre le mur. Non seulement il est superbe, mais il étouffe tous les bruits de l'extérieur.
Plusieurs personnes à la fois se sont occupées de mon éducation. Deux tantes de tempérament très différent. Une grand-mère pianiste, à la vocation brisée par des circonstances familiales, qui avait voulu faire endosser son rêve à mes frêles épaules d'enfant.Celles-ci n'y avaient pas résisté, non plus que ma grand-mère, et le piano noir avait continué à trôner dans un coin de ma vie, morne et sinistre objet générateur d'ennui et de dégoût. Un grand-père, également, qui savait tout faire. Souvent, à bout de patience, il prenait ma place pour terminer avec passion ce que j'avais entrepris. Ma marraine était une femme au teint pâle, à la voix sourde, grande amatrice de chats et de chiens. J'avais toujours envie quand j'étais près d'elle de parler à voix basse et d'embêter en douce son gros balourd de chat qu'elle appelait Marquis. Mes parents étaient sans cesse en train de courir au ministère, à une réunion, au théâtre, chez des amis ou à des conférences. Et je retrouve en moi aussi ce sentiment d'être toujours en retard. Seulement, je ne sais pas où je vais. Je suis ingénieur de profession. Il faut bien reconnaître que mon temps libre, je l'occupe de manière assez ordinaire. Parfois, nous nous retrouvons avec des amis et festoyons jusqu'au matin. Mais cela n'est possible que le vendredi soir. Le lundi, nous travaillons et il n'est pas question d'arriver en retard ou de mélanger les chiffres sur le papier.
Ainsi donc c'était samedi. J'avais la tête lourde de la veille et j'allais chercher du pain à travers les rues brûlantes, balançant mon sac au rythme de ma chanson. Depuis le matin les voisins de l'immeuble d'en face mettaient et remettaient le même disque. Il résonnait dans la cour et, tel un serpent, la musique s'insinuait par ma fenêtre grande ouverte. Une langoureuse voix de femme chantait le printemps, les pains d'épices et l'amour qui ne manquerait pas de venir.
Pour aller au plus court, je traversai un terrain vague et me retrouvai dans une rue qui ne m'était pas familière. On pouvait y voir des maisons basses, en bois même parfois, et tout avait un air bancal, louche et poussiéreux. Mon attention fut attirée par la fenêtre d'un sous-sol, avec sur le rebord deux cactus dans des pots minuscules. Ils m'évoquèrent un de mes amis à la brosse piquante sur le crâne, ce qui me fit sourire. Cet ami buvait de la bière et faisait collection de pièces de monnaie. Dans mon enfance, ma grand-mère avait déjà essayé de me faire passer l'habitude de regarder aux fenêtres. Mais en vain. Malgré la stabilité de ma vie, je ressentais parfois comme une inquiétude intérieure. Comme dans une pièce où l'on a fermé les portes et les fenêtres, mais où circule néanmoins un courant d'air frais. Je sentais peut-être cette sorte de courant d'air en moi parce que je n'avais nul endroit où me hâter, et que je ne faisais pas non plus collection de pièces de monnaie, ou bien était-ce l'attitude de mon voisin solitaire qui déteignait sur moi ? Son agitation de souris : il était toujours en train de construire ou de détruire quelque chose et faisait des expériences des plus primitives... Pour qui ? Dans quel but ? Et pour quel profit ? Et pourtant, je ne pouvais m'empêcher de l'envier en secret. Je n'avais envie ni de construire ni de détruire, mais seulement de regarder aux fenêtres. C'était sans doute cela, mon hobby.
Mais au moment où je m'apprêtais à repartir, car je n'avais rien pu distinguer dans l'obscurité, on m'interpella :
— Jeune homme, descendez donc jusqu'à nous !
A ma propre surprise, je me retrouvai sur le rebord de la fenêtre et sans beaucoup réfléchir, je sautai. Cela prit longtemps, et tout en tombant, je pus à loisir m'étonner de l'étrangeté de ma conduite, mais sans plus pouvoir retourner en arrière.
--- Eh bien, c'est haut chez vous, dis-je en reprenant mon équilibre.
La fenêtre était presque au niveau plafond. Deux personnes étaient assises à une table ovale au centre d'une pièce étroite. Un homme se tenait les mains à plat sur la table, le menton rentré dans la poitrine. Ses yeux ressortaient à peine sous les plis de son front. En face de lui, une femme d'âge moyen, les cheveux courts et déjà blancs, son visage qui semblait bien ordinaire n'avait rien d'attirant.
— Comme vous avez l'air perdu ! Ne vous troublez pas. C'est moi qui vous ai appelé. Vous êtes donc notre invité.
Après ces mots, prononcés par la femme, et voyant le regard tranquille et immobile de l'homme, j'eus l'impression d'être déjà venu là auparavant et d'avoir vu ces gens, mais cela faisait si longtemps que j'avais oublié leurs noms et cette pièce étrange, avec les objets nécessaires à la vie qui s'y trouvaient.
Après un instant de silence, elle dit : « Je m'appelle Zoïa ». Et, tournant la tête : « Lui, c'est Konstantin Ivanovitch. Le locataire principal. »
Ils prenaient le thé. Des biscuits et des petits pains d'épices étaient posés à même la table. J'acceptai une tasse de thé ; je l'aime fort, et j'ai appris il n'y a pas si longtemps que ce n'est nullement mauvais pour la santé, au contraire.
Tout en jouant avec son pain d'épices, Konstantin Ivanovitch continuait sa méditation comme si mon irruption n'avait pas eu lieu. Zoïa remarqua le regard que j'avais jeté sur
la haute armoire grise, très curieux de savoir ce qu'elle pouvait contenir, et elle me dit en souriant que c'étaient des tableaux. Je compris alors le pourquoi des taches sur le sol, de l'odeur particulière qui régnait ici et du coffret dans le coin sur ses trois pieds métalliques, sur lequel traînaient des tubes et un chiffon. Il y avait aussi un lit, avec un oreiller maigrichon posé sur une couverture en grosse laine bordeaux comme on en trouve habituellement dans les trains. Des pots d'argile tout simples étaient alignés sur une étagère, à côté d'un verre contenant des cuillères en aluminium, d'une casserole sans queue et d'un bocal ayant contenu du café. Et d'un pinceau.
— Ainsi vous êtes peintres ! m'écriai-je d'un ton réjoui. Cela faisait longtemps que je voulais faire connaissance avec des artistes pour mieux connaître leur vie. Mais la pauvreté de leur intérieur m'étonnait. J'avais un lointain parent du côté de mon père, qui lui aussi exerçait cette profession, et il possédait une luxueuse datcha avec garage et deux appartements à Moscou, avec une femme dans chacun. Les liens familiaux ne l'intéressaient pas et il ne fréquentait que les gens qui pouvaient lui être utiles. J'avais tout de même passé près d'une semaine chez lui, et j'avais une certaine idée de ce qu'était la création. Cet oncle travaillait beaucoup, vingt quatre heures d'affilée, puis se reposait trois jours durant, se distrayant avec des amis et organisant des soirées au coin du feu. On faisait un feu dans le jardin, et au-dessus voltigeait une balançoire au rythme des cris d'une dame. Tandis que sa jupe volait haut, les invités restaient dessous le nez dans les pins, ramollis par le vin et la vodka. On mangeait du matin au soir. C'est là que j'ai pris la première cuite de ma vie. Je me revois titubant dans le jardin, trébuchant sur une clôture où que je mette le pied. Ce n'était pas une datcha, que diable, mais plutôt un tas de barrières ! Et je me rappelle une voix qui glapissait :
— Pas sur les reines-marguerites !
On ne m'y a plus envoyé. La bohème ne me valait rien, aux dires de mon père.
— S'il vous plaît, montrez-moi vos travaux.
— Vous aurez bien le temps de les voir. Faites comme chez vous. Vous trouverez tout ce qu'il vous faut dans la table de nuit. Une brosse à dents. Une serviette. Un peignoir.
Des chaussons, et tout le reste.
Zoïa se leva, suivie de l'homme. Je me sentis mal à l'aise.
— Comment ! m'écriai-je. Qu'est-ce que c'est que ces histoires ? Je dois aller au magasin. Je n'ai absolument pas le temps, et puis c'est drôle, enfin... Je m'efforçai de rire.
— Ce n'est pas si drôle... Zoïa me regarda tristement. Mais vous n'avez pas de souci à vous faire. Ne vous inquiétez pas pour votre travail.
— Mais mon compte-rendu, la réunion !
— Il fera tout cela. C'est un pantin.
Elle hocha la tête en direction du jeune homme qui venait de se détacher du mur. C'était moi, un sourire insouciant aux lèvres, vêtu d'un complet gris et d'une chemise propre. Il s'inclina poliment, fit un geste de la main et dit: « Tout est au poil ! Le Praliné fera tout comme il faut ! » A ces mots, il disparut avec Konstantin Ivanovitch. J'eus le temps de voir des pains au lait et la moitié d'un campagne dans son filet à provisions. Tout ébahi, je me retrouvai assis sur le lit. Celui-ci était bien dur et émit un grincement en guise de réponse. Zoïa avait rangé les tasses.
— Expliquez-moi au moins de quoi il retourne ! J'étais haletant de peur et du sentiment de ma propre impuissance.
— Tout ira bien. Il vous l'a bien dit, celui-là, votre Chocolat.
Elle sortit sur ces mots.
Je dus bien rester assis une vingtaine de minutes. Il y avait une carafe sur la table de nuit. Après avoir bu une gorgée, je ressentis le besoin de dormir, et je m'assoupis sans
m'en rendre compte, le visage dans l'oreiller. Je fis un rêve étrange. J'avais un exposé à présenter lors d'une réunion, mais au lieu de cela, voilà que je commençai à dire qu'il était temps d'offrir un séjour dans le sud à notre vieille comptable, tandis que Kaléria Pétrovna pouvait très bien s'en passer, et je montrai du doigt ses joues grassouillettes et les tendres lobes de ses oreilles chargées d'or qui disparaissaient dans la guipure de ses épaules. La comptable, toute menue à mes côtés, clignait des yeux sous le coup de l'émotion, prête à pleurer, et on l'entendait murmurer : « Je n'ai besoin de rien. Ca va comme ça. Rien de rien. La mer me fait peur, je n'y suis jamais allée. Là-bas. » Ses joues tremblèrent violemment. Elle fit un geste de l'épaule, et une partie de la salle se retrouva vide. Le directeur, qui se tenait près d'elle, la prit tendrement par le coude et la conduisit vers moi. Elle dégageait une de ces chaleurs, un vrai poéle ! J'avais si chaud que je crus que j'allais fondre. Le lit grinça et je me réveillai. Je me frottai longuement le visage de mes mains, et tout me revint en mémoire, je me levai d'un bond pour regarder par la fenêtre, mais à sa place il n'y avait qu'un mur. Une lumière, qui aurait pu être aussi bien celle du matin que celle du soir, éclairait le plafond. Je me précipitai vers la porte. Dans ma poitrine mon coeur s'enflait au rythme de ses battements précipités. Je ne pus ouvrir. « Que me veulent-ils ? Qu'attendent-ils de moi ? » Dans la table de nuit, effectivement, je trouvai une brosse à dents, des chaussons et un rasoir électrique. « Ce robot à ma place à mon bureau ? Quelle folie ! Je n'y crois pas ! » Quelle journée stupide, et ce matin idiot avec cette chanson qui ne me lâche pas ! Il faut se calmer. Ce n'est pas une rue au diable, mais en plein centre. Il doit y avoir des gens. La fenêtre au niveau du plafond était ouverte et je me mis à crier. Fort. Puis plus fort encore. Les cactus dressaient leurs piquants comme pour y épingler mon cri. Je grimpai sur la table. J'y posai la chaise et frappai dessus comme sur un tambour. Il en résulta quelque chose du genre tam-tam. J'entendis une ambulance se précipiter avec sa sirène, mais pas vers moi. Je faillis tomber, épuisé, en redescendant et me trouvai face à Zoïa qui tenait un plateau.
— Bonjour, me dit-elle. Vous avez bien dormi ?
Et sans attendre la réponse, elle posa sur la table une assiette remplie de viande fumante, une autre avec des légumes et une tasse de café.
— Zoïa, Zoïa ! Laissez-moi sortir, implorai-je. A quoi tout cela rime-t-il ?
— Je vous en prie, ne vous gênez pas. C'est moi qui vous ai invité, et vous êtes venu, dit-elle calmement. Vous allez maintenant déjeuner. Vous êtes fatigué, vous devez vous reposer.
Je m'agenouillai devant elle et sa robe d'intérieur aux larges motifs effleura mon visage.
— Debout, ordonna-t-elle. Et mangez. Votre viande va refroidir.
Je m'assis sans broncher. Elle me coupa ma viande en fines bouchées, comme le font les dames.
