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Lettres Russes

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Partie française (sans les illustrations de C. Zeytounian-Beloüs) des numéros épuisés de la revue 

SOMMAIRE du numéro 17 (juillet 1995)

 

C.Balmont : Au pays des fleurs rouges.

M . Kouzmine : Charlotte .

N.Bojidarova : Souvenirs d'une enfant ...

R.Kudu : Mon premier été.

O.Mikhailova : Fillette .

N.Sadour : Un gars rongé des vers .

S.Task : Les peurs.

S.Tchetvertkov : En tramway .

Poèmes d'O.Mandelstam, L.Goubanov, A. Kouchner, V.Aristov, S.Solovïev.

 

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Constantin BALMONT

Pays des fleurs rouges

Récit publié dans Visions solaires

Éditions Bossard. Paris, 1923.

Traduction de Ludmila Savitzsky

 

     Constantin Balmont est né en 1867 au village de Goumnitchi, dans la région de Vladimir. Il est issu d'une famille de la noblesse russe, et le nom de Balmont remonte à de lointains ancêtres écossais. En 1886, il part faire son droit à Moscou, mais est exclus de l'université un an plus tard pour avoir participé à une manifestation. Réintégré en 1888, il abandonne bientôt ces études qui ne lui conviennent pas pour se consacrer entièrement à la littérature.

     Son premier recueil poétique parait à Iaroslavl en 1890. En 1895, il rejoint le mouvement symboliste.

     Balmont voyage énormément et effectue de longs séjours à l'étranger, notamment à Paris. Il visite la France, les pays scandinaves, l'Espagne, la Hollande, l'Angleterre, l'Italie, la. Belgique, la Suisse, l'Allemagne... Il consacre son temps à l'étude des langues, à la traduction et à la critique littéraire. En 1897, il fait un cycle de conférences à Oxford. Cette même année paraft le recueil poétique Silence qui reflète ses impressions de voyages et où l'on ressent l'influence de Nietzsche et de la doctrine théosophique de Élena Blavatskaïa. A partir de 1898, il fréquente assidûment les poètes symbolistes de Saint Pétersbourg et de Moscou (Valery Brioussov, Dmitri Merejkovski, Zinaïda Hippius, Fiodor Sologoub...) et devient rapidement l'une des figures les plus marquantes du mouvement. Son recueil Soyons comme le soleil (1903) remporte un immense succès et fait de lui l'idole du public.

     Ses satires politiques lui valent des ennuis avec les autorités et il quitte de nouveau la Russie. Entre 1905 et 1917, Balmont effectue plusieurs tours du monde. Ses impressions de voyage au Mexique, en Égypte, en Inde, au Japon et en Océanie lui inspirent une série d'essais et de récits en prose, dont Pays des fleurs rouges.

     Parmi ses très nombreux ouvrages poétiques citons : Envoûtement (1906), Les chants vengeurs (1907), Fleurs serpentines (1910), Sonnets de soleil, de miel et de lune (1917).

     Balmont accueille favorablement la révolution de février 1917, mais rejette celle d'octobre. Il émigre à Paris en 1920. Il continue d'écrire et publie plusieurs recueils en Occident (Dans le lointain béant, 1929). A partir de 1927, il vit à Capbreton. Ses dix dernières années sont assombries par des troubles mentaux. Oublié de tous, réduit à la misère, il trouve refuge à la maison de retraite de Noisy le Grand où il meurt le 24 décembre 1942. Son corps repose au cimetière de cette ville.

     Balmont est l'auteur d'une oeuvre abondante. Ce brillant polyglotte a également été un traducteur prolifique de près de trente langues (on lui doit notamment des traductions de Shelley, Wilde, Ibsen, Poe, Calderon, Musset...) et un critique littéraire de talent.

     Sa cosmogonie a pour figure centrale le soleil. Il a le culte de l'individualisme et célèbre le triomphe de la durée présente, les éléments de la nature, le feu du désir en des vers brillants, d'une grande musicalité. La poésie est pour lui un langage éminemment magique.Dans Pays des fleurs rouges, sa prose s'avère tout aussi flamboyante pour célébrer une mythologie qui s'accorde aux élans profonds de son coeur.

     Balmont a été fort peu traduit en français. Outre Visions solaires dont est extrait le texte qui suit, un petit recueil de poèmes traduit par A de Holstein et René Ghil est paru en 1916. Un récit intitulé Où est ma maison, dédié à Marina Tsvetaeva, a été publié en 1992 dans le N°10 de LRS-Lettres russes. On trouve également quelques poèmes épars dans des anthologies.

Ch. Z-B.

 

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     Pays des fleurs rouges, écloses en des esprits enivrés de Soleil, amoureux de la Lune, de l'Étoile du soir, de l'Étoile matinale. Pays des fleurs diaprées, des oiseaux aux plumages rutilants, — azurés ou verts, de toutes les nuances des gemmes. Pays des spectacles sanglants et de la piété raffinée, des légendes véridiques et de l'invraisemblable réalité, des hiéroglyphes polychromes et des temples pyramidaux, des paroles lentes et du poignard vif, de l'éternel Printemps, de l'Automne éternel. Pays dont les montagnes sont pareilles à des sculptures géantes, pays dont l'histoire est un conte, dont la destinée est un poème douloureux, plus douloureux qu'un poème d'Edgar Poe. Pays abusé, trahi, vendu, conquis par la prédiction, le génie, la femme et le cheval ; pays à jamais défiguré par le Centaure au visage pâle, qui porte la ruine, la dévasta¬tion, la religion hypocrite accompagnée de maladies contagieuses et mortelles, partout où il réussit à pénétrer : dans l'Inde, dans l'Océanie, dans l'idylle péruvienne, ou dans ce Pays des fleurs rouges, piétiné par lui.

