Partie française (sans les illustrations de C. Zeytounian-Beloüs) des numéros épuisés de la revue
SOMMAIRE du numéro 14 (juillet 1994)
M. Andreeva Journal, hiver 1921-1922 // I. Elaguine Le comte ouvrier et paysan // N. Kremneva Le poisson d'or // V. Sorokine Le petit Ritt // M. Epstein La Russie est un rêve //
A. Makine Bounine et Tolstoï // I. Bounine A la datcha (extrait) // Poèmes de V. Khlebnikov, B. Pasternak La mort du poète, N. Iskrenko, A. Kozlov, N. Medvedeva.
Maria ANDREEVA
Journal, hiver 1921-1922
Document inédit
Archives de A.M. Gorki, Institut de littérature mondiale Gorki, Moscou Recherches, préparation du texte et notes de Galina Propolianis
Traduction d'Hélène Mélat et Laura Salina
Maria Fedorovna Andreeva (1868-1953), de son vrai nom Iourkovskaïa, fut actrice du Théâtre d'Art de Moscou et, de 1903 à 1920, compagne de Gorki, avec qui elle resta très liée, même après leur séparation. Commissaire des théâtres et des spectacles de Petrograd (1918-1921), elle travailla ensuite à la représentation commerciale soviétique de Berlin. Revenue en URSS, elle occupa, de 1931 à 1948, le poste de directrice de la Maison des Savants de Moscou.
Maria Andreeva est l'auteur d'une nombreuse correspondance (notamment avec Gorki et Stanislavski), d'articles, de souvenirs, de traductions, de nouvelles, de projets de scénarios et de pièces. Son journal, rédigé au cours d'un voyage à Moscou et à Petrograd (elle habitait alors à Berlin), est conservé dans les archives de l'institut académique Gorki, inaccessibles aux chercheurs jusqu'à une époque récente. Ce document, étonnamment actuel sous bien des aspects, est encore inédit en russe, il devrait être prochainement publié dans la revue Znamia.
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Comme le peuple russe est étrange.
Quand, dans les premiers jours de la Révolution de février, par une triomphale journée ensoleillée, des canons décorés de drapeaux rouges roulaient sur l'avenue de Tver, que défilaient des masses de militaires avec des insignes rouges et que le public les acclamait avec des visages rayonnants, les soldats chantaient :
« Russie, Russie, pauvre pays,
Amer, amer est ton destin ... »
Je ne sais si c'était le hasard ou parce que la jeunesse était partie au front, mais j'avais été frappée par le fait que les soldats éaient tous barbus.
Récemment, je marche dans la rue, les marchands s'égosillent : « Et voici des gâteaux sucrés au beurre et au pavot, ils sont bons mes gâteaux à la confiture de framboise !... » « Par ici, les petits pâtés chauds à la viande et au riz , par ici !... » « Des petites brioches fraîches, des petits pains fron-çais !... » Les femmes et les enfants crient d'une voix aiguë, des moujiks costauds d'une voix de basse et les gamins vendeurs de journaux hurlent sur tous les tons : « Izvestia ! Izvestia !... La Pravda du jour — discours du camarade Trotski ! La Feuille de Moscou Premier journal privé !... » Ils font ça avec sérieux, comme de vrais professionnels, vous dépassant d'une course rapide. On s'arrache ce qui se mange, mais les journaux se vendent moins bien.
Il y a là un énorme type en chaussures de tille qui a l'air d'un charretier et peut-être aussi d'un truand. Il injurie grossièrement une femme.
— Salope !... Suit un juron épouvantable. Tu prends cher, charogne !...
— Eh bien quoi, mon cher ! Une femme jeune bien en chair au teint coloré lui répond d'un air fautif dans son rapide parler moscovite, sans aucunement réagir à ses jurons. C'est qu'on a besoin de gagner sa vie, hein ? On a envie de gagner sa vie ! Eh bien, je la gagne, ma vie, mon cher !...
— Je gagne ma vie ! Tu estampes les gens, tu ne gagnes pas ta vie !
— J'estampe ? Qu'est-ce que tu racontes, mon cher ! Je gagne ma vie avec un travail honnête, je suis là à me geler toute la journée, la nuit je me brûle à côté du poêle, alors que toi... Que le Seigneur soit avec toi, mon cher !...
Pendant ce temps, elle sert cinq personnes, sans arrêter de parler et de se lamenter, puis elle s'adresse de nouveau au moujik :
— Pourquoi donc qu'on vit, mon cher, si ce n'est pour gagner sa vie ? C'est pour ça qu'on vit, mon cher !
— Est-ce que l'homme vit pour ça, espèce d'idiote ? L'homme vit pour bouffer, voilà pourquoi il vit !... répond l'autre d'un ton sec, et il tourne les talons.
Le concert d'Isadora Duncan. Elle habite dans l'hôtel particulier de Bolchakova (1), on lui donne beaucoup d'argent pour son école, il est interdit aux journaux de publier des comptes rendus qui ne lui soient pas favorables.
L'immense salle du grand théâtre Zimine (2) est pleine. Le prix des billets est de 180 000 roubles au premier rang, de 450 000 à 850 000 pour une loge.
On joue du Wagner. Les amateurs, pieusement assis, couvrent leurs yeux de leurs mains quand l'orchestre joue. Golovanov est au pupitre, il est blond, gros, sûrement pas très intelligent ; il ralentit les tempos, il s'est très vite mis à transpirer et on voit de grosses et lourdes gouttes dégouliner sur son visage brillant.
Le rideau se lève, la scène est entourée d'un demi cercle de drap gris-bleu, plongée dans une obscurité gris-bleu, et on voit au milieu une silhouette enveloppée d'un imperméable gris-bleu. Elle reste longtemps immobile. Puis elle commence à bouger lentement, ouvre largement les bras, en les levant au ciel, on voit alors une longue tunique transparente. C'est une silhouette purement grecque, large et un peu masculine. Le visage est agréable sans être joli, les cheveux très drus, raides, mais vaporeux, sont coupés à la garçonne. Ses mouvements sont plastiques. On dirait qu'elle chante un air d'opéra, mais on n'entend rien. Cette impression est d'autant plus forte qu'elle ouvre parfois largement la bouche et semble crier.
Cela s'appelle « La Marche funèbre ».
Elle interprète ainsi « la mort d'Iseult » : d'abord, toujours dans cette même tunique, mais sans imperméable, elle est couchée par terre au milieu de la scène, le front sur ses poignets croisés. Elle reste couchée si longtemps que quelqu'un derrière moi demande, inquiet : « Elle ne s'est pas endormie ? » Elle reste allongée au moins plusieurs minutes et absolument sans bouger. Puis elle soulève lentement la tête, se lève et fait à peu près la même chose, sauf qu'à la fin de la première fois elle s'immobilise, alors qu'elle tombe à la fin de la seconde.
Elle interprète d'une façon aussi monotone « la Chevauchée des Walkyries », bien qu'elle soit habillée autrement : elle porte une armure en écailles d'argent (on voit qu'elle est en tissu léger brodé de paillettes) et une courte jupe transparente. Ses genoux sont épais, plus très jeunes, ses grosses jambes sont laides, ses pieds grands et plats. Seul geste nouveau : elle trace souvent dans l'air avec le poignet de sa main droite une ligne en zigzag, comme si elle représentait un éclair, en regardant vers le haut, puis de temps à autre elle se penche en avant, presque jusqu'à terre, balayant le sol de ses cheveux.
Le dernier numéro représente Vénus dans la grotte, scène de l'opéra « Tannhâuser ». Avec une impudeur qui frise la naïveté, elle figure tout jusqu'au bout par ses poses et ses gestes. C'est plastique et cela rappelle fort les statuettes érotiques grecques. Elle exécute tout cela en courte tunique transparente et quand elle s'allonge par terre, on voit sa jambe entière et c'est très laid, car son corps est flasque et on sent qu'il est mou.
Si les premiers tableaux ont remporté un succès d'estime* (3), le dernier numéro a été ovationné. Il est curieux que lors des rappels elle ait essayé de faire saluer avec elle le charpentier du théâtre, pour se rapprocher du prolétariat, et celui-ci a été terriblement vexé :
—Je ne vais quand même pas me montrer avec une bonne femme nue ! Quelles saletés !
Je suis allée dans le premier restaurant russe ouvert après la Révolution, il s'appelle, bien sûr, « Empire ». Admettons que cela ait été son ancien nom, mais c'est très typique et caractéristique de nous autres, Russes, qui avons appelé la perspective Nevski rue du 25 octobre, la rue Millionnaïa rue Khaltourine, que le premier restaurant ait gardé son nom d' « Empire » ; le propriétaire en est le Conseil central des syndicats, et on ne compte plus qu'en millions.
J'avais déjà eu l'occasion d'aller dans ce restaurant auparavant ; à mon grand étonnement, il s'est relativement bien conservé. Un assez bon orchestre à cordes y joue, son répertoire est très correct et, comme il est de règle dans la bonne société, personne ne prête attention à la musique. Le chef est le vieux Krich (4), en habit. Les laquais, âgés pour la plupart, portent un veston noir et un tablier blanc, c'est l'ancien personnel du restaurant. Sur les petites tables il y a des nappes propres, brodées du mot « Iar », on donne des serviettespropres, et même légèrement amidonnées, la vaisselle est magnifique, bien que dépareillée, la porcelaine de formes et de dessins les plus divers, on nous a servi le café dans des verres bullés verts.
Un déjeuner de deux plats coûte 35 000 roubles, celui de quatre plats en coûte 100 000.
Un verre de café au lait coûte 20 000 roubles, un gâteau 12 000.
La cuisine est moyenne. Pour 100 000 roubles on nous a servi une soupe crème d'orge* avec des petits pâtés russes* (ce qu'on appelle vulgairement des rastegaï), une sandre à la polonaise, du veau pommes frites* et une mousse à la reine*. Les petits pâtés qu'on nous a servis sont tout à fait comme avant guerre, il y en a beaucoup et ils disparaissent à la vitese de l'éclair. Toutes les tables sont constamment occupées, les clients changent souvent, on mange beaucoup et goulûment ; pour payer, on sort d'énormes liasses de billets, uniquement des grosses coupures. Nombre de dames ont gardé leur fourrure, bien qu'il ne fasse pas froid dans le restaurant. Les hommes pour la plupart portent des vestes d'uniforme assez minables et des bottes de feutre ; les visages sont peu distingués, il y a beaucoup de militaires récents, ceux-ci sont mieux vêtus et se tiennent droit. Mais on rencontre aussi des civils bien habillés, des étrangers dans la plupart des cas. On dit que toutes les « missions » déjeunent ici.
M. G. Rodé se pavane, ça se comprend, c'est l'un des manitous. Il est très fier de sa réussite.
— Écoutez ! Vous avez vu qui travaille ici, Ivan Ivanovitch Testov lui-même, il est debout là-bas, il surveille. Chaque jour nous gagnons dix millions net, nous faisons jusqu'à 1 200 couverts à 7 000 roubles pour les élèves officiers, et des couverts à 12 000 pour les employés du Conseil central, vous avez vu ça ?
Le contraste est étonnant entre ce public et celui qui assistait au concert de Duncan ; là-bas, les femmes étaient toutes habillées de façon élégante, beaucoup
d'étoles de zibeline et d'hermine, beaucoup de diamants, les hommes étaient vêtus à l'européenne, certains même en smoking et tous parlaient art, esthétique, plastique et rythme, suçant délicatement des bonbons et mangeant des gâteaux ; Moscou est inondé de gâteaux.
Ici au restaurant ce n'est pas un vrai orchestre, les musiciens, soit dit en passant, jouent parfois merveilleusement bien, comme pour eux-mêmes, et de bonnes choses, le vieux Krich s'emballe, mais personne ne leur prête attention et tout le monde semble engloutir, plutôt que manger, avec concentration et avidité. On m'a donné un ordre de réquisition amusant pour une chambre : « Prière de donner à la camarade Andreeva une chambre à l'hôtel Savoy, bonne nourriture comprise. Si possible, sans punaises ». J'ai eu droit à une petite chambre qui venait d'être refaite avec de la peinture à la détrempe et où on avait du mal à respirer à cause de l'odeur de peinture et de plâtre frais, mais, hélas, les punaises n'en ont pas souffert, et j'ai été obligée de passer la première nuit assise dans un fauteuil poussé au milieu de la pièce ; en effet, à peine m'étais-je couchée, lumière éteinte, et commençais-je à m'assoupir que je dus sauter hors du lit car j'avais l'impression qu'on m'avait posé un cataplasme à la moutarde littéralement des pieds à la tête. Le lit bougeait comme s'il était vivant, et ma chemise de nuit blanche était brodée des perles noires des petites punaises.
Le lendemain je me mis à supplier la femme de chambre Raïa, dès qu'elle entra, « au nom du Christ, faites quelque chose, il est impensable de dormir ici ! »
Comme elle avait reçu beaucoup tout de suite, elle me fut immédiatement favorable.
Elle poussa des oh ! compatissants, secouant tristement la tête ; c'est une femme déjà plus toute jeune, avec un visage de la campagne et un ventre énorme. Effectivement, elle a quand même dû faire quelque chose, car vers le soir à toutes les odeurs insupportables s'ajoutaient celles du pétrole et de la camomille de Perse, et on pouvait dormir dans le lit ; bien que les punaises n'aient pas toutes disparu (j'en ai trouvé une, desséchée, qui nageait dans le tub, et la nuit j'ai dû en enlever deux sur mon oreiller pour les noyer dans le seau) , j'ai bien dormi. Je pense qu'on court tellement dans la journée (il y a des tas de cochers, mais ils ne prennent pas moins de 25 000, et si on va un peu plus loin, 50 000, et même 100 000 roubles, les voitures de luxe, elles, prennent un million) que les punaises, s'il n'y en a pas trop, n'arrivent pas à vous réveiller.
Les deux premiers jours à l'hôtel, j'ai été gavée. Le troisième jour étant le premier janvier, la cuisine était fermée, mais personne n'en avait été prévenu, on avait simplement fermé la salle à manger, un point c'est tout. Le matin, je suis allée demander ne serait-ce qu'un verre de thé ; on m'en donna un à titre exceptionnel.
Un peu plus tard Raïa vient dans ma chambre rechercher le verre et voit que la chambre est rangée et que le lit est fait, je suis assise et je lis.
— Oh, apparemment, vous n'avez pas couché ici ?
— Pourquoi ? Si, j'ai couché ici.
— Et vous avez fait le lit vous-même ? Sûrement vot' petit coeur a senti qu'aujourd'hui, c'est fête, on n' travaille pas. Vous voulez encore du thé ?
J'ai rapporté ensuite le verre ; dans une chambre minuscule, probablement une ancienne salle de bains, sans aération, une ampoule anémique, de 10 ou peut-être 15 W, brûle au plafond, deux lits étroits face à face, un contre chaque mur, séparés par une table de jeu repliée, sur les côtés deux chaises viennoises, près de la porte une petite malle bariolée. Raïa et une autre femme un peu plus jeune sont couchées sur l'un des lits, deux autres sur le deuxième lit, elles sont nu pieds, ni peignées, ni habillées, un jeune soldat de l'armée rouge est assis sur la malle. Chacun ronronne sous son nez, quelque chose d'intermédiaire entre une chanson et un gémissement ! Dans la chambre règne une odeur nauséabonde, et on manque terriblement d'air. Sur la table un samovar de guingois, de la vaisselle, de la nourriture, une grande queue de hareng dépasse d'une feuille de papier.
C'est ainsi que les gens célèbrent une fête à Moscou quatre ans après la Révolution.
La veille j'ai fêté le nouvel An chez Iouri (5). Je suis arrivée chez eux à neuf heures du soir, ils étaient en train de se laver. Une cuve à lessive est posée par terre dans la salle à manger, de l'eau bout sur le poêle dans un grand chaudron, par terre un chaudron rempli d'eau froide avec une puisette accrochée dessus... Dans la même pièce le dîner, recouvert d'une grande serviette blanche brodée avec une large dentelle, est préparé sur le buffet, cette fois-ci il est très copieux, avec des zakouskis et même une carafe de vodka, pas très grande. S'étant lavés, ils ont essuyé par terre, ont mis une nappe propre sur la table, et la salle de bains est redevenue salle à manger.
On frémit de voir dans toutes les rues, en particulier là où il y a des jardins, ou sur les boulevards, se serrant contre les grilles, assis à même la neige, des gens effrayants avec des enfants enveloppés dans des haillons, hirsutes, recouverts de sacs déchirés. Ils ne demandent même pas la charité, mais restent là assis, recroquevillés sur eux-mêmes, après avoir posé devant eux une chapka, un calot, ou avoir étalé un chiffon... Les habitants passent, pressés, et il est rare que quelqu'un donne un petit quelque chose... Ce sont, bien sûr, les gens qui ont fui les endroits où règne la famine. Leur aspect rappelle fort ces Bulgares et ces mendiants savoyards avec leurs singes et leurs blaireaux que je me souviens avoir vus dans ma plus tendre enfance, ils sont aussi étrangers et inadaptés.
Il en arrive parfois à Moscou un plein chariot venant d'on ne sait où, ils s'installent tout autour. On m'a dit qu'on aurait vu rue Miasnitskaïa des convois entiers de ces chariots, moi, je ne les ai pas vus, mais ces gens ont apporté partout avec eux la fièvre typhoïde, toutes sortes de maladies contagieuses ; le typhus fauche à droite et à gauche. Les médecins meurent les uns après les autres : Troïtski, Viadimirski, Morkovnikov sont morts.
Alexeï Maximovitch (6) disait toujours : « le moujik est l'ennemi de la ville... »
En outre, la maladie du sommeil est apparue à Moscou. Plus de cent cas, tous mortels, ont été enregistrés ; seule une jeune fille de seize ans en a réchappé, mais elle est restée débile jusqu'à présent. J'ai vu quelques malades à l'hôpital près de Devitchi. Ils sont couchés avec un sourire bienheureux et dorment ou sommeillent. Certains marchaient, d'une façon qui semblait peu naturelle, théâtrale, dirais-je, avec les bras étendus devant eux et clignant des yeux, toujours avec ce sourire bienheureux.
On dit que les hypocondriaques sont les plus susceptibles d'attraper cette maladie.
Que l'on se promène en ville, que l'on soit assis au théâtre ou que l'on voie des amis, on ressent tout le temps un sentiment de tristesse inassouvi, un ennui gris et gluant : tous ne font que parler d'argent, de transactions lucratives, on achète, on vend, on rachète, on revend...
Avant, tout le monde parlait de nourriture, maintenant, on mange, beaucoup mangent beaucoup, même des gâteaux, et ils boivent du vrai vin que l'on peut acheter dans les magasins pour 250 000 roubles et plus.
Je me souviens souvent de mon enfance : Noël était passé, il y avait eu un sapin, une fête, les vacances étaient finies, il fallait retourner au lycée. On court le matin de bonne heure, il fait sombre et triste, la rue semble grise et humide, dans la classe il fait particulièrement lugubre, froid et inconfortable, je suis hébétée de tristesse, mais il faut s'atteler à la tâche...
Il y a eu beaucoup de tragique, beaucoup de larmes, de douleur humaine et de désespoir pendant ces années-là, beaucoup de vexations et de désillusions, mais la vie bouillonnait et coulait telle une rivière impétueuse, tous vivaient de façon particulièrement intense, alors que maintenant sent arrivés les lendemains gris et la réaction.
Quand on parle avec quelqu'un, on a de plus en plus souvent l'impression que c'est â malin malin et demi. Et tous sont des voleurs !
A qui n'ai-je pas essayé de parler de mes interventions en faveur des victimes de la famine en Russie, qui n'ai-je pas essayé d'intéresser en disant que beaucoup avait déjà été fait, peine perdue !
Vladimir Ilitch (7) était souffrant, en me parlant il s'intéressait bien plus aux possibilités commerciales, au cinématographe, à Stomoniakov (8) (« n'est-il pas un peu lent ? »), à la santé et à l'état d'esprit d'Alexis Maximovitch, et même à moi personnellement, qu'à l'aide apportée aux affamés ; il m'a semblé qu'il n'était pas trop confiant dans la possibilité de faire de la propagande en faveur du contact avec la R.S.F.S.R. au moyen d'autres voies que le profit commercial. Kamenev était inquiet au sujet du prochain congrès des Soviets (9) et se disait si occupé qu'il ne pouvait se libérer une demi-heure.
Kalinine (10) et Enoukidzé (11) aussi.
Tchitcherine (12) de même. Litvinov (13) m'écouta en silence alors que, en hâte et très sèchement, je lui faisais part de mes interventions, puis me demanda aimablement si je n'avais pas besoin de son aide en Russie pour moi personnellement. Ganetski et Piliavski, qui étaient présents, m'ont fait le baise-main en me disant bonjour et au revoir, après une audience si hautement bienveillante de la part des autorités supérieures, mais mon rapport ne produisit aucune impression.
Eydouk (14) fut le seul à me demander de lui faire un rapport écrit détaillé, de lui donner mes photographies, des articles de journaux et tout ce qui concernait mes interventions et mes voyages.
Eydouk me demanda aussi de venir visionner des films de propagande pour l'aide aux affamés qui décrivaient leur situation.
Dans le grand théâtre d'Art, bien conservé, place de l'Arbat, dans le style Empire, qui vient tout juste d'être refait, un orchestre pas mauvais joue des valses, des marches , des « potpourret* » (comme indiqué dans le programme) ; on aime beaucoup maintenant s'exprimer en langue étrangère et bien souvent mal à propos et avec des fautes.
Quelques officiels étaient présents, mais peu nombreux, le public invité était clairsemé, tout le contingent de billets gratuits avait été, paraît-il, distribué. La séance commença par le film de propagande « Tout est entre nos mains » de l'écrivain Novikov (15), grand connaisseur de la vie quotidienne russe.