— Konstantin Ivanovitch est occupé pour l'instant. Il ne sera pas libre avant une heure et demie.
Et elle sortit. Quel imbécile étais-je de ne pas l'avoir suivie ! Mais le dessin de sa robe d'intérieur m'en avait empêché, comme une barrière mise devant mes yeux. La porte se ferma. La viande vola sur le mur. Les tomates valsèrent au plafond, me recouvrant de sauce. Toute ma colère se déchargea sur les éclats d'assiettes tombés à mes pieds.
Mon regard s'arrêta sur l'armoire grise, d'où je commençai à sortir les tableaux.
A les observer, j'arrivai à la conclusion qu'on pouvait les classer en deux groupes. Le premier se composait des plus ordinaires, des natures mortes ou des paysages comme on en trouve dans presque toutes les galeries. Ils n'étaient chargés d'aucune pensée ou sentiment particulièr, tout était gentiment peint, bien fini. J'aimais ce genre de tableaux, et cela faisait longtemps que je voulais en acheter un. L'autre groupe me laissa perplexe, ce qui augmenta le sentiment d'inquiétude et d'effroi qui ne m'avait pas quitté depuis
quelques heures. Des portraits de petite dimension, des compositions étonnantes avec une végétation bizarre. On n'arrivait à situer ni l'époque ni le lieu, était-ce un paysage africain ou des herbes dessinées à l'aide d'une loupe ? Ces gens avaient-ils jamais existé ? Qu'est-ce qui avait amené cette émotion sur leurs visages ? Je n'avais rencontré de telles expressions que rarement, dans des situations extrêmes, comme par exemple lors d'un match de football. Et je ne pouvais regarder ces toiles longuement. Tout était peint avec des couleurs qu'on aurait dit déjà mortes, fanées, c'était comme recouvert d'un nuage de poussière. J'essayai de remettre les tableaux à leur place, mais sans parvenir à les faire rentrer tous, et quelques-uns restèrent près de l'armoire.
J'eus faim. Je ramassai une tomate à moitié écrasée et quelques morceaux de viande, et les avalai. Au moment où je voulus remonter sur la table, la porte s'ouvrit et Konstantin Ivanovitch entra, avec la démarche rapide d'un homme affairé.
— Préparez-vous à poser. Nous n'avons que deux heures à notre disposition.
Et il mit une toile sur le chevalet en m'ordonnant de m'asseoir.
— " Elle avait l'air étranger dans sa propre famille ", entonna-t-il d'une voix tremblante de baryton, en me faisant soudain un clin d'oeil que je lui rendis tout aussi machinalement.
— Voilà qui est magnifique. Enfin un visage qui s'anime, ajouta-t-il en se mettant au travail.
Le silence s'installa dans la pièce. Je ne risquai aucune parole. Zoïa entra environ une heure plus tard. Elle ramassa les débris qui jonchaient le sol, balaya et apporta ensuite une tasse de café.
— Ré-cré-ation, fredonna Konstantin Ivanovitch qui but son café sans se presser, en le savourant.
Zoïa devança ma demande en disant avec un sourire: « je vous en apporterai plus tard. Vous n'y avez pas droit pour l'instant. » Elle me parut alors très séduisante.
La deuxième heure fut mortellement longue. Je n'avais qu'une idée : quand et comment poser toutes mes questions ? Que se passait-il ? Quand me ferait-on sortir ?
— " Pour la pauvre Tania, tout revenait au même ", chantonnait Konstantin Ivanovitch en continuant à paraphrasant Pouchkine. Son visage prenait un air de plus en plus satisfait tandis que des ombres creusaient ses yeux ; on voyait qu'il était fatigué.
— On s'arrête pour aujourd'hui. Vous êtes libre, dit-il. Et il se mit à rassembler ses tubes éparpillés autour du chevalet.
— Libre ? dis-je plaintivement, non pas avec ma voix, mais de tout mon être épuisé de rester dans l'ignorance, et de mes savates qui étaient de deux pointures trop grandes pour moi.
Konstantin Ivanovitch me regarda, se saisit de son pinceau et le promena sur sa toile.
— Merveille ! Merveille s'écria-t-il. Libre ? Il me singea. Quelle force, quels yeux ! Il se départit enfin de son enthousiasme pour me demander très calmement :
— Qu'entendez-vous par ce mot ?
Je fis un geste vague de la main.
— La liberté ? Mais c'est moi qui vous ai libéré de votre travail. Libéré de vos pensées, du mot « se dépêcher ». Pour me manifester votre reconnaissance, je vous demande de travailler pour moi — sinon vous crèverez d'ennui — trois fois par semaine en tout et pour tout, deux-trois heures avec les pauses. Vous n'aurez à vous soucier de rien. De plus, votre portrait, vos sentiments — que vous n'aviez jamais eus et ne pouviez avoir, car ils sont le don que je vous fais — resteront pour toujours imprimés sur cette toile, et demeureront là des siècles. (Il montra l'armoire). Zoïa, apportez deux tasses de café, s'il vous plaît. Pour lui et pour vous.
Ahuri, je regardai son dos s'éloigner. Je bus mon café tout à fait abattu, sans aucun plaisir.
— Comme vous êtes encore petit, me dit tendrement Zoïa, en remuant le sucre avec sa petite cuillère.
— Zoïa, je ne comprends rien. Je vais devenir fou ! murmurai-je.
— Pour que ce ne soit pas le cas, je vais essayer de vous expliquer certaines choses, bien que Konstantin Ivanovitch considère que cela soit superflu. Il est facile de remarquer que les tableaux que vous avez regardés se rangent en deux catégories. L'une est notre gagne-pain. C'est ce que nous vendons aux galeries ou à la corporation des artistes. L'autre est à nous, n'appartient qu'à nous. Nous n'avons l'intention ni de la montrer ni de la vendre à qui que ce soit.
— Vous peignez donc ces portraits pour vous seuls ? Mais pourquoi ? Zoïa me regarda d'un air de reproche et je me sentis mal à l'aise.
— Nous voyons les rayons de la lumière et nous entendons les bruits de la rue à travers cette fenêtre. Nous n'entretenons de relations avec personne sinon avec Avdotia Mikhailovna, notre femme de ménage. C'est elle qui fait nos courses et porte nos oeuvres à la galerie. Des gens viennent parfois nous voir, mais dans notre cercle, montrer ses tableaux ou parler d'art fait mauvais genre. Notre appartement, c'est le monde, le pays dans lequel nous vivons. Mais ne sommes-nous pas semblables, vous et nous ? demanda-t-elle. C'est comme si elle m'avait passé un chiffon humide dans le dos. Bien sûr, je vois bien que vous vous ennuyez ici, car vous n'avez pas l'habitude. Mais ce n'est que l'affaire de quelques jours. Konstantin Ivanovitch a été très occupé et n'a pas pu organiser votre vie comme il faut. Demain tout sera différent.
Elle renversa ma tasse vide sur la soucoupe.
— Pour vous distraire un peu de vos pensées oiseuses, voulez-vous que je lise dans votre marc de café ?
Je ne répondis rien. Quelques instants plus tard elle retourna la tasse.
— C'est bien ça ! dit-elle. Tout est lisse et égal, sans aventures. C'est une vie tranquille et calme que vous avez devant vous, jusqu'à la vieillesse. Bon, c'est tout, je dois partir.
Elle regarda sa toute petite montre. Elle mit la tasse un plateau et sortit, après m'avoir à nouveau souri gentiment à la porte.
Une fillette courait dans un pré, des rubans multicolores dans les cheveux. « Je ne pense pas qu'il faille courir si vite » entendit-on, sans comprendre à qui étaient destinés ces propos, à l'herbe que le vent rendait indocile ou à la nuque sombre et immobile près du puits. La sirène d'une locomotive retentit, longue et lointaine. Le trafic rapide de la ville restée là-bas, au-delà de l'horizon, appellait à lui et vous renvoyait. Juchée sur le rebord de la fenêtre, la petite fille laisse tomber au gré du vent ses rubans l'un après l'autre, les uns après les autres. De fréquentes gouttes de pluie les arrêtent dans leur vol et un instant ils s'immobilisent dans l'air. On voit sur le pavé des taches mates, un arc-en-ciel d'essence renversée. Pelé par des coups de soleil, un nez est collé à la vitrine du magasin de vêtements. Un bref « Hé ! ». Un rapide signe de la tête. Et une main a recouvert les épaisses gouttes d'eau qui couraient sur la vitre.
Je me réveillai. Avec l'impression d'avoir le sourire de quelqu'un d'autre sur mon visage. Un rayon de soleil attardé sur ma joue. Le rêve de quelqu'un qui n'était pas moi, car il s'agissait bien de cela, avait laisse mon âme apaisée.
Zoïa entra dans la pièce, un sourire interrogateur sur les lèvres, comme pour me demander ce que j'en pensais. Le rêve m'avait bien plu, oui merci, mais je ne comprenais pas la raison d'être des rubans, et je regrettais que ce n'eût été qu'un court extrait, car la fillette m'avait beaucoup plu et jaurais aimé faire plus ample connaissance. Zoïa répondit que cela ne présentait aucune difficulté pour elle. Je lui dis alors que je plaisantais et que j'aurais bien préféré la voir elle en rêve. Elle se mit à rire. Aujourd'hui, son visage rayonnait d'une lumière particulière. J'avais plaisir à la voir, fatigué que j'étais de tant d'événements incongrus.
Je m'intéressai au menu du déjeuner: Magnifique, des courgettes à la crème, j'en étais friand. Les fines rondelles dorées brillaient à la lumière. Cela me chatouillait agréablement l'estomac.
— Konstantin Ivanovitch me montrera mon portrait quand il sera terminé ? demandai-je en plissant les yeux face aux rayons du soleil qui entraient généreusement dans la pièce.
— Evidemment, ce n'est pas un secret. Et puis cela vous intéressera de savoir à quoi vous ressemblez vraiment.
— Vous n'avez pas une seule glace ici, remarquai-je.
— Plus une personne regarde son reflet, plus elle ment. Vous oublierez bientôt votre sourire de façade et vous apprendrez alors à sourire véritablement, sincèrement.
J'avais maintenant découvert le secret du charme de Zoïa. Elle regardait en moi comme dans un miroir. Soudain elle sortit sans mot dire. Peut-être l'avais-je offensée ? Ou le reflet de son propre visage à travers moi lui avait-il déplu ? J'en restai troublé.
La porte grinça mais ne s'ouvrit pas de suite. Une femme dont on ne pouvait dire qu'elle était vieille se tenait sur le seuil. Droite, avec encore peu de cheveux gris. De grands yeux indifférents qui regardaient les objets comme au travers de jumelles, en les éloignant ou les rapprochant tellement qu'ils en perdaient leur finalité. Il me sembla qu'elle me voyait comme à l'envers, car au lieu de regarder mon visage, elle posa d'abord ses yeux sur mes pieds.
— Bonjour. Je m'empressai de la saluer. Vous êtes Avdotia Mikhailovna ? Elle examina la pièce avant de dire :
— Il y a beaucoup de saleté, et ça n'a pas été aéré.
Elle tenait à la main un balai et une serpillière d'où gouttait de l'eau. Je ne perdais rien de ses mouvements précis. « C'est peut-être un robot ? » Cette idée me traversa la tête, et j'entendis même un grincement métallique quand elle se pencha sur sa pelle. Une idée me vint tout à coup. En deux bonds, je me retrouvai près de la porte, je repoussai la femme qui tentait de me barrer la route. Elle émit un cri et s'affaissa au sol en s'appuyant de tout son poids contre le mur.
Je me retrouvai dans un long couloir humide au bout duquel brillait faiblement une ampoule, quand j'entendis la voix de Konstantin Ivanovitch qui disait : « Zoïa, je vous en prie, rappelez à Avdotia Mikhailovna qu'il vaut mieux ne pas acheter les boulettes de viande à la charcuterie près de chez nous, mais à celle qui se trouve près de la Porte Nikitski. Il y a moins de pain dedans. »
Il ne faut pas aller par là, où derrière l'arrondi du couloir se trouve sans doute la cuisine. Voilà que je me suis fait mal en me cognant le genou contre quelque chose. Un vieux coffre. Je remarquai un renforcement dans le mur, caché par un tissu que je relevai en enjambant le coffre, car j'entendis des pas.
Aveuglé par la lumière, j'essayai de comprendre où je me trouvais. La première chose qui me frappa fut le souffle du vent, non pas le vent poussiéreux que l'on sent à Moscou en été, mais le vent chaud de la steppe. Je vis à gauche d'étranges plantes, comme si on avait fiché en terre des fougères ou des orties géantes, avec d'ahurissantes fleurs violettes en forme de lanternes ; c'est de là que venait sans doute cette agréable odeur de café qui vous étourdissait légèrement. A gauche s'étalait la steppe, immense. Des oiseaux volaient dans le ciel et l'air était saturé de chaleur mêlée à l'odeur de miel des herbes. Mais mon étonnement fut à son comble quand en plein milieu du champ, je vis un homme installé devant un bureau. J'allai vers lui, en soulevant sous mes pieds la terre meuble et tiède. Il était tellement absorbé par ce qu'il écrivait qu'il ne m'avait pas remarqué.