     C'est du Nord que les Aztèques sont venus dans la région du Mexique actuel : ils sont venus de Tlapallan, c'est-à-dire de la Contrée Rouge, — contrée des montagnes rouges, des escarpements pyramidaux, des fleuves colorés, contrée qui comprend la Californie de nos jours, l'Arizona, le Nouveau Mexique, la Sonora. Cette première patrie, ils en ont conservé le souvenir dans leurs coloris, dans la forme de leurs édifices, dans leurs légendes éternellement vivantes, où l'on devine les prunelles compréhensives de l'âme.

     On connaît deux symboles éclatants de la fantaisie mexicaine : le mot Tiuy ! (Allons !) — appel du colibri fuyant qui guida les Aztèques vers l'inconnu, jusqu'au pays des Sept Cavernes ; et la figure de l'Aigle perché sur un cactus, dépeçant un serpent. Ces symboles fantasques dénotent le mélange, si carac¬téristique chez les Mexicains : cruauté et tendresse ; sens des couleurs et goût des reliefs hardis ; amour du monde matériel et tendance mystérieuse, nostal¬gique vers on ne sait quelles régions inexpliquées, indéfinies, où serpentent des contours fugitifs et glissants.

     Ils n'ont qu'à paraître, les deux grands dieux de l'antiquité mexicaine, Huitzilopochtli et Quetzalcoatl, — et nous voici dans le monde de ces contours serpentins. Les légendes l'annoncent ainsi : Non loin de l'antique capitale du peuple constructeur, les Toltèques, se trouve Coaltépec, la Montagne aux Serpents. Là vivait en dévotion et sainteté une certaine Coatlicué, femme à la Robe de Serpent. Elle était mère de fils nombreux et d'une fille unique. Un matin, tandis qu'elle faisait ses prières dans le Sanctuaire du Soleil, elle vit tomber à ses pieds, descendue d'en haut, une petite boule de plumes bril¬lantes. Elle la ramassa, et, par respect du lieu sacré, la cacha sur sa poitrine. Lorsqu'elle voulut la retirer ensuite, elle ne la retrouva plus. Or, en même temps que le rayon du Soleil et les plumes brillantes, une vie nouvelle entra invisiblement en son sein. D'accord avec leur soeur, ses fils insensés conclu¬rent que leur mère était marquée du sceau de l'infamie, et qu'elle devait mourir avant d'avoir enfanté. Grande fut sa terreur ; mais l'enfant parla du fond de ses entrailles : « Rejette ta crainte. Je sais ce que je dois faire. Tu seras sauvée. » En vérité, lorsque parurent les hommes aveuglés, incapables de

comprendre le mystère de l'immaculée conception ; lorsqu'ils s'apprêtèrent à tuer la Fécondée du Soleil, — au même instant naquit Huitzilopochtli, armé

d'une lance et d'un bouclier, coiffé de plumes étincelantes, la jambe gauche parée du plumage d'un colibri rapide, le visage et les membres historiés de rayures d'azur. Ce fut sa soeur que sa main transperça tout d'abord, car en elle, en cette femme, le désir coupable était né. On peut voir encore sa tête parmi les flancs escarpés de la Montagne aux Serpents. Puis il se rua sur ses frères pour les exterminer. Ils tombaient comme tombent les rocs dans les précipices. Les quelques survivants s'enfuirent vers le Sud. Huitzilopochtli massacra et dépouilla tous les partisans du complot échoué, après quoi il monta avec sa mère au Palais des Cieux d'où il était, en réalité, descendu. Coatlicué, appelée aussi Coatlantana, devint la déesse des Fleurs et fut nommée Notre Dame des Régions aux Serpents.

     Fray Bernardino de Sahagun, padre espagnol du temps de la Conquête, a écrit une histoire générale des dieux et des rites de l'ancien Mexique, d'après les récits des indigènes de son époque. Voici, entre autres, ce qu'il dit de Huitzilopochtli : « C'était un deuxième Hercule, fort puissant, doué d'une vigueur singulière, très belliqueux, grand exterminateur de peuples et tueur d'hommes. Dans la bataille il était la flamme incarnée, très redoutable aux ennemis, et l'emblème guerrier qu'il portait sur lui était une tête de dragon, extrêmement terrible, qui lançait du feu par la gueule ; il était en même temps devin et magicien, et revêtait des formes d'oiseaux divers ou de bêtes. »

     Ce fut Huitzilopochtli en personne qui prit le commandement suprême des guerres de conquête grâce auxquelles la petite peuplade des Aztèques devint

maîtresse de la puissante monarchie mexicaine ; son nom sanctifiait la suite incessante des fêtes du sang, célébrées au sommet des teocallis, où le sacrifi-cateur, avec un glaive d'obsidienne, extirpait le coeur du sacrifié, tandis que celui-ci, à la fin de l'horrible solennité, s'élevait au-dessus de la Terre et entrait au Palais du Soleil.

     Si Huitzilopochtli personnifie l'ivresse du Soleil et du Sang sous son aspect terrible et cruel, Quetzalcoatl, dont le nom signifie « Serpent au Plumage d'Émeraude », nous en montre une image différente : il n'aima, lui, que les fleurs et les fruits, la couleur rouge des sacrifices non sanglants ; c'était le dieu du Vent, promenant au Ciel les nuages libres qui s'abreuvent aux clartés de l'aube et du couchant, c'était le Lucifer des étoiles, le dieu de l'Astre de la double Existence, celle du soir et celle du matin.