Avant le début de la séance, le camarade Voevodine, responsable du département cinéma-photo de l'Enseignement politique du Commissariat à l'Instruction publique monta sur scène. C'est un homme de haute taille avec un visage purement russe, une barbe en forme de pelle, un peu grêlé, laid, avec des cheveux longs qu'il secoue souvent à la manière des artisans (c'est un serrurier), il porte un manteau anglais magnifique avec un col en astrakan et des bottes hautes de cavalerie superbes ; d'une voix aiguë, sur une seule note, il prononça littéralement ce qui suit :
« Voilà, citoyens et citoyennes, et camarades... Permettez-moi de vous présenter notre travail... Notre travail du département photo et cinéma, du département photo et cinéma dont je suis le responsable ! Bien sûr... mon département de photo et cinéma... bien sûr, nous avons fait très peu... c'est-à-dire nous n'avons presque rien fait, car tout est détruit, et il n'y a pas de pellicule vierge, et voilà, ce que nous avons fait, nous allons vous le montrer... Nous allons montrer ce que nous avons fait, ne nous jugez pas sévèrement, car nous, les spécialistes, nous savions que nous n'avions presque rien fait, parce qu'on ne peut pas faire plus, car tout est déjà détruit et il n'y a pas de pellicule vierge, et nous sommes un peuple arriéré, et c'est pourquoi, voilà. »
Il nous fit signe avec sa casquette, l'orchestre joua l'Internationale, tous se levèrent et Voevodine disparut dans les coulisses.
La séance commença. Jouent dans le film : Sergueï Arkadievitch Golovine, acteur du théâtre Maly, c'est un homme d'un certain âge, très fort, avec du ventre, un grand visage bouffi de seigneur, une actrice du théâtre Maly, Barantsevitch, une belle femme, pas mauvaise en tant que jeune grande dame* de comédie, et Mikhaïl Alexandrovitch Tchekhov, acteur du théâtre d'Art.
Un riche moujik de Samar. (Golovine) vit avec sa femme (Barantsevitch) et leurs deux enfants dans une riche isba russe. La maison regorge de tout, ils sont tous lisses, bien nourris, habillés comme des gravures de mode, la petite fille porte une robe d'indienne rouge feu, toute raide sur elle, et quand elle court, on dirait une clochette qui se balance, le petit garçon porte (en été) des petites bottes en maroquin. Golovine rentre le foin, il l'empile avec des gestes maladroits sur un chariot à l'aide d'une fourche ; ses deux enfants ont couru lui apporter son déjeuner dans une jolie petite cruche et un mouchoir bigarré ; il agite les bras de façon théâtrale pour manifester son contentement, caresse avec exagération ses enfants, ceux-ci se mettent à faire des galipettes avec exagération dans le foin (la mise en scène est de Sanine (16)) pendant que Golovine, renversant très haut la tête d'une manière peu naturelle, boit dans la cruche vide. Pendant ce temps, Barantsevitch tisse, installée dans l'isba devant un grand métier (la scène a lieu en été, c'est évident).
Golovine et les enfants reviennent des champs, on prépare apparemment le dîner, pendant ce temps Tchekhov, qui habite Tver, se dirige à pied vers le village, son visage est terriblement émacié, il est maigre, en loques, vêtu d'un vêtement paysan de bure, avec une besace sur l'épaule, il marche à la recherche de pain, car à Tver il y a une très mauvaise récolte et c'est la famine.
Il s'approche de l'isba de Golovine, se signe avec ferveur, regarde autour de lui, monte les marches du perron avec peine — dans l'isba on s'est déjà mis à table pour dîner — il ouvre la porte, entre, on le regarde avec étonnement, Barantsevitch l'examine attentivement, pousse des cris qu'explicite l'intertitre : « Mon frère, Vaniouchka ! Mon cher frère ! » et se précipite dans ses bras. Tchekhov raconte les malheurs de sa région, on l'écoute avec sympathie, Barantsevitch pleure (et moi, je n'arrête pas de me demander comment il se fait qu'une habitante de Tver ait pu épouser un moujik de Samara), Golovine décide d'aider les malheureux, en leur donnant de sa riche récolte, car « il faut aider son frère, le moujik, même s'il est de Tver », c'est écrit dans les titres ; en même temps que lui, à en juger par les titres, tous les gens riches de la région de la Volga ont décidé d'apporter également leur aide (quand ? on ne le dit pas) , on montre les sacs de grain que l'on charge sur des bateaux, que l'on transporte en chemin de fer et que l'on distribue ensuite aux habitants de Tver (c'est évident, car on donne un sac à Tchekhov) ; tous prient pour leurs frères moujiks bienfaiteurs, en recevant les sacs, ils se signent, s'inclinent et, courbés sous la charge, emportent les sacs chez eux.
Et ensuite on montre l'inverse : en 1921 dans la région de Tver la récolte de blé a été fabuleuse, chez Tchekhov également, les gens de la région sont repus, bien nourris, ils sont habillés élégamment, ils ressemblent aux concierges d'autrefois lors de la fête de Pâques, et ils vont dans leurs entrepôts de blé, heureux, font couler le grain d'une main dans l'autre et ouvrent leurs caisses pleines de grain. Autrefois on trouvait ce type de caisses dans les écuries pour l'avoine, je ne sais pas s'il en existe dans les entrepôts à la campagne, car je n'ai pas eu l'occasion de le voir.
Tout le blé de Golovine a brûlé : l'été a été torride et sec, on montre des vues véritables de cette année, terribles dans leur simple vérité ; il est ruiné et c'est la famine. Après avoir vu la vérité, il est assez difficile de regarder la fausse vie du moujik du film. En alternance avec d'authentiques images de douleur et de souffrances, on montre les souffrances de Barantsevitch et de Golovine qui est maquillé pour paraître maigre, ce qui lui fait des yeux de chouette et les joues sales. Quand ils essayent de partir en bateau pour chercher refuge chez Tchekhov, leur fils Seniouchka se noie. On voit le petit garçon sauter sciemment, mais très adroitement, du bateau et plonger dans l'eau comme une pierre, mais on montre en même temps le véritable embarquement de ceux qui fuient la famine et c'est terrible jusqu'au désespoir. Des moujiks aux trognes bestiales s'engagent sur la passerelle, repoussant férocement et aveuglément les femmes et les enfants, dont certains tombent effectivement à l'eau. D'autres bêtes fauves, arrivés en barque, grimpent directement le long des bords, escaladent la passerelle et repoussent avec acharnement de leurs énormes pieds nus ou en chaussures de tille ceux qui, venant d'en bas, s'accrochent à leurs jambes...
Un de ceux-là prend plusieurs fois son élan pour enfoncer son pied chaussé d'un énorme sabot d'écorce usé dans le visage d'une femme avec un bébé qui se faufile d'en bas, son visage sale est couvert de larmes, le bébé pend dans son bras comme un paquet, comme mort. Cela, c'est authentique, ce n'est pas fabriqué.
Et juste à côté une scène écoeurante : Tchekhov va dans son entrepôt après qu'un soldat de l'Armée rouge, assis sur un banc de terre dans la rue, lui ait lu dans le journal les horreurs de la disette dans le bassin de la Volga, et des visions et des fantômes surgissent devant lui dans les coins sombres : Golovine est à genoux, il tend des mains suppliantes, derrière lui pleurent Barantsevitch et leurs enfants amaigris, et ensuite des groupes sans fin de différents acteurs, déguisés en moujiks, tous demandent la charité, tendent les mains vers lui, ces mains innombrables s'accrochent à la caisse de grain, Tchekhov en devient presque fou. Une scène encore pire, dans laquelle est montrée une baraque pour malades du choléra, où sur des châlits propres se contorsionnent des acteurs habillés en moujiks, avec de belles bottes, des chemises flottantes, des ceintures caucasiennes ciselées, avec vestons, perruques et barbes comme dans les pièces d'Ostrovski.
Apparaît une jeune actrice, habillée en infirmière, et il lui semble que toute la Russie est au pouvoir de la mort, on nous montre aussi cette mort : c'est quelqu'un de grand dans une houppelande en velours noir, sur laquelle un squelette est dessiné à la peinture blanche, avec dans les bras une faux de théâtre. Face au public, la jeune actrice écarquille les yeux d'horreur et se cache le visage dans les mains. Arrive un groupe qui représente allégoriquement les peuples de la Russie, la mort de haute taille brandit sa faux, le groupe tombe à la vitesse de l'éclair et se fige comme s'il était mort.
Tout cela manque de goût, c'est techniquement mauvais, c'est grossier et il est peu probable que cela puisse convaincre quelqu'un. Si on montrait ce film à des moujiks, ils se mettraient à rire à coup sûr sans y croire le moins du monde.
Pendant la représentation, l'orchestre joue une musique qui ne convient pas.
Et au son de cette même musique, on commence à montrer les actualités sociales : la famine de 1921, des prises de vues de juillet et de décembre...
On montre des champs terriblement arides, où littéralement à 35 cm les uns des autres se dressent de courts épis, cassés et peu fournis, séparés par de larges crevasses. Des femmes jeunes et vieilles pliées en quatre ramassent à la main ces épis un par un, leurs visages sont maigres et noirs.
Elles portent ensuite ces épis avec soin sur une bâche ou une toile étendue dans le champ, où les moujiks, accroupis, les battent non pas avec un fléau, mais avec des bâtons, attentifs à ce que pas un seul grain des maigres brassées ramassées par les femmes ne soit perdu...
Passent devant nos yeux des groupes de Tatars, aux jambes enflées, avec des plaies sanglantes, leurs visages font peur ; les enfants tatars sont maigres comme des triques, le ventre ballonné.
Les gens qui ont abandonné leurs maisons s'enfuient droit devant eux, à pied, dans des charrettes attelées de chevaux qui n'ont plus que la peau et les os, et ils meurent en chemin.
Une jeune femme tatare est couchée par terre, le nez dans le sable, morte, un petit enfant se traîne autour d'elle et cherche son sein, il ouvre sa petite bouche édentée et pleure amèrement.
L'embarquement dans le train des enfants que l'on évacue des provinces où règne la famine. Les enfants sont nombreux. On les approche de la caméra, on leur découvre les bras : tout filiformes, on montre leurs jambes, minces comme des bâtons, aux genoux proéminents, on découvre leurs gencives, on voit qu'elles saignent et sont enflées, leurs visages sont couverts de croûtes et de plaies. Une femme tient dans ses bras un enfant d'environ quatre ans qu'on ne peut regarder sans pleurer : ses yeux sont énormes, comme chez les petits des aigles, sa tête tient à peine sur son cou tout mince, des petite mains sans trace de chair, que des os. Et il y en a des milliers, des milliers !
L'hôpital pour cholériques : une baraque, devant laquelle des cadavres sont couchés, au premier plan un garçon d'une dizaine d'années, en chemise sans ceinture et en culotte, pieds nus. Son petit visage est tout en angles, son menton et le bas de son corps sont pointus comme un couteau aiguisé, ses mains sont croisées sur sa poitrine, et son ventre n'est plus qu'un trou profond sous ses côtes. A côté de lui, un adulte qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau, en plus grand.
Il y en a encore et encore d'autres, tous sont pareils.
On prépare de la farine à base d'arroche, de feuilles sèches, de paille hachée, avec encore une autre substance qu'on ne voit pas très bien, de l'argile ou quelque chose d'encore pire. On cuit du pain...
Point de distribution de nourrituire. Sur une grande charrette sont installés des réservoirs fumants, des femmes y puisent avec des louches aux longs manches le brouet qu'elles distribuent au peuple : enfants et adultes. Toute une forêt de mains avec des écuelles, des tasses, des gourdes et des tessons se tendent vers elles.
Une neige peu profonde est tombée sur le champ, une rosse maigre erre, son ventre est enflé et ses côtes saillent comme les cerceaux d'un tonneau usé, elle broute des ronces avec ses lèvres molles et pendantes, tandis qu'à côté d'elle des gens ramassent en hâte ces mêmes ronces pour les manger.
On voit défiler des villages et des bourgs. L'un d'eux est un gros village, avec une belle et grande église blanche au milieu d'une vaste place, les isbas sont grandes, solides, beaucoup ont des toits de fer, les portes et les fenêtres sont condamnées, là où les toits étaient en chaume, ils ont été démontés et mangés, comme il est précisé dans l'intertitre.
Encore des gens qui fuient. Ils sont dans des traîneaux, grands et petits, attelés de grands et beaux chameaux. Il neige. Ça glisse ! Les animaux tombent, se relèvent et se traînent plus loin. Un chameau est à bout de forces, on voit que le sang a jailli de sa gueule, où il a gelé en excroissances qui la rendent hideuse, le chameau essaie de se relever sans y arriver, allonge le cou et de grosses larmes coulent de ses yeux immenses, tout à fait humains et se transforment en glaçons sur sa barbe.
Des enfants, habillés comme en hiver, sont assis sur le perron d'une grande maison en bois où ils sont en train de manger ; F. Nansen descend les marches du perron, on voit son visage naturel, simple, c'est celui d'un homme occupé, et cela lui est égal qu'on le regarde ou non. Il goûte avec une petite cuiller la nourriture dans les écuelles des enfants, dit quelque chose à ceux qui l'accompagnent. Il y a de nouveau des milliers d'enfants.
Enveloppé dans des fourrures, Nansen s'assoit dans une grande voiture de voyage, son visage est sérieux, mais toujours naturel et simple, gentil. Ceux qui sont avec lui sont pareillement affairés et simples.
La chronique se termine sur un cimetière à Bouzoulouk, quelques personnes creusent des tombes dans la terre gelée avec de grandes pelles, rejetant des mottes apparemment gelées, de la vapeur sort de leur bouche. Un vieux prêtre dit la messe devant des cadavres nus gelés. Ils sont empilés et il est écrit qu'ils sont plus de 20 000.
Et quel manque de tact : on joue à nouveau l'Internationale, tout le monde se lève, les militaires saluent, et on voit le perron du Sovnarkom au Kremlin, une voiture magnifique est là, le chauffeur salue, Vladimir Ilitch descend les marches du perron, il rit plusieurs fois, avec lui il y a l'énorme Américain Kristenson, le petit Rotstein ; Anatoli Vassilievitch (17), avec son grand manteau de fourrure et son habituelle petite casquette marche rapidement, et à côté Voevodine, le responsable du département photo-cinéma, change de place plusieurs fois, s'efforçant de rester dans le champ de vision de la caméra, regardant vers l'objectif, et essayant, sans aucun doute, de s'inscrire dans les pages de l'histoire. Il fait tout cela en raison de sa bêtise et de ses sentiments patriotiques, mais on pourrait difficilement inventer une contre-révolution pire que ce couronnement de la terrible « chronique de la famine ».
A propos, ce même Voevodine a donné tout le documentaire à un certain Rjevski-Zamkovoï qui l'a emporté en Suède, sans même lui laisser une copie du film. Si celui-ci est égaré ou détruit, un témoignage précieux de l'histoire russe disparaîtra, de même qu'un instrument pour les gens qui collectent du blé et de l'argent pour aider les victimes de la famine.
J'ai entendu aujourd'hui une maman de l'intelligentsia se plaindre, horrifiée : son petit garçon de onze ans a travaillé tout l'été dans les jardins potagers de l'Institut polytechnique de Petrograd. Ces jardins ont remplacé d'anciens champs d'épandage et la plupart des travailleurs souffrent d'abcès, de clous, de furoncles, d'anthrax et autres.
Le petit garçon avait aussi plusieurs abcès sur le corps et l'un d'eux a pris des proportions particulièrement alarmantes au cours du voyage, quand la famille se rendait à Moscou pour s'y installer.
Après l'avoir lavé dans une cuve à lessive et habillé de propre, la maman a emmené son fils à l'hôpital Postnikov, qui est le meilleur hôpital chirurgical. L'opération a duré une quinzaine de minutes, mais son manteau et sa veste avaient dû être déposés sur la couchette de l'infirmerie.
Rentré à la maison, le petit garçon ne tenait plus en place, se grattait en se plaignant de démangeaisons. Sa maman le déshabilla et vit avec désespoir que son enfant était plein de grosses punaises foncées qui avaient déjà eu le temps de se faufiler sous le pansement de gaze.
Me voilà à Petrograd. Après Moscou, ça fait une très forte impression : on se demande si c'est une vraie ville ou bien une maquette de musée, ou encore Petrozavodsk en plus grand... De loin en loin, un tramway passe. Encore moins souvent, une auto, qui propage autour d'elle l'irrespirable odeur du kérosène brûlant. Et très rarement, un fiacre. Des gens errent...
Alors que je m'apprête à quitter la gare de la route Nikolaevskaïa, une fille au bras d'un marin vêtu d'un pantalon patte d'éléphant, elle-même en manteau d'astrakan, mais un fichu blanc sur la tête, s'exclame :
« Mazette, ça c'est une aristo ».
Machinalement, je lui demande pourquoi.
— C'est à son vol qu'on reconnaît l'oiseau ! » Et elle éclate de rire.
Je ne saurais expliquer ce qu'elle entendait par là, mais j'ai immédiatement senti dans la façon dont elle parlait, dans ce ton plus satisfait et plus encourageant que méprisant, quelque chose de nouveau, de différent, n'ayant radicalement rien de commun avec ce à quoi nous avons été habitués ces dernières années.
Nous traversons le Pont de la Trinité. Le soleil inonde la Neva. Il fait extrêmement froid. Pas un chat nulle part...
Je demande au cocher la raison d'un tel désert.
Le cocher, visiblement petersbourgeois de souche, un homme d'un certain âge, me répond, d'un ton qui trahit sa fierté blessée:
— Mais tout le monde mange à cette heure ! Deux heures et demie ! Vous n'avez donc pas remarqué, quand nous sommes passés sur la perspective Nevski, que toutes les boutiques, tous les magasins étaient fermés. On déjeune !
C'est bon signe, me dis-je, si tout le monde déjeune.
Avenue Kronverks, je rencontre plusieurs acteurs de la Maison du peuple. Des employés. Ils me font des signes. Courent me rejoindre. Et hurlent de joie :
— Maria Fedorovna est arrivée ! Vous êtes là ? Eh bien, Dieu soit loué !
Ils se plaignent. Disent que le théâtre se meurt. Qu'il périt. Est détruit.
Les chanteurs d'opéra sont horrifiés: le Comité d'Instruction politique a décrété leur fermeture.
On m'a ensuite raconté que ceux qui m'avaient vue colportaient au pas de course la bonne nouvelle aux autres acteurs du quartier : M.F. est là. Tout va aller mieux maintenant !
Les pauvres. Les temps doivent être durs pour eux.
La maison où nous vivions (18) a été laissée à l'abandon. La salle à manger est glaciale, le plâtre tombe du plafond, quelqu'un à l'étage au-dessus a encore oublié de fermer un robinet. Par terre, il y a de grands sacs d'argile, ou peut-être de chaux. Dans la cuisine, personne ne cuisine plus. La chambre de Maria Ignatievna est encombrée de ses meubles. Personne n'y vit.
Les Diderichs ont installé un poêle dans la chambre de Soloveï ; c'est là que Valia peint et dessine, et c'est encore là que le soir, toute leur bande se rassemble, ils fument des cigarettes qu'ils font eux-mêmes avec du mauvais tabac, jouent aux cartes, boivent du thé et souvent du vin que l'on trouve en vente libre à présent. Leurs repas sont copieux, leurs menus variés. C'est la servante Katia, jeune mais édentée, qui les leur prépare ; ils sont toujours bien chauffés.
Chez les Kiakcht il fait froid, et ces deux derniers mois, ils n'ont mangé que des pommes de terre à l'eau avec du sel, sans beurre et même sans hareng.
A quinze heures trente, il se rend pour répéter au théâtre qu'il ne quitte pas jusqu'au spectacle ; après le théâtre, il travaille dans un cabaret jusqu'à deux heures, deux heures et demie du matin ; il rentre chez lui vers trois heures, il mange, il s'endort vers cinq heures ; à midi, il se lève, fend du bois, fait quelques réparations, allume le poêle — pas tous les jours—, à quinze heures trente, il part travailler et ainsi de suite, tous les jours. En échange de ce travail de forçat, il touche huit cent mille roubles.
A Moscou, les danseurs demandent quatre à cinq millions pour un seul concert, et trois numéros au maximum*..
Vera, elle, fait la couture, la lessive, le repassage, le ménage, la cuisine, cuit le pain, etc...
La chambre de Maria Pavlovna n'a pas été chauffée une seule fois de tout l'hiver. Les Kiakcht ont à plusieurs reprises tenté de la convaincre de chauffer, mais elle ne veut rien entendre, sous prétexte qu'elle ne veut pas qu'on lui « fasse l'aumône ». Elle dépense tout son argent en billets d'opéra.
Elle emprunte à des amis des partitions d'opéra, pour les recopier sur du papier ordinaire dont elle a elle-même tracé les lignes à la main et, dans sa salle à manger
froide, quand il n'y a personne, elle joue au piano, avec un seul doigt, ses morceaux préférés. Elle dit que cela lui procure une joie immense. Elle a soixante-sept ans. Et son état psychique paraît normal. C'est touchant et ridicule.
A quel point leur vie a été inutile !
Première sortie sur la perspective Nevski. Pas un immeuble où ne se soit ouvert un café, un cabaret, une pâtisserie, un restaurant... Une myriade de boutiques de toutes sortes.
Il paraît que chaque jour ou presque naissent des cafés et des cabarets qui en un rien de temps font faillite et éclatent comme des bulles dans une flaque d'eau.