— Vous n'êtes pas un artiste, vous êtes une araignée, me surpris-je moi-même à dire à voix haute.
— Exact. C'est même très près de la vérité, répondit Konstantin Ivanovitch sans me regarder mais en continuant à griffonner au crayon d'une écriture en pattes de mouche. Tisser une toile d'araignée, c'est du grand art.
— Pour qu'une mouche vienne s'y prendre ?
— Parfaitement. Le spectateur est même très semblable à une mouche qu'il faut attirer, attraper...
— Faire sécher et manger. Et vous, vous m'avez attiré, et vous essayez de me bouffer. Mais je me défends. Je ne veux pas...
— Jeune homme, vous ne savez pas encore au juste ce que vous voulez. Vous n'avez donc rien à perdre. Prenez plutôt ce qu'on vous propose.
— Bon, je suis d'accord. D'accord.
Je me recroquevillai.
— Je savais bien que tôt ou tard vous y viendriez. Que la raison prendrait le pas sur les émotions. Car vous n'êtes pas une demoiselle à qui l'on propose de devenir soit
l'épouse, soit la maîtresse.
— Mais notez bien que je ne laisserai pas cette affaire comme cela. J'écrirai aux instances compétentes.
— Ce n'est pas très joli.
— Je dirai que tous les artistes sont des gobeurs de mouches.
— Ce n'est pas nouveau.
Il tourna son visage vers moi. Ce n'était pas du tout Konstantin Ivanovitch, mais mon voisin solitaire. Il sourit d'un air coupable.
— Vous en avez assez de quoi ? demanda-t-il. Vous voulez rentrer ?
Je me retrouvai dans la même pièce. Il faisait sombre. Avec quelqu'un assis à côté de moi.
— Mon pauvre petit, entendis-je dans l'obscurité.
— Zoïa ! m'exclamai-je.
— Doucement, on peut nous entendre. Tout près, des cheveux blancs flottèrent dans le noir. Je les caressais en me disant que tout n'était pas si mal. J'étais le prisonnier du Maître. La maîtresse de maison deviendrait mon amante, ce qui était déjà une échappatoire. Ah, ces coeurs de femme ! Et je murmurai à Zoïa que je l'aimais.
Ce fut comme un mot de passe, un détonateur. Il me sembla même qu'une explosion nous avait couchés sous les éclats, tandis que la terre tremblait sous nos corps. Comme il avait été facile jusqu'à maintenant de prononcer ces mots qui ne vous engageaient à rien. Le lendemain matin, ou le jour d'après, ou la semaine suivante, on pouvait dire : « Excuse-moi, chérie, les moments passés auprès de toi m'ont apporté un bonheur inouï, mais le bonheur ne peut durer longtemps, on en vient au quotidien. Et je n'ai plus de temps pour t'aimer dans ma vie d'aujourd'hui. » Mais en cet instant ces mots banals résonnaient étrangement. Je les avais prononcés par ruse, mais pourquoi ce mensonge m'émut-il ? Je n'étais pas un Don Juan, mais un homme comme les autres. Dans l'attente de quelque chose d'extraordinaire. Toutes mes aventures gardaient un côté inachevé, et, Dieu merci, je n'avais pas l'intention de me marier ! Je ne m'inquiétais guère de savoir ce qu'il advenait de la malheureuse que j'abandonnais. J'avais surtout peur de tomber amoureux. Je me souviens d'Irma et de ses longs cils recourbés. Elle parlait peu, passait davantage de temps à me regarder comme si elle attendait quelque chose. Elle avait une voix magnifique et étudiait, du reste, au conservatoire. Nous nous sommes fréquentés longtemps, deux mois durant, et un beau jour je ne lui ai tout simplement pas ouvert ma porte. Elle est restée un long moment dans l'escalier. Dehors il neigeait et les flocons avaient sans doute fondu sur ses épaules et ses cils. Elle me voyait clairement à travers la porte, comme en sont capables les femmes, car elle dit distinctement : « Je m'en vais ».
Nous ne nous sommes plus revus. Mais parfois son regard interrogateur, figé dans l'attente, m'apparaissait au milieu de la foule... Etait-ce de l'amour ? Peut-être n'en étais-je pas capable, me disais-je en ce matin, allongé dans le lit. Je décidai qu'aujourd'hui serait fête.
Zoïa arriva plus tard, bien plus tard, un an après peut-être, à ce qu'il me sembla.
— Dois-je apporter le repas maintenant ou après ? demanda-t-elle d'une voix égale en échappant à mon étreinte.
Je pensai ,déconcerté, qu'elle m'était totalement étrangère.
— Pourtant, vous ne l'aimez pas ? Alors partons !
— Certaines choses sont difficiles à expliquer. Il y a des considérations comme le devoir, l'habitude...
— Vous m'aimez ?
— Oui, murmurèrent ses lèvres, ou à vrai dire, non...
— Vous avez menti alors, cette nuit-là ? J'avais du mal à parler.
— Non. Ce n'était pas un mensonge. Je vous aimais. Mais je ne sais pas aimer longtemps. Cela ne dure pas. Par contre, au moment où j'aime, je ressens en même temps tout ce qui demande parfois des années pour s'exprimer.
Elle me sembla à cet instant être un monstre. Je vis son visage tout près, avec les fines rides poudrées autour de ces yeux qu'auparavant je trouvais attendrissants ; son nez me parut s'allonger. La vacuité de son regard m'effraya.
— Partez. Laissez-moi seul. Allez-vous en...
Elle sortit. Ce qui était terrible, c'est que j'étais tombé amoureux de cette femme et ne pouvais accepter de la perdre.
La steppe, les herbes, le bureau, cette étrange conversation n'auraient-ils été qu'un rêve parmi d'autres ? Les paroles de Konstantin Ivanovitch me revinrent en mémoire : « Essayez de retenir de vos rêves quelque chose de concret, sinon vous vous réveillerez les mains vides ».
Ce n'est pas Zoïa, mais Avdotia Mikhailovna qui m'apporta mon petit déjeuner. Elle n'eut pas un mot sur ce qui s'était passé la veille, quand j'avais été grossier et brutal avec elle.
— Je vous demande pardon pour hier, commençai-je. Mais elle m'interrompit :
— Comme c'est sale !
Et en effet, je remarquai des traces d'argile près du lit.
— Levez-vous, que je puisse faire votre lit.
Je n'attendais qu'une chose, son départ. Je ramassai une savate qui traînait. Une feuille de papier s'échappa de sous la semelle pour voleter lentement. Je savais maintenant ce que je devais faire : arriver au couloir ! Mais comment ?
La porte s'ouvrit brutalement, sans pourtant qu'aucun bruit de pas ne me soit parvenu : bizarre ! Konstantin Ivanovitch entra en coup de vent, l'air quelque peu perdu.
— Vite, vite, le temps n'attend pas ; il n'attend jamais, que le diable l'emporte ! jurat-il en se mettant au travail.
— J'ai déjà peint le fond. La steppe et vous. Votre visage sur fond de steppe ! Le plus important est de ne pas faire de mal au tableau, c'est le plus terrible pour un artiste.
Mon apparition dans le couloir n'avait-t-elle pas été manigancée ? On m'avait encore joué !
— Vous avez l'air bien mauvais en cet instant. Et vous risquez d'apparaître comme tel, après quoi vos parents viendront faire des réclamations.
— Mais vous avez dit que personne ne verrait jamais vos travaux. Vos portraits.
— Pourquoi donc? Je les exposerai plus tard. Dans une centaine d'années. A quoi bon effrayer les gens maintenant ? Les alarmer.
— Ils ne comprendraient pas ? Vous sentez le vent venir ? Ce ne sont pourtant pas des abstractions. Comme Le Carré de Malevitch, que n'importe qui aurait pu peindre.
— C'est pire que de l'abstrait. Rappelez-vous l'histoire du portrait de Gogol. Personne n'y a rien compris. On en a eu peur... Quand a-t-on compris la vérité? La vérité, ça va encore quand c'est du passé. Mais aujourd'hui? Tout le monde vit, soit dans le passé, soit dans le futur. Les premiers se construisent des maisons en bois, solidement implantées sur terre, tangibles, tandis que les seconds bâtissent dans les nuages. Personne ne se voit ni ne se connaît. Tout est question de convention. C'est ça Le Carré de Malevitch, que n'importe qui aurait pu peindre. Il ricana.
— Je n'ai pas compris.
— A quoi bon ? Vivez comme tout le monde. C'est fini pour aujourd'hui.
— Pour aujourd'hui ? Et il y en a pour longtemps ? Un jour, ou bien deux ou trois ?
— Vous voulez dire, un an, ou bien deux ou trois ? Ça dépend. Si on a de la chance, je finirai votre portrait en un an. Ou plus, c'est difficile à dire...
— Non, c'est impossible !
— Et qu'est ce qui est possible ?
— Je ne sais pas. Et c'est là le problème !
— Je vois, la télé vous manque sans doute ? Vous l'aurez.
A ces mots il quitta la pièce.
Le soir même, Avdotia Mikhailovna apporta solennellement un téléviseur couleur. Toutes les chaînes marchaient idéalement, sans parasites. S'il m'était arrivé avant de regarder la télévision avec plaisir, je la considérais maintenant comme une ennemie. La présentatrice ressemblait à Zoïa et dit avec la voix de celle-ci : « Voici, à la demande des travailleurs, Lev Lechenko. Dans l'air de Don Quichotte de l'opéra du même nom ». Et Lechenko apparut sur scène, semblable à Konstantin Ivanovitch, pour entonner d'une voix tremblante de baryton: « Pour la pauvre Tania, tout revenait au même... »
Je voulus éteindre le poste, impossible. Je débranchai même la prise, sans pouvoir pour autant faire disparaître l'image. Je vis le visage suppliant de Zoïa : « Je vous en prie. Ne faites pas cela. Un homme chante, et on débranche, c'est vexant ». Konstantin Ivanovitch cessa de chanter. « Ca ne vous plaît pas ? demanda-t-il d'un air coupable. Bon, passons aux nouvelles, continua-t-il avec entrain. Aujourd'hui tout va bien dans le monde. Et demain ça ira encore mieux. On a réduit la journée de travail à une heure par semaine, et chacun, durant son temps libre, posera pour les peintres. Vous venez d'entendre les dernières nouvelles. »
Je me réveillai au milieu de la nuit. Tout était calme dans la pièce.
— A boire, demandai-je à l'obscurité d'un mouvement des lèvres.
Une main se posa sur mon épaule. « Zoïa » me dis-je. A nouveau tout me parut moins terrible, j'étais prêt à souffrir encore et encore pour ces heures magiques.
— Zoïa, parle-moi de toi.
Je sentis son souffle sur ma joue, à l'unisson du mien, et des mots que nous étions deux à faire naître virent le jour...
Elle commença : l'homme ne peut pas et ne doit pas aimer de toutes ses forces. Sinon son amour sera dangereux, destructeur, il brûlera et mutilera. Il faut se retenir tout le temps. On m'a sans arrêt mise en garde : non, il ne faut pas, arrête-toi ! Mais moi, je ne pouvais faire autrement. Si j'aimais, j'étais aussi jalouse. Et on me disait que la jalousie était un sentiment bestial dont il fallait se défaire, que c'était une manifestation d'égoïsme. Quand j'aimais, je m'ouvrais toute entière, sans rien garder, tandis que les femmes d'expérience me disaient que ce n'était pas ainsi que je devais m'y prendre, qu'il fallait laisser une part de mystère. Moi, je faisais part de mes pensées, de mes sentiments, j'avais besoin, comme un enfant, de courir à tout instant vers mon aimé pour lui raconter ce qui se passait ou venait de se passer en moi, comment je percevais le soleil, le ciel, l'herbe... Il y avait bien sûr beaucoup de sottises qui finissaient par lasser, car tout lasse. Les fêtes aussi peuvent devenir des jours ordinaires. Cela dépend en grande partie de nous, de notre capacité à faire qu'un jour tout simple soit aussi une fête. Je ne voulais pas que mes sourires se fassent plus rares. Bref, je finissais rapidement par ennuyer les gens, et on me laissait tomber. Je faisais peur, car au fond chacun veut préserver sa coquille. Et moi, après, à chaque fois, je mourais. J'allais, le regard vide, indifférente à tout ce qui m'entourait, au point qu'on me disait cruelle et insensible. Et il en était ainsi jusqu'à un nouvel amour. Tout recommençait alors. Je renaissais. J'apprenais à nouveau à sentir et à voir. A vivre. Avec les mêmes erreurs. Quand l'on demandait aux gens qui me connaissaient bien ce que je faisais, ils répondaient que j'aimais. C'est à dire que toute ma vie était contenue dans l'amour et cela ne pouvait durer longtemps. Mes réserves étaient épuisées. Je commençais à avoir peur de moi-même, je n'avais plus envie de vivre. Et c'est dans une de ces périodes terribles de ma vie que j'ai rencontré Konstantin Ivanovitch. Je n'ai rien eu à lui expliquer, car il lit au travers des êtres ; les gens comme lui sont toujours seuls, mais ce n'était pas que sa solitude lui fût à charge, tout simplement il a eu pitié de moi. Et nous nous sommes mis à vivre comme mari et femme. Je lui suis très reconnaissante ; pour ce sous-sol aussi, et je ne veux nul retour en arrière. Ici rien ne me trouble.