     Quetzalcoatl était un des quatre grands Frères Célestes ; il naquit dans l'ultime, le treizième ciel. Sous sa forme virile, il est Tonacatecutli, Seigneur de l'Être, et Tzinteotl, dieu du Commencement ; sous sa forme féminine, il est Xochiquetzal, Rose d'Émeraude, Tzilalicué, vêtue d'Étoiles, et Nicometcoatl, aux Sept Serpents.

     Les serviteurs du Seigneur Quetzalcoatl étaient très habiles dans tout ce qui fait l'ornement de la vie et transforme la contemplation non point en un désert d'ascétisme, mais en un jardin harmonieux. Les envoyait-il quelque part ? Ils volaient avec une rapidité infinie sur des espaces immenses. Ses ordres étaient proclamés du haut de Tzatzitépec, ou Colline des Exclamations ; ses hérauts possédaient des voix si puissantes qu'on les entendait à des centaines et des centaines de milles. Les serviteurs et les disciples de Quetzacoatl étaient appelés Fils du Soleil et Fils des Nuages. En cela encore, nous sentons l'in-fluence du Palais du Soleil, — de la Cité du Soleil, impérissable et diaprée, foyer de la lumière et de la couleur.

     Sahagun nous donne une description curieuse et détaillée de l'aspect de Quetzalcoatl. Après avoir déclaré que celui-ci était un homme honoré comme dieu, et qu'en sa qualité de dieu des Vents il balayait la route pour les dieux de l'Eau, l'auteur énumère consciencieusement les parures de Quetzalcoatl. Les ornements dont il se parait étaient les suivants : sur la tête une mitre avec un panache de plumes appelées quetzalli ; cette mitre était tachetée comme une peau de tigre ; il portait une chemise en forme de dalmatique à ramages ; il avait des boucles d'oreilles en mosaïque de turquoise, un collier d'or, d'où pendaient des coquillages ; il avait des sandales noires à revers de perles ; de sa main gauche il tenait un bouclier pentagonal, de la droite une crosse pareille à celle des évêques, se terminant par une spirale grandement ornée de pierres précieuses et qui était comme la garde d'une épée.

     Les légendes sidérales liées au nom de Quetzalcoatl sont magnifiques comme toutes les traditions mexicaines concernant les astres.

     Voici une de ces légendes : pendant une maladie de Quetzalcoatl, le méchant sorcier Tezcatlipoca, qui réside, invisible, au Ciel, sur la Terre et en Enfer, et qui sème la discorde entre les deux côtés opposés, fit boire à ce dieu un breuvage enivrant. En cet état d'ivresse, Quetzalcoatl rompit son voeu de chasteté, après quoi, tout en larmes, il s'en alla vers l'Orient, jusqu'au bord de la Mer. Avant de partir, il pria son jeune serviteur de lui donner un miroir ; appuyé contre un arbre, il regarda le reflet jusqu'au fond et s'émut d'une grande détresse : « Me voici vieux. Il est temps de partir. » Sur la grève où la lisière de la Mer se confond avec la lisière du ciel, il mourut ; et l'on posa son corps sur un bûcher, mais son coeur ne fut point consumé : il monta, Étoile du soir, qui brûle depuis lors, éclatante princesse au ciel vespéral du Mexique.

     C'est d'une manière analogue que furent allumés le Soleil et la Lune. Il n'y avait point de Soleil, point de Lune tendre. Les dieux pleuraient, le monde était inhospitalier. Un décret mystérieux annonça que celui qui se jetterait le premier dans les flammes d'un bûcher délivrerait le monde de cette sombre inhospitalité. On éleva un bûcher d'arbres aromatiques. Chaude et odorante, la flamme monta. Mais tous ceux qui entouraient le bûcher contemplaient avec une indécision craintive les serpents dressés du Feu. Il se trouvait là un certain Nanahuatzin, un pestiféré, un lépreux. Il descendait de la race des dieux, mais un mal terrible l'avait terrassé. Or ce fut précisément ce lépreux qui songea aux ténèbres du monde et à la vertu purificatrice du Feu. D'un bond, il se jeta dans les flammes. Aussitôt dans le Ciel se montra le Soleil aveuglant, tandis que les étincelles jaillies du bûcher se transformaient en étoiles nombreuses. Après le premier qui fut ainsi consumé, un autre homme se jeta dans le Feu, et au Ciel apparût la Lune. Et le Soleil et la Lune s'unirent par le mariage, et le Ciel et la Terre prirent part au festin nuptial. Telles sont les origines de Pyramides : celle de Cholula, consacrée à l'Étoile du Soir, avec son sanctuaire administré par les prêtres de Quetzalcoatl, le Serpent au Plumage d'Émeraude, et celles du Soleil et de la Lune à Teotivacan, près desquelles on trouve encore, sur le champ de bataille de l'antiquité, de petites idoles mexicaines, des « masques » chers à ce peuple, des débris de flèches et des lances d'agate.