Ici aussi il y a des tas de gâteaux dans toutes les vitrines. Ils coûtent entre 12 et 15 000 roubles. Pour les bonbons, il faut compter entre 120 et 180 000.
Je suis passée chez Ivonov, place du Théâtre. On y trouve encore ses tartes à la fraise, c'est noir de monde. Une toute jeune femme, très jolie, achète pour un million de roubles de confiserie, elle houspille le vendeur, déjà dans un état entre la fatigue et l'épuisement, l'assomme de son babillage.
— Camarade, choisissez-en de plus frais, s'il vous plaît...
— Moi, votre camarade ?! Moi qui, debout derrière mon comptoir, n'ai pas bouffé de toute la journée, votre camarade à vous, qui allez dîner de bonbons !
Un silence fâché, puis :
— Il ne peut pas y en avoir de plus frais. Tous les soirs, il ne reste plus rien en magasin.
Je remarque là encore quelque chose de nouveau dans sa façon de parler.
Près de la rue Nikolaevskaïa, dans une vitrine de la perspective Nevski, j'ai pu voir une immense inscription, écrite sur un bout de carton, au crayon bleu et rouge :
" Avis aux voleurs ! Ne vous fatiguez pas : la nuit, nous emportons tout ce qu'il y a dans le magasin."
Rue Gorokhova, presque à côté de la Tchéka, j'ai vu une autre pancarte dans la vitrine d'un magasin : " Chers voleurs ! Prenez garde ! Nous installons des pièges pour la nuit et nous lâchons les chiens. "
J'ai lu un tract très amusant sur une palissade de la Kamenoostrovski. Je crains que ce ne soit une invention de Ionov (19) :
Pas de pou, pas de typhus
Nous disent les prospectus...
Portez donc le cheveu court,
Et lavez-vous bien toujours,
Trempez le linge dans l'eau.
Et le pou est mort. Bravo.
Ionov, au demeurant, porte les cheveux longs et ne se peigne jamais.
Chaque jour apporte de nouvelles histoires d'attaques à main armée, d'appartements cambriolés. Si vous rentrez ne serait-ce qu'un peu tard ou que vous vous promenez seul, on vous dépouille de vos vêtements, de vos fourrures et de tout le reste.
Ça arrive la plupart du temps entre vingt heures et minuit. Au camp Izmaïlovski, on peut lire à plusieurs endroits :
Jusqu'à vingt heures votre manteau est à vous,
Après vingt heures, il est à nous.
Les poètes se multiplient à un rythme surprenant !
Le Soviet municipal a publié un arrêté autorisant à tuer les voleurs sans pitié aucune et promettant d'assurer la protection des citoyens jusqu'à deux heures du matin. Passé ce délai, nous n'aurons qu'à nous en prendre à nous-mêmes si on nous dévalise, car seuls circulent à ces heures tardives les spéculateurs, les fêtards et, plus généralement, des canailles de toute sorte...
Et les médecins, les infirmiers, les sages-femmes, et autres ?
Je ne saurai dire si l'histoire qui suit est véridique ou si elle a été inventée : une jeune fille traverse assez tard le Champ de Mars, (la personne qui racontait l'histoire avait employé l'expression « près du cimetière de youpins », aujourd'hui très dans le vent) ; un jeune homme bien habillé la rattrape et lui propose poliment de faire un bout de chemin à ses côtés, si toutefois elle prend bien la direction du quartier de Petrograd, car elle a probablement peur des voleurs et que, si tel est le cas, ils peuvent faire un bout de chemin ensemble.
La jeune fille accepte. Ils parlent littérature, théâtre, art, ils aiment l'un comme l'autre Maïakovski, trouvent que le futurisme est le plus intéressant et le plus prometteur des mouvements contemporains, etc. Ils atteignent la rue Chirokaïa, la jeune fille annonce qu'elle est arrivée, s'arrête devant sa porte, tend sa main au jeune homme, le remercie de son amabilité, de sa serviabilité ; celui-ci retient sa main et lui demande de lui laisser quelque chose en souvenir d'une aussi agréable rencontre.
Troublée, la jeune fille lui dit qu'elle n'a malheureusement rien à lui offrir, le jeune homme lui propose alors :
— Vous portez là une bien jolie fourrure. Donnez-la moi.
La jeune fille en reste figée d'étonnement, et le jeune homme lui enlève sa fourrure avant de s'éclipser au plus vite.
Ce voleur, de l'avis de chacun, est un gentilhomme au grand coeur, parce qu'il aurait pu dépouiller sa victime loin de chez elle...
J'ai rencontré aujourd'hui mes anciens collègues. Ils ont tous viré encore plus à droite, ils n'arrêtent pas de casser du sucre sur le gouvernement, l'accusant résolument d'être responsable de tout, même de la famine qui sévit dans la région de la Volga. Ils racontent que les réserves de grain auraient été expédiées quelque part ailleurs l'année dernière. J'ai du mal à le croire, car si jamais ces réserves avaient existé, il y aurait des lustres qu'elles auraient été mangées sur place ou pillées par les belligérants de ces malheureuses provinces...
La plupart de ces anciens collègues me rappellent les généraux grincheux d'antan, militaires ou civils, qui insultaient en son temps le gouvernement tsariste, sauf qu'ils s'expriment aujourd'hui avec plus de grossièreté et se tiennent avec plus d'arrogance.
Partout, dans le tramway, dans la rue, les gens parlent fort, sans craindre quoi que ce soit, sans se gêner.
La plupart bougonnent, mais beaucoup jurent aussi.
Aujourd'hui, 14 janvier 1922, vers 9 heures, en traversant le Pont de la Trinité, je vois un chien roux courir sur la glace, il vient du Jardin d'été et se dirige vers le quartier de Petrograd, sa course m'étonne, de par sa vitesse et sa régularité.
Je regarde mieux car ce chien me semble avoir une drôle de queue et je m'aperçois qu'il s'agit en fait d'un gros renard !
Je me dis qu'il s'est certainement échappé du zoo, mais plusieurs personnes m'ont ensuite affirmé avoir vu des renards sur la Neva, mais plus près du Pont Liteïny, au-delà, dans la direction de Smolny.
On m'a aussi confirmé qu'il y avait parfois dei loups en banlieue. C'est d'ailleurs une année à loups. On m'a dit qu'à dix kilomètres de Vitebsk, une grande meute de loups avait mangé six hommes armés de revolvers...
Pourvu que les ours blancs ne débarquent pas en ville !
Le Théâtre Mariinski a donné un bal masqué. Il y avait des tables dressées dans toutes les loges, des lampes avec des abat-jour de couleur, même chose pour le parterre. Des litres et des litres de vin. L'entrée coûtait 500 000 roubles. Plusieurs centaines de millions de roubles ont été réunies en faveur de la « Coopérative des Artistes du Théâtre Mariinski ». On a même parlé de milliards, mais je n'arrive pas à le croire.
Sur scène, une poignée de grands artistes, dont le vieux Davydov (20), chantaient, lisaient, pour distraire le public, et cela pour un très bon cachet. Personne ne prêtait la moindre attention à ce qu'ils disaient. Il paraît que Davydov a lu des récits de Tchekhov.
Vers le milieu de la soirée, tout le monde était déjà saoul. Des inconnus étreignaient sauvagement toutes les femmes qu'ils rencontraient sur leur passage. Le sans-gêne le plus complet régnait en maître.
Il y avait plus de gens que la salle ne pouvait en contenir.
Des gens qui travaillent dans la distribution alimentaire dans la région de la Volga m'ont dit qu'il y avait des endroits où non seulement les gens mangeaient leurs morts, mais où ils établissaient la liste des vivants en fonction du moment où il serait possible de les manger. En premier lieu, les vieux. Ensuite, les gamins les plus faibles. Et ils tiraient au sort.
Dans un gros bourg de la province de Saratov, Vassilev, je crois, une infirmière du Département de l'Aide alimentaire a bien failli y perdre la raison. Elle y a en tout cas laissé sa santé.
Il faisait froid. Ils étaient gelés. Ils ont vu une petite isba éclairée, et de la fumée sortait de la cheminée. Ils sont entrés, des gens étaient à table et mangeaient quelque chose de chaud.
— Bon appétit...
— Merci...
— Vous n'auriez pas quelque chose à manger pour nous ? Il ne vous reste sans doute plus rien ?
— Il nous reste bien quelque chose, mais ça nous étonnerait que vous en mangiez....
Comme les autres les regardaient sans comprendre, ils ont ajouté :
— Nous mangeons un petit garçon.
C'est la nièce d'A.D. Tsourioupa (21) qui m'a raconté cette terrible histoire. Elle est maigre, blême, ses yeux sont hagards. Elle est vraiment malade.
A Moscou, beaucoup de gens, et particulièrement parmi les nôtres, accueillent des enfants venus des régions où il n'y a plus rien à manger. La plupart sont de petits Tatares qui viennent directement du centre de rassemblement. On les prend au hasard.
Mikhaïl Stepanovitch Olminski (22) m'a paru particulièrement émouvant ! Un terrible rhumatisme l'empêche de se servir de son bras droit. Il vit seul dans la chambre de Bontch (23), c'est un beau vieillard au visage doux. Il se nourrit assez chichement et en hiver il porte un manteau de demi-saison usé... Et malgré tout, il a recueilli un petit Tatare de onze ou douze ans. Ce dernier s'est empressé d'attraper une angine. Le vieillard l'a soigné. Pendant des nuits entières il n'a pas fermé l'oeil, il lui donne ce qu'il a de mieux. Deux Tatares vivent à présent dans l'appartement de V.R. Menjinski (24). Je suis passée chez eux pour parler avec Maria Nikolaevna (25) photo et cinéma. Et je la vois en train de coudre d'une main maladroite. Deux petits Tatares, la tête complètement rasée, sont assis à ses côtés. Je les salue, mais ils ne comprennent pas un seul mot de russe. Une mère ne se comporterait pas autrement qu'elle.
J'ai dû aujourd'hui assister à un jubilé : I.N. Evreinov (26) fêtait ses quinze ans de théâtre. Je n'arrive pas à croire qu'il y a encore si peu de temps nous parlions d'un théâtre nouveau, de la révolution au théâtre, d'Octobre... Oh, Seigneur !
On jouait Une femme comme ça, La Mort d'Arlequin, Colombine aujourd'hui. Tout cela a tellement vieilli ! Ces pièces étaient toujours à l'affiche de l'ancien Chien errant (27). Ca n'a plus aucun intérêt, plus aucun cachet, plus aucune force.
Une femme comme ça fait l'admiration des demoiselles de la perspective Nevski qui rêvent de rencontrer, comme l'héroïne, un prince fortuné qui les entretienne et de sombrer, toujours comme elle, dans l'idiotie la plus totale.
Les spectatrices portent des manteaux de fourrure, des chapeaux élégants et sont plus fardées que les actrices elles-mêmes.
Les hommes, à l'entracte, ouvrent avec bruit leurs porte-cigarettes en or, prêts à se rendre au fumoir, ou bien ils restent assis, leur canne à côté d'eux, et susurrent entre leurs dents des « Écoute ! », des « Oh là là! *».
Ils ressemblent à des commis ou à ces petits messieurs que j'ai vus le printemps dernier à Zoppot*.
Dès la deuxième pièce, Evreinov est acclamé.
Tout cela est à la fois burlesque et triste, et surtout pitoyable. On lit des adresses, on prononce des discours. Les acteurs et le public l'applaudissent. Tous ceux qui prennent la parole — et ceux qui ont écrit les discours — parlent d'abord d'eux-mêmes et de leur lien avec le jubilé. Après, et seulement après, ils louent le jubilaire.
Un jeune homme audacieux vêtu d'une pimpante pelisse militaire grimpe sur la scène et dit, presque mot pour mot :
« Je prends ici la parole au nom de notre groupe (28), les imaginistes. Nous sommes des effrontés, des voyous, des tapageurs. Telle est notre fonction, telle est notre confession. Vous êtes comme nous, Nikolaï Nikolaïevitch : un tapageur. Et c'est à ce titre, voyez-vous, qu'aujourd'hui nous vous saluons. »
La salle l'applaudit comme elle a applaudi tout le monde, et Evreinov le couvre de baisers, comme il a lui aussi couvert tout le monde de baisers.
Chaque discours parle de l'amour d'Evreinov pour le théâtre. Pas un qui ne cite également son livre sur le théâtre.
Et, retour inattendu des choses, comme il répond, ému, aux ovations, le prophète de la théâtralisation de la vie dit :
« Il m'est si cher, ... il m'est si agréable de vous voir me célébrer... Je suis si heureux... J'ai toute ma vie aimé le théâtre. Le théâtre est pour moi ce qu'il y a de plus important, de plus important ! Au-dessus de tout ! Mais aujourd'hui... Vous m'avez si sincèrement, si chaleureusement, si simplement honoré...
En ce,grand jour pour moi qu'est celui de mon jubilé, je veux croire que tout ce qui se passe en ce moment n'est pas du théâtre, mais la vraie vie ! Je vous remercie, je vous remercie ! »
J'entends, derrière moi :
« Voilà qu'il fait comme la veuve du sous-officier Pochlepkine à présent. Il se flagelle lui-même ! »
Je suis allée au Grand Théâtre Dramatique. Là, rien n'a changé. Tout est en ordre. C'est propre. Il y a beaucoup de monde, et ce monde se tient convenablement. Pas de manteaux, pas de chapeaux dans la salle. Les spectateurs sont attentifs.
On jouait une pièce de Molière. L'interprétation était enlevée, bien agencée. Le Médecin malgré lui, N.F. Monakhov, était splendide.
C'était très pénible pour moi. De tout ce qui avait été fait, de tout ce pour quoi toute une équipe d'honnêtes gens avaient donné deux années et demie de travail acharné, et certains s'étaient littéralement saignés à blanc, seul ce théâtre était sorti intact (29).
Tout a été détruit, ruiné, anéanti en quelque trois ou quatre mois. Beaucoup en encore moins de temps...
Quelle pitié que tous ces efforts gâchés !
Je suis allée à la Maison des Savants (30). Là encore il y a eu des changements. C'est plus sale qu'avant. Ce n'est pas entretenu du tout. Le grand hall est séparé de l'escalier de marbre par des planches de couleurs et de tailles dépareillées — on aurait quand même pu les recouvrir de quelque façon !... Il est difficile de trouver quelqu'un, et encore plus difficile de savoir qui travaille où.
Quant aux aliments, on en livrait à chaque fois que j'y suis allée.
Beaucoup envoient des cadeaux de toute sorte à l'attention d'Alexeï Maximovitch. Aujourd'hui, on a livré une caisse de près de cent kilos de médicaments, intelligemment et soigneusement sélectionnés pour les personnes âgées et en cas d'épidémies...
Comme on s'abrutit vite ! Je suis tombée par hasard sur Pinkevitch (31). Un vrai général, c'en est même drôle ! Tous se moquent de lui. On l'appelle l'assistant chef. On se rappelle en soupirant la simplicité avec laquelle Alexeï Maximovitch se comportait, écoutait les autres. Celui-ci, paraît-il, prend des airs de grand patron.
J'ai vu Desnitski (32). Il était tout velu. Ses cheveux ont poussé. Sa barbe aussi. Il est devenu grossier. Il râle, comme à son habitude. Il a eu une petite fille, et elle est morte de la méningite.
Il a surtout parlé de la nécessité de créer le plus rapidement possible un journal socialiste de gauche. « Car, tu comprends, ce serait un tel atout pour eux. Regarde, l'Europe, nous, nous n'y sommes pour rien ! Nous serions ravis, mais voilà le problème : la droite nous donne des coups, bien sûr, mais voyez ce que dit la gauche ! Nous ne pouvons reculer. » Il peste contre la dénationalisation, l'abandon des positions, il va bientôt faire encore plus communiste que Grigori (33).
C'était désagréable. Il y a qu'Aelque chose d'inutile dans tout cela.
Comme Petersbourg est triste! Une ville aussi magnifique, avec ses maisons splendides, ses quais, ... et on se croirait dans un cimetière !
Sur la rue Millionnaïa, par exemple, de merveilleuses maisons neuves, construites sur le modèle d'Abomelik-Lazarevski, ont déjà les vitres cassées. On voit qu'à l'intérieur, l'encadrement des portes a été arraché et le plancher est certainement complètement défoncé. Les casernes de Pavlov sont lugubres, la plupart des fenêtres ont été cassées et condamnées par des planchettes...
Les poêles de fortune mettent le feu aux dernières maisons habitables. noircissent de fumée les plafonds, salissent les mains et dégagent une saleté qui pénètre tellement dans la peau fendillée qu'on n'arrive pas à en venir à bout !
Comme cette existence est bestiale, quand même !
Me revoilà à Moscou, ce Moscou chaotique, asiatique, mais vivant malgré tout. De nouveau la course de commissariat en commissariat, les heures d'attente dans les couloirs des dirigeants... Aujourd'hui, je n'ai pu entrer au Kremlin que grâce à la gentillesse d'une sentinelle.
Je présente mes papiers au vasistas de la guérite de bois où l'on délivre les laissez-passer. Ceux qui les rédigent sont visiblement à peine alphabétisés, ce qui explique que ce soit si lent. Il fait froid, moins de vingt degrés. Dans la guérite un feu brûle, mais dehors, on a du mal à attendre, surtout ceux qui ne sont pas très chaudement habillés.
Je présente la totalité de mes innombrables mandats, attestations et autres papiers.
— Vous allez voir qui?
— Gorbounov (34).
— Il connaître vous ? Oui. Je devine à sa façon de parler qu'il est Letton.
— Le camarade Gorbounov pas prévenir moi. Je vous pas connaître.
Je lui dis : « Mais enfin vous voyez bien mes attestations ? Vous voyez que vous n'avez pas le droit de me refuser l'entrée ? » Sans me répondre, il fait claquer le vasistas d'un coup sec.
Et pendant ce temps, Gorbounov m'attend !
Je m'approche des portes du Kremlin et je vois deux très jeunes soldats armés de fusils, baïonnette au canon. Je leur dis :
— Je dois absolument me rendre à la réunion, on ne me donne pas de laissez-passer. Vous ne pouvez pas m'aider ? Laissez-moi entrer, et quand je sortirai, je vous apporterai une autorisation du commandant.
— Suivez-moi donc !
Il passe d'un pas résolu devant moi, en tapant les pavés de son fusil, il ouvre le vasistas avec sa baïonnette, me demande: « Et votre nom, c'est quoi ? »
— « Dépêchez-vous de donner un laissez-passer à la camarade Andreeva, elle n'a pas de temps à perdre ! »
Immédiatement, sans dire un mot, sans même regarder mes papiers, avec photo, sans photo, on m'a délivré mon laissez-passer.
Je remercie mon petit soldat, et en me raccompagnant jusqu'aux portes, il me dit, triomphant, dans un sourire plein de bonne humeur :
— Voilà comment on fait chez nous. Comme à l'armée !...
Cette réunion du Collège des Commissaires du Peuple était horrible !
Une salle immense et claire o4 il fait aussi froid que dehors. Un lustre éclaire la salle. Sur des divans, des chaises, partout où l'on peut se caser, une foule de personnages vêtus de fourrures, chaussés de bottes de feutre et de caoutchoucs, coiffés de foulards. La plupart d'entre eux ont les verres des pince-nez qui brillent.
C'est M.N. Pokrovski (35) qui préside. On dirait un vieux hibou, gris, méchant. Il porte de grandes lunettes rondes. Dès que les mots « professeur », « étudiants » surgissent, il semble montrer les dents. Son visage s'empreint d'une agressivité détestable, comme celui d'une hyène.
Non loin de lui se trouve N.K. Kroupskaïa (36). Elle fait tout simplement peur à voir. Ses yeux globuleux sont à moitié fermés par ses paupières gonflées, son expression est presque celle de l'idiotie. Quand on la salue, la main qu'elle vous tend est d'une telle mollesse, d'une telle inconsistance et d'une telle faiblesse qu'elle glisse de vos doigts sans le moindre serrement.
A ses côtés, en blouson de vachette, je reconnais Litkens (37). Il a le teint grisâtre, il est blême, ascétique. Ses yeux ont un éclat froid, il se tient droit, au garde-à-vous, comme un soldat.
Ensuite, viennent des jeunes filles ébouriffées qui fument la cigarette, Nathan Vengrov(38), toujours aussi sale, Otton Schmidt (39) et sa barbe dorée, des professeurs serviles et remuants, des gens qui mettent un temps fou à dire des choses que personne ne comprend, des gens qui ne pipent mot et qui affichent un sourire caustique.
On parle des « rab-fac », ces facultés ouvrières, affreuse création de l'imagination de Pokrovski qui est déjà, hélas ! largement passée dans la réalité.
Mais comment avons-nous pu tolérer que des ouvriers à peine alphabétisés soient admis non seulement à l'Université, sans préparation aucune, mais à l'Institut technologique, à Polytechnique et à l'École des Mines ! Les pauvres, ils assistent aux cours sans comprendre un traître mot à ce qui s'y dit. Ceux qui ont du talent, ceux qui ont envie d'apprendre sombrent dans le désespoir, tandis que les moins-que-rien profitent des privilèges que sont de meilleurs logements en cité universitaire et de meilleurs repas aux dépens de la majeure partie des étudiants, ce qui, évidemment, ne manque pas d'échauffer les esprits.
J'ai appris qu'à l'Institut technologique de Petrograd des étudiants de dernière année ont, de leur propre initiative et à leurs risques et périls, décidé de dispenser des cours de préparation.
Cela a d'ailleurs donné d'excellents résultats. Sur cent personnes, vingt se sont révélées extrêmement douées. N'aurait-il quand même pas été plus simple, plutôt que de jouer toute cette comédie des facultés ouvrières, d'organiser des cours de préparation pour les jeunes ouvriers qui désiraient entreprendre des études supérieures ?