— Mais, Zoïa, c'est impossible de vivre comme ça ! Tu ne te rends donc pas compte que tu es tombée dans un piège, exactement comme moi ! Mais c'est une véritable araignée ! il n'a rien d'un artiste. Est-ce que du reste un artiste digne de ce nom ferait cela ?
— J'admets qu'il soit une araignée, et je veux bien être une mouche, ça m'est égal, car ici au moins je sers à quelque chose, ne serait-ce qu'un peu...
— Oui, pour le servir, comme Avdotia Mikhailovna
— Là-bas je ne suis utile à personne, là-bas on a peur de moi.
— Dis-moi, Zoïa, par hasard, tu ne connaîtrais pas l'histoire d'Avdotia Mikhailovna ? D'où sort cet épouvantail ?
— Ne dis pas cela d'elle, je t'en prie. Ce n'est pas bien de parler d'une personne de cette façon.
— Mais de quelle personne ? C'est un robot.
— A sa naissance, elle était déjà de trop dans sa famille. Elle n'avait pas été désirée, et ce sentiment lui est resté pour toute sa vie, où qu'elle se trouve. Ici elle a sa place, elle est tranquille et n'a besoin de rien de plus.
J'avais parfois l'impression que Zoïa se moquait de moi. Cela me mettait mal à l'aise, et elle commençait à me faire peur.
— Et vous m'avez séquestré ici après avoir décidé que je m'ennuyais là-bas ?
— Oui, que vous n'étiez utile à personne.
« C'est bien vrai », me dis-je, mais comment se fait-il que cela ne m'ait jamais causé de problèmes ? Tout simplement, je ne me posais pas la question de savoir si quelqu'un avait besoin de moi, ou moi de quelqu'un. C'était tout naturel. Et ai-je jamais vraiment compté pour quelqu'un ? Dans mon enfance ? Oui, vraiment. Pour chacun de mes parents certes, qui se dépêchait de me remplir de lui. On m'oubliait dans cette affaire : personne ne s'intéressait à ce que j'étais au fond de moi. Même pas ma mère ! Je souriais de leurs sourires, et j'ai appris à parler comme eux, avec une intonation qui n'était pas la mienne. Mais j'ai déçu leurs espoirs, je ne suis pas devenu musicien, ni n'ai pas hérité de la bonté, de la générosité ni du talent manuel de mon grand-père. Je ne suis pas devenu un chef. Mais seulement un ingénieur, un exécutant. Indifférent en plus.
II n'y avait pas de miroir dans la pièce. Zoïa m'en tint lieu. je lus mon reflet dans ses yeux, ce qui me mit mal à l'aise. j'avais déjà passé une bonne partie de ma vie, la plus active en tout cas, et il était sans doute trop tard maintenant, mais je n'avais nulle envie de rester dans ce sous-sol.
— Je t'en prie Zoïa, ouvre-moi la porte, lui demandai-je.
— Est-il possible que tu veuilles encore partir après ce que je t'ai raconté ? Bien sûr que je vais t'ouvrir. Moi aussi, j'attendais le moment de ton départ. Cela m'est chaque jour plus pénible de te voir. Adieu, dit-elle avec indifférence. je te souhaite bonne chance. Quelque chose sonnait faux, et cela me fit plaisir. Car il était impossible que cela lui soit égal... Quoique... « je ne suis pas capable d'aimer longtemps... », ces mots me revinrent en mémoire...
Cette fois, le corridor était dans l'obscurité la plus complète, l'ampoule avait dû griller. On entendit la voix d'Avdotia Mikhailovna : « La croûte des pâtés aux choux doit être mince et craquante ».
Je sentis le coin du coffre et, sans plus tarder, je me retrouvai dans le renfoncement.
Au lieu des odeurs enivrantes de la steppe, de l'espace, du chant des oiseaux et au lieu du bureau que je m'attendais à trouver, avec une silhouette penchée dessus, je vis la rue dans laquelle je marchais en ce maudit matin. J'étais près d'un porche d'entrée, mon filet à provisions à la main, avec du pain à l'intérieur. Des pigeons roucoulaient et, Dieu m'est témoin, leur ramage était plus beau que celui du rossignol.
— Jeune homme, dégagez l'entrée, vous m'empêchez de passer.
Je fis un pas de côté et me retournai. C'était Konstantin Ivanovitch qui sortait de l'immeuble. Sans me prêter attention, il partit dans la rue de sa lourde démarche, les mains profondément enfouies dans ses poches. je courus derrière lui.
— Konstantin Ivanovitch ! lui criai-je.
— Il ne fait pas mauvais aujourd'hui, dit-il.
— Mais, Konstantin Ivanovitch, que vous arrive-t-il ? Généralement, vous ne sortez jamais de votre sous-sol. J'avais du mal à le suivre.
— Qui vous a dit que j'en sors ? Il me jeta un regard surpris par-dessus l'épaule. Je n'en sors pas ! Il s'arrêta une seconde pour englober de son bras la rue, la cour typiquement moscovite avec son banc renversé sur lequel des gamins avaient grimpé, le transformant en bateau imaginaire, puis il prononça d'un air attendri : c'est toujours notre grand sous-sol. Oui, oui... Et où que vous vous dépêchiez d'aller, où que vous vous précipitiez, vous le retrouverez de toute façon !
— Ce n'est pas vrai ! C'est vous qui nommez tout ainsi, et c'est pourquoi votre peinture n'est qu'une peinture de sous-sol ! Et personne n'en aura jamais besoin, fût-ce dans un million d'années !
— Ah, ah ! Il éclata de rire tellement fort que d'une fenêtre surgit la tête d'une petite fille qui nous regarda avec étonnement et sourit à tout hasard. Bon, d'accord, ne discutons pas. Tout peut bien être comme vous le dites, et puis je n'ai tout simplement pas le temps de discuter, ajouta-t-il avant de disparaître au coin de la rue.
Je retournai chez moi, dans mon appartement, mais je frappai d'abord à la porte de mon voisin.
— Entrez, entendis-je faiblement.
Il était assis à un bureau en tout point semblable à celui du champ. Comme je m'intéressais à ce qu'il faisait, je m'approchai, et je vis alors une minuscule maquette avec les rues que je connaissais, ainsi qu'un bout du boulevard. Tout était représenté avec le plus grand soin, jusqu'au moindre détail. On pouvait même lire leurs expressions sur les visages des passants.
--- Surtout ne la détruisez pas, je vous en prie, c'est formidable !
— Vraiment ? Il tourna vers moi son visage tout simple.
— Ce que vous faites est si inattendu. Quelle finesse !
J'avais envie de m'attarder sur chaque maison, de regarder aux fenêtres selon mon habitude, de donner un coup de pouce aux voitures ou au contraire de leur barrer le chemin. Bref, c'était un jouet extraordinaire !
— Mais personne n'a besoin de ce que je fais !
— Il ne faut jamais rien détruire. Puisque vous l'avez fait, cela veut dire que vous en aviez besoin.
Je remarquai alors la maison avec sa fenêtre en sous-sol et ses cactus.
— Ils y sont ? demandai-je, ému.
— Oui. Vous voulez voir ?
— Non, ce n'est pas la peine, et je m'éloignai involontairement, bien qu'en mon coeur se fît jour le sentiment étrange que quelque chose qui m'était très cher était resté là-bas, dans le sous-sol, et cela pour toujours.
— Merci pour l'expérience que vous avez faite avec moi.
Ma voix tremblait un peu.
Et il se mit à parler, d'abord d'une voix mal assurée et assourdie, comme si elle parvenait de loin. Les mots lui venaient doucement, sans effort.
— Voyez-vous, j'ai représenté mon monde à moi à partir de notre quartier et des gens que je connaissais... Peut-être ai-je poussé le jeu trop loin, c'est sans doute cela, je me suis trompé. J'en ai trop fait, et je suis arrivé au grotesque. Vous n'avez pas eu mal ? demanda-t-il soudain.
J'avais encore mal en cet instant, mais je fis signe que non de la tête.
II poursuivit après m'avoir regardé attentivement :
— Mais je ne sais pas comment dire, j'y ai longuement réfléchi, cela me tourmentait de savoir pourquoi l'homme vivait ainsi et pas autrement, de savoir comment il devait et pouvait vivre. Votre vie aussi m'inquiétait, j'avais pitié de vous.
— Vous vous êtes donnés le mot ou quoi ? Pour avoir tous pitié de ma personne !.. Je ne pus me retenir en me rappelant Konstantin Ivanovitch et Zoïa.
— N'en veuillez pas à Konstantin Ivanovitch, c'est moi qui l'ai imaginé.
— Et Zoïa aussi ? Ma voix trembla. Pourquoi ? murmurai-je.
Il se troubla :
— J'ai du mal encore à trouver une réponse précise.
Une petite voiture passa dans la rue en aspirant de ses deux pompes les papiers épars et la cendre de cigarette... Des gens marchaient, tout petits, des poupées mécaniques. Ils s'arrêtaient au feu rouge et traversaient au vert. Il n'y avait pas de queues dans les magasins. Les vitrines étaient en fête, je voyais le boulevard éclairé par des petits reverbères multicolores...
— C'est trop idéalisé. Ce qui est d'une propreté stérile effraie, laissai-je échapper. Et génère l'ennui.
Mais lui, comme s'il n'avait rien entendu :
— Regardez, je vous ai représenté, vous aussi. Voici.
Un petit bonhomme en jean et en chemise blanche faisait du sur place au carrefour
sans se décider à traverser.
— Excusez-moi si je vous ai vexé. J'ai eu l'impression que vous ne saviez pas où aller et je vous ai représenté en plein désarroi.
Je pris le petit bonhomme avec précaution, entre deux doigts, et l'approchai de mes yeux. Copie miniature, mais quelle copie ! La maîtrise était stupéfiante. J'eus envie de supprimer le bonhomme qui pour échapper à mon emprise, faisait d'incroyables efforts, grimaçait, l'air terrifié, tout en donnant l'impression de se moquer de moi.
— Comme il est désagréable ! m'écriai-je. Je peux le détruire ?
— Vous en avez tellement envie ?
— C'est que maintenant, je sais où aller. Ce n'est donc plus moi. Le modèle est dépassé, plaisantai-je.
— Alors, je vais tout détruire et recommencer à zéro, dit-il.
— Détruire toute la ville à cause de moi ?
— Oui, oui. Car tout se tient, les maisons, les gens, tout vit de la même impulsion, comprenez-vous ?
Je remis le bonhomme à sa place. C'était à mon voisin de décider ce qu'il devait faire, tout casser ou pas... Moi, je n'avais pas le droit d'exiger une telle chose.
— Quelle nécessité d'avoir transformé l'art en toile d'araignée ?
— Pour l'image, la comparaison peut-être... J'ai simplement poussé cette idée jusqu'à l'absurde, puis j'ai cessé d'en être satisfait. Pour ce qui est de l'amour, là non plus, je ne sais pas très bien ce que c'est, et je ne le saurai sans doute pas de sitôt, peut-être même jamais... Tout cela est très compliqué, il y a une limite qu'on poursuit sa vie durant sans jamais pouvoir la franchir, autrement, tout perdrait son sens, et c'est cette aspiration qui fait la vie, justement.
— J'ai rencontré Konstantin Ivanovitch en sortant de chez lui. Il se promène et il semble très réel.
— Mon expression n'était pas tout à fait exacte. J'ai tout imaginé à partir de la réalité. Ces gens existent bel et bien. Tout comme vous. Sinon mon expérience n'aurait plus de raison d'être.
— Et Zoïa ?
— Elle va venir. Nous travaillons dans la même entreprise. Vous allez devoir faire connaissance une nouvelle fois.
Il me sembla que l'air s'était raréfié dans la pièce. J'allai vers la fenêtre.
— Vous n'allez pas prendre froid ? Vous n'êtes pas trop pressé ? Inquiet, il piétinait sur place derrière mon dos. Il aurait tellement voulu connaître l'expression de mon visage ! Elle m'a promis de venir à quatre heures. Dans une demi-heure...