     Les serpents qui ornent les pyramides écroulées de Xochicalco et qui rappellent les dragons chinois ; les catacombes de Mitla décorées du signe de la croix, les tombeaux en forme de crucifix, — ces « Symboles de l'Arbre de Vie terrassant la Mort, dérobés par le Diable », ou bien si l'on préfère, cette figure des quatre vents du Ciel illimité ; les autels formés de crânes (car, comme les Égyptiens, les Mexicains ne séparaient point la Vie de la Mort) ; les divinités de la Mort avec leurs coiffures de crânes, avec leurs parures si complexes dans leur ensemble et qui rappellent le caractère symbolique de notre franc-maçon¬nerie ou de nos Danses Macabres du moyen âge ; le dieu joyeux de la Vie qui regarde en haut, de ses yeux naïfs, et ne voit point ou ne veut point voir le dieu parallèle, celui de la Mort ; le Dieu-Reflet, qui , couché, tient sur son ventre un miroir où, comme en un lac arrondi, l'univers entier se reflète, tandis que le dieu lui-même regarde de côté, ailleurs, par-delà les limites ; le Dieu Stellaire, « celui qui a renversé son Visage », car, en effet les étoiles sont renversées dans notre conscience, n'ayant, pour elles-mêmes, ni côté droit, ni côté gauche, ni haut, ni bas ; — voilà les quelques fragments d'un édifice immense, surgi jadis sous un Ciel aux étoiles si éclatantes, si nettes, que l'indéfini et le nébuleux y sont encore éblouissants et non décolorés, un édifice élevé parmi les volcans et les lueurs d'aurore des fleurs étranges.

     Les compagnons d'Orphée disaient que les dieux et les hommes appartien-nent à la même race. Pareillement, les rêveurs du Mexique affirmaient qu'il y a, entre les dieux et les hommes, une chose commune : leur sang rouge. C'est pourquoi ils avaient lié ensemble leur Ciel et leur Terre d'un lien rouge, pour des noces fantastiques auxquelles on frémit d'assister, mais qui sont belles, oh ! si belles !

     On dit que la première, la principale déesse du Mexique, Tzihuacoatl, Femme-Serpent, envoyait aux hommes les peines, les chagrins, les déboires de toutes sortes. Mais on dit aussi que ses vêtements étaient toujours blancs, d'une pureté de neige, et que, la nuit, elle volait dans les airs, suivie sur ces voies aériennes d'un cortège de cris et de lamentations.

 

  

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Mikhail KOUZMINE

Charlotte, ou l'amour platonique

Nouvelle tirée du recueil Le rossignol vert (1915)

Traduction de Maya Minoustchine

 

     Né en 1872 à Iaroslavl, Mikhail Kouzmine est issu d'une famille noble que ses traditions rapprochent des Vieux Croyants. Il a des origines françaises du côté de sa mère. Son enfance s'écoule à Saratov. Sa famille s'installe à Pétersbourg en 1885. Kouzmine fait ses études au conservatoire où il est l'élève de Rimsky-Korsakov. Il compose des symphonies, des opéras, des suites et des romances, ainsi que de la musique religieuse. Dans la seconde moitié des années 90, une profonde crise intérieure le pousse à une tentative de suicide.

     Il voyage en Égypte et en Italie. Ces voyages influenceront profondément son oeuvre future. Il sillonne également la Russie, fréquente les schismatiques, étudie leurs chants et séjourne dans des monastères. Outre le monde antique et la vieille Russie, ses intérêts le portent, entre autres, vers la renaissance, le dix-huitième siècle français et italien et la littérature gnostique.

     Au début des années 1900, Kouzmine fréquente assidûment les milieux artistiques et musicaux de Pétersbourg (notamment les artistes du Monde de l'Art) et s'intéresse de plus en plus au théâtre et à la littérature. Tout le monde le connaft et il connaft tout le monde. Il compose la musique de nombreux spectacles d'avant-garde, notamment celle de Baraque de foire d'Alexandre Blok. Son homosexualité — librement exprimée dans son oeuvre — auréole sa personne d'un certain parfum de scandale, mais ne l'empêche pas d'attirer un flot d'admiratrices. Ses premières publications poétiques datent de 1905. En 1906 les Chants d'Alexandrie, cycle poétique très favorablement accueilli par le public, sont publiés dans la revue Vesy. Son premier roman Les Ailes parait en 1907 et suscite une violente polémique ; il est suivi par des pièces et, en 1908, par un recueil de poèmes Rets.

     En 1910, Kouzmine publie un article intitulé La belle clarté où il se proclame partisan d'un art limpide et précis, où l'ordre l'emporterait sur le chaos et « le charme des jolies babioles » sur la lourdeur d'un pathos ennuyeux. Ce « clarisme » est surtout valable pour sa prose, car sa poésie — caractérisée par l'originalité et la variété des formes — évolue peu à peu vers une plus grande complexité. S'y reflète un intérêt grandissant pour l'occultisme.

     D'abord proche du poète Viatcheslav Ivanov, Kouzmine s'éloigne de lui et se lie d'amitié avec Nikolaï Goumilev. Il aide Anna Akhmatova à publier son premier recueil qu'il préface. Son style le situe entre les symbolistes et les acméistes, sans qu'il se rattache pleinement à aucun de ces deux courants.

     Après la révolution, Mikhaïl Kouzmine fréquente Maïakovski, Khlebnikov, Kharms, Mandelstam et Pasternak (qui lui dédiera l'un de ses recueils) et rédige, au début des années vingt, les thèses de « l'émotionnalisme », manifeste des auteurs groupés autour de l'almanach Abraxas, dont Iouri Iourkoune, son compagnon depuis 1913. Ce manifeste qui insiste sur la primauté de l'individu, sur la valeur unique et intrinsèque de chaque émotion et sur le renouveau du monde assuré par l'art — alchimie d'amour, n'aura qu'un écho fort limité. A cette époque Kouzmine fait preuve d'un intérêt accru pour le cinéma, pour l'expressionnisme allemand et le surréalisme. Il parvient encore à éditer plusieurs recueils, malgré l'indifférence ou le rejet des nouveaux maftres à penser soviétiques. Il meurt en 1936 à Leningrad dans un grand dénuement.