Mais Pokrovski n'a pas voulu en démordre. En protégeant ces facultés, il a fait tout ce qu'il fallait faire pour léser le « public intellectuel ».
Nadejda Konstantinovna, elle, persévère dans la destruction et l'anéantis-sement absolu de tout ce qui, au Comité d'Instruction politique, a été placé sous son contrôle.
Quant à ceux qui souffrent de ses expériences, ils se vengent d'elle par de l'obstruction. Ils ne disent plus « Comité d'instruction politique », mais « comité d'obstruction politique».
Nikolaï Evguénievitch (40) a rapporté de Suède un cadeau du célèbre artiste peintre suédois Axel Tôrneman à la République de Russie. Les manifestations des artistes russes l'avaient ému, et il a fait un gigantesque tableau intitulé « La fonte de l'acier ».
Le tableau est peint dans un style nouveau, les ouvriers sortent presque du cadre, l'usine est représentée sous forme de cubes, ça ressemble à un gigantesque dessin, tout en rouge, en noir et en bleu.
On entoura le tableau d'un très beau cadre doré et on l'accrocha dans la salle de conférence du Petit Conseil des Commissaires du Peuple. Les gens demandèrent grâce :
— Enlevez-nous cette saleté. Nos futuristes nous suffisent ! On en a par-dessus la tête !
On le retira donc. Et on le retourna face au mur.
Sur ce, Lounatcharski écrivit à Tôrneman, sur un bout de papier, en russe et à la machine : « Nous avons reçu votre tableau. Nous l'avons accroché dans l'une des salles de conférences du Sovnarkom qui m'a chargé de vous exprimer ses remerciements pour votre cadeau ».
Evguénievitch a littéralement hurlé, vociféré. Faire ça à un peintre ! C'est un acte politique de grande importance, le roi lui achète des tableaux et lui exprime en outre sa gratitude, alors que nous...
Je me rends chez Gorbounov. Je lui raconte qu'il y a un petit problème avec ce tableau, que c'est un peintre célèbre, que toute cette histoire pourrait bien provoquer un scandale puisqu'il s'agit d'un tableau offert à la République de Russie, etc...
— Mais vous, Maria Fedorovna, ce tableau, vous l'avez vu ?
— Non.
— Bien, je m'en vais vous le montrer...
Il m'a menée jusqu'au tableau. En effet ! Dans cette salle recouverte d'un plâtre aveuglant de blancheur, avec un mur en demi-cercle, un poêle en carreaux de faïence, une grande table recouverte d'un drap vert, le tableau produit un effet accablant et d'autant plus agressif que la salle est toute petite alors que le tableau est immense.
Et dire qu'ils allaient consulter des peintres du Commissariat à l'instruction ! Je leur ai donc conseillé de mettre le tableau dans une grande salle, si possible dans la salle de Sverdlov, de l'entourer d'un tissu rouge foncé, en guise de drapeau.
— Ah, mais vous savez ? Vous avez raison ! C'est que ça ne serait pas mal du tout... Nous n'y avions même pas pensé !
Ils ont promis d'envoyer à Tôrneman leurs remerciements en français, et pas sur un morceau de brouillon, mais sur une feuille de beau papier.
Les deux villes, autant Moscou que Petrograd, laissent une impression effrayante : des magasins à perte de vue, des épiceries de luxe, du vin, tout cela à des prix délirants... Un repas au restaurant coûte déjà 150 000 roubles, la livre de pain noir 20 000, la baguette 18 000. Et les gens font la queue devant les boulangeries dans l'espoir de pénétrer enfin dans cet Éden coûteux.
Belov qui, à ce qu'il paraît, a été transformé en coopérative par ses anciens employés, est toujours noir de monde. Pas un client qui n'en achète pour au moins un million. Et il y a de tout : du saucisson de Cracovie, du jambon, des fromages, des fruits, toutes sortes de poissons rares, et tout cela de premier choix. Des crève-la-faim se pressent dans le magasin même, il n'est pas toujours facile de refuser de leur donner ne serait-ce que dix kopecks quand on vient de dépenser un million. Ces miséreux se font éjecter du magasin, la main au collet, par des gens spécialement affectés à cette tâche. Mais ce sont, en général, de jeunes garçons ou de vieilles dames, qui ressemblent aux anciennes femmes de petits fonctionnaires sans le sou, et ils ont vite fait de revenir, furtifs, dans le magasin, en se faufilant dans le cortège des acheteurs.
Je n'arrive pas à comprendre où les gens trouvent tout cet argent !
Un flacon de parfum coûte entre trois et quatre millions et demi de roubles, des bottes pour femmes cinq millions, une robe entre dix et quinze millions.
Et tout cela trouve acquéreur...
Je commence à penser que je suis tombée dans une immense cité où des brigands auraient accumulé leurs trésors, tout cela se vend et s'achète trois fois plus cher. Et juste à côté, des gens meurent littéralement de froid, de malnutrition, quand ce n'est pas tout simplement de faim. A Samara, on m'a dit qu'il y avait de tout en abondance, et de meilleure qualité qu'à Moscou, tous les magasins de la rue Dvorianskaïa sont pleins, alors qu'à cent cinquante verstes de la ville, la famine gagne du terrain et les hommes se mangent entre eux.
J'arrive à la gare de Vindavo-Rybinsk, je ne suis pas d'humeur légère, j'emporte avec moi un lourd fardeau d'impressions plus intenses et plus sombres les unes que les autres... Et une anxiété infinie.
Des lanternes brûlent en haut de grands poteaux éclairant à peine le sol recouvert de neige. La grande place est déserte. Le bâtiment de la gare est dans l'obscurité. Ses fenêtres sont à peine éclairées, le hall ne l'est pas du tout.
A quelques pas de là, à l'écart, un marché, on y vend de la nourriture dans le noir, il y a foule, des bonnes femmes vocifèrent, on entend sur un fond de brouhaha les rebuffades des policiers et au-dessus de tout cela les exécrables jurons russes.
Et je me souviens : un de ces derniers soirs, comme je rentrais tard de chez Iouri, au coin des rues Strastnaïa et Tverskaïa, j'ai vu se battre des cochers qui ne parvenaient visiblement pas à se mettre d'accord. L'un d'entre eux avait soufflé à un autre un client intéressant. Les chevaux étaient magnifiques, recouverts de carapaçons épais, et les traîneaux étaient éblouissants. Les chevaux secouaient leur tête, les grelots sonnaient...
Un autre cocher, un jeune gaillard bien planté, avec une bouille toute ronde et toute rose, une petite barbe aux reflets dorés, un élégant caftan de cocher, un tour de taille impressionnant, les deux mains solidement plantées sur ses hanches, ouvre sa gueule et éclate d'un rire qui retentit sur toute la place.
Les combattants, la gueule en sang — l'un a le caftan en pièces et sa chapka gît sur la neige — sont dressés l'un contre l'autre et se lancent des paroles si abjectes que même des soldats qui passent les injurient et leur font honte.
Au coin de la rue, un milicien, seul il est vrai, mais armé, n'ose visiblement pas intervenir.
Partout maintenant tout le monde se traite de tous les noms, tout le monde s'y est mis, et d'une manière étrangement ordurière, sans aucun égard, ni aucune gêne.
La gare est envahie d'une vapeur épaisse qui forme un véritable nuage. Les ampoules électriques pendues au plafond parviennent à peine à éclairer le sol. Il y a des gens debout, il y a des gens assis sur des baluchons, il y a des gens couchés à même le sol piétiné, dans cette saleté humide.
Devant les portières donnant sur les voies, des employés du chemin de fer poussent de temps à autre de véritables beuglements :
— Ne pousse pas, je t'ai dit, que diable ! Reste où tu es, abrutie. Où tu vas te fourrer, toi, encore ?!
Ce qui n'empêche pas les gens d'essayer de leur passer sous le nez.
On annonce le train, il s'avère que devant chaque portillon de chaque wagon, un soldat armé est chargé d'aider les contrôleurs à vérifier les titres de transport.
Je me souviens surtout d'un groupe de Tatares, à la gare. Avec la patience du désespoir, ils attendent, assis, leurs yeux brillent, affamés, leurs visages sont émaciés. Ils doivent attendre là depuis longtemps.
Et pourquoi sont-ils donc là ? Ils n'ont plus nulle part où aller ?
Eh bien, au revoir, Russie ! Au revoir !
NOTES
1- Bolchakova. Erreur de M. Andreeva. Il s'agit en réalité de l'hôtel particulier de la ballerine A. Balachova qui a émigré après la Révolution. Il avait été mis à la disposition d'Isadora Duncan par le gouvernement soviétique pour organiser son studio-école de danse libre (qui a ouvert ses portes le 3.12.1921).
2- L' Opéra Zimine était un théâtre privé de Moscou, créé par S. Zimine. En 1904 les représentations avaient lieu dans le bâtiment du Théâtre Aquarium (puis dans d' autres théâtres). A dater de 1908 dans le bâtiment du Théâtre Solodovnikov (actuellement Théâtre de l'Opérette). En 1917 est devenu théâtre d'État sous le nom de Théâtre du Soviet des députés des travailleurs. En 1919-1920 fut appelé Petit Opéra d'État. En 1922-24, transformé en société sous le nom de « Opéra libre Zimine ».
3- Ici et plus loin, les passages en italique, suivis d'un * sont en français dans le texte [Note des traducteurs].
4- Ferdinand Krich (1878-1948 ?), chef d' orchestre, violoniste, professeur à l'Institut de musique et du drame.
5- Iouri Jeliaboujski (1888-1955), fils de M. Andreeva de son premier mariage, cinéaste, opérateur, l'un des pionniers du cinéma russe et soviétique.
6- Gorki.
7- Lénine
8- Boris Stomoniakov (1882-1941), délégué commercial soviétique à Berlin de 1920 à 1925.
9- Il s' agit du XI° Congrès des Soviets qui eut lieu du 27 mars au 2 avril 1922. Le congrès dressa le bilan de la première année de la NEP. C'est le dernier congrès auquel assista Lénine.
10- M. Kalinine (1875-1946), président du Comité exécutif central des Soviets de Russie, puis d'URSS à partir de décembre 1922.
11- Abel Enoukidzé (1877-1937), membre du Comité révolutionnaire de guerre de Petrograd. En 1918, membre du présidium et secrétaire du Comité exécutif central des Soviets de Russie, puis secrétaire du Comité exécutif central des Soviets d'URSS.
12- Gueorgui Tchitchérine (1872-1936), célèbre diplomate soviétique.
13- Maxime Litvinov (1876-1951), un des plus anciens militants du parti communiste, diplomate, commissaire du Peuple aux Affaires étrangères.
14- A. Eydouk (1886-1941), chef de la Section des enquêtes du Département militaire de la Tchéka. A travaillé ensuite à la Section spéciale de la Tchéka . A dater de 1919 membre du collège de la Tchéka.
15- Il s' agit peut-être de l'écrivain Ivan Novikov (1877-1959).
16- Alexandre Sanine (1869-1955), metteur en scène, acteur, jusqu'en 1902 proche collaborateur de Stanislavski à la Société d'art et de littérature et au Théâtre d'art de Moscou. A travaillé ensuite avec C. Mardjanov et Taïrov.
17- Lounatcharski.
18- Il s' agit de la maison située avenue Kronverks, où Gorki a habité jusqu'à son départ à l'étranger en octobre 1921. Ses amis les plus proches et des membres de sa famille y habitaient également. Dans la suite de son texte M. Andreeva énumère les personnes vivant dans la maison lors de son retour de l'étranger :
Maria Boudberg (1892-1974), amie et secrétaire particulière de Gorki, y a habité de 1918 à décembre 1920.
Les époux Diederichs : Andreï (1884-1942), peintre, mari de Valentina Khodassevitch (1894-1970), peintre, nièce du poète V. Khodassevitch.
Soloveï (le rossignol), surnom d'Ivan Rakitski (1883-1942), peintre, ami de Gorki.
Les époux Kiakcht : Evguéni, neveu de M. Andreeva et sa femme Véra.
Maria Pavlovna, il s' agit vraisemblablement de Maria Pavlovna Larionova, parente éloignée de M. Andreeva et qui l'avait élevée.
19- Il s' agit vraisemblablement de I. Ionov (1887-1942), qui travaillait dans l'édition, dirigeait la filiale de Petrograd des éditions d'État.
20- Vladimir Davydoff (1849-1925), acteur russe. Fit ses débuts au théâtre Alexandrinski, où il se produisit jusqu' en 1924. A partir de 1924 joua au Théâtre Maly de Moscou. Reçut la distinction d'artiste du Peuple en 1922.
21- A. Tsourioupa. Erreur de transcription. Il s'agit d'Alexandre Tsiouroupa (1870-1928), membre du parti et du gouvernement, jusqu'en 1920 dirigeait l'approvisionnement de l'Armée rouge. A partir de décembre 1921 vice-président du Conseil des Commissaires du Peuple et du Soviet du Travail et de la Défense d'URSS, à dater de 1923 président du Gosplan.
22- Mikhaïl Olminski (1863-1933), publiciste, historien du parti, critique littéraire. De 1920 à 1924 dirigea le département de l'histoire du parti. En 1925 président du Soviet de la Commission d'étude de l'histoire de la Révolution.
23- Vladimir Bontch-Brouevitch (1873-1955), membre important du Parti communiste, docteur en histoire.
24- Viatcheslav Menjinski (1874-1934), à dater de 1917 commissaire du peuple aux Finances de la République de Russie, à dater de 1919 commissaire du peuple à l'Inspection ouvrière et paysanne d'Ukraine. A dater de 1919 président principal de la Tchéka. A dater de 1926 président du Guépéou.
25- Maria Menjinski (?-1925), épouse du précédent. A travaillé jusqu'en 1922 au Comité du cinéma, puis dans la société privée Rous.
26- Nicolas Evreïnov (1879-1953), metteur en scène, critique, auteur dramatique, théoricien de l'art. Dans ses travaux sur le théâtre : Le Théâtre en tant que tel, Théâtre pour soi (1915), Origine du drame (1921), etc, il prônait un regard subjectif et idéaliste sur l'art. Il affirmait que la création sert l'exigence d' autorévélation et que la vie est un perpétuel « théâtre pour soi ».
27- Le cabaret littéraire et artistique « Le Chien errant » a été fondé en 1912 à Saint-Pétersbourg dans la cave du n°5 de la place Mikhaïlovski par le jeune metteur en scène B. Pronine.
28 - Ces jeunes gens, acteurs et poètes, sont arrivés à Petrograd avec Gondole, une pièce de Goumiliev. Ils ont collé partout des affiches de plus de deux mètres et jouent exclusivement cette pièce, en spéculant sur le nom du défunt auteur. On les laisse en paix. Ils jouent mal, comme des amateurs. [Note de l'Auteur]
29- Il s'agit manifestement des gens et des organisations particulières avec lesquels M. Andreeva, en tant que commissaire des théâtres et directrice du département d'art du Narkompros (Commissariat du Peuple à l'Instruction publique), devait lutter pour défendre le répertoire classique des théâtres. En particulier, son adversaire le plus acharné fut le Proletkult. Elle subissait également les attaques de certains travailleurs du Narkompros. Cependant, le fait qu'Andreeva, malgré toutes les protestations, ait gardé son poste jusqu'à son départ à l'étranger laisse supposer qu'elle était soutenue par Lénine. Son départ fut probablement une des raisons du déclin de la vie théâtrale de Petrograd.
30- La Maison des Savants a été créée à Petrograd en 1920 par la Commission de Russie pour l'amélioration des conditions de vie des scientifiques, sur instruction de Lénine, avec la participation active de Gorki (1919). Gorki dirigea la Commission jusqu'à son départ à l'étranger en octobre 1921.
31- Albert Pinkevitch (1883-1939), docteur en pédagogie, a travaillé avec Gorki aux éditions « Parous » (Voile), « Littérature mondiale ». En 1920 Gorki l'invita à travailler à la Commission.
32- Vassili Desnitski (1878-1958), a participé au mouvement révolutionnaire. En 1917 il fut l'un des créateurs du journal Novaia jizn [Vie nouvelle]. Historien de la littérature, abandonna l'activité politique en 1919 pour se consacrer à la recherche littéraire.
33- Il s'agit manifestement de Grigori Zinoviev (1883-1936). Après la Révolution, il fut le président du Soviet de Petrograd, a fait partie jusqu'en 1926 du Politburo du Comité central. Exclu du Parti en 1934, il fut condamné à mort comme opposant au régime.
34- Nicolas Gorbounov (1892-1938), à dater de 1920 a dirigé les affaires du Sovnarkom de la République de Russie, puis les affaires du Conseil des Commissaires du Peuple et du Conseil du Travail d'URSS.
35- Mikhail Pokrovski (1868-1932), historien russe, membre important du Parti. De mai 1918 à sa mort, remplaçant de A. Lounatcharski au Narkompros. Prônait les théories de la « disparition de l'école » et de « l'enseignement complexe ». Directeur inamovible de l'Académie communiste et de l'Institut d'Histoire.
36- Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa (1869-1939). Femme de Lénine, à l'époque membre du collège du Narkompros.
37- E Litkens (1888-1922), à dater de 1904, membre du Parti des mencheviks nationalistes. En 1918 chef de la section de l' Instruction publique du Soviet de la province de Moscou. En 1918 membre du Parti communiste russe (bolchevique), incorporé dans l'Armée rouge. En 1920 vice-président de l'Instruction politique générale. A dater de 1921 vice-commissaire du Peuple à l'Instruction publique de Russie.
38- Nathan Vengrov (pseudonyme de Moïse Weingrov), écrivain, poète, pédagogue. A travaillé en Ukraine après la Révolution. A dater de 1919, chef de l'administration du Narkompros.
39- Otto Schmidt (et non Otton Schmit, erreur de M Andreeva) (1891-1956). Savant éminent, personnalité publique. De 1920 à 1923 professeur à l'Institut technique du Bois à Moscou. De 1921 à 1924 à la tête des Éditions d'État. L'un des créateurs et le rédacteur en chef de la première Grande Encyclopédie soviétique (1924-1941).
40- N. Bourenine (1874-1962), membre actif du mouvement révolutionnaire, ami et compagnon de lutte de M. Andreeva. A dater de 1917 occupe un poste culturel au Commissariat du Peuple au Commerce extérieur.
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Iouri ELAGUINE
Le comte ouvrier et paysan
Extrait de La mise au pas des arts (Ogoniok, N°39-43, 1990)
Traduction de Richard Roy
Iouri Elaguine fut premier violon au théâtre Vakhtangov de Moscou. Emigré aux États-Unis, il publia plusieurs livres de souvenirs dont La mise au pas des arts (1952) qui montre la transformation des artistes en instruments du parti. Il y retrace la vie des milieux musicaux et culturels soviétiques dans les années trente ainsi que l'existence des classes privilégiées.
Au printemps 1938, le bruit courut à Moscou que le célèbre écrivain soviétique Alexis Tolstoï était en train d'écrire une pièce.
On imaginera sans peine l'émotion qui s'empara des théâtres de la capitale. Il y avait de quoi, en effet. Le plus grand écrivain soviétique depuis la mort de Gorki, une personnalité politiquement si irréprochable qu'elle avait — fait remarquable — traversé la terrible année 1937 sans aucun dommage, hôte et confident de Staline, familier du Kremlin, auteur célèbre d'un admirable Pierre te Grand qui avait remporté un immense succès auprès des lecteurs les plus divers, ce monument des Lettres avait décidé d'écrire une pièce. Et, qui plus est, mettant Staline en scène.
L'intérêt de cette nouvelle était d'autant plus grand que cette entreprise survenait après une interruption de cinq ans dans l'activité créatrice de Tolstoï, exactement depuis la parution de son Pierre le Grand en 1933. On supposait très naturellement que durant tout ce temps la maîtrise de l'écrivain n'avait fait que croître, que son talent n'avait fait que mûrir. Attente et espoirs partagés par toute l'intelligentsia moscovite d'alors et que ne faisait qu'aviver la situation générale de la littérature et de la dramaturgie soviétiques à ce moment-là, à savoir une crise douloureuse.
Il serait même plus juste, en l'occurrence, de parler de déroute. En effet, la littérature soviétique qui, en vingt années, avait créé beaucoup d'oeuvres intéressantes (quelque appréciation que l'on puisse porter à son égard dans le détail), cette littérature avait cessé d'exister. Maxime Gorki avait été empoisonné, Maïakovski s'était tiré une balle dans la tête, Pilniak, Babel, Iassenski, Erdman et beaucoup d'autres encore avaient été arrêtés et avaient disparu, Boulgakov était réduit au silence dans les coulisses du Théâtre d'art, et nombre d'autres auteurs soviétiques avaient très raisonnablement choisi de se taire. Parmi eux, les poètes Ilia Selvinski et Boris Pasternak, et les prosateurs Mikhaïl Cholokhov et Alexis Tolstoï. Or, voilà que Tolstoï, le premier, rompait ce silence. Comme bien on l'imagine, chaque théâtre moscovite rêva d'obtenir le privilège de monter la pièce. Par tous les moyens.
Apparu dans la littérature russe avant la Première guerre, le comte Alexis Nikolaïevitch Tolstoï s'était distingué par des récits et nouvelles gentiment écrits sur la vie d'une noblesse russe sur le déclin. L'auteur lui-même appartenait à une lignée fameuse qui, au siècle passé, avait déjà donné à la Russie deux écrivains éminents : le grand Léon Tolstoï et le brillant poète Alexis Tolstoï dit l'Aîné, dont notre Alexis Tolstoï était le descendant.