— Ce n'est pas un sous-sol, dis-je en doutant encore des paroles que j'allais prononcer et qui s'échappaient de moi pour ainsi dire de leur propre initiative. J'ouvris la fenêtre en grand.
— Je n'insiste pas. Peut-être... dit mon voisin en tendant le cou comme pour voir par dessus moi, avec mes propres yeux, ce qu'il y avait là-bas, au-delà de la fenêtre, et sans doute y parvint-il, car tout à coup il se figea.
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Wladimir TROUBETZKOY
Le Nez de Gogol
Le Nez de Gogol est l'un des grands textes fondateurs du fantastique russe. Cet article est basé sur une conférence qui s'est tenue récemment à l'Opéra de Lille, à l'occasion d'une représentation du Nez de Chostakovitch. Wladimir Troubetzkoy est Professeur de Littérature comparée à l'Université de Lille.
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Le 25 mars, s'est produit à Saint-Pétersbourg, Russie, un événement « inhabituellement étrange », annonce curieusement le chroniqueur gogolien. Le Nez, cette « plaisanterie » (1) que seul Pouchkine ose faire paraître dans sa revue Le contemporain provoque l'indignation de la critique.
Le Nez est un scandale, car l'objet-héros même est «trivial» et «sale», il prête à mille équivoques : à en croire les psychanalystes qui, avec I. Ermakov (2), se sont jetés en masse sur Le Nez de Gogol, ce nez pétersbourgeois est bien autre chose qu'un nez.
C'est d'abord un enjeu entre le castré par sa très virile épouse Ivan lakovlévitch et le très entreprenant major Kovaliov. Avide de prendre à un autre ce qui lui manque et qui lui a été évidemment confisqué par sa redoutable moitié, l'ulcéré barbier subtilise au viril major ce moyen de la politique qu'il n'ose mener, et le major sans nez est réduit à la plus angoissante, la plus prosaïque des impuissances.
Il n'est cependant pas sûr que tant de belles pensées aient agité Gogol quand il écrivait son Nez, lequel est, au premier chef, une parodie assassine du thème, déjà démodé en 1832, du Doppelgänger romantique allemand: Gogol réécrit Les aventures de Peter Schlemihl, l'homme qui avait perdu son ombre, de Chamisso, ainsi que La nuit de la Saint-Sylvestre d'E.T.A. Hoffmann, parue la même année 1814 et qui est déjà une parodie de Chamisso (3).
Le Nez pourrait être l'histoire d'un cauchemar. L'inverse exact de « nez », en russe nos, n'est-il pas son, « le rêve »? Le major Kovaliov, être viril aux magnifiques rouflaquettes qui se rejoignent de part et d'autre de son nez, ne ferait-il pas un cauchemar de perte de virilité ? Comme tous les immatures, ce major aime se faire peur, pour mieux se rassurer et pour repartir d'un meilleur pas: à la fin, le Nez revient, « comme si de rien n'était », à sa place entre les deux joues, entre les deux favoris du Major dont la joie ne connaît désormais plus de bornes (pp. 94-95).
Mais il ne s'agit pas d'un rêve dont le héros s'éveillerait : Gogol a supprimé cette explication, si usée que, par exemple, Pouchkine avait été méchamment critiqué pour y avoir recouru en 1831 à la fin de son Marchand de cercueils (4). La structure du récit reste cependant onirique et quelque chose comme une logique profonde, un schéma explicatif latent semblent commander ce texte si étrange, si peu cohérent en surface.
Les malheurs de Kovaliov ne font pas de doute. Que faire quand on n'a plus de nez, excroissance purement décorative, mais qui nous est si chère que nous la chargeons d'innombrables fonctions expressives ? Nous levons le nez vers le ciel pour manifester notre joie, notre fierté, notre indignation, notre mépris ; nous baissons le nez pour marquer notre déception, notre chagrin, notre humiliation (5). Le nez de Cléopâtre a failli changer la face du monde. Les maris, dit-on, sont menés par le bout du nez par leurs épouses, et nous tombons toujours nez à nez avec qui nous aurions préféré ne pas nous rencontrer (6).
Le premier malheur de Kovaliov est, en effet, de tomber nez à nez.avec son Nez en somptueux uniforme de Conseiller d'Etat, épée au côté, bicorne à plumet et haut col relevé de dignitaire en tenue de gala. Quand le commissaire lui rapporte, enveloppé dans un papier, son nez enfin démasqué, la joie de Kovaliov est de courte durée : ne parvenant à se coller le nez, c'est-à-dire, en russe, se faire un pied de nez à soi-même, il reste avec son nez, lequel tombe à terre en faisant un bruit de bouchon et le major se retrouve plus embarrassé après qu'on lui a rendu son nez qu'avant.
L'exploit de la police russe, en effet, a été de mettre la main au collet de ce qui est, par définition, l'incertain : elle est celle qui sait appréhender le fantastique et le mettre au violon. Car le fantastique est interdit de séjour en Russie : il provoque le désordre, et la haute mission de la police russe consiste à assurer la tranquillité de l'État. Le médecin réussit à son tour la prouesse à la fois de coller un nez à Kovaliov, se moquer de lui, et de ne pas le lui (re)coller, malgré ses supplications, le laissant avec/sans son nez.
En fait, les ennuis de Kovaliov avec son nez ne sont rien à côté de ce que les foucades du nez provoquent autour de lui : la communication devient impossible, Kovaliov se prend les pieds dans le langage, tel Alice au Pays des Perplexités (Wonderland). Il y a du Raymond Devos dans cette « démentification » du langage. Souvenez-vous du « Car pour Caen » (Le car pour Caen part quand ? etc.) Ainsi, le désespoir du major Kovaliov ne serait pas tant d'avoir perdu certains moyens auxquels il tenait fort, que de ne plus parvenir à être compris : ce à quoi se heurte le major est un dérèglement du langage qui fait de lui un incompris et un paria.
Le nez, de fait fantastique, donc sujet à caution, à « objet » bouchonneux inutile entre les mains du pauvre Kovaliov, repart pour de nouvelles aventures mais, cette fois, selon le statut de « rumeur », ombre de fait, ombre d'objet, ombre de référent, ombre de nez. Tout Saint-Pétersbourg s'attroupe, pour ne rien voir : le coeur d'une rumeur est toujours un creux, un vide, c'est beaucoup de bruit pour mille fois rien. Le nez, qui n'était qu'une histoire, n'est plus qu'un on-dit : il paraît que le nez du major Kovaliov se promène tous les jours à trois heures sur la Perspective Nevski, l'important, ce autour de quoi la foule se rassemble, est ce « il paraît ».
Le 25 mars, le barbier Ivan Iakovlévitch s'est réveillé de bon matin et, de sa truffe sensible, il a entendu, comme on dit en russe, une bonne odeur de café chaud, plus une non moins bonne odeur de petit pain chaud sortant du four. Mais il sait que sa très respectable épouse Prascovie Ossipovna déteste les « caprices », et le mari, hilote craintif, connaît le règlement : c'est ou le pain chaud ou le café. Il se déclare pour le pain chaud. Choix fatal ! Il prépare deux oignons et, empoignant son couteau, d'un geste magistral, il découpe son pain en deux. Stupéfaction ! Apparaît un nez ! Accablement du barbier, fureur de la dame, qui fond sur le coupable : où as-tu voié ce nez ??? D'autant que tes clients se plaignent que tu les tires si horriblement par le nez quand tu les rases qu'ils craignent de le perdre ! Et la bonne dame en profite pour assaisonner son mari atterré d'injures assez surprenantes : « traînée, poufiasse », « c'est tout juste bon à repasser son rasoir sur le cuir, mais pour ce qui est de s'acquitter de ses obligations, il en sera bientôt incapable ! » (pp. 38-39)
Ivan Iakovlévitch, écrasé de honte et de peur, semblable, écrit plus loin Gogol, à un chat qu'on a battu pour avoir volé un morceau de lard (pp. 92-93), s'esquive pour faire disparaître le corps du délit. C'est qu'il a reconnu ce nez : c'est celui du major Kovaliov, un de ses clients réguliers. Comme dans un cauchemar, impossible de s'en débarrasser discrètement, toujours quelque connaissance apparaît sur le chemin. Finalement, il se penche sur le pont Saint-Isaac, au-dessus de la Néva, jette le nez comme s'il refoulait ce péché au fond des eaux de son inconscient. Mais le coupable aspire au châtiment : à peine a-t-il repris sa marche qu'il aperçoit au bout du pont un superbe commissaire de quartier en uniforme brodé, en bicorne, avec de terribles favoris, qui lui fait signe du doigt d'approcher. Ivan Iakovlévitch se sent perdu, on peut être sûr qu'il va tout avouer.
Ce commissaire splendide est le domovoï, le génie de Saint-Pétersbourg, incarnation sublime de la toute-puissance de l'administration de la Ville impériale, ordonnée comme un régiment à la parade. Cet Argus va se montrer à la hauteur des idéaux élevés de la police russe : l'important n'est point de résoudre un problème, c'est de lui apporter une solution ; ce qui compte c'est, pour tout crime, de trouver un coupable qui « colle ».
Ce commissaire qui va appréhender le Nez et le ramener de force dans le cours de la narration fait la police du texte, il assure la circulation du sens, il impose au récit un code de bonne conduite et une cohérence légale. Gogol se moque, avec son commissaire à la narration, des récits bien faits, où tout s'enchaîne à plaisir, où tout colle : le Nez, lui, colle ou ne colle pas, selon son bon plaisir, et en collant, il nous, lecteurs, colle un (pied de) nez, en ne collant pas, il « nous laisse avec un/notre nez », tout bêtes. Le Nez est, face au commissaire et à son complice le lecteur avide de cohérence, l'incarnation de la liberté du lecteur moderne.
Après le passage du fantastique à travers un décor aussi réglementé que celui de Saint-Pétersbourg, plus rien n'est comme avant, surtout ce qui paraissait si normal, comme d'avoir un nez au milieu de la figure, dans cette plus harmonieuse, cette plus rationnelle capitale de l'Empire le plus, sinon le mieux, administré du monde. Tout nous apparaît désormais sous un jour affreux : Saint-Pétersbourg, trône de la loi et de la raison, vacille, c'est une ville « sauvage » ; le Nez est la paire de lunettes qui nous permet de voir la Ville sous un jour dont nous ne nous doutions pas.
Le major Kovaliov est tombé nez à nez, avons-nous vu, avec son Nez en tenue de Conseiller d'État, le cinquième rang du Tchin, alors que Kovaliov, assesseur de collège, n'occupe que le huitième rang. Imaginez son embarras. Il faut, en effet, connaître les usages administratifs. On ne s'adresse pas à un supérieur aussi considérable pour lui dire sous le nez qu'il n'est qu'un nez, et encore, votre nez à vous, non seulement un simple nez donc, mais encore un nez de grade inférieur, et un faux-nez... Kovaliov finit par s'y risquer, sachant ce qu'il peut lui en coûter : outrage à fonctionnaire, sa carrière, la prison, l'horreur. Kovaliov qui, dans l'immense cathédrale de Kazan, bâtie sur le modèle de la basilique Saint-Pierre de Rome, a osé dire au Nez sa vérité (pp. 52-53), s'attire la réponse à laquelle il s'attendait, à la fois impudente, polie et d'une logique désespérante : nous ne saurions rien avoir en commun, car nous appartenons à des administrations différentes.
Autre mésaventure de Kovaliov. Il se résout à passer une annonce dans un journal. Mais le préposé aux petites annonces, tout en authentifiant pour nous la disparition du nez de Kovaliov, refuse de passer une pareille annonce (pp. 64-65). Ce préposé scrupuleux nous la baille belle : quand on lit le genre d'annonces qu'il passe sans discontinuer (pp. 60-61), on commence à se demander si l'annonce de Kovaliov jurerait beaucoup avec celles dont sont pleines les journaux de Saint-Pétersbourg, ville où le fantastique est quotidien.
Kovalev finit par se plaindre auprès d'un commissaire de police d'arrondissement. Celui-ci nous est présenté comme un héros burlesque qui, de retour de ses « campagnes »,s'apprête « après une vie de guerre et de grogne [...I à goûter les plaisirs de la paix », ceux d'une bonne sieste ; les pièces de son armure sont déjà aux quatre coins de la pièce, un petit Amour, son enfant, avance sa menotte vers le redoutable tricorne. Tableau de genre et trait de moeurs : aux murs sont accrochés les trophées de cet Achille des temps modernes, des « têtes de sucre » — Gogol joue sur le russe qui appelle ainsi les pains de sucre de l'époque — pacifiquement conquises sur les marchands qui sont fort de ses amis, et qui savent comme leur cher commissaire aime les sucreries. Ici, il s'agit d'une allusion à la corruption ordinaire de ce policier qui met son quartier en coupe réglée. Contrarié de voir sa sieste retardée, ce vaillant militaire envoie rudement promener l'importun : il ne manque pas de « majors » qui traînent dans les mauvais lieux et, d'ailleurs, à un honnête homme on n'arrache point le nez, allusion au châtiment des rebelles au XVIIIème siècle à qui on arrachait le nez avec des tenailles (7), et à la syphilis, qui faisait perdre leur nez aux malades.