     C'est surtout par son oeuvre poétique que Mikhaïl Kouzmine a atteint la notoriété. Parmi ses recueils, citons Lacs d'automne (1912), Le Guide (1918), et La Truite brise la glace (1929). Son théâtre, expérimental au début, évolue vers le pur spectacle. Sa prose, longtemps tombée dans l'oubli, a été redécouverte dans les années quatre-vingt à la faveur d'une nouvelle publication. Kouzmine est l'auteur de plusieurs romans, parmi lesquels Le doux gardien (1915), Voyageurs sur terre et sur mer (1915), La vie merveilleuse de Joseph Balsamo, comte de Cagliostro (1919), et de très nombreux recueils de nouvelles, iotamment Le rossignol vert dont est extrait le texte traduit ici.

 

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     Charlotte Ivanovna comprenait mieux que personne la signification de « l'amour platonique ». Bien sûr, elle n'avait pas lu Platon, il est même peu probable qu'elle ait connu son existence, mais à chaque fois qu'elle demandait à Ilya Pétrovitch : « Comment s'appellent des relations comme les nôtres ? », elle entendait invariablement en réponse : « Cela s'appelle l'amour platonique ». Et inversement, à la question :« Que veut dire amour platonique ? », Ilya Pétrovitch répondait toujours :« L'amour platonique ? Ce sont des relations comme les nôtres, Charlotte Ivanovna ».

     Ainsi, il était évident que l'amour platonique, cela voulait dire : se lever aux aurores, courir elle-même au marché, aller depuis les Peski jusqu'à la Morskaïa chercher des petits pains français spéciaux, considérer avec vénéra¬tion les moments où Ilya Pétrovitch corrigeait les cahiers de ses élèves, lui recoudre ses boutons et repriser ses chaussettes et, surtout, trouver dans tout cela une source de plaisirs pas très variés, mais inépuisables. Bien sûr, l'amour platonique exigeait aussi du courage et le mépris du qu'en dira-t-on. Si Charlotte Ivanovna ne le savait pas auparavant, elle en fut parfaitement convaincue lorsque ses parents et ses amis s'éloignèrent d'elle, après qu'elle eût déménagé chez monsieur Véniaminov, un homme seul. Et les nouveaux amis, peu nombreux, d'Ilya Pétrovitch, la considéraient soit comme une gouvernante, soit comme une concubine. Mais qu'est-ce que cet amour lui apportait ? L'avantage de toute philosophie, y compris la philosophie grecque, consiste en ce qu'elle fournit des réponses à toutes sortes de questions. Ilya Pétrovitch l'avait parfaitement bien expliqué à sa compagne. « Un amour platonique est un amour qui n'exige rien, qui est heureux de ce que l'autre existe, et c'est tout ». Ilya Pétrovitch oubliait sans doute les petits pains français que Charlotte Ivanovna courait chercher depuis les Peski jusqu'à la Morskaïa. Bien sûr, des gens mieux informés sur l'amour platonique auraient pu émettre quelques réserves sur la définition de ce sentiment par le sieur Véniaminov, mais Charlotte Ivanovna croyait Ilya Pétrovitch sur parole, et à la sensation de plaisir du fait que l'autre existait venait s'ajouter chez elle une certaine fierté de ce que tout cela portait un nom si beau et si noble.

     Elle se souvenait parfaitement du jour où elle avait vu Ilya Pétrovitch pour la première fois. Elle s'était présentée chez Véniaminov en tant que dactylo, sans penser le moins du monde que cet emploi serait différent de n'importe quel autre. Elle ne le pensa pas non plus lorsqu'elle vit Ilya Pétrovitch. Il avait l'air sympathique, sans plus : une courte barbe bouclée, des lunettes cerclées d'or, une stature imposante, un peu forte. Elle ne savait pas elle-même comment c'était arrivé. Elle avait peut-être été impressionnée par la vie rangée, bien remplie et solitaire de cet homme qu'elle jugea tout de suite comme étant très intelligent. Et puis c'était en quelque sorte un homme de lettres, qui rédigeait parfois des articles spéciaux pour la revue du Ministère de l'Éducation Nationale. Ilya Pétrovitch lui parlait avec une gentillesse qui n'engageait à rien, et qu'il manifestait à tout le monde ; Il recevait parfois la visite de grands élèves, au comportement timide et respectueux, et il semblait à Charlotte Ivanovna que monsieur Véniaminov était un professeur extrêmement savant, presque le Faust de Goethe. Et elle, Charlotte, qui était-elle ? La blonde Marguerite ? A cette idée, elle devenait rouge comme une cerise, se trompait de touche et n'entendait presque pas ce qu'Ilya Pétrovitch lui dictait méthodiquement, avec douceur. C'eût été pour elle un bonheur sans pareil d'entrer dans cette vie régulière, merveilleuse et belle. Bien sûr, elle n'osait même pas rêver de prendre la moindre part à la vie spirituelle de son Faust, mais par contre, elle pouvait comme personne lui assurer le confort quotidien pour que cette vie spirituelle s'épanouisse librement et harmonieusement. C'était arrivé très simplement et tout naturellement. Un jour, tandis que Charlotte Ivanovna tapait à la machine, la bonne avait apporté dans la pièce du linge livré à l'instant de la blanchisserie. S'arrêtant un instant de taper, Charlotte Ivanovna jeta un regard rapide mais attentif sur la pile blanche, avec quelque chose de bariolé sur le dessus, puis elle se leva, tria avec précaution toute la pile, et se remit à taper à la machine. Ilya Pétrovitch ne fut pas peu étonné lorsque le lendemain, au lieu d'une conversation quelconque, Charlotte Ivanovna lui demanda soudain :

     — Ilya Pétrovitch, qui s'occupe de votre linge ?

     — Que dites-vous, Charlotte Ivanovna ?