Après la révolution de 17, Alexis Tolstoï avait émigré à Paris, où son talent, loin de baisser, s'était encore déployé et où son style et sa langue s'était formés définitivement dans cette manière claire, savoureuse et originale que nous lui connaissons.
A Paris furent composés toute une série de bons récits et nouvelles, ainsi que la première partie de l'épopée Le Chemin des tourments, sans doute le livre le plus fascinant qui ait été inspiré par la Grande Guerre et la Guerre civile. Dans la première moitié des années vingt, Alexis Tolstoï rentra en Russie. Il produisit alors beaucoup, et dans les genres littéraires les plus variés : aussi bien un passionnant roman d'aventures utopique comme L'Hyperboloïde de t'ingénieur Garine que Le Complot de l'impératrice, une pièce consacrée aux dernières années de la dynastie des Romanov, ou encore Aelita, ce roman fantastique mettant en scène un jeune ingénieur soviétique parti faire la révolution prolétarienne sur Mars et... la conquête d'Aelita, la propre fille du souverain des lieux. Enfin, la seconde partie du Chemin des tourments.
Dans la seconde moitié des années vingt, Alexis Tolstoï était devenu l'un des écrivains les plus populaires et les plus aimés de la Russie soviétique, mais quand commença une période plus inquiétante, il jugea opportun de mettre la pédale douce à sa productivité et de passer à un genre moins dangereux, la prose historique. Dans son Pierre le Grand, il présenta la personnalité du tsar russe sous des traits franchement négatifs. Comme je l'appris par la suite, Tolstoï avait été là parfaitement sincère, ayant de tous temps considéré le grand réformateur de la Russie comme l'origine de tous ses malheurs ultérieurs. Toutefois, dans sa première variante, la pièce ne reçut pas l'approbation des instances officielles et ne vit donc pas le jour. Déjà à l'époque, en 1929, Staline manifestait un intérêt particulier pour Pierre le Grand, et cela suffisait pour que les historiens l'excluent de la longue liste des empereurs russes déclarés coupables de tous les maux de la terre. Ils commencèrent à lui trouver de bons côtés, à reconnaître le rôle qu'il avait joué pour faire de la Russie un État moderne, pour développer l'industrie et transformer l'ensemble de la vie russe suivant un modèle européen. Staline lui-même, naturellement, retenait de Pierre le Grand son dynamisme, le rythme soutenu de son action et les méthodes dures, voire cruelles, qu'il avait mises en oeuvre pour atteindre ses buts et résoudre les problèmes auxquels l'État avait été confronté.
Tolstoï, en homme perspicace, ne fut pas long à identifier les causes de son échec et à réécrire sa pièce dans le sens souhaité. Dans cette nouvelle variante, elle fut montée au Théâtre d'art où elle connut un franc succès. Le spectateur fut agréablement surpris de voir sur scène un grand tsar représenté autrement que par l'habituelle caricature. Staline aussi fut satisfait et suggéra personnellement à l'auteur l'idée d'un grand roman sur le même thème. Cette première rencontre du dictateur du Kremlin et du comte russe eut lieu au tout début des années trente dans la maison de Maxime Gorki. Et c'est de ce moment que date l'ascension rapide de Tolstoï dans les milieux dirigeants tant du Parti que de l'État. Il termina rapidement son roman Pierre le Grand, lequel s'avéra être une oeuvre incontestablement réussie, quoique non exempte d'inexactitude historique en maints endroits.
A cette époque, Tolstoï demeurait encore à Tsarskoïe Selo, près de Leningrad, dans sa datcha personnelle. Il y vivait sur un grand pied, en véritable seigneur, organisant des réceptions somptueuses aux tables croulant sous la nourriture et les boissons. Il possédait un laquais, vieux serviteur de ses parents avant la Révolution, qui continuait de l'appeler « Votre Excellence ». C'était bien sûr d'une originalité sans égal. Il fallait, par exemple, voir un dirigeant arriver à la datcha, demander Tolstoï et s'entendre respectueusement répondre par le vieux laquais : « Son Excellence est partie à une réunion du comité de ville du Parti »...
Suite au succès du roman Pierre le Grand, Tolstoï se vit proposer de s'installer dans la capitale, plus près du Kremlin. On lui offrit un magnifique appartement, mais il ne tarda pas à se faire construire une nouvelle et grande datcha à Barvikha, dans l'un des endroits les plus pittoresques de la région de Moscou. Et c'est à ce moment aussi, alors que sa situation devenait si importante dans les milieux dirigeants, que le tirage de ses livres atteignit des sommets. On lui attribua alors un « compte ouvert » à la Banque d'État. A cette époque — au milieu des années trente — deux autres personnes seulement avaient bénéficié de ce privilège : Maxime Gorki et l'ingénieur Tupolev, le célèbre constructeur d'avions. Le troisième était donc maintenant le « comte ouvrier et paysan », comme l'on appelait Alexis Tolstoï dans le peuple. Ces « comptes ouverts » consistaient en ceci que leurs propriétaires pouvaient à tout moment tirer les sommes qu'ils voulaient. Sans aucune limitation, qu'il s'agisse de cent mille roubles ou d'un million. J'ignore s'ils auraient pu en tirer cent millions ou un milliard. Je pense que non. Mais à quoi bon posséder un milliard au Pays des soviets, quand on ne savait déjà pas comment dépenser quelques malheureuses dizaines de milliers de roubles ?...
Maxime Gorki mourut en 1936 et Tupolev fut arrêté l'année suivante. Tolstoï se retrouva donc seul dans tout le pays à disposer de moyens financiers illimités.
A Moscou, il se mit à mener encore plus grande vie qu'à Leningrad. Écrire avait beaucoup perdu de son sens après le succès de Pierre le Grand, et aussi compte tenu des temps redevenant incertains et inquiétants. Tolstoï fut décoré de l'Ordre de Lénine « pour ses réussites éminentes dans le domaine de la littérature », on en fit un député au Soviet suprême de l'URSS, et surtout on se mit à l'inviter au. Kremlin à l'occasion de chaque réception, de chaque banquet officiel ou semi-officiel. Staline lui témoignait sans réserve sa bienveillance. Il conversait souvent avec l'écrivain, par ailleurs interlocuteur spirituel et magnifique conteur, et par-dessus tout courtisan habile, rusé et diplomate.
Tolstoï consacrait désormais son temps et son énergie à de toutes autres affaires — par ailleurs plus faciles, plus agréables et sans doute plus rentables — que la littérature. Un dîner officiel au Kremlin ? Tolstoï en était le premier invité. Une réception en l'honneur d'un célèbre écrivain étranger de passage à Moscou ? Tolstoï était indispensable. Un film montrait les réalisations socialistes sur le front de la culture ? Comment ne pas y associer Tolstoï ?... La une de la Pravda était occupée par la photo de l'accueil à leur descente de train d'une délégation de dirigeants communistes d'Europe occidentale ? Sa silhouette imposante se découpait au premier plan. Oui, l'écrivain Alexis Nikolaïevitch Tolstoï était devenu un homme important, très important, une grosse légume du régime soviétique. Son appartement, Tolstoï le meubla de précieux meubles anciens. Il aimait surtout l'acajou et le bouleau de Carélie de l'époque de Pierre le Grand. Il achetait des tableaux coûteux, collectionnait la faïence, aimait les livres rares. Sa bibliothèque était superbe. De temps en temps, on le laissait partir à l'étranger afin de « prendre l'air ». Il en rapportait des dizaines de valises et de caisses contenant absolument tout, depuis le réfrigérateur jusqu'à des centaines de disques. Oui, Son Excellence le comte Alexis Nikolaïevitch Tolstoï vivait bien sous le régime soviétique.
Toutefois, son bonheur aurait été incomplet s'il n'avait pu entretenir des relations simples, non officielles, avec des amis devant qui il pouvait être totalement lui-même, et à qui il pouvait tout dire — ou, du moins, presque tout — ce qui lui passait par la tête. Il trouva une telle société parmi les représentants les plus en vue de la bohème artistique et littéraire, tous gens de talent, grands admirateurs de Bacchus et de Vénus, et qui comme lui avaient vendu leur talent sans réserve aucune au régime soviétique, en échange de quoi ils pouvaient mener dans le Moscou stalinien un mode de vie joyeux et plaisant. Tolstoï avait rassemblé une compagnie choisie du temps déjà où il faisait ses incursions dans la capitale depuis Tsarskoïe Selo. On y trouvait Radine, du Théâtre dramatique de Moscou, l'un des meilleurs comédiens du moment pour les rôles d'hommes du monde, le merveilleux Ostoujev du Théâtre Maly et le célèbre Pavel Soukhotine à qui l'on devait l'adaptation à la scène de romans de Balzac.
Au-delà de toutes leurs différences de caractère (et il y en avait entre un Radine, poli jusqu'à l'extrême dans la vie comme dans ses rôles, et Pavel Soukhotine, que l'on appelait Pachka, et que la délicatesse n'étouffait guère !) , ils avaient beaucoup de choses en commun. En premier lieu, c'étaient des gens de grande culture, à l'esprit fin et à la vaste érudition, et qui avaient réellement un grand talent. En second lieu, ils aimaient tous bien manger et par dessus tout bien boire. Passant de nuit aux abords des restaurants National ou Metropol, on pouvait à l'occasion y voir serveurs et portiers remorquer respectueusement de lourdes silhouettes enveloppées de riches pelisses à col de castor et les charger à grand peine dans des voitures. Je ne saurais mieux caractériser les dispositions d'esprit des gens de cette micro-société qu'en rapportant ici un incident survenu au début des années trente, et raconté par un acteur connu de notre théâtre qui en avait été témoin.
Tolstoï vivait encore près de Leningrad, et quand il se rendait à Moscou, il descendait volontiers chez l'un de ses amis possédant un appartement confortable, le plus souvent chez Radine. Or, sa fille d'un premier mariage vivait à Moscou, où elle étudiait à l'université, et il arriva ce qui attend un jour ou l'autre toute jeune fille : elle décida de se marier. Le futur était un jeune général-major de l'Armée rouge, membre du Parti, soldat sévère et bolchévik inflexible, totalement étranger aux manières désuètes propres à la petite bourgeoisie et aux subtilités d'intellectuels.
Quand Alexis Tolstoï apprit le prochain mariage de sa fille, il décida — en bon père éduqué à l'ancienne — de faire au plus tôt la connaissance de son futur gendre. Et donc d'organiser un dîner en son honneur.
Le jeune général de brigade fut étonné de cette invitation inattendue, mais il l'accepta pour faire plaisir à sa future épouse. Le dîner devait avoir lieu chez Radine, qui avait pour cette occasion exceptionnelle mis très gentiment son appartement à la disposition de Tolstoï. Celui-ci, de son côté, avait fait les choses en grand, dressant dans la magnifique salle à manger de Radine une table digne d'un tsar : vaisselle d'époque, argenterie et cristal, nappe empesée, serviettes artistement pliées et... deux laquais du Metropol... La table portait un choix des plus délicieux hors d'oeuvre, des vins les plus fins, des meilleurs cognacs et des vodkas les plus parfumées. Le déroulement du repas avait été pensé dans le respect des grandes traditions. Tolstoï avait invité tous ses amis habituels, mais en les prévenant très fermement de surveiller leur attitude et leurs propos et de ne pas dépasser la mesure en matière de boisson. Bref, ils devraient rester réservés, polis, corrects en un mot. On parlerait surtout littérature et art, en évitant soigneusement les thèmes délicats.
Quand les amis arrivèrent ce soir-là, leur aspect extérieur emplit Tolstoï de joie et dissipa ses appréhensions. Visiblement, ses mises en garde avaient porté. Tous
ses invités avaient sorti les smokings, l'un d'entre eux avait même revêtu une redingote avec pantalon rayé qui dégageait une forte odeur de naphtaline. Les visages rasés et briqués comme des sous neufs étaient empreints d'une expression solennelle, et la salle à manger rappelait plutôt un rassemblement d'anciens ministres de quelque agréable pays capitaliste que celui de comédiens et littérateurs soviétiques.
Dans l'attente du général de brigade, les hôtes tournaient en silence et l'air dégagé autour de la table rutilante, en se frottant les mains et en évitant de regarder les cruchons de vodka glacée, les seaux à champagne, les verres de cristal et les plats d'esturgeon, de caviar et de petits pâtés. Enfin, la sonnette retentit et Tolstoï se précipita tout ému pour accueillir son cher invité. Une minute plus tard, un militaire de belle prestance et sanglé dans un uniforme avec rhombes aux épaulettes et décorations sur la poitrine faisait son entrée dans la pièce.
— Permettez-moi de vous présenter le camarade général de brigade Khmelnitski, déclara Tolstoï.
Le militaire, un homme d'une quarantaine d'années au visage sévère et impassible, serra sans effusion les mains de ces vieux gentlemen en smokings et redingotes. Il y eut ensuite un petit moment de gêne, le militaire gardant le silence et tous les autres ne sachant trop comment entamer la conversation, tout pénétrés qu'ils étaient encore des avertissements de Tolstoï.
— Camarades, je vous prie de passer à table, lança-t-il, ne doutant pas que quelques zakouski accompagnés de petits verres de vodka sauraient détendre l'atmosphère.
Les invités s'assirent. Le fiancé à la place d'honneur, et face à lui, de l'autre côté de la table, Pavel Soukhotine.
— Camarades, prononça Tolstoï en levant son verre, je porte ce premier toast à la santé de notre cher hôte, le camarade Khmelnitski !
— Je ne bois pas, veuillez m'excuser, répondit sèchement le commandant de brigade à la stupéfaction de tous, et de Tolstoï en premier lieu.
— Comment ça, vous ne buvez pas ? Pas du tout ?
— Pas du tout.
— Ah... bon... C'est... heu... c'est bien, c'est très bien, ça, que vous ne buviez pas. Désarçonné, Tolstoï reposa lentement son- verre plein sur la table. « Bien sûr, boire n'est pas bon... pas utile... Hmm... »
Il se fit à nouveau un grand silence, et cette fois la tension, loin de décroître, ne fit qu'augmenter. Pendant un bon moment, on n'entendit que le bruit des fourchettes et des couteaux. Quelqu'un tenta bien d'engager la conversation sur l'art et la littérature, comme il avait été convenu, mais cela tourna court. Le commandant de brigade mangeait en silence ce qu'on lui mettait dans l'assiette. Et ainsi passa la première moitié de la soirée, tout un chacun respectant par sa réserve et sa modération les fermes injonctions du maître de maison. Mais comme la tension ne faisait que monter, certains des convives finirent par perdre tout espoir en un redressement de la situation et commencèrent à verser la vodka non plus dans les petits gobelets prévus à cet effet, mais dans les grands verres de cristal taillé. Le premier fut Pavel Soukhotine. Ce gentleman à cheveux blancs n'avait pas fait le moindre effort pour nouer la conversation avec le commandant de brigade. Sombre et silencieux pendant toute la soirée, c'est d'un regard peu amène qu'il observait ce fiancé buveur d'eau. D'autres suivirent l'exemple de Soukhotine, malgré les coups de pied que Tolstoï leur lançait sous la table et ses regards furieux. Il n'avait plus aucune autorité sur eux et ils s'enivraient désormais sans restriction. Soukhotine buvait plus que les autres et c'est de plus en plus souvent que son regard mitraillait le militaire. Le silence devenait sinistre. C'était le calme précédant la tempête.
Et la tempête finit par éclater. Soukhotine se leva brusquement et, les poings appuyés sur la table, il dévisagea le commandant de brigade d'un air de défi. Tous se figèrent.
— Qu'as-tu à rester assis comme une andouille, fils de chienne ?! lui lança-t-il d'une voix éraillée. Qu'est-ce que tu t'imagines ? Que tout le monde ici est plus bête que toi ?! Ah, tu as l'air fin avec tes breloques, bougre d'âne !... Le visage congestionné et les yeux exorbités, Soukhotine avait un aspect terrible. Tolstoï était comme pétrifié de terreur. Radine agrippa Soukhotine.
— Pacha, tu es fou ?! Qu'est-ce que tu fais ? Reprends-toi !
— Attends un peu ! Laisse-moi faire !...lui répondit Soukhotine en l'écartant de la main. Je vais donner une leçon à ce goujat.
Il devait sentir chez plusieurs des convives une approbation silencieuse, car il continua de plus belle à cracher les pires insultes à la figure du militaire.
— Tu ne nous arrives même pas à la cheville, espèce de crétin ! Un gamin, voilà ce que tu es, et qu'est-ce que tu peux savoir, hein ?... A part ton Marx et comment tirer du canon ?! Mais est-ce que tu as déjà lu Platon ? Est-ce que tu sais seulement qui c'est, imbécile ?! Pour une fois dans ta vie où tu es reçu par du beau monde, tu n'es même pas capable de te tenir convenablement, sale cabot !
Et là-dessus il lui balança encore une dégelée de jurons épouvantables.
Avec l'aide d'un laquais, Radine l'éloigna de la table. Le commandant de brigade, de son côté, ne savait comment réagir à l'injure. Devait-il lui loger une balle dans la tête ou s'en aller ? Ou encore appeler le NKVD par téléphone ?...
Tolstoï finit par émerger de sa torpeur et se précipita alors dans l'entrée pour saisir au vol sa pelisse et filer dans la rue à toutes jambes. Pas une seule fois par la suite il ne revit le mari de sa fille.
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Nadejda KREMNEVA
Le poisson d'or
Traduction de Patricia Viglino
Nadejda Kremneva vit en France. Ses poèmes ont été publiés dans La Pensée Russe. La nouvelle que nous publions ici fût écrite en 1985, et les prix sont donc en roubles de l'époque.
Afin de fêter son entrée en fonction comme second du chef boulanger, ainsi que le paiement d'heures supplémentaires pour la garde de choc effectuée à l'annexe, Glumov acheta un somptueux poisson en chocolat au prix de onze roubles et vingt sept kopecks. Il était terriblement fier de pouvoir se permettre un geste si ouvertement bourgeois.
Le poisson était destiné à Sonka et Tonka, les gamines de Glumov, ainsi qu'à leur édenté de grand-père, retombé en enfance. Sa femme, Vassilissa, Vaska pour les proches, ne s'offrait des chocolats qu'à la veille de ses accouchements, pour faire le plein de calories; mais quand cela ne s'avérait pas nécessaire, elle croquait des bonbons acidulés « à longue durée ». Écoeuré par les odeurs sucrées, Glumov, lui, avait un rapport nerveux avec la nourriture et se contentait de hors d'oeuvres salés.
À dire vrai, il avait été sur le point d'acheter un simple gâteau aux noix, mais il avait perdu la tête pour le poisson. Celui-ci scintillait de toutes ses écailles tropicales naturelles sous les lumières de la vitrine et écarquillait ses yeux myopes devant les chalands, en éveillant un bon gros appétit.
Retardant le plaisir procuré par son achat, et goûtant à l'avance l'enthousiasme général, Glumov sonna longuement à la porte, bien qu'il eût ses clefs sur lui.
Vaska l'accueillit sur le seuil, une serpillière humide à la main. Sa nature ardente s'enflammait d'habitude à l'approche du soir, comme pour se venger des 8 heures passées assise derrière la chaîne de confection. Le bas de sa jupe toute tachée était crânement relevé et passé dans sa ceinture, son front était ceint d'un foulard roulé. Et elle regardait Glumov en plissant d'un air de pirate ses yeux largement écartés.
— Voilà, dit Glumov, en tendant d'un geste symbolique le paquet froufroutant autour duquel était noué un ruban rose, j'apporte ma prime et j'ai eu mon avancement. Vaska fronça un nez incrédule : depuis quand donnait-on aux mitrons de l'argent empaqueté, mais elle garda le silence à tout hasard. Pourtant, l'argent n'a pas d'odeur, alors que ce paquet sentait la vanille et autres cochonneries pâtissières.
Glumov, sans quitter son manteau, s'avança vers la table et sortit précautionneusement le poisson. Les gamines se précipitèrent avec des cris perçants pour aller chercher le grand-père dans la cuisine, là où il passait toutes ses journées, vissé sur une malle.
— Et combien coûte cette bêtise ? demanda Vaska avec un sourire sinistre.
— Six roubles, lâcha Glumov et, écarlate, il contresigna : et vingt sept kopecks. Il ne mentait jamais sur les détails.
— Oh ben toi alors ! Vaska faillit s'en étouffer. Ses lèvres, soudain écartées, étaient devenues blanches.
Glumov comprit qu'il venait d'être condamné à la peine conjugale la plus lourde : être dévoré vivant.
— Qu'est-ce que t'as à brailler comme ça ? - marmotta le grand-père pour calmer les esprits, tout en grimpant sur la banquette collée à la table où trônait le poisson convoité.
— T'as qu'à demander à Glumov, dit Vaska entre les dents, tout en faisant claquer la serpillière contre sa jambe nue. Elle était belle, sa jambe.
— Mais fiche-moi la paix ! contre-attaqua Glumov. Le blâme immérité avait renversé les dernières velléités de sa bonne humeur.
Le grand-père, qui avait empoigné la queue du poisson, essaya d'en casser un petit morceau, mais ses doigts tremblaient et glissaient, et il se mit à glapir :
— Sonka, Tonka, passez-moi un couteau !
Vaska ne se calmait pas. Elle passait sa serpillière par terre comme une poupée mécanique tout en grommelant un chapelet d'horreurs.
— Ben quoi, intercéda le grand-père, c'est un poisson comme un autre, dommage que c'est pas le poisson d'or.
Glumov commença à découper le chocolat dur comme du marbre, annonciateur d'une imminente et inévitable abondance, tandis que les gamines sautaient autour de la table et, en proie à un trop-plein d'excitation, farcissaient le pépé de coups de coudes pointus. Le grand-père ne se laissait pas distraire et entreprit d'attraper du bout de son doigt mouillé de salive les miettes hérissées qui se détachaient du couteau.