Kovaliov a de toute manière tort d'ignorer les usages, et de négliger la sagesse russe qui dit : « Ne va pas chez le voïévode/au tribunal, avec ton nez (s nosom : avec rien) vas-y avec un cadeau (s prinosom) »
Désespéré, il revient chez lui « avec son nez », les mains vides. Et c'est à ce moment que « Zorro » arrive, comme s'il attendait pour faire son entrée. Zorro, c'est le superbe policier de tout à l'heure qui, à la fin du premier épisode, avait appréhendé le barbier Ivan. Iakovlévitch. La police seule est capable d'un pareil exploit : retrouver un nez dans Saint-Pétersbourg, où ils sont si nombreux.
C'est qu'on ne trompe pas longtemps l'inspecteur qui tient à l'oeil la Ville et ses habitants. Ce nez qui courait les rues en calèche et en grand uniforme s'est fait pincer au moment où il montait en diligence pour Riga, c'est-à-dire pour l'extrémité occidentale de l'Empire russe, lequel s'étendait jadis « de Riga au Kamtchatka ». Ce Nez, en investissant l'immense Russie, allait occuper tout le langage, parasiter et dérégler toute la communication, toute la société, si la police, Providence de l'Empire, n'y avait mis le hola, ne l'avait remis à sa place, réduit à son statut de simple appendice cartilagineux.
Mais le remet-elle effectivement entre les deux joues du major Kovaliov ? Sa responsabilité personnelle, maintenant qu'il est rentré en possession de son bien, est de parachever ce que la police a d'un geste grandiose esquissé : qu'il se colle un nez lui-même, afin que tout rentre dans l'ordre !
A cette prise exceptionnelle de notre admirable police, au moins deux explications. D'une part le commissaire avait affûté son regard en chaussant ses lunettes ce jour-là, sans quoi, myope comme il est, c'est-à-dire comme sa belle-mère, il n'aurait su distinguer un nez au milieu d'une figure. Surtout, l'individu a paru suspect à ce fonctionnaire perspicace : seul un policier entraîné peut distinguer un nez d'un être humain, et une simple vérification d'identité a suffi pour démasquer ce nez qui se faisait passer pour conseiller d'Etat. Le Nez est pris, parce qu'il voulait se faire passer pour ce qu'il n'était pas : faux nez qui se hausse du col, imposteur coupable d'usurpation d'identité et deport illégal d'uniforme, il relève de la simple police.
Mais ce nez incivil, ce nez incivique refuse de coller ! Kovaliov, malgré tous ses efforts, ne parvient pas à se coller un nez et il reste donc avec son nez sur les bras, toujours sans nez au milieu de la figure. Au médecin, autre institution sociale, de jouer. Il faut se rappeler qu'à l'époque existait dans les revues tout un bavardage curieux sur le thème du nez, une « rhinologie », ou nosologija en russe, très à la mode (8). En particulier, on raconte comment un médecin italien, à qui on avait apporté dans un petit pain chaud un nez qui venait d'être coupé par décision de justice, l'a recollé sur le visage de son propriétaire.
On dit bien à un parfait imbécile : « On te couperait le nez d'un coup de dents, tu le mangerais avec du pain, que tu ne t'en apercevrais même pas ! » Bonne raison pour que cette avanie survienne à Ivan Iakovlévitch: il ne faut pas s'étonner si le barbier, ouvrant son petit pain chaud, y trouve un nez, c'est la place « normale » de ce dernier, et cela devait arriver à ce barbier anxieux qui tire tellement sur les nez.
Le médecin arrive : ce charlatan, comme tous les médecins, est un fantastique prestidigitateur, incroyablement élégant, comme un M. Loyal de cirque. Comme médecin, il est tout à fait nul, comme tous les médecins, et il laisse Kovaliov avec son nez, c'est-à-dire qu'il lui en colle bel et bien un, en refusant de le lui (re)coller, tout en tentant même de le convaincre, avec quelque apparence de raison, que c'est mieux ainsi pour lui. Mais il est un virtuose du langage, un acrobate de la sémantique. Tout son numéro n'est qu'une prise à la lettre des expressions toutes faites dans lesquelles entre le nez. Ainsi, il donne par deux fois une chiquenaude retentissante sur le nez, ou plutôt sur l'emplacement du nez de Kovaliov : selon une expression russe courante, il se paie sa tête.
Kovaliov a une dernière idée : cette histoire de nez, c'est un coup des femmes. Mme Podtotchina, furieuse qu'il ne se décide pas à demander sa fille en mariage, lui a fait jeter un sort. Cette dame porte justement un nom révélateur, du verbe « ronger, couper par en-dessous », or le sexe, chaque « major » le sait, est lié à la syphilis qui vous ronge le nez. Evidemment, cette piste ne donne rien, sinon un savoureux échange de lettres entre Kovaliov et la dame (pp. 84-87). Et le major reste plus désespéré que jamais en tête-à-tête avec ce nez qui se croise les bras, avant de repartir sous la forme d'une inappréhendable rumeur qui agite un temps Saint-Pétersbourg.
Au troisième chapitre, le narrateur avoue son désarroi : le nez, soudain, sans aucune raison, revient s'installer au milieu de la figure du major Kovaliov !
Tout peut sembler bien qui finit bien, mais le finale du Nez est inquiétant. Le narrateur se fait le héraut de la révolte du philistin moyen lecteur de L'abeille du Nord, le journal conformiste officieux dont le directeur, Fadeï Boulgarine, était un agent bien connu de la police politique. Ce que ce lecteur trouve inconvenant, ce n'est pas tant que se produisent des événements fantastiques, mais que le fantastique emprunte des formes aussi contraires à l'ordre établi. Car, s'il est difficilement admissible qu'un nez se sépare du visage de son propriétaire — surtout d'un assesseur de collège ayant des prétentions de carrière : du visage d'une vendeuse d'oranges, passe encore — s'il est parfaitement inconvenant qu'il se promène en grand uniforme de conseiller d'Etat, ce qui est tout à fait inacceptable, c'est qu'un homme comme le major Kovaliov n'ait pas compris qu'il était indécent de passer une petite annonce concernant son propre nez.
Mais il y a pire : c'est qu'il existe des auteurs ayant assez perdu tout sens moral pour traiter pareils sujets, lesquels ne présentent aucune utilité pour la patrie. Les philistins ont toujours raison : de quel oeil les étrangers vont-ils désormais regarder Saint-Pétersbourg, une ville suspecte de contamination fantastique, où se produisent de pareils événements ?
Il y a donc comme une malédiction qui pèse sur tous ceux qui se frottent au Nez de Gogol, ainsi Chostakovitch en 1930 (9), et que l'auteur s'est plu à figurer à l'intérieur de son texte.
Le Nez de Gogol est ainsi, on en conviendra, un admirable exemple de fantastique sémantique : la « folie du langage » transparaît derrière les aventures drôlatiques de ce nez en cavale, on la retrouve, par exemple, dans Le sous-lieutenant Kijé de.Youri Tynianov (1928). C'est une satire de la logique administrativo-policière autant que de la logique narrative : la nouvelle de Gogol est aussi révolutionnaire qu'elle est moderne. Issu d'une riche intertextualité, du romantisme noble allemand à la petite presse russe du temps, Le Nez a fourni une grille de lecture de la réalité et de l'histoire russes contemporaines, comme en témoignent des auteurs aussi divers que Mikhail Boulgakov (Le Maître et Marguerite) et, tout récemment, Anatoli Koroliovl (10) : s'il a changé d'uniforme, le Nez court toujours dans les rues de « la capitale septentrionale de notre immense empire ».
Notes
1. - Nous renvoyons, dans le texte, aux pages de l'édition bilingue suivante : GOGOL, Nicolas Vassiliévitch, Le Nez. Le Manteau, traduction de Lucile Nivat, introduction de Georges Nivat, Paris, Aubier-Flammarion, 1969.
2. - ERMAKOV, Essais d'analyse de l'oeuvre de Gogol, 1924, en russe. Repris en traduction anglaise dans : MAGUIRE, Robert A., Gogol from the Twentieth Century : Eteven Essays, Princeton University Press, 1974.
3. - MANN, Youri, La poétique de Gogol, Moscou, 1976, p. 85, en russe.
4. - Critique du Marchand de cercueils, de Pouchkine, parue dans L'abeille du Nord, n° 192, 1834.
5. - Voici une liste d'expressions russes où entre le nez, avec quelques équivalents français. L'on pourra s'amuser à en retrouver des applications dans la nouvelle de Gogol, elles sont innombrables :
Оставить с носом laisser avec un/son nez : planter là
Остаться с носом rester avec un/son nez : en être pour ses frais
Показать нос кому-либo montrer un/son nez à quelqu'un : lui faire un pied de nez
Наклеить нос coller un nez à quelqu'un : lui faire un pied de nez
Повесить нос baisser le nez
Задирать, поднимать нос lever le nez
Столькнутьсяь встретиться носом к носу se trouver nez à nez avec
Водить за нос mener par (le bout) du nez
Дать щелька в нос donner une chiquenaude sur le nez : envoyer promener
Ткнуть кого-либо носом во что-либо mettre à quelqu'un le nez dans
Уткнуться носом во что-либо fourrer son nez dans
Совать нос повсюду mettre son nez partout
Не видеть дальше своего носа ne pas voir plus loin que le bout de son nez
Из-под (амого) носа de sous le nez : au nez et à la barbe
Быть на носу être au-dessus du nez : être imminent, en parlant d'un événement
Клевать носом piquer du nez
Зарубите себе это на носу marquez-vous cela d'une encoche sur le nez : tenez-vous le pour dit
Свой нос резать se couper son propre nez, se déshonorer
Меж глаз нос пропал entre les yeux le nez a disparu : disparaître soudain
Дурной рожи - свое лицо бесчестить une sale gueule, et de plus sans nez
Нос не по чину un nez qui ne correspond pas au grade : se dit d'un imposteur.
6. - Les occurrences du nez sont innombrables chez Gogol. Rappelons que ce dernier avait un fort long nez et que, en société, il aimait stupéfier son public en parvenant à en toucher le bout avec la pointe de sa langue. Voici quelques occurrences importantes du nez dans l'oeuvre de Gogol :
La nuit de Noël, 1831 : la tempête de neige pince le nez de Tchoub et lui savonne la barbe et les moustaches, ce qui lui rappelle le barbier qui tient sa « victime » par le nez.
La perspective Nevski, 1835 : « Schiller » veut couper son nez qui lui coûte trop cher en tabac.
Comment Ivan Ivanovitch se brouilla avec Ivan Nikiforovitch, 1835 : outre le fait que la femme d'Ivan Nikiforovitch le mène par le bout du nez, on trouve de nombreuses références à cet important organe.
Mémoires d'un fou, 1835 : dans la Lune ne peuvent habiter que des nez.
Les âmes mortes, 1842 : Tchitchikov, l'escroc N°1 de toute l'oeuvre gogolienne, se mouche de la façon la plus admirable du monde.
7. - Voir, dans Pouchkine, La fille du capitaine, 1836, le Bachkir révolté à qui, en 1741, on a coupé la langue et, à la tenaille, arraché le nez.
8. - Tout ce contexte paralittéraire est admirablement étudié par V. V. Vinogradov, « Le grotesque naturaliste. Sujet et composition du Nez de Gogol », Les débuts, 1921, n. 1, pp. 82-105, en russe.
9. - Dimitri Chostakovitch écrivit tout jeune, en 1928, un opéra bouffe de chambre sur le texte de Gogol. Représenté en 1930 à Leningrad, ce spectacle et cette musique d'avant-garde très modernes déplurent fort aux philistins au pouvoir à l'époque, en particulier à Kirov : Le Nez de Chostakovitch ne fut repris, en Union Soviétique, qu'en 1974.
10. - La tête de Gogol, paru dans Znamia, 1992, 7, pp. 7-66, met en scène un certain Nossov (Lenez), témoin de l'histoire de son temps.
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Mikhail KOZYREV
Leningrad
(Extrait)
Roman publié dans l'almanach fantastique Demain (3abmpa N`2, Moscou, 1991)
Présentation et traduction de Marianne Gourg
Mikhaïl Kozyrev vient d'être rendu à la culture russe avec la parution en 1991 d'Un petit recuei I de récits et nouvelles écrits pour la plupart quelque soixante dix ans plus tôt et souvent inédits.