     — Je vous demande qui s'occupe de votre linge ? répéta Charlotte, et elle se pencha encore plus sur sa machine.

     — Qu'est-ce qui vous a pris de penser ça ? Je ne sais pas, c'est sans doute la bonne.

     — Elle s'en occupe très mal. Comment est-ce possible : vous avez de si jolie chaussettes bleues, et elle les reprise avec du coton noir.

     Charlotte Ivanovna était toute confuse, mais en même temps, il lui semblait que le fait d'être au courant des chaussettes bleues d'Ilya Pétrovitch la rapprochait de lui d'une certaine façon. On ne sait pas si le sieur Véniaminov eut le même sentiment de chaste intimité, mais il répondit en souriant :

     — Que voulez-vous y faire ? C'est déjà bien qu'elle les reprise, même comme ça. Que peut exiger de plus un vieux célibataire tel que moi ?

     Il avait répondu comme il convenait, comme un homme pudique et sérieux, et qui parle de manière sèche et directe parce qu'il est trop sensible et qu'il a honte d'avoir non seulement des chaussettes, et bleues de surcroît, mals même des pieds.

     Ah, comme Charlotte Ivanovna comprenait bien cela !

     En partant, elle lui dit très timidement :

     — J'ai une chose à vous demander, Ilya Pétrovitch : permettez-moi d'emmener ce qui n'est pas en bon état, et à la maison, je ferai tout le nécessaire.

     — Allons, il n'en est pas question, Charlotte Ivanovna ! Pourquoi iriez-vous repriser mon linge ?

     — Et pourquoi pas ? Je ne suis pas une princesse ! Vous savez, je suis très allemande, et même une Allemande bourgeoise, et je ne peux absolument pas supporter le moindre laisser-aller dans une maison.

     Ilya Pétrovitch sourit et dit :

     — Je pense que vous vous calomniez, Charlotte Ivanovna, et que votre origine allemande ne joue pas un si grand rôle dans votre proposition.

     — Mais si ! Mais si ! Bien sûr ! Je ne ferais pas cela pour n'importe qui, mais pour vous, je vous respecte beaucoup, et je ne supporte pas de vous voir aussi mal soigné.

     Ilya Pétrovitch serra la main de Charlotte et prononça :

     — Je vous suis infiniment reconnaissant, oui, infiniment... Mais néanmoins, je considère cela comme gênant...

     — Mais pourquoi ?

     — Ne serait-ce que parce que cela peut sembler inconvenant à vos parents.

     — Ils n'en penseront rien, et je peux faire encore mieux : j'ai ma propre chambre, et je ferai cela la nuit, quand tout le monde dort.

     — Mais pourquoi allez-vous passer des nuits blanches à cause de moi ?

     — Permettez, Ilya Pétrovitch. Ce sera si amusant ! Je prendrai le chat chez moi, tout le monde va dormir, le chat va ronronner, et moi, je vais travailler et penser à vous.

     Après cette conversation, le sort de Charlotte Ivanovna fut décidé. Après le linge, vint le tour du café, qu'on ne préparait pas chez Ilya Pétrovitch comme il faut, puis elle s'intéressa à ses repas ; ensuite, elle resta un certain temps après son travail, pour faire de l'ordre ; elle se mit à venir plus tôt, tant que Ilya Pétrovitch n'était pas encore levé, et enfin, il apparut que Charlotte Ivanovna passait tant de temps dans l'appartement de Véniaminov qu'il était beaucoup plus simple qu'elle y emménage complètement et se contente d'aller rendre visite à ses parents, fût-ce quotidiennement. Contre toute attente, ce plan se heurta à une forte résistance de la part de la famille de Charlotte, mais si celle-ci se distinguait par les qualités de la ménagère allemande, elle était également pourvue d'une ténacité bien teutonne. De plus, ils est bien connu et il a été démontré que plus les sentiments et les convictions sont idéalistes et désintéressés, plus ils ont tendance à s'intensifier lorsqu'ils sont contrecarrés.

     Plusieurs scènes violentes eurent pour conséquence que Charlotte Ivanovna s'obstina définitivement dans sa décision, se considérant comme une victime et une héroïne.

     — Fais attention, ma fille, tu t'engages sur un chemin glissant, dit son père en l'accompagnant à la porte sans redingote, en bras de chemise.

     Sa mère, en tant que femme, était plus fine, et elle embrassa Charlotte en disant :

     — Je vois, Lotchen, que tu l'aimes beaucoup, mais fais quand même attention à toi.

     Et Charlotte Ivanovna courut vers les Peski comme si cet appartement, avec ses chaussettes reprisées et son bon café, représentait pour elle une sorte de libération.

 

     Le déménagement de Charlotte Ivanovna ne modifia pas tellement sa situation, mais entérina plutôt celle qui existait déjà, et c'est là qu'elle apprit pour la première fois ce que signifiait l'amour platonique, et comment s'appelaient les relations qu'il y avait entre Ilya Pétrovitch et elle-même. Elle rentrait à la maison moins souvent que cela n'avait été prévu, et ne voyait presque personne, de sorte que sa vie s'écoulait dans un cercle très restreint, entre le café et les chaussettes du sieur Véniaminov et des rêvasseries sur son sort merveilleux et sublime.