Vaska finit de laver par terre, rajusta sa jupe sans pour autant cesser de jurer, ce qui, apparemment, lui procurait une jouissance totale et profonde.
Glumov s'enfonça dans son fauteuil et y pris la pose d'une victime hypnotisée. Le papier bruissait, les goinfres mâchaient avec un bel ensemble ; dans la cuisine, la vaisselle s'entrechoquait.
— On a fini le poisson, pleurnicha le grand-père, on aurait mieux fait d'en laisser pour demain.
Comme ça s'est mal goupillé, pensa Glumov, tout désolé. J'ai dépensé mes sous sans en retirer le moindre souvenir agréable, rien qu'une insatisfaction purement bourgeoise. Il se tourmenta encore un peu, puis ouvrit les yeux.
Sonka et Tonka, le dîner manqué, ronflaient avec délectation, chacune à un bout du canapé ; le grand-père roupillait assis, tout en se léchant les babines dans son sommeil.
Vaska sortit de la cuisine et fit signe à Glumov d'approcher. Son visage aux pommettes saillantes exprimait toutes les nuances d'une franche curiosité et d'un vague repentir. Glumov se débarrassa de son manteau trempé de sueur et se rendit à pas lents à l'appel du devoir.
— Et combien tu vas gagner maintenant, hein, Glumov ?
— Pas moins de cent cinquante roubles, plus les bonus. L'habitude qu'avait Vaska de l'appeler par son nom de famille lui parut soudain pas drôle du tout.
— Tu ne me racontes pas d'histoires ?
— Parole de jeune pionnier.
— Oh, si je pouvais avoir des bottes, dit Vaska avec un profond soupir.
— On te payera et des bottes et un manteau. Glumov s'était échauffé, perdu dans ses rêves.
Vaska se troubla et courut chercher une assiette de poisson fumé qu'elle plaça devant son mari. Après un instant de réflexion, elle versa goutte à goutte un petit verre d'alcool de citron et s'installa en face de lui, les joues calées dans ses paumes carrées.
— On peut même se payer un meuble intégré, dit Glumov, en perdant tout sens de la mesure, lorsque le liquide brûlant se fut répandu dans tout son corps.
— Acheter un tas de fringues aux filles et quelque chose d'extraordinaire au pépé. Ou alors, on pourrait même filer à la mer. J'ai repéré un petit coin, j'arrive
pas à retrouver le nom un mélange de chat et de chien un peu comme toi et moi.
Vaska se pâmait déjà sur les genoux de Glumov et frottait sa joue contre son début de barbe. Lui ayant balancé pour la forme un ou deux compliments, il s'échappa des tenaces bras conjugaux et déserta jusque dans sa chambre pour y terminer ses beaux rêves. Ses oreilles bourdonnaient, à travers l'écume de la marée montante se glissait une chanson qui parlait de la mer. Glumov rassembla ses forces qui s'éteignaient et hurla :
— Voilà, j'y suis, ça s'appelle Catabull (1) !
Quant à Vaska, elle attendit que ses ronflements atteignent leur puissance maximum et se glissa doucement vers le placard. Elle y prit un paquet tout bruissant orné d'un ruban bleu qu'elle ouvrit pour admirer avec attendrissement un poisson en chocolat.
Cette bêtise, payée onze roubles et vingt sept kopecks, était destinée à Glumov en l'honneur de la promotion si longtemps attendue. C'était un peu cher, mais que ne fait-on pas quand on aime. Vaska adorait Glumov, mais ne supportait pas qu'on lui mente.
NOTE
1- Sa mémoire trompe Glumov : déformant le nom de la célèbre station de villégiature de Koktebel, elle suscite, par analogie sonore avec les mots russes désignant ces animaux, l' image du chat (kot) et du chien (kobel).
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Victor SOROKINE
Le petit Ritt
Nouvelle parue dans La Pensée Russe (20.09.1991)
Traduction de Richard Roy
Victor Sorokine vit à Paris et travaille à La Pensée Russe. Contrairement à son homonyme, l'écrivain moscovite Vladimir Sorokine, grand maitre de l'horreur sordide et de l' écoeurement, Victor Sorokine écrit de belles histoires optimistes, genre presque introuvable par ailleurs dans la littérature russe actuelle. La nouvelle traduite ici débute dans un pays occidental indéterminé et se poursuit en Finlande.
Par un matin d'automne, Sten sortit une demi-heure plus tôt que d'ordinaire pour faire un saut à la bibliothèque après avoir déposé Ritt chez sa nounou et avant de se rendre au travail. Dans le train, il trouva une place libre près de la fenêtre et prit l'enfant sur ses genoux.
Assise sur la banquette opposée, une jeune fille traçait dans un cahier des signes mystérieux comme Ritt en avait déjà vu dans les livres de son papa. Le petit garçon souffla son haleine sur la vitre et, du doigt, y recopia assez fidèlement l'une de ces formules mathématiques. La jeune fille ne put retenir un sourire et referma son cahier :
— Comment tu t'appelles ?
— Ritt.
— Moi, c'est Tina. Eh bien, nous avons fait connaissance. Et quel âge as-tu ?
— Regarde combien. Et Ritt, comme il en avait acquis très tôt l'habitude, déploya quatre doigts. « Oh, regarde : une guêpe ! Elle va te piquer ! »
— Non, non, elle ne me piquera pas ! Si on ne fait rien aux guêpes, elles ne piquent pas. Regarde comme elle est belle ! Tu vois sa robe jaune puis noire, puis jaune, puis noire, en bandes ?
— Et pourquoi elle est comme ça ?
— Mais pour qu'on la remarque moins dans l'herbe. Les guêpes sont comme les gens : elles veulent qu'on les laisse en paix.
— Eh bien, chez nous, dans notre petite maison sur le lac, il y a des guêpes qui vivent.
— Dans quelle petite maison ?
— La petite maison que papa a construite. Tiens... Et Ritt souffla de nouveau sur la vitre pour dessiner une cabane avec une petite fenêtre.
— Et les guêpes, où est-ce qu'elles vivent donc ?
— Juste sous le toit. Elles ont un nid tout gris, avec un petit trou dedans... Sten se surprit à suivre avec beaucoup d'attention cet échange qui devenait de plus en plus chaleureux, comme si ces deux-là se connaissaient depuis cent ans et qu'ils étaient seuls au monde. Il put ainsi tout à loisir observer sa compagne de voyage. Rien dans sa tenue qui pût heurter le regard : un jean, un manteau tout simple et des souliers plats bon marché. Pas la moindre trace de maquillage. Et pour toute fantaisie, un collier orange sur son pull blanc. Elle avait bien vingt-six ans, pourtant rien sur son visage ne trahissait ces traits bien propres aux adultes que sont la rapacité, la circonspection ou l'indifférence. Elle donnait l'impression d'entretenir des rapports d'égalité avec le monde, et son regard était libre, indépendant, avec un brin de malice.
Sten prêta de nouveau l'oreille à la conversation :
— Et votre lac, il est tout bleu, sans doute ?
— Oh non : noir ! Il n'est d'un joli bleu que quand le soleil brille, parce qu'alors ça le rend de bonne humeur.
— Mais où se trouve donc ce lac si extraordinaire ?
— Oh, c'est loin, très loin !... Là-bas, où il fait jour même la nuit. Pour y aller, il faut d'abord prendre un avion, et puis encore un autre. Et après, on navigue en canot sur un fleuve très large qui s'appelle Oounas. Et puis, tout un jour dans une grande barque sur une rivière très très noire jusqu'à notre lac. Et là il y a une île avec notre maison posée sur de très hautes souches, comme des pattes.
— Et qu'est-ce que vous faites donc sur votre lac ?
— On pêche. Et puis papa cherche de belles racines. Mais moi, j'aime bien aussi ramasser des marochkas.
— Qu'est-ce que c'est, les marochkas ?
— C'est des baies comme les framboises, mais orange. Tiens : comme ton collier.
— Et l'eau dans ce lac, elle est très froide, naturellement...
— Oh non, pas du tout ! Avec papa, on a construit une digue en pierre, et à l'intérieur l'eau est chaude comme tout !
— Oh, Ritt ! Je suis déjà arrivée... Et elle se leva.
— Mais où tu vas ? Ne t'en vas pas !... Je veux que tu sois ma maman !
Tina ne s'attendait pas à ce que les événements prennent une telle tournure.
— Oh non, Ritt, je ne pense pas que ce soit possible ! Et là-dessus, elle remarqua pour la première fois, aurait-on dit, la présence du père de l'enfant.
Sten, lui aussi, resta interdit. Depuis que, trois ans auparavant, Marta les avait quittés pour un bellâtre extravagant, il avait toujours évité de dire quoi que ce fût au petit — en bien comme en mal, d'ailleurs — au sujet de sa mère. Et il ne lui avait jamais montré de photos. Il imaginait avoir étouffé avec succès dans la conscience de son fils le douloureux désir d'avoir une mère. Comme il s'était trompé !...
Sten était tellement confus qu'il ne savait que dire. Et c'est à Tina qu'il revint de les tirer de ce mauvais pas :
— Écoute, Ritt : donnons-nous rendez-vous pour une autre fois !
— Mais quand est-ce que tu reviendras ?
— Je ne sais pas..
Les yeux du petit s'emplirent de larmes. Tina réfléchit un instant et conclut :
— ... Mais je ferai tout ce que je pourrai. Et elle prit dans sa paume la petite main de Ritt.
« Aéroport », dit la voix dans le haut-parleur. « Prochain arrêt : La Scierie ». Alors, se saisissant de sa petite valise, Tina se hâta vers la porte.
Encore sous l'effet de la surprise, Sten ne vit pas tout de suite que son fils faisait signe de la main à quelqu'un sur le quai. De l'autre côté de la vitre, il y avait Tina. Sten saisit son regard tendre et triste, et comprit soudain qu'il était en train de laisser passer son destin. Il attrapa Ritt dans ses bras et s'arracha du siège, mais le bruit sec des portes referma l'avenir. Sten jeta un dernier regard désespéré à la jeune femme. Il leva une main pour lui dire quelque chose, ou plutôt pour convenir d'un rendez-vous, mais le train prenait de la vitesse et sa silhouette se dissolvait déjà dans la foule...
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Sten se rassit et reprit Ritt sur ses genoux. Il se disait qu'il avait laissé partir sa chance. « A quoi bon se révolter contre l'inévitable ? On ne s'afflige pas de ce que la naissance ne vous a pas faits riches ou autre chose encore. Après tout, j'ai seulement vingt-huit ans ! Et tout l'avenir devant moi !...» Mais quand même, la psychologie enfantine est bien mystérieuse... Pendant trois ans, Ritt avait vécu sans « maman », et il avait beau rencontrer nombre de femmes et de jeunes filles charmantes, il n'avait jamais exprimé le désir d'avoir l'une d'elles pour mère. Comment cette Tina avait-elle pu l'ensorceler de la sorte ? Sten tourna vers elle ses pensées les plus libres de préjugé, les plus confiantes et il comprit : Tina venait de devenir un membre de sa famille, il la sentait déjà comme un être cher et capable d'un dévouement infini....
— Papa, quand est-ce que Tina va revenir ?
— Je ne sais pas, répondit Sten en évitant la conversation. Et pourtant, comme il aurait voulu admettre l'idée que Tina aussi aspirait à ces retrouvailles !... D'ailleurs qu'est-ce qui peut bien empêcher deux êtres de se retrouver s'ils le désirent ?! Que faire pour cela ? L'expérience le prouve : il faut revenir sur le lieu de la séparation. Mais quand ?
Le lendemain, Sten et Ritt reprirent le même train, Mais la place de Tina était occupée par une vieille femme peu engageante.
Ils ne la retrouvèrent pas plus le surlendemain ni le jour d'après, ni une semaine plus tard. Ni le mois suivant, en novembre. Il n'y avait plus aucune raison d'espérer, et Sten comprit qu'il serait déraisonnable de continuer à vivre dans le rêve. Aussi commença-t-il à se persuader qu'il ne s'agissait au fond que d'une rencontre fortuite et banale et qu'il avait été le jouet d'une illusion.
Le coup de foudre, bien sûr, ce sont des histoires. Mais si on ne tombe pas amoureux au premier regard, le second suffit-il ou en faut-il un troisième ? Ou peut-être dix ? Et puis finalement, qu'est-ce que c'est, l'amour ?! Voilà une question qui se pose de façons diverses mais qui reste toujours sans réponse. Avec Marta, par exemple, on aurait pu dire que c'était de l'amour, et pourtant ça s'était terminé très vite et de la manière la plus prosaïque. Sten avait réagi sereinement à son départ ; il ne voulait pas d'une famille qu'on cherche à conserver artificiellement, quel qu'en soit le prix. On ne vit qu'une fois et, solitaire parmi les gens solitaires, il éprouvait douloureusement le besoin d'une compagne fidèle. Car seul le dévouement peut sauver de la solitude. Sans lui, l'amour n'est qu'un jeu entre deux étrangers, et Sten n'avait nul besoin d'une étrangère...
Le vingt avril tomba un dimanche, mais Sten ne laissa pas Ritt paresser au lit. Ils reprirent le même train qu'exactement six mois auparavant. Et bien sûr, ce jour-là non plus ils ne retrouvèrent pas Tina. Sten n'y avait d'ailleurs pas cru ; il avait agi de la sorte uniquement pour rendre hommage à ce joli conte de fées. Et il se moquait totalement de savoir ce que ses amis auraient pensé de lui en apprenant son étrange « marotte ». Il lui était agréable de se dire qu'il avait vraiment fait l'impossible pour que le miracle arrive. Mais le miracle n'avait pas eu lieu. Tant pis. L'important êtait d'être resté fidèle à soi-même.
D'ailleurs, Tina avait laissé une trace bien réelle dans la vie de Sten : chaque fois qu'il voyait des adultes parler à des enfants, il lui venait à l'esprit que « Tina se serait conduite avec plus de douceur »...
C'était déjà le mois de mai. Un jour, une dame âgée qui avait engagé la conversation avec Ritt lui demanda soudain :
— Où est donc ta maman ?
— Oh, elle est loin. Mais elle a promis de revenir.
Sten accusa le coup. Ainsi donc, le petit n'avait rien oublié, et contrairement à son père, il continuait d'espérer. Sten eut honte. Les paroles de son fils résonnaient comme un reproche, comme s'il lui avait dit : « Mais voyons, papa ! Tina va forcément revenir, puisqu'elle l'a promis ! »
La pensée l'effleura qu'elle était peut-être morte. Qu'il se retrouvait veuf avant d'avoir même pu lui dire un mot...
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Mais l'été arriva. Sten et Ritt se préparèrent pour leur voyage estival. Ils discutèrent ensemble des moindres détails, de ce qu'ils emporteraient avec eux, de ce qu'ils feraient une fois là-bas, sur leur île...
Le quinze juin, ils faisaient déjà escale à Helsinki et prenaient leur second vol, pour Rovaniemi. Le soir même, ils étaient dans le canot qui fendait les flots du large fleuve Oounas-ioki. Tonton Olon les attendait sur le quai. Papa lui remit un petit cadeau et, tous trois ensemble, ils longèrent à pied la rive jusqu'à l'embouchure de la Rivière Noire. Après avoir chargé leur bagage dans une lourde barque de pêcheur, nos deux voyageurs dirent au revoir à tonton Olon. Au bout de cinq kilomètres, ils plantèrent la tente sur la berge sèche et sableuse, à l'abri des pins. Ils mangèrent un morceau et se couchèrent très vite, car il leur restait vingt kilomètres à parcourir le lendemain.
Le lac les accueillit par de petites rides bleutées à sa surface et une légère brise. Leur île apparaissait peu à peu au loin.
La maison était en parfait état. Une fine mousse couvrait les traces du feu de camp de l'an passé. Il régnait sur les lieux un calme impressionnant, que ne venaient troubler de temps à autre que le cri d'un canard sauvage ou les coups de bec d'un pivert. Sten et Ritt se mirent d'arrache-pied au travail pour installer leur gîte : ils entourèrent la table d'une moustiquaire, nettoyèrent le petit garde-manger et y disposèrent leurs réserves, puis ils préparèrent un bon thé bien parfumé par des branchettes de pin. Les banales biscottes rapportées de la ville leur parurent extraordinairement bonnes ; on eût dit qu'ici elles respiraient le champ de blé de leurs lointaines origines...
La beauté et les libres espaces de la nature du nord ne sont pas un remède, mais la substance secrète de la vie. Obligeant aux pensées qu'occulte l'agitation de la vie urbaine : l'homme s'interroge alors sur l'éternité, le bonheur et le sens de l'existence. Et il peut même se rapprocher de la réponse à ces grandes questions.
Un jour, dans un ciel presque vierge, le tonnerre se mit à gronder. En une heure, les nuages s'épaissirent, et une pluie diluvienne s'abattit sur la petite maison. Les guêpes bourdonnaient sous le toit.
— Si on ne fait rien aux guêpes, elles ne piquent pas, déclara Ritt avec l'exacte intonation de Tina.
Sten se figea. Au même instant, les mêmes paroles lui étaient venues à l'esprit. Il s'assit, adossé au mur de rondins, Ritt dans les bras, la tête posée sur ses genoux, et il raconta à son fils de terribles histoires que ponctuaient les coups de tonnerre et le fracas de la pluie sur le toit de tôle.
Mais l'averse cessa aussi vite qu'elle s'était déclarée, le vent tomba complètement et le silence qui suivit ne fut plus troublé que par les dernières gouttes tombant du toit. De la vapeur montait des bancs et de la tente. Le lac s'était réchauffé, aussi Sten et Ritt se jetèrent-ils à l'eau à côté de la barque. Des arcs-en-ciel fugitifs naissaient dans les embruns, et le miroir bleuté du lac s'ornait par instants de grands cercles concentriques qui révélaient les brochets en chasse. Ce soir-là, la soupe de poisson fut succulente, et après avoir joué tout son saoul auprès du feu, Ritt alla se coucher, laissant son père assis devant les braises brûlantes. Le soleil disparut derrière la cime de la forêt, là-bas sur le continent. De l'autre côté, le chant d'un coucou lui parvint, plein de mélancolie, comme pour le rappeler à sa solitude. Sten alluma sa pipe.
Le passé lui revint malgré lui. Quel que fût le motif de départ, il revenait tout le temps à Tina. Il se demandait bien ce qu'elle pouvait faire en ce moment. Il ignorait tout de sa profession ; tout ce dont il était sûr, car c'était évident, c'était qu'elle dominait son métier. Sten se rappela la façon à la fois ferme et tendre dont elle avait serré la main du petit. Comment cela était-il possible ?
Sten ne revint à lui qu'une fois les braises complètement éteintes. Le soleil avait disparu derrière la forêt et des nuées d'éphémères tournoyaient à la surface des eaux, promettant une belle journée pour le lendemain. «... Et la nuit d'insomnie piétinait le papier d'une plume fiévreuse »... Sten rentra à pas lourds vers la maison.
Ritt se réveilla de bonne heure pour, comme il en avait l'habitude, vaquer à ses affaires sans réveiller son père qui dormait profondément. C'est à midi que le petit ouvrit grand la porte de la maison et cria :
— Papa ! Papa, réveille-toi vite ! Maman est arrivée !...
Près de la berge, serré contre la lourde barque de pêche, se balançait un petit canot pneumatique de marque Murray. Une carte était posée dépliée sur un sac à dos. Le nom de la rivière Oounas y était souligné d'un gros trait rouge accompagné de trois joyeux points d'exclamation... On distinguait encore deux ovales, chacun désignant un lac avec une île, l'un d'eux étant signalé par des traits de stylo-bille noir tellement appuyés qu'ils avaient percé la carte. De la poche du milieu du sac à dos dépassait un calepin enveloppé dans un sac plastique. En couverture, une célèbre citation avait été portée d'une main ferme : « On est l'artisan de son propre bonheur ».
Sous l'effet d'une brise légère, le petit pavillon fixé à l'avant du canot se déploya : au centre de la constellation de la Croix du sud était brodé un buisson de marochkas.
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Mikhail EPSTEIN
La Russie est un rêve
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Mikhail Epstein est né à Moscou en 1950. Il vit actuellement aux États-Unis et enseigne à l'université d'Atlanta. Écrivain, « culturologue » et essayiste, il est l'un des principaux théoriciens de la nouvelle avant-garde et notamment de la poésie « métaréaliste ». Ses intérêts couvrent un vaste domaine qui va de la littérature à la philosophie en passant par l'histoire et la sociologie. Il est l'auteur de nombreuses publications : articles, essais, livres. Certaines de ses oeuvres sont traduites en anglais. Parmi ses ouvrages parus citons : Les paradoxes de la nouveauté (Moscou 1988), Paternité (USA 1992), Le nouveau sectarisme (USA, 1993). Ses essais sont largement diffusés par la presse et la radio. Le texte que nous traduisons ici date de 1977, il est extrait des Réflexions à domicile, ou carnets d'un désoeuvré.
Héraclite affirmait que pour ceux qui sont en état de veille, il y a un seul et même monde, mais que chaque dormeur se réfugie dans son monde particulier. On pourrait dire que la Russie est cet état d'endormissement de l'être, tourné vers son propre intérieur.