Né en 1892 dans le gouvernement de Tver, Kozyrev fit des études d'économie à l'Institut polytechnique de Pétrograd.Très tôt il avait commencé à écrire des vers qui devaient voir le jour dans les revues de Pétrograd entre 1909 et 1914. Ce n'est qu'en 1921 qu'il aborda la prose avec le récit Le crocodile ou trois jours de la vie du village rouge de Priscepovsk publié pour la première fois en 1991.
Dans les années vingt, Kozyrev jouira d'une certaine notoriété. Il est l'un des auteurs les plus populaires du Crocodile. Ses récits paraissent aux éditions Nikitinskie subbotniki, Krug.
Représentant du grotesque satirique, M. Kozyrev ne sera plus publié après 1930. Il essayera de se faire oublier, survivra grâce à des travaux alimentaires avant d'être arrêté en 1941. Il mourra un an plus tard à la prison de Saratov.
Kozyrev s'inscrit dans le courant littéraire illustré par Zamiatine, Boulgakov, Krzyzanowki et qui unit fantastique, satire et grotesque. Leningrad (écrit en 1925, publié en 1991) et Le cinquième voyage de Gulliver (1936, publié en 1991) relèvent de l'anti-utopie: Ils mettent à jour les mécanismes de l'Etat totalitaire. Dans Leningrad, Kozyrev, utilisant l'argument du voyage dans le temps, conte les aventures d'un révolutionnaire qui, poursuivi en 1913 par la police tsariste, se fait plonger par un fakir en état de catalepsie.II se réveillera en 1951 pour retrouver, aggravés, tous les maux de la société qu'il voulait détruire. La caste dirigeante se pare, il est vrai du titre de classe ouvrière, tandis que les travailleurs, réduits au statut d'un lumpen-prolétariat misérable, sont désignés du mot honni de « bourgeois . Une police toute puissante veille à ce que classes et castes demeurent étanches.
Dans Le cinquième voyage de Gulliver en loubérallie, le meilleur des pays au monde, également dénommé pays de l'hypocrisie et du mensonge, Kozyrev a recours à la vieille fiction de l'observateur étranger pour décrire pratiques et mécanismes d'un Etat totalitaire qui utilise, entre autres choses, la subversion systématique du langage. L'auteur a soin dans son préambule d'indiquer la ressemblance purement fortuite entre cette contrée imaginaire et le Troisième Reich...
Ces thèmes sont, dans les mêmes années, systématiquement exploités par Zamiatine et Platonov. L'écriture de Kozyrev est moins expérimentale que la leur, plus classique, ce qui a pour résultat d'accentuer l'impact directement politique de son propos.
La nouvelle Mister Bridge joue du thème de la réversibilité des identités échangées au gré du hasard tout puissant qui fait et défait les destinées en période trouble. C'est aussi le sujet du récit stylisé Le lieutenant Jouravlev. Partout, le fantastique naît d'une réalité absurde tout à la fois nouvelle et archaïque, puisque le non-sens bureaucratique vient s'y surimposer à des images de la Russie profonde qui évoquent les récits provinciaux de Zamiatine, les grotesques de Saltykov-Chtchedrine.
Nous présentons ici le chapitre onze de Leningrad.
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Où mes désillusions commencent
Mon livre était terminé et allait paraître. Nul ne s'intéressait plus à ma personne, nul ne souhaitait entendre mes conférences ni mes interventions. Pour la première fois de ma vie, j'éprouvais le sentiment du vide, de l'inutilité d'un temps qu'il me fallait tuer de façon ou d'autre. Il s'agissait de quelque chose de tout nouveau pour moi. Aux temps des privations et de la lutte, alors que les dangers me cernaient de toutes parts, je ne m'étais jamais ennuyé. Certes, cela m'était bien arrivé en prison, mais il s'agissait alors de tout autre chose. L'ennui que j'éprouvais maintenant, celui qui nait de la satiété, m'était alors chose inconnue.
Mais il suffit, je m'en tiendrai aux seuls faits.
La soirée que je viens de relater fut suivie d'un certain nombre d'autres exactement semblables. Lorsque mes voisins apprirent que j'avais été l'hôte de l'appartement N° neuf, ils voulurent tous m'inviter chez eux. Appartements, gens, distractions étaient partout identiques. Si au N° neuf, les murs s'ornaient de tableaux représentant le neuf janvier, des fusillades et des pogromes, l'on pouvait voir les mêmes au N° dix et au N° onze ; seuls les cadres différaient, plus beaux ici, moins beaux là, mais partout extraordinairement larges et extraordinairement brillants. Au onze on jouait à la préférence pour un kopeck, vous pouviez donc être assuré qu'au soixante dix neuf, on jouait aussi à la préférence, pour un demi kopeck peut être. Au neuf on parlait de la pluie et du beau temps, on commentait les plats, on médisait des voisins ; il était donc impossible qu'au N° cent neuf se tinssent d'autres conversations.
Est-il besoin de dire que mes nouvelles connaissances m'ennuyèrent rapidement ? Je décidai donc de cesser ces visites dépourvues de sens et de me consacrer à mon instruction. Pensez donc ! J'avais quarante ans de retard !
Désireux de rafraîchir et compléter mes connaissances, me voici donc dans une librairie en train de compulser les ouvrages récents traitant de sciences sociales. « L'expérience de la révolution, me disais-je, n'a sans doute pas été vaine. Que de pensées intéressantes, que de découvertes nouvelles.. »
Toutefois, le premier livre sur lequel je tombai me déçut. Il s'agissait d'une compilation sur la question des salaires truffée de citations de Marx et de Lénine. J'en pris un autre. Nouvelle et cruelle déception : encore des citations, encore une compilation. On aurait dit que les auteurs s'étaient donné le mot : j'avais beau feuilleter livre après livre, je n'y découvrais, quel que soit le sujet abordé, que les maximes les plus connues des pères du socialisme. Elles étaient déjà banales à notre époque. Je me souvins de Korchounov. Comme il s'entendait à exposer les mêmes idées de façon cent fois plus vivante et passionnante !
Vitman me trouva à cette occupation. Il était un peu gris.
— Laissez donc, voyons, dit -il en repoussant les livres avec dédain... Tout cela n'est bon que pour les enfants...
Je dois avouer que c'est avec le plus grand plaisir que j'abandonnai les livres pour me rendre en compagnie de Vitman à une fête commémorative en l'honneur de l'Université Communiste. Pour autant que je pus comprendre, il s'agissait d'un établissement privilégié où les enfants des membres chevronnés du parti faisaient des études qui les préparaient à occuper des postes de responsabilité dans l'administration. Vitman me présenta un certain nombre de jeunes gens élégamment vêtus, insouciants, repus et qui manifestaient la plus grande ironie pour toute chose au monde.
— Ils ont derrière eux cinq générations d'authentiques prolétaires, me confia-t-il.
Toutefois, nonobstant le fait que je me trouvais en compagnie si choisie, je me sentais mal à l'aise. Les jeunes gens parlaient chiens, courses, femmes — jugeant de tout dans les mêmes termes, si bien qu'il était difficile de saisir si les cuisses qu'ils vantaient appartenaient à des chiens, des chevaux ou des femmes. Je ne pris pas part à leur conversation et eux, de leur côté, n'accordèrent que peu d'attention à ma personne. Colère et dépit m'avaient saisi et j'avoue que j'eusse préféré qu'ils me posent des questions sur mon passé, m'expriment reconnaissance et compassion... Mais de toute évidence, ils avaient déjà oublié qui j'étais.
La soirée s'ouvrit selon la tradition, par une prière solemnelle. Un responsable politique chenu nous gratifia d'un sermon sur le fondateur de l'université communiste. II était mortellement ennuyeux et d'une banalité affligeante comme tous les sermons. Les jeunes gens n'écoutaient pas le prédicateur et poursuivaient leurs conversations, à voix basse, il est vrai.
L'assistance chanta en choeur L'Internationale, une sonnerie retentit. Le rideau se leva et la représentation théâtrale commença. Vitman m'expliqua que nous allions voir un journal vivant.
Le spectacle était des plus intéressants. Imaginez une scène ordinaire, semblable à celle d'un petit théâtre de province, équipée de trapèzes, d'escaliers, de cerceaux, de barrières et emplie d'icônes. Vêtus de maillots collants les acteurs jaillissaient des coulisses aux accents des chants révolutionnaires, sautaient par dessus les barrières, marchaient sur les mains, faisaient la roue, couraient sur un fil.
— Qu'est-ce que c'est ? demandai-je à Vitman.
— Ce sont les puissances étrangères qui cherchent à faire périr notre république, répondit-il.
Je ne compris rien à sa réponse et continuai à regarder. Les acteurs cabriolaient avec une énergie redoublée, leurs mouvements s'accéléraient de minute en minute. Enfin, le fond de la scène s'embrasa d'une lueur rouge. Les artistes se mirent à hurler. La lumière était à chaque instant plus éclatante. Les acteurs tentaient de se cacher, grimpaient dans les cintres, rampaient vers le trou du souffleur, escaladaient le plafond où ils marchaient tête en bas.
Et voici que sur le mur du fond apparaissait une figure féminine porteuse d'une torche flamboyante. Une foule de nouveaux acteurs la suivait, le choeur entonnait L'Internationale.
— C'est notre république, dit Vitman.
La femme se trouvait à présent sur le devant de la scène. Bruit d'orgue. Surgi on ne sait d'où, un prêtre prononçait un prêche fracassant dont le principal mérite était la
brièveté. Rideau.
J'appréciai grandement ce mélange de cirque et d'office religieux et ne manquai pas d'en faire part à Vitman.
-- Ce genre de représentation est chose courante, le soir, dans nos clubs, répondit-il. Se peut-il que vous n'en ayez encore jamais vu ?
Force me fût d'avouer que je n'avais jamais passé une soirée au club. Du reste, c'était aussi bien. Voir ce même spectacle tous les jours. Il y avait de quoi devenir fou !
Bien entendu, je gardai cette dernière réflexion pour moi : qu'est-ce que Vitman serait bien allé penser après cela ?
La soirée se clôtura par un souper, le meilleur du monde : salades et fruits tropicaux, vins étrangers de grand prix, d'horribles crustacés et escargots dont le contact même me semblait écoeurant et que mes nouveaux amis anéantissaient avec un appétit féroce. Quant à moi, je cherchais sur la table quelque chose de meilleur et de plus nourrissant. Pour finir, je me rabattis sur du jambon ordinaire.
Plusieurs laquais d'une prévenance extrême veillaient au service ; je remarquai l'expression de leurs visages : calme, dépourvue de passion mais empreinte d'une tristesse cachée. Qui sait si de la haine ne filtrait pas au travers de leurs paupières mi-closes. Je me sentis mal à l'aise.
Après deux coupes de champagne, je me lançai dans la philosophie et me mis en devoir de démontrer à mon voisin que les malheureux avaient déjà fait leurs deux heures de travail réglementaires et qu'il était temps de leur accorder quelque repos. Vitman s'écarta et répondit avec un sourire gêné que cette soirée leur comptait pour deux semaines. Mon voisin de droite fut plus franc :
— Nous autres, prolétaires de pure souche, déclara-t-il, ne nous sentons nullement concernés par ces entrepreneurs qui se sont enrichis de notre sueur et de notre sang.
— Je me pris à philosopher sur la sueur et le sang, mais l'on me versa coup sur coup deux verres d'un vin très fort et je me retrouvai dans l'incapacité de bouger la langue.
Je me souviens comme d'un rêve du voyage en voiture, des femmes violemment fardées, de la vaisselle cassée, de Vitman dansant nu à l'extrémité de la table. Tout ceci avait-il ou non réellement eu lieu, je n'aurais su l'affirmer sous la foi du serment tant est flou dans ma mémoire le souvenir de cette nuit. La chose tient, bien évidemment aux effets du vin.
Le lendemain, je me réveillai avec une migraine, un mauvais goût dans la bouche, une sensation de trouble lourdeur. Ce n'est que peu à peu qu'émergèrent des instants séparés : le restaurant, mes voisins ; les cheveux en bataille, je me revoyais, proposant un toast, prononçant un discours, je me rappelais le visage amer et moqueur du domestique penché vers moi, une question respectueuse aux lèvres.
« Voilà ! pensai-je. Il y a là un... »
Mais je perdis tout aussitôt le fil de mes idées et me rendormis.