     Outre sa tendance excessive à la rêverie, qui n'empêchait pas Charlotte Ivanovna d'être par ailleurs une maîtresse de maison très raisonnable et même économe, elle avait un autre défaut : elle aimait beaucoup faire du patin à glace. Elle n'était pas gênée par le fait que c'étaient généralement des adolescents de quinze ans au maximum qui pratiquaient ce sport, et chaque fois qu'elle était libre, avant le déjeuner, quand Ilya Pétrovitch n'était pas encore rentré à la maison, elle prenait ses patins bien astiqués et allait toute seule au jardin de Tauride, tandis qu'au bout de la rue Kirov s'élevait déjà l'aube brumeuse hivernale. Les barrières de la patinoire la gênaient, et elle regrettait de ne pas pouvoir prendre de billet pour patiner dans le parc même, où des élus chanceux faisaient de si belles arabesques — des officiers et des demoiselles venues avec leurs miss — et où l'on voyait les arbres, les maisons de la rue lointaine et la brume matinale. Faisant des tours rapides, Charlotte Ivanovna devenait plus hardie, au point qu'un beau jour elle fit connaissance d'un étudiant. Il était petit, rose, avec des favoris roux et bouclés, et un petit nez fin. Il patinait avec un manteau ouatiné à col, et s'appelait Kolia. Charlotte Ivanovna ne se rappelait pas comment ils avaient fait connaissance ni pourquoi il s'était mis à la raccompagner à chaque fois, portant les deux paires de patins qui cliquetaient. Elle ne le distinguait presque pas de la patinoire elle-même, et elle ne se rendit compte qu'il n'était ni une bouillotte, ni une clôture, ni l'aube d'hiver, que le jour où il dit soudain, après l'avoir raccompagnée jusqu'à la porte de l'immeuble :

     — Je voulais vous dire depuis longtemps, Charlotte Ivanovna, que je vous aime beaucoup, beaucoup.

     — Non, non, il ne faut pas ! balbutia Charlotte Ivanovna timidement.

     — Pourquoi, il ne faut pas ?

     — Parce que j'en aime un autre ! répondit Charlotte Ivanovna.

     Et aussitôt une sorte de fierté joyeuse se répandit dans son coeur, comme l'aurore dans le ciel. Elle ne prêta presque pas attention au fait que le petit nez de Kolia se plissa, et qu'il se mit à bredouiller très vite, en clignant des yeux. Enfin, elle entendit :

     — Ne m'interdisez pas de penser seulement à vous, et d'attendre... Je vous aimerai platoniquement !

     — Non, je ne vous permets pas cela ! cria Charlotte en franchissant la porte.

     Pendant une dizaine de jours, elle n'alla pas à la patinoire, non pas parce qu'elle était fâché contre Kolia, mais simplement parce qu'elle se délectait à la maison de la conscience tout neuve et épanouie de son merveilleux amour. Elle ne dit même rien de cet incident à Ilya Pétrovitch, et se mit seulement à courir à pied plus joyeusement et avec plus d'agilité jusqu'à la Morskaïa. Mais pour jouir plus pleinement de son sentiment, elle avait quand même envie de partager de sa joie. Elle craignait seulement que cela ne semble être de la vantardise de sa part, une mise en avant de ses mérites. Choisissant un soir où Ilya Pétrovitch était particulièrement de bonne humeur, elle lui raconta timidement son modeste roman. Véniaminov accueillit son récit sur un mode qui lui parut trop badin.

     — Je vous félicite, Charlotte Ivanovna, de votre victoire... Bien sûr, j'apprécie beaucoup que vous pensiez à moi, mais je vous conseillerais néanmoins de ne pas perdre ce jeune homme de vue.

     — Pourquoi donc ? Vous savez bien, Ilya Pétrovitch , que je n'ai besoin de rien en dehors des relations qui existent entre nous.

     — Bien sûr, je le sais, et je vous en suis très reconnaissant. J'ai voulu plaisanter.

     — Vous n'avez pas honte de faire des plaisanteries pareilles ?

     — Je vous ai déjà demandé de me pardonner. Eh bien, voulez vous que, pour effacer ma faute, je vous annonce deux nouvelles ?

     — Bien sûr, bien sûr...

     Ilya Pétrovitch fit quelques pas dans la pièce, comme s'il se demandait quelle nouvelle il devait annoncer en premier. Enfin, il s'arrêta près de Charlotte Ivanovna et prononça :

     — Premièrement, j'ai obtenu l'avancement dont je vous avais parlé.

     — Comment aurait-il pu en être autrement ? Avec votre intelligence et tous vos mérites, vous auriez dû être professeur depuis longtemps.

     — C'est vous qui raisonnez ainsi, ma chère Charlotte Ivanovna. Les autres pensent différemment. En un mot, on m'a donné de l'avancement, de sorte qu'à présent, il m'est tout à fait possible de songer au mariage.

     — Il ne faut pas, il ne faut pas, je vous crois sans cela !

     — Bon, je ne vais pas en parler, bien que je ne comprenne pas pourquoi cela vous émeut autant. En fait, rien ne sera changé.

     — Je vous prie de ne pas en parler maintenant. Je suis trop heureuse.

     Ilya Pétrovitch regarda l'Allemande avec étonnement, et se dirigea vers son cabinet de travail. Le lendemain, après le déjeuner, Ilya Pétrovitch reprit la conversation commencée la veille.

     — Alors, Charlotte Ivanovna, vous n'avez pas revu l'étudiant de la patinoire ?

     — Non. Pourquoi est-ce que je le reverrais ?

     — Ceci est évidemment votre affaire, mais d'après votre récit, il m'a semblé que ce jeune homme... comment s'appelle-t-il ?... Kolia, ne ressemble pas à un vulgaire coureur de jupons, et il n'est peut-être pas très raisonnable de votre part de le négliger autant. J'apprécie beaucoup votre dévouement et vos bons sentiments à mon égard, mais je ne veux pas être un obstacle à votre bonheur.