Est-ce dû au froid, au vent et aux conditions de vie difficiles ? A l'immensité et à l'indifférence de la plaine russe où les yeux las ne trouvent aucun havre ? Le sommeil — ou du moins la somnolence — est une propriété constante et essentielle de l'âme russe. Oblomov, Onéguine, Manilov sont tous des dormeurs ; dans notre littérature, les personnages pleinement éveillés ont quelque chose d'étranger (Schtolz), et ne bénéficient de la sympathie de l'auteur qu'au nom d'une seule qualité : la lucidité, même lorsqu'elle est perverse (Tchitchikov). Si le rôle de l'opinion publique a toujours été si faible en Russie, c'est bien parce que chacun demeurait en soi-même, hors de l'univers commun. Une intervention extérieure nous tirait brusquement de notre sommeil, et le temps de nous frotter les yeux et de réaliser ce qui nous arrivait, la moitié du pays n'était déjà plus à nous : il fallait la reconquérir. Ilia Mouromets a dormi trente ans sur son poêle, s'est réveillé pour exterminer les forces du mal, stupéfiant la foule par ses exploits, puis est retourné se coucher : ce héros du folklore est un archétype parfait de la conscience russe. D'ailleurs, à quoi pouvait s'occuper le moujik durant le long intervalle entre deux courts étés, sinon à dormir et à entretenir des rêveries brumeuses ? Le labeur était bref et intensif, le sommeil durable et profond (l'historien Klioutchevski le note dans ses écrits).
Les grands hommes russes sont toujours des insomniaques, errant dans la nuit, la conscience en éveil (Tolstoï, Dostoïevski, et tous les prophètes) ou bien des sonneurs de cloches (Pierre le Grand et autres réformateurs et révolutionnaires). Nul ne dira de Napoléon ou de Jules César qu'ils ont éveillé le peuple : non, leurs peuples n'ont jamais dormi, et eux-mêmes sont parvenus au pouvoir en luttant contre des adversaires également bien réveillés ; chez nous, en revanche, un seul se lève parmi les dormeurs et actionne le signal d'alarme, provoquant l'agacement plutôt que l'admiration : d'où sort donc cet empêcheur de dormir ? Nos grands hommes sont des solitaires, des étoiles isolées, sans constellations. Encore une fois, chacun ne regarde qu'en soi-même. Et il n'existe pas de frontières définies entre imaginaire et réalité, qui se confondent (« Où trouver une réalité plus fantastique que chez nous, en Russie ? » faisait remarquer Dostoïevski).
Je roule en autobus à travers des rues enneigées : flocons et vapeurs glacées, un réverbère à la lumière glauque ; j'ai exactement l'impression de dormir, les couleurs du monde réel sont plus vives, les contours plus nets, il existe des limites et des obligations, alors qu'ici, cent personnes serrées en un seul bloc tressautent. Cette accoutumance au manque de place, cette indifférence aux corps qui écrasent, cette passivité face à l'agression s'expliquent par l'isolement intérieur de chacun, devenu insensible aux circonstances. Quand on dort, qu'importe le temps qu'il fait dehors, l'attitude des autres, leurs regards amicaux ou hostiles ; et si certains échos de l'extérieur se frayent un passage, c'est seulement à travers la douce harmonie onirique. Il convient de souligner que les rêves, même les plus effrayants, sont toujours agréables. Les cauchemars qu'on veut fuir constituent des états intermédiaires entre sommeil et réalité, des embardées hors de la voie coutumière du songe ; et plutôt qu'à se réveiller, on cherche alors à regagner un sommeil plus profond, loin de ces monstres trop réels et de ces menaces trop tangibles, pour que tout se fonde dans un engourdissement profond où il n'y a plus de différence entre images terribles et rassurantes, où ne subsiste plus que le délice de l'introversion, dans la tiédeur douillette d'une conscience recroquevillée.
Quel phénomène étrange : à intervalles réguliers, nous avons sommeil, mais lorsque nous sommes endormis, l'envie de nous réveiller ne nous vient jamais. Se réveiller, se lever, agir, ce sont là des désirs totalement étrangers au dormeur. Ces choses là se produisent en dehors de notre volonté : nous reprenons conscience quand nous avons suffisamment dormi. Tandis que le sommeil nous attire comme un désir qu'il faut étancher. Cela voudrait-il dire que le sommeil est l'état le mieux adapté à l'âme humaine ? Si nous pouvions, nous dormirions l'éternité entière sans reprendre conscience, car le retour à l'état de veille est toujours contraire à la pulsion primitive : non, je ne veux pas me réveiller. N'est ce pas pour cette raison qu'à l'étranger, les Russes éprouvent une nostalgie si forte ? Ils se retrouvent dans une société de gens éveillés, et ils ont envie de retourner à la maison, vers l'hiver et le confort du poêle ; leurs paupières se. ferment, mais ils ne peuvent pas se permettre de piquer un somme : leur corps tomberait sous les pieds des marcheurs lucides qui ont une connaissance claire et définie du monde. Le Russe exilé regrette un univers où aucun effort n'est nécessaire pour faire éclore une image à la matérialité, puisque imaginaire et réel n'y font qu'un, où on barbotte dans un élément fluide, sans frontières ni jalons.
Or parmi les éléments, quoi de plus russe que la neige ? La neige, n'est ce pas de l'air devenu apparent, de la lumière devenue tangible, l'absolu indissociable par excellence, le ciel tombé brusquement sur la terre pour l'éclaircir ? La neige est le rêve de la plaine russe ; le mouvement essentiel qui hante les rêves est une descente lente et souple, comme si la gravitation était plus faible à l'intérieur de l'âme endormie. La neige malaxe toutes les manifestations visibles en un flux luminescent. La neige est muette et calme, au contraire de la pluie bavarde qui tombe avec fracas et s'écoule en grande hâte dans les creux ; la neige reste là où elle a chu, avec une résignation, une soumission au destin typiquement russes ; et elle touche terre en silence : comme si l'esprit lui-même passait d'une démarche aérienne, sans imprimer de traces. La neige, c'est l'absolu : insonore, incolore, immobile sur le sol, inodore, sans saveur, sans forme, sans consistance. Divinité neigeuse de la Russie. Debout sous la neige qui tombe, on se sent pris dans un rêve : entouré d'une masse à la fois compacte et incorporelle, si proche, et pourtant inexistante, en somme. Par son absolu et par son manque de qualités nettement définissables, la neige est semblable à l'âme ; quand il neige, on dirait que c'est l'âme qui descend du ciel pour vous entourer, vous enlacer, vous caresser de sa blancheur céleste. Celui qui marche dans la neige fraîchement tombée a la sensation de se promener dans le ciel, de fouler un paradis pavé de nuages, immatériels et silencieux. L'hiver, quand le Russe sortait de son isba après une nuit peuplée de rêves, c'était pour retomber dans un rêve neigeux. Comment s'étonner qu'il soit toujours un fidèle sujet de l'empire des songes ?
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Andreï MAKINE
Bounine et Tolstoï : un débat sur la morale
Traduction de Nathalie Amargier
Auréolé d'une sorte de célébrité trop discrète, Ivan Bounine (1870-1953), prix Nobel de littérature en 1933, reste encore un auteur insuffisamment étudié. Et nombre de ses oeuvres demeurent méconnues en France.
Andreï Makine vit à Paris où il a publié trois romans. Nous avons présenté un extrait de son deuxième livre, Confession d'un porte-drapeau déchu, dans LIZS N°11. Son dernier roman Au temps du fleuve Amour vient de paraftre aux éditions du Félin. Il est l'auteur d'une thèse sur Ivan Bounine.
Je me souviens encore de la façon dont, un jour, voulant lui dire quelque chose d'agréable et même de flatteur, j'avais fait la réflexion suivante :
— Ces sociétés de tempérance se créent un peu partout maintenant...
Il avait froncé les sourcils :
— Des sociétés de quoi ?
— Des sociétés de tempérance...
— Là où on se rassemble pour ne pas boire de vodka ? Sottises. Pour ne pas boire, ce n'est pas la peine de se réunir. Et si on le fait, il faut boire. Tout cela est absurde, on remplace l'acte par son apparence...
Ivan Bounine, La libération de Tolstoï
Ce n'est pas un hasard si Bounine place cette répartie moqueuse dans son essai philosophique sur Tolstoï. Les fameuses « sociétés de tempérance » sont l'une des manifestations du tolstoïsme dans la vie courante. Et le jeune Bounine est un disciple jaloux : en 1894, il ouvre la Librairie Bounine à Poltava, où il vend des oeuvres de Tolstoï. Peu après, ayant constaté que la demande pour ce genre de littérature moralisatrice était plutôt faible, il s'en va « vers le peuple », diffusant ses livres sur les marchés et dans les foires. Cette mise en pratique de l'enseignement de Tolstoï par Bounine est interrompue par la police : jugé pour avoir exercé une activité commerciale sans autorisation, il est condamné à trois mois de prison. Le jeune adepte de Tolstoï accueille le verdict avec enthousiasme, désireux qu'il est de souffrir pour une idée. Mais là aussi le manque de chance le poursuit : il bénéficie de l'amnistie décrétée pour l'accession au trône de Nicolas II...
Les mésaventures du jeune Bounine sur la voie du tolstoïsme sont depuis longtemps l'un des thèmes favoris de ses biographes. Elles révèlent un personnage extrêmement différent du Bounine « froid », « olympien » traditionnel. D'ailleurs, il donne lui-même matière à ironiser sur ses passions de jeunesse en décrivant, par exemple, la conduite excentrique de ses amis disciples de Tolstoï (leur voyage en train, sans billet, question de principe, leur « chute dans le péché » au buffet de la gare avec un verre d'alcool, sur le chemin de Moscou, où ils allaient voir le Maître !) C'est justement dans La libération de Tolstoï que Bounine montre comment cette philosophie pratiquée à la russe glisse constamment vers la casuistique. Les adeptes forcenés de la non-violence harcèlent son auteur de questions absurdes : « Leon Nikolaïevitch, alors, si un tigre m'attaque,je ne dois pas le tuer ? »Tolstoï s'en sort par des pirouettes « Mais quel tigre ? Moi, de toute ma vie, je n'ai pas rencontré le moindre tigre... » Et, en tuant un moustique sur le front de l'un de ses « élèves », Tolstoï, finalement, enfreint lui-même ses préceptes moraux : « Qu'avez-vous fait là, Leon Nikolaïevitch ?! s'exclame son adepte, courroucé. Vous avez ôté la vie à un être vivant ! Vous n'avez donc pas honte ? »
L'auto-dérision de Bounine lorsqu'il évoque sa « période Tolstoï » n'est, en fait, rien de plus qu'une curiosité biographique qui nous permet de nous sentir « comme entre amis » avec ces deux écrivains. Une rencontre avec un Tolstoï vivant, en janvier 1894, et quelques lettres où il tente doucement de détourner Bounine d'une passion excessive... pour le tolstoïsme marquent pour le jeune auteur de vingt-quatre ans une étape véritablement décisive. Un an plus tard, « sur des traces encore brûlantes », Bounine écrit A la datcha, un récit à plusieurs plans. Le tolstoïsme y est à la fois le thème, le caractère du héros et la perception du monde. Et même un style de vie : quelques personnes se réunissent dans une datcha pour discuter, entre intolérance et ironie, de Tolstoï et de l'application de ses principes. Au centre de l'attention de cette petite société, on trouve un certain Kamenski, un « tolstoïen » authentique que le jeune Gricha, double littéraire de Bounine, a amené chez son père, l'architecte Primo. Kamenski, qui mène une vie d'ermite dans un moulin délabré, est une sorte de phénomène local : la femme de l'architecte en « régale » ses invités pour le dîner. Eux se lancent dans la discussion avec appétit, Kamenski se défend, explique, prêche.
La composition de ce récit-débat, malgré sa virtuosité dramatique, est simple. Kamenski commence par dénoncer la société, puis se met à défendre les postulats moraux du tolstoïsme. L'homme contemporain n'est qu'un moyen d'atteindre des buts de plus en plus étrangers à sa véritable nature : tel est le leitmotiv de ces philippiques tolstoïennes passionnées. L'homme, devenu instrument, se perd totalement, dissolvant son existence dans la complexité croissante et absurde du mécanisme social. Pour l'arracher à cette machine infernale, il faut avant tout la débarrasser du mensonge des mots qui la recouvre, mettre à nu sa nature profonde. Ce processus devient une sorte de « grammaire » des réflexions de Kamenski. Apprenant que le père de Gricha est architecte, le tolstoïen le démasque en un clin d'oeil : « Il construit des maisons pour les riches ? Il crée une Babylone ? » Et lorsque les invités, se référant aux informations des journaux, lui parlent de la maladie de Tolstoï, Kamenski met aussi « à nu » le véritable rôle de la presse : « Ne croyez pas ce qui est écrit. Les journaux sont là pour inventer des mensonges ».
La partie destructrice du programme de Tolstoï est une sorte de révolution des mots : toutes les conventions sociales sont réfutées, la vie se met à nu jusqu'à sa nature littérale. Kamenski n'admet même pas le silence, puisqu'il dissimule la vérité. Ainsi, ayant croisé l'architecte ivre, le tolstoïen, répondant à la maîtresse de maison qui cherche son mari, lui dit sans ambages : « II est allé se passer la tête sous l'eau ».
Lorsqu'il dénonce le monde où il vit, Kamenski ne rencontre chez ses opposants qu'une résistance très faible. Car, sur le fond, ils sont d'accord avec lui : la société est imparfaite, le pouvoir est source de mal, des changements sont indispensables. Et seul son appel à « arrêter la charrette et réparer l'essieu cassé » soulève de véhémentes protestations. Immobiliser l'attelage de la société, tout le monde le comprend, est une utopie aussi naïve que dangereuse, comme le fait de se réfugier « dans une cabane au fond des bois ». Les accusations de Kamenski se heurtent soit à une indifférence polie (« Tout cela n'est pas neuf I », « Tolstoï est un grand romancier, mais un piètre philosophe »...), soit à une franche ironie (Quand il s'exclame : « Je vais vous dire ce que vous avez fabriqué : l'esclavagisme, la prostitution », on lui rétorque « Qu'est ce que vous avez contre la prostitution ? »)
La discussion s'anime notablement lorsque Kamenski passe de la dénonciation à la partie constructive du tolstoïsme. Le fameux procédé sophistique de « pétition de principe » apparaît alors dans sa « grammaire » : « L'existence humaine doit être avant tout orientée vers la découverte et la connaissance... de ce qui est nécessaire et important pour l'homme, pour le développement de ses sentiments positifs, afin qu'il puisse accomplir avec amour et joie son devoir sur cette terre ainsi que la volonté de celui qui l'y a envoyé... » C'est précisément cette partie constructive du programme qui est la plus vivement rejetée par les invités de la datcha. Qui va prendre la responsabilité de définir à coup sûr ce qui est « nécessaire et important pour l'homme » ? Et quel est ce devoir qu'il doit accomplir dans la joie ? Et puis, qui est-ce, « celui qui l'a envoyé » ? Kamenski se défend âprement, mais sans originalité, il égrène les citations, évoquant tantôt la théorie rousseauiste de la bonté naturelle de l'homme, tantôt la justesse innée de son âme (« Tertullien disait déjà que l'âme est toujours chrétienne »). Les adversaires de Kamenski relèvent la principale faille de sa philosophie : l'amour et la bonté deviennent obligatoires ! Ils devinent plus qu'ils ne le comprennent qu'une tyrannie au nom du bien, de la pureté morale et d'un idéal d'amour peut s'avérer pire que l'oppression d'un mécanisme social imparfait. L'un des plus enflammés, Podgaevski, « combat » le tolstoïsme avec ses propres armes, grâce à une citation : « Je vais vous répondre par les paroles d'un autre apôtre, Paul : "Délivrés du péché, vous êtes devenus esclaves de la vertu !" »
Mais c'est la parodie qui, parmi les arguments des « anti-Tolstoï », est celui qui tombe le plus juste (et blesse le plus Kamenski). L'architecte, sans entrer dans le débat, imite le style de Tolstoï le moraliste : « J'entends que l'on parle de Tolstoï... et voilà que j'ai cessé de désirer ce que je désirais auparavant, etje me suis mis à avoir envie de ce dontje n'avais pas envie avant. Et lorsquef ai compris ce quey avais compris „j'ai cessé de faire ce qu'il ne fallait pas faire etje me suis mis àfaire ce que je ne faisais pas et qui est ce qu'il faut faire ».
La parodie réussit à mettre en lumière les grandes « bases » du tolstoïsme : un impératif moral qui dirige notre volonté et nos désirs, une rhétorique de définition par l'inconnu (« compris ce que j'avais compris ») ainsi que la soudaineté de la révélation morale — une grâce dont le caractère artificiel a eu des conséquences si déplorables sur les qualités littéraires des nouvelles tardives de Tolstoï (Le faux coupon, Le père Serge...)
Pourtant, la discussion de A la datcha n'a pas de vainqueur. Gricha en arrive à la conclusion qu' « on disait la vérité des deux côtés ! »
Les réponses aux questions abordées dans ce débat se trouvent déjà en dehors du récit, sur le parcours littéraire de plus d'un demi-siècle accompli par Bounine.
Et pourtant, A la datcha n'est pas pour lui une simple tentative de « régler ses comptes » avec sa passion de jeunesse pour Tolstoï. C'est également une étonnante
synthèse de la tradition littéraire et philosophique russe. Sans même parler de l'omniprésence de Tolstoï dans ce récit, les autres classiques russes aussi y tiennent une grande place : Tchékhov, avec cette forme de « discussion à la datcha » et cette galerie de personnages typiquement tchékhoviens, ou Dostoïevski, avec ce problème qui lui est très proche de la tyrannie au nom de buts nobles et le paradoxe du refus du bonheur obligatoire et « scientifiquement » calculé (Podgaevski, dans ce récit de Bounine, est un proche parent littéraire du héros du Sous-sol).
On continue fréquemment à considérer Bounine comme une simple somme mathématique d'influences : un peu de Gogol, un brin de Tolstoï, beaucoup de
Tchékhov, sans comprendre que l'arithmétique de ces influences se fond en un style Bounine unique. A la datcha illustre parfaitement cette alchimie, puisque l'influence de Tolstoï en est le sujet même !
Les réponses aux questions de ce débat à la datcha se trouvent aussi dans l'encyclopédie de la vie quotidienne russe qu'est Le Village de Bounine, ainsi que
dans l'amoralisme de principe des héros des récits Un Souffle léger et Les oreilles tortueuses, et dans la façon de surmonter la vie courante dans l'univers nostalgique de La vie d'Arseniev. La libération de Tolstoï,publiée en 1937, avec son immersion des plus profondes dans la poétique de Tolstoï, est une longue « réplique » de cette ancienne discussion à la datcha. Une sorte de libération de Tolstoï du tolstoïsme...
Dans son livre de souvenirs A propos de Tchékhov, sur lequel Bounine a travaillé durant les dernières années de son existence, figure, au sujet de Tolstoï, une
appréciation enthousiaste et empreinte d'une malice toute tchékhovienne : « J'ai peur de Tolstoï. Pensez donc que c'est lui qui a écrit qu'Anna sentait, voyait elle-même ses yeux briller dans le noir. Sérieusement, ça me fait peur »...
Tolstoï l'artiste « réconcilie » les interlocuteurs moralistes de la Datcha.
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Ivan BOUNINE
A la datcha (extrait)
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
De nombreux récits d'Ivan Bounine demeurent inédits en français ou disponibles uniquement dans d'anciennes traductions abrégées. A la datcha, longue nouvelle qu'Andreï Makine analyse dans son article, date de 1895. Nous traduisons ici la fin de ce texte.
Gricha se mordillait les ongles d'un air renfrogné.
Quand tout le monde s'était retrouvé dans la salle à manger, un incident · désagréable avait eu lieu.
— How did you get acquainted with him ? avait brusquement demandé la femme du professeur à Natalia Borissovna, en indiquant Kamenski du regard.
— Il est venu emprunter Engels, avait marmonné Piotr Alekseevitch. Et Kamenski avait remarqué doucement, mais sans sourire :
— Je comprends l'anglais. Vous feriez mieux d'utiliser une autre langue.
Sofia Markovna était devenue rouge de confusion, et il avait ajouté avec indulgence :
— Ne soyez pas gênée. Il faut connaître les langues, cela rapproche les gens. Tout le malheur des hommes, depuis l'aube de l'antiquité et jusqu'à ce soir, vient de leur incapacité et de leur refus inconscient de communiquer avec leurs semblables.
C'était une invitation au débat. Le visage de Kamenski affichait une concentration grandissante. Mais autour de lui, on discutait avec animation, des affaires des uns et des autres, d'opéra... Le dîner aussi occupait l'attention : il y avait des pommes de terre nouvelles aux fines herbes, du bifteck, plusieurs sortes de vins... Le médecin militaire aux allures de tsigane s'était joint aux autres. Somnolent, débonnaire, il faisait de louables efforts pour dissimuler son ivresse, se répandait en amabilités, redressait les épaules et débitait des compliments aux dames d'une voix de rogomme.
Kamenski, faisant mine de s'adresser au seul Ignati, se lança dans un long discours. Sa voix devint solennelle, son regard sévère et expressif.
Une nouvelle fois, il se mit à parler du sens de la vie. L'homme moderne, déclara-t-il, est capable de passer en revue de nombreux points de vue, sans en admettre un seul pour juste, sans que son coeur se dévoue à une cause. La vie est devenue trop complexe, et l'organisation de la société paralyse notre volonté et empêche toute concentration. De vaines occupations nous embrument l'esprit, nos lectures nous hypnotisent, nous avons désappris le langage du coeur. Nous sommes trop occupés, Lao-Tse et Amiel l'ont bien dit, nous lisons trop de livres futiles, alors qu'il faut s'efforcer de simplifier l'existence, d'être sincère, à l'écoute de son âme ; se vouer à Dieu, ne servir que lui seul, voici la clé de tous les problèmes. Nous sommes las des doctrines, des théories scientifiques, des polémiques sur le bonheur de l'individu ; trop de sang fut versé pour arracher ce bonheur aux autres, alors qu'il convient de refouler ses désirs personnels pour accomplir la loi de l'amour. La colère, c'est la mort ; l'amour, c'est la vie. La vraie vie, c'est la vie spirituelle, pas la vie du corps. Et les fruits de l'âme sont l'amour, la joie, la paix, la charité, la foi, la bonté, la tempérance... Tous les grands guides de l'humanité l'ont répété aux hommes, en commençant par le Bouddha...