Nikolaï ZABOLOTSKI
Poèmes
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Nikolaï Zabolotski est né en 1903 à Kazan, il fit ses études à Moscou, puis à Léningrad. En 1927, il fonda avec Daniil Harms et Alexandre Vvedenski le dernier groupe avant-gardiste russe l'OBÉRIOU (Union de l'art réel). C'est dans le cadre de ce mouvement qu'il commença à publier ses poèmes. Son premier recueil, Colonnes parut en 1929. Mais en 1930, le suicide de Maïakovski marqua la fin des recherches modernistes. Le second recueil du poète fût interdit, son grand poème Le Triomphe de l'agriculture souleva l'indignation de la critique officielle. Son Deuxième livre vit néanmoins le jour en 1937, au prix de certaines concessions esthétiques et politiques. En 1938, NikolaïZabolotski fut arrêté et accusé de complot antigouvernemental. Après cinq années de camp et trois ans de déportation, le poète fut enfin autorisé à revenir à Moscou en 1946. Réintégré à l'Union des Ecrivains, il parvint même à publier un recueil de poèmes en 1948. Mais l'essentiel de son oeuvre ne put voir le jour qu'après 1956. Nikolaï Zabolotski est mort à Moscou en 1958. Ce n'est que plusieurs années après sa mort qu'on lui rendit enfin la place qui lui était due — l'une des premières — parmi les poètes russes de sa génération.
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LES SIGNES DU ZODIAQUE S'ESTOMPENT
Les signes du Zodiaque s'estompent
Au dessus des champs.
L'animal Chien est endormi,
L'oiseau Moineau sommeille,
Les sirènes aux larges croupes
S'envolent tout droit vers le ciel,
Leurs bras sont forts comme des lances,
Leurs seins sont ronds comme des melons.
La sorcière chevauche un triangle
Et se transforme en fumée ;
Un mort-vivant et des faunesses
Dansent gracieusement un cake-walk.
A leur suite un choeur blafard
De sorciers poursuit la Mouche.
La face figée de la lune
Se dresse au bord du coteau.
Les signes du Zodiaque s'estompent
Au dessus du village,
L'animal Chien est endormi,
Le poisson Barbue sommeille,
Toc, toc, toc, bat la mesure,
L'animal Araignée dort,
La Vache dort, la Mouche dort,
Dans le ciel la lune est suspendue :
Une grande coupe d'eau
Renversée au dessus de la terre.
Le faune extirpe une bûche
De sa barbe emmêlée.
Une sirène sort sa jambe
De derrière un nuage,
L'ogre a croqué les parties
Honteuses d'un gentlemen.
Tout s'emmêle dans la danse
Et de tous côtés s'envolent
Hamadryas et Britanniques,
Sorcières, puces et trépassés.
Candidat des siècles passés,
Colonel des jours nouveaux,
Mon esprit ! tous ces monstres
Ne sont que du délire,
De l'imaginaire, du rêve,
Le produit de pensées endormies,
Souffrances inconsolables :
Ce qui n'existe pas ici.
L'abri terrestre est si haut.
11 est tard, il est temps de dormir !
Mon esprit, mon pauvre guerrier,
Tu dormirais bien jusqu'au matin.
Fi des doutes, des angoisses,
Le jour est fini, toi et moi,
Mi-bêtes, mi-dieux,
Assoupissons-nous sur le seuil
D'une vie nouvelle.
Toc, toc, toc, bat la mesure,
L'insecte Araignée dort,
La Vache dort, la Mouche dort,
Dans le ciel la lune est suspendue :
Une grande coupe d'eau
Renversée au dessus de la terre.
La plante Pomme de terre dort.
A ton tour, endors-toi bien vite
1929
LA REINE DES MOUCHES
Le coq chenu bat de l'aile,
La nuit de partout nous assaille.
Comme une étoile, la reine des mouches
Plane au dessus du marécage.
La charpente de son corps
Volète d'aplomb, dénudée,
Sur son sein luit un pentacle,
Grand symbole de miracles.
Pentacle triste sur son sein
Entre deux ailes translucides,
Tel un signe primordial
De tombeaux inexplorés.
Une mousse étrange pousse
Au milieu du marécage :
Fine, rose, transparente,
Par les herbes méprisée,
Orpheline de ces lieux perdus
Cette mousse végète à peine,
Mais propose son abri
A la mouche vagabonde.
Et la mouche auréolée
De vibrations alaires,
Tend les muscles du thorax
Et descend, traçant des cercles.
Si tu connais le mal des rêves,
Et le mot « Elohim »,
Prends la mouche singulière
Et mets-la dans un bocal.
Et promène-toi avec
Par les champs, guettant des signes.
Si tu l'entends bourdonner :
Sous la terre git du cuivre.
Si ses antennes frémissent :
De l'argent tu trouveras.
Si elle agite les ailes,
Sous la terre, il y a de l'or.
A tâtons la nuit progresse
Dans l'odeur des peupliers.
Mon esprit se fige et s'éteint
Entre les pins et les champs.
Le triste marécage dort,
Les racines des herbes remuent.
Quelqu'un gémit au cimetière,
Le corps blotti contre un tertre.
Quelqu'un geint et se lamente,
Les étoiles coulent des hauteurs.
Tout au loin, je vois la mousse.
Mouche, mouche, où es-tu ?
1930
LA BATAILLE DES PACHYDERMES
Guerrier du terme, que dans la nuit
Tes beaux rêves s'égosillent !
Les figurines désarmées des substantifs
Sont attaquées par les chevaux des adjectifs,
Les cavaliers hirsutes poursuivent
La cavalerie des verbes,
Et les obus des interjections
Explosent au dessus de nos têtes
Comme des fusées.
Bataille du langage ! Lutte des définitions !
Dans la tour Syntaxe : pillage.
L'Europe de la conscience
Est dans le feu de la rebellion.
Malgré les canons ennemis
Qui tirent à lettres cassées,
Les pachydermes combattants de l'inconscient
Emergent lentement au grand jour
comme des bébés hypertrophiés.
Ils n'ont rien mangé depuis leur naissance,
Et se jettent dans des brèches mystérieuses
Et se dressent heureux sur leurs pattes de derrière,
Des silhouettes humaines entre les dents.
Pachydermes de l'inconscient !
Animaux combattants de l'enfer !
Ils accueillent d'un cri jubilatoire
Le butin du pillage.
Leurs petits yeux pétillent de joie.
Que de jouets ! Que de pétards !
Les canons se sont tus, ayant mangé leur soupe de sang,
La Syntaxe construit des maisons singulières,
Le monde est plein de splendeurs maladroites.
Les vieilles lois des arbres sont rejetées,
La bataille les expédie vers une nouvelle terre,
Ils discutent, rédigent des dissertations,
Le monde est plein d'un sens maladroit.
Le loup au lieu d'une gueule tuméfiée
S'est affublé d'un visage humain,
Il a sorti sa flûte et joue sans paroles
La première chanson des éléphants de guerre.
La poésie a perdu la bataille
Et sa couronne est toute cabossée.
Les Monts Blancs des tours centenaires ont chù,
Où les chiffres-centaures étincellaient,
Où brillait l'épée du sillogisme,
Affutée à la raison pure.
Eh bien, la bataille est perdue
Pour la gloire d'autres calembours !
La poésie dans son désespoir
Tord ses mains enragées,
Et maudit le monde entier.
Elle veut se suicider,
Tantôt rit comme une folle,
Tantôt court à travers champs,
Tantôt se roule dans la poussière
En proie à des tourments immenses.
Effectivement, comment se peut-il
Que la vielle capitale soit tombée ?
Le monde s'était accoutumé à la poésie,
Tout était si simple.
La cavalerie alignée en bon ordre,
Les canons soigneusement numérotés,
Et sur les drapaux, le mot Intelligence
D'un air de connivence saluait tout un chacun.
Et brusquement voilà que des pachydermes
Mettent tout sens dessus dessous !
La poésie observe leur manège
Et commence à étudier le mouvement
des nouvelles figures.
Elle commence à comprendre la beauté de la maladresse,
La beauté du pachyderme issu de l'abîme infernal.
La guerre est finie. Dans la poussière
Les plantes de la terre fleurissent.
Et l'éléphant se laisse apprivoiser par la raison,
Il mange des gâteaux et boit du thé.
1931
LE LAC FORESTIER
De nouveau j'ai vu luire sous le joug du rêve
Ta coupe de cristal dans le noir des forêts.
A travers les batailles des loups et des arbres,
Le tumulte des tiges, le râle des fleurs,
Où la sève des plantes abreuve les insectes,
Où la nature fauve règne sur les bêtes,
Je suis venu vers toi, écartant les rameaux
Et je me suis figé sur le seuil.
Couronné de nénuphars, orné de laîche,
Dans la parure sèche des roseaux flûtiers,
Reposait un morceau d'humidité pudique,
Refuge des poissons, mouillage des canards.
Mais que de calme autour, hiératique et bizarre !
Pourquoi tant de grandeur en cet humble lieu ?
Pourquoi les hordes d'oiseaux ne s'agitent-elles point,
Mais dorment, bercées d'un doux sommeil ?
Seul un courlis solitaire se lamente
Et souffle vainement dans sa flûte-roseau.
Et le lac sous les feux calmes du soir tombant
Repose tout au fond, lumineux, immobile,
Et les pins tels des cierges se dressent très haut,
En rangs serrés d'un bord à l'autre.
Et la coupe sans fond pleine d'eau translucide
Luit et développe sa propre pensée.
Comme l'oeil d'un malade s'emplit de tristesse
Sous la lueur première de l'astre du soir,
Et sans plus compatir à son corps invalide
S'illumine, fixé sur le noir des hauteurs.
Des foules d'animaux au travers des sapins
Montrent leurs visages cornus et s'inclinent
Vers leurs fonts baptismaux, leur source véridique,
Pour y boire l'eau de la vie.
1938
Alexis PARCHTCHIKOV
Poèmes
Traduction de Christine Zeytottnian-Belotis
Alexis Parchtchikov est né en 1954 en Ukraïne et a fait ses études à l'institut de littérature de Moscou. Il est l'un des principaux représentants de la nouvelle vague poétique des années quatre-vingt, plus précisément de sa branche dite « métaréaliste ou « méta-métaphoriste Nous avons déjà eu l'occasion de le publier dans LRS (N° l et 4). Comme chez Zabolotski, les animaux occupent une place centrale dans les quelques poèmes que nous avons choisi de traduire.
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LE HÉRISSON
Sombre prophète extrayant la racine du ciel,
et transportant le corps de Sébastien.
Le hérisson traverse une passoire :
son dos multiple manque d'unité.
Tu le grondes : il s'éteint, on le croirait percé,
et file sous tes pieds pour tomber dans ton col.
Instrument d'ajusteur, boute en train qui twiste,
sa frayeur revêt un maillot soluble.
Il a l'aiguille douce, comme en boîte, pour les femmes,
il piétine les joues des hommes endormis.
Hérisson disparu : pétarade sèche.
Ressuscité, secoue toi ! Tu es plein de piquants !
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Je t'ai lâché, loup aveuglant
à la course en dentelle, et maintenant j'ai honte :
la vodka dénoue tes lacets de souliers,
tel un vent soufflant sous les parasols.
Je te vois marcher comme tout le monde.
Impeccablement, un pied devant l'autre.
Timide sur la route ensoleillée,
écrasé comme un foie arraché.
La chienne-vodka nage dans nulle part,
c'est personne qui l'excite contre toi.
Tu te promènes sur les eaux la tête en bas,
et des mollusques tintent dans ta chevelure.
LES OURS
De moins en moins de bêtes dans la capitale.
Les flambeaux noirs des ours qui nous font signe
derrière ces grandes bringues de tours
se font plus rares de jour en jour.
De plus en plus souvent ils tombent en hurlant
au cours des éclipses solaires.
En grognant, ils lèchent sur les toits
les oreilles des monuments à casquette.
Translucides.
Non point de ours, mais des brins de thé qui s'agitent.
Dans les cirques déserts
on les emmaillotte de bâches,
comme d'énormes bonbons,
on leur fait passer leur symétrie à coups de barre de fer',
les tordant vers le bien,
pour qu'ils comprennent :
Il fait meilleur être vache en Inde
que taureau en Espagne.
Aurions nous pu oser nous moquer d'Eliisée (1) ?
Plus de quarante enfants pour un brin de raison...
Les pieds en dedans, Descendant la montagne,
Soupape percée qui claque en plein vent,
son orgueil insolent l'attendrissait,
et nous étions fâchés avant la mort.
Nous sortions de la ville. Collecte de vieux papiers.
Et de rire en trouvant des livres de Mao.
Nous étions plus dénudés que la syntaxe,
entre nous la parole bougeait, nous effleurant.
Les méchantes langues de nos jolies filles
furent montrées au prophète :
— Amasseur de lumière, Elisée ! Et chauve en plus !
Deux expressions de la pilosité
émergèrent du bois, deux Médées,
plantigrades déplacés des ténèbres,
ourses petite et grande,
aveuglées de rage pour nous palper
nous froisser nous mutiler.
1.- Selon le second livre des Rois, dans l'Ancien Testament, quarante-deux enfants moururent déchiquetés par deux ourses pour s'être moqués de la calvitie du prophète Elisée. (N. d. t.)
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