     — Mon bonheur est d'être toujours auprès de vous ! Je n'ai besoin d'aucun étudiant de la patinoire. Et si je vous ai prié hier de ne pas poursuivre la conversation, c'est seulement parce que je me sens déjà infiniment heureuse.

     Ilya Pétrovitch serra la main de Charlotte, et poursuivit, avec moins d'assurance.

     — A vrai dire, je ne comprends pas très bien pourquoi cela vous émeut autant. Tout restera comme par le passé; je suis certain que ma future épouse n'aura rien contre le fait que vous restiez chez nous. Je lui en ai déjà parlé. Elle veut même faire votre connaissance.

     Charlotte Ivanovna se taisait.

     — Je pense que ce changement sera positif pour vous. Vous avez trop fait pour moi, et la rétribution minime que je pouvais vous donner n'était pas du tout à la mesure de votre sollicitude. A présent, mon traitement a été augmenté, et de plus, ma future épouse est une femme fortunée. Nous pourrons manifester un peu mieux, un peu plus largement, notre reconnaissance.

     Charlotte ne disait toujours pas un mot.

     — Voyez-vous, je suis si désintéressé et bien disposé à votre égard que je vous rappelle encore une fois l'existence de ce jeune homme : il ne faut pas laisser échapper son bonheur.

     Ilya Pétrovitch regarda l'heure.

     — Je suis très heureux que vous vous soyez un peu calmée à présent, et nos relations, auxquelles je tiens tellement, resteront inchangées. Ce qu'il y a entre nous, c'est un amour platonique, qui n'exige rien, et se contente du fait que l'autre existe. N'est-ce pas ainsi ?

     Ilya Pétrovitch serra encore une fois amicalement la main de Charlotte, qui ne disait rien, et il sortit sans se retourner et sans remarquer que sa compagne platonique continuait de rester assise, immobile, regardant ses mains croisées, sans ciller et même sans pleurer.

 

 

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Nina BOJIDAROVA

Souvenirs d'une enfant totalitaire

Nouvelle inédite

Traduction de Chantal Le Brun Keris

 

Nina Bojidarova est Bulgare, elle est née en 1970 à Sophia. Elle a fait ses études à l'université de cette ville, puis à l'Institut de Littérature de Moscou ; elle prépare actuellement un D.E.A. à Paris. Ses oeuvres sont largement publiées dans la presse de son pays. En Russie, des textes d'elle sont parus dans les journaux Literaturndia Gazeta et Nezavissimaïa Gazeta. Elle est l'auteur d'une pièce de théâtre qui devrait être prochainement montée à Sophia. Certaines de ses nouvelles, dont celle que nous publions ici, sont écrites en russe.

 

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     Les dalles de l'allée sont inégales et l'on trébuche très facilement. Alors les gens marchent lentement. Ils portent lentement leurs raquettes pour jouer lentement au tennis. Ou bien ils vont au café boire lentement un cocktail ou du raki. Certains ont même un livre sous le bras, qu'ils liront tout aussi lentement. Ce sont des gens à part. Ils sont venus ici se détendre un peu. C'est vrai qu'il n'est pas désagréable de se reposer au bord de la mer Noire, parmi les cyprès et les noyers ombreux. Ces gens à part arrivaient ici avec armes et bagages : femme, enfant, chien ou chat et un grand nombre de valises. Tous les ans. A la même époque. Je n'aimais pas cet endroit. Mais il n'était pas question de rompre l'apparente harmonie de notre famille. Et les dalles inégales m'empêchaient de partir à la découverte du monde. J'aurais tant voulu descendre vers le Sud, là où l'on trouve de vrais pêcheurs, où l'air est chargé de sel et non de relents d'huile solaire à la noix de coco, où la nuit, sur la rive sauvage, les gens jouent de la guitare, dansent et fument de la marijuana en riant bruyamment. Mais il me fallait attendre.

     Et cet été-là, comme tous les précédents, je m'installai sur la banquette arrière de la bagnole familiale. Il avait fallu renoncer aux jeans sales, à la chemise de flanelle rapiécée à l'effigie du divin Mike Jagger. Dans les valises s'entassaient robes à dentelles, petits cols blancs, rubans et Dieu sait quoi encore. Maman arborait un sourire heureux, Papa conduisait en silence. Devant nous, il y avait la mer, les cyprès, les noyers ombreux, les allées inégales. Je le savais. Je ne soupçonnais même pas que j'allais vivre une rencontre historique. Comme toujours, Maman me rappela les consignes : ne pas dire de gros mots, ne pas poser les coudes sur la table, et surtout sourire, quoiqu'il arrive.

     Les journées parmi les cyprès et les noyers ombreux se succédaient, monotones. Où que le regard se posât, il ne rencontrait que des maîtres : de la nouvelle — longue, plus ou moins longue, ou carrément brève —, de la rhétorique et bien sûr de la poésie. Il y avait ainsi le maître de la poésie pour enfants : ce dernier jouissait d'une telle réputation que chaque soir, dans l'émission « bonne nuit, les petits », des bambins enrubannés à en être laids lisaient à la gloire des pionniers ses vers qui sentaient la naphtaline. Mais tout cela n'a guère d'importance.

     On m'aimait beaucoup. Je passais pour une enfant bien élevée. Jamais je n'oubliais de dire bonjour. Avec le sourire. Parfois, j'ajoutais : « Comme vous avez bonne mine ! » Mais j'en avais vite assez. Il n était pas rare qu'on me fit des compliments. Surtout quand je jouais au tennis :« Comme c'est beau, comme c'est élégant, quel style, on reconnaît l'école des soeurs Matveev ! » Un jour, un « sportif », qui n'était déjà plus très jeune et dont les exploits étaient autant poétiques que physiques, dévoila tous les secrets de mon style