— Oh, vous savez, l'interrompit Ignati, le Bouddha était un personnage aux vues assez étroites !
Kamenski ne prêta nulle attention à cette remarque et continua à parler. Nous nous forgeons des myriades de souffrances, insista-t-il, en refusant d'écouter la voix de l'amour qui résonne dans notre coeur, la voix du pardon universel, de la bonté envers tout ce qui vit ; nous allons à notre perte en cultivant des appétits ravageurs, des milliers de besoins et de désirs fictifs. Et il cita l'Épître de Jacques : « Vous convoitez et ne possédez pas ; vous êtes meurtriers et jaloux, et ne pouvez réussir ».
— Tout ceci n'est pas nouveau ! s'exclama-t-on parmi les convives. C'est une vieille rengaine. Mais les choses sont loin d'être aussi simples. On ne peut pas aimer sur commande. C'est là une bien curieuse recette : aimez donc !
Gricha se sentait perdu : on disait la vérité des deux côtés !
Podgaevski s'était levé pour déambuler à travers la pièce en faisant voler les pans de son habit ; il cria à l'oreille de Kamenski :
— Je vais vous répondre par les paroles d'un autre apôtre, Paul : « Délivrés du péché, vous êtes devenus esclaves de la vertu ! »
— Mieux vaut être esclave de la vertu que de la concupiscence, répliqua Kamenski.
Mais Podgaevski était déjà ivre. De même que « Vassia » qui s'inclinait vers Piotr Alekseevitch et lui bafouillait quelque chose à l'oreille, en s'imaginant qu'il parlait à voix basse. Et Piotr Alekseevitch avait le visage tout rouge et le regard trouble ; il se mit brusquement à chanter d'une voix forte, en écorchant les notes :
Ah qui se soucie de nous
Quand on fait la fête !...
Les dames se levèrent pour prendre congé. Kamenski quitta aussi la table.
— Vous partez déjà ? demanda Piotr Alekseevitch. Restez donc ! Chantons ensemble.
Kamenski haussa les épaules.
— Vous êtes bien gai, remarqua-t-il en fronçant les sourcils.
— Oui, je suis gai ! répéta Piotr Alekseevitch, et il ajouta brusquement avec un sourire déplaisant : à propos de travail ! Mon armoire sera-t-elle bientôt prête ?
— Vous l'aurez jeudi.
— Après la pluie ?(1)
— Pourquoi devrait-il pleuvoir jeudi ?
— Bruce (2) l'affirme.
— Je regrette, mais je ne crois pas à Bruce. Au revoir !
—Dommage ! Vous ne voulez pas boire un coup ? Je parie que vous en avez envie !
Kamenski lui lança un long regard, serra les mains des personnes présentes et sortit par le balcon. Piotr Alekseevitch se leva.
— Nikolka! cria-t-il si fort qu'on l'entendit dans toute la maison. Le laquais accourut.
— Des chevaux ! Vassia, Ilioucha : on va au « Bienvenue ». En route !
— Piotr Alekseevitch, dit Natalia Borissovna, je t'en prie, n'y va pas !
— Laissez donc, ma mie ! Pas devant les invités.
Et il se remit à chanter :
Ah qui se soucie de nous...
Et enlaçant le docteur et Podgaevski, il se dirigea vers son bureau.
La maison se vida. Des bruits de vaisselle parvenaient de la salle à manger où les domestiques desservaient la table. Gricha, les dents serrées, était assis dans
sa chambre, devant la fenêtre ouverte.
— De mon temps, personne n'aurait perdu son temps à vous écouter, disait Bernhardt avec rage.
— Aujourd'hui non plus, vous n'écoutez pas, lui rétorqua Kamenski avec la même animosité.
— Nous avons sacrifié nos vies !
— Vous êtes pourtant vivant, à ce qu'il me semble.
— Ne jouez pas sur les mots ! Vous détournez les gens d'un travail honnête et utile, et vous voulez les faire vivre dans une cabane au fond des bois.
— Qu'appelez vous un travail utile ? Cette datcha ne ressemble guère à une maison d'ouvriers !
— Je ne parle pas de cette datcha. Cessez d'ironiser. L'amour !... Vous êtes plein de colère, Vous brûlez de vous battre !... En ce moment par exemple, vous me détestez.
— Croyez-moi, mon frère, s'exclama Kamenski avec force, je ne ressens aucune haine envers vous. Souvenez vous des paroles de Pascal : « Il y a trois sortes de personnes : les unes qui servent Dieu, l'ayant trouvé ; les autres qui s'emploient à le chercher, ne l'ayant pas trouvé ; les autres qui vivent sans le chercher ni l'avoir trouvé ».
— Encore des citations !
— Parfaitement, des citations...
Peu après on entendit la voix d'Ignati :
— Bonne nuit !
— Adieu ! répondit Kamenski d'un ton triste et solennel.
A l'aube, Gricha fut réveillé par le tonnerre. Il ouvrit les yeux.
Le temps était gris et pluvieux. La pièce s'assombrissait au passage des nuages ; le reflet d'un éclair rougeoyait dans la pénombre, puis un grondement vague naissait dans les hauteurs. Il approchait par vagues lourdes, ébranlant les vitres, puis s'abattait soudain avec vacarme et assénait des coups secs juste au dessus du toit... Et l'averse commençait à tomber, prudente d'abord, puis de plus en plus ample, et dans le jardin déserté, derrière la fenêtre ouverte, les fourrés de verdure luxuriante se tenaient immobiles, s'imprégnant de pluie. L'air humide était plein de l'odeur lourde des peupliers en fleurs.
Gricha était sur le point de se lever quand les pas lourds de Piotr Alekseevitch traversèrent le salon. Il donnait des ordres au laquais qui faisait tinter ses clefs en ouvrant l'armoire.
— Gricha ! appela-t-il brusquement.
Gricha ne répondit pas.
Piotr Alekseevitch se dirigea vers la chambre de son fils et écarta les portières. Il portait un chapeau et une cape qui était sur le point de tomber.
— Tu dors ?
— Non. Gricha fronça les sourcils. Pourquoi ?
— Pour rien... En fait, je voulais te demander quelque chose.
— Quoi donc ?
— Quoi donc ? Hm ! Bah, ça ne fait rien... Oui, voilà ce que je voulais te dire : as-tu déjà remarqué que le cochon est l'un des animaux les plus ironiques ?... Ça c'est le premier point...
La langue de Piotr Alekseevitch s'embrouillait dans sa bouche. Il poursuivit lentement.
— Et deuxièmement... Je n'en ai que pour une minute... Je voulais te dire que je viens de croiser Kamenski... Il allait déjà en ville à cette heure ! Et sais-tu ce qu'il m'a dit ? Il a déclaré que j'étais un représentant de la nouvelle intelligentsia, ce qu'on appelle un intellectuel « honnête », mais avec toutes les caractéristiques du bourgeois le plus ordinaire, du cochon de bourgeois, pour être précis... Il paraît que c'est un produit de l'époque présente. Pas mal, hein ? Et surtout, ça sonne bien !
Et Piotr Alekseevitch ajouta en imitant le ton de Kamenski :
— « Car c'est à cause de vous que le nom de Dieu est honni chez les païens ! » Qu'est ce que tu en dis ?
Gricha resta silencieux.
— Tu te tais ? Bon, bon, ne dis rien, mon garçon ! Mais sais-tu ? Pense un peu à toi-même... Réfléchis-y, et tire toi une balle dans la tête si tu ne trouves pas quoi faire de ton existence... Il vaut beaucoup mieux te tuer sans attendre si tu dois devenir un pourceau ironique !
La pluie bruissait monotone dans l'herbe et les arbres. A travers l'averse, le chant du loriot s'élevait en trilles douces.
Gricha, couché dans son lit, souriait d'un sourire dur et indéchiffrable...
1) Expression russe proche de l'expression française « la semaine des quatre jeudis » et désignant un moment impossible à déterminer.
2) Le « Calendrier de Bruce » est un livre de prédictions.
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Poésie
Velemir KHLEBNIKOV
Poèmes
Traductions de Lili th Jdanko
Les oeuvres de Velemir Khlebnikov (1885-1922), chef de file du futurisme russe, sont assez largement traduites en français. Parmi les ouvrages disponibles : Le pieu du futur et Des nombres et des lettres (trad. A. Sola. L'Age d'homme) ; La création verbale (Bourgeois, 1980) ; Nouvelles du Je et du Monde (trad. J. C. Lanne. Imprimerie nationale, 1994). Nous présentons ici quelques traductions qui nous sont parvenues de Jérusalem.
Les nuagesses flottaient et pleuraient
Au dessus des hauts lointains des lointains.
Les nuagesses des ombres jetaient
Au dessus des tristes lointains des lointains.
Les nuagesses des ombres lâchaient
Au dessus des tristes lointains des lointains...
Les nuagesses flottaient et pleuraient
Au dessus des hauts lointains des lointains.
1908
Quand les chevaux meurent — ils respirent,
Quand les herbes meurent — elles se déssèchent,
Quand les soleils meurent — ils s'éteignent,
Quand les hommes meurent — ils chantent des chansons.
1910-1912
Comme d'un pin l'antique branche
Où repose le nid austère,
La moscovite neige blanche
Dans la fournaise printanière
Va se mourir en eau de mer.
Mais si en toi, antique Moscou,
Oh, si en toi coulent les larmes,
Elles s'éveilleront un jour
Loin dans la mer comme une vague.
1920
[Extrait de Nuit dans les tranchées]
Les jeunes filles, celles qui marchent
Avec les bottes de leurs yeux noirs
Sur les fleurs de mon coeur,
Les jeunes filles qui ont baissé les lances
Sur les lacs de leurs cils.
Les jeunes filles qui se lavent les pieds
Dans le lac de mes paroles.
1921
De la Cène connaît beaucoup d'yeux la Neva.
Hier des sauveurs ici le sang communia
Avec le corps du nord par la pierre du pavé.
En elle fut chanté l'amour des pages brûlées.
C'est la cendre d'amour qui noircit les soirées,
Et des ouvriers et du pâle savant.
Rouge coule le courant,
A peine le réverbère
S'allume sur les ponts épuisés.
Les trompettes du vent sont grossières.
Et la grille des jardins monte la garde du destin.
De la Cène connaît beaucoup d'yeux la Neva.
Près des chevaux de fer, près des larges pierres
Du palais Stroganov.
1921-1922
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Boris PASTERNAK
La mort du poète
Présentation et traduction de Claude Frioux
La mort du poète est un poème célèbre inspiré par le suicide de Maiakovski en 1930.
Ce texte a connu un destin assez particulier. Les onze dernières lignes ont été biffées d'emblée par le rédacteur de la revue Novy Mir où il a été imprimé pour la première fois. On peut penser qu'il s'agissait de ménager l'entourage de Maiakovski, c'est à dire les équipes du LEF et du Novy LEF, durement traité par Pasternak qui avait écrit dans Sauf-conduit : « Cet homme qui avait pour la vérité un attrait presqu'animal s'entourait de petits faiseurs, à la réputation fictive et mensongère, aux prétentions sans fondement. ». La plupart des publications du recueil Par dessus les barrières où est inclus ce poème opèrent aussi la coupure des vers 20 à 23, sans doute en raison de la complexité de l'image pourtant remarquablement suggestive. On notera que lors de ses lectures publiques Pasternak disait le texte dans son intégralité. Il est regrettable que l'édition du Pasternak dans la Bibliothèque de la Pléiade ait retenu la version la plus émondée.
Nous publions ici une traduction intégrale.
LA MORT DU POÈTE
Incroyable, pensait-on, délire,
Mais deux le disaient,
Puis trois, puis tous. Sur la strophe
Du destin arrêté s'alignaient
Les maisons des femmes de bureaucrates et de marchands,
Les cours, les arbres et là,
Les freux ivres de soleil chaud
Qui gourmandaient leurs femelles
Pour que ces sottes aient de la conduite. Ce jour était
Comme peu avant. Comme une heure, comme un instant
Avant, avec la cour voisine, la palissade
D'à côté, les arbres, le bruit des freux.
Sur les visages seulement quelque chose d'humide avait bougé,
Comme dans les plis d'un filet déchiré.
C'était un jour inoffensif, plus encore
Que des dizaines de ses jours précédents.
Dans l'entrée les gens se pressaient en rang,
Comme un coup de feu les aurait rangés.
Comme un tuyau aurait rejeté
Des brêmes et un brochet aplatis par des explosifs
Placés dans les roseaux.
Comme le soupir de couches vraiment chargées.
Tu dormais, faisant litière des ragots.
Tu dormais, calme après les frissons,
Beau d'une beauté de vingt-deux ans
Comme l'annonçait ton tétraptyque.
Tu dormais, la joue pressée contre un coussin.
Tu dormais — de toutes tes jambes, de toutes tes chevilles,
Planté sans arrêt dans ton galop,
Au milieu des légendes de jeunesse,
Parmi elles plus remarqué
Pour les avoir atteintes d'un bond.
Ton coup de feu était comme l'Etna
Au dessus du piémont des pleutres, hommes et femmes.
Les amis raffinaient leurs disputes,
Oubliant à côté la vie et le moi.
Et quoi encore ? Que tu les avais acculés
Au mur, effacés de la terre et que la peur
Donnait ta poudre pour ta cendre.
C'est elle qu'aimait la canaille,
D'où ce tas de considérations
Pour éviter que ne passe par dessus bord
Le flux d'un grand épisode
Trop rapide pour des égrotants.
C'est ainsi que le vulgaire fait tourner en babeurre
La crème argentée de l'existence.
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Nina ISKRENKO
Poèmes
Traductions de Christine Zeytounian-Beloüs
Née en 1951, Nina Iskrenko, dont nous avons déjà publié un poème dans LRS N°4, vit à Moscou. Elle est l'auteur des recueils Quelques mots (Amga, Paris 1991) ; Ou (Moscou 1991) ; Référendum (Moscou 1991). Nina Iskrenko est un membre très actif du club « Poésie » de Moscou, créatrice du polystylisme, elle se consacre à la démétaphorisation de l'espace et autres tâches annexes. Quelques-uns de ses poèmes ont été récemment publiés dans un cahier de la revue Sources (Maison de la Poésie de Namur).
Ruche bavarde des feuilles carrées
petites brioches de l'horloge moulées à sec
marrons lisses comme le sel sur une peau bronzée
ce jour mort est plus précieux que tout
chuintement cartonneux derrière la double vitre
ici ou là
briquettes de larmes soigneusement limées
sabres doux des extases étirées
carrefours aiguisés
de l'herbe et de la nuit
castagnettes de loup
il faudrait pleurer les trois dernières arches
à la potence de fonte un cheveu noué
la balle de plastique d'un baiser
se balance oubliée sous la neige de septembre
quand surmontant la craie craquante des bourrasques
les arbres se dissimulent à nos regards
et refroidissent
horizontalement.
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Il a plané au téléphone jusqu'à trois heures du matin
puis sa bourse d'études fut dépensée et la fille
en robe perpendiculaire longue
comme une file d'attente devant un kiosque de bière
la veille ou tout de suite après
a touché sa tête avec des mains concrètes
et se balançant s'est étirée par la fenêtre vers le cactus en fleur
Il ne savait pas non plus comment faire
comme il s'est énervé à se donner le tournis
comme ça et pas autrement
Mais il a tout de même demandé Qui es tu
Elle a tendu sa paume sans rien dire
C'était écrit Parente par la ligne de vie
Les pages bruissaient au point qu'il n'avait pas le temps
de les tourner
Il essayait de se souvenir du visage
de cette première fille rencontrée tôt dans la matinée
mais craignait de se souvenir
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La brume se condense le nuage se fige et enlace
le tuyau noir le tuyau insomniaque le cri grossier
du tramway l'accompagne sous le pont il fait sombre
et l'eau clapote comme un mécanisme comme des papillons
colorés volètent en sifflant trempent dans l'eau sur l'asphalte
des cabas des filles des papiers de bonbons
comme si le matin ou le soir avec la nuit
sortait tendrement dans les flaques pour rire
pour l'automne pour une veste neuve comme si
ça ne voulait rien dire comme si l'argent
brillait juste comme ça sur parole
à l'entrée à la sortie près du banc blessé dans le verre
à facettes de la vitrine gazeuse comme si pour toi
j'étais quelqu'un d'autre et tu dessines un trou
sur la clôture et tu me cries de là-bas Vite
Un baiser que personne
ne pourra voir
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Anton KOZLOV
Poèmes
Traduction de Catherine Brémeau
Agé de 32 ans, Anton Kozlov est né à Leningrad. Il a émigré à seize ans aux États-Unis. Il vit actuellement à Paris et prépare une thèse de philosophie.
LE BOIS AUX CORBEAUX
Dans notre maison
une femme est morte.
Elle est morte avant Noël, mais son corps
n'a été découvert qu'en Janvier.
Or donc quand nous faisions la fête,
mangions, buvions et dansions autour du sapin
son cadavre, énorme,
gisait dans l'appartement comme un iceberg.
Deux semaines plus tard seulement
les voisins du dessus,
ne pouvant plus supporter l'odeur,
ont appelé la police, et eux,
ils ont enfoncé la porte
et ont découvert le corps.
Tout le jour
ils ont aéré l'appartement.
Dans l'entrée de l'immeuble
une lourde odeur demeurait, insoutenable.
Le matin encore, en allant au magasin chercher du pain,
je m'étais dit
que des nègres avaient encore fait leurs saletés par là,
et que voilà, ça sentait la merde.
Ce n'est que plus tard que ma mère m'a appris
que cela,
c'était l'odeur de la viande humaine en décomposition.
Je me rappelle cette femme : elle était sourde et muette.
Souvent par les chaudes soirées d'été
on la voyait assise sur le banc devant la maison,
grosse, coiffée d'une casquette de base-ball rouge,
et, quoiqu'on lui dise,
elle ne répondait que par un méchant silence.
Et un jour
par la fenêtre je l'ai vue
qui regardait la télé en couleurs
dans une pièce rose absolument vide.
Il y avait là
quelque chose de sauvage, inexplicablement :
debout dans la rue
je regardais par sa fenêtre, elle
habitait au rez-de chaussée,
à l'étage le plus bas, celui
qui est le plus près de la terre.
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A LA MEMOIRE DES ANCIENS D'AFGHANISTAN
Des soldats couchés en terre j'ai grand peine,
Dans leurs tombes guerrières ils sont de la gelée,
des citrons enrobés de sucre en poudre.
Au dessus d'eux se dressent des colonnes
et au vent claquent les drapeaux rouges.
Le caporal tué ne se disait pas : « je mourrai ».
Il pensait « je vais faire un somme près de l'affût »,
mais il est mort, et le voilà devenu comme un bonbon :
une praline. Voilà vraiment un dénouement étrange !
Le photographe les avait tous pris avant la bataille :
les officiers posent debout devant le tank,
mais il y a eu le combat, et comme des éclairs
ils sont couchés. Sur la route, derrière un rocher, au fond
d'un ravin, et celui-là appuyé contre un mur.
Toutes les balles n'étaient pas en balade
et leur mort est un océan de limonade !
Et ceux qui au combat n'ont pas été tout à fait tués
dans le calme des hôpitaux rêvent de créme fouettée,
des visions torturent leur délire :
toute la nuit ils voient de la marmelade.
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Natalia MEDVEDEVA
Poèmes
Traductions de Catherine Brémeau
Née à Léningrad, elle émigre pour aller vivre aux USA où, parallèlement à son métier de mannequin (à Los Angeles) elle chante et écrit. Elle vit depuis 1983 à Paris où elle continue à chanter et à écrire et publie en 1989 un premier roman : Maman, j'aime un voyou (traduction de M. Delourme. Editions Climats). Suivi en 1990 par un second livre : Au pays des merveilles où elle raconte son retour dans sa ville natale (traduction de L. Hiu et J.L. Debouzy. Editions Climats).
la rue borgne pleine de trous
nous est démarche d'ivrognes
tout comme des bleus sur le corps
se fait hachoir de boucher
brille d'un débris ivre
de bouteille bue mordue
elle sent la boucherie :
corps morts de chats écorchés
se noie dans la fange
talon qui s'enfonce
jure la sainte Anne* du calendrier
te donne un coup par derrière
c'est la porte métallique de l'ascenseur
— vlan voilà pour ta confiance
te vrille de son escalier de fonte ...
je n'arriverai jamais à croire
que c'est là que je suis née
avril 89
* allusion explicite en russe à Anna Akhmatova
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je suis venue à ta table non mise
je suis venue à ton obscurité
je suis venue comme toujours non conviée
vers toi, muet
tel un vent de la Baltique
tu en frémis
j'ouvre en grand ta porte grinçante
je fais irruption
je m'engouffre dans
ta tranquillité — ombre blanche
lampes, allumez-vous à en sonner
vin, agite-toi dans les coupes
je suis venue dans ton silence
parler — de quoi ? — pas d'importance,
d'amour et de neige passée
des congères déversées sur le passé
du dégel du printemps
qui troue la glace des cercueils
et nous nous comprendrons
et aussitôt
à demi-mot nous comprenant
d'un regard mi-clos échangé
nous nous emmènerons doucement vers la chambre
je rassemblerai mes valises
et pour toujours je viendrai chez toi vivre
alors les plaies se cicatriseront
et nous ne voudrons plus parler. Non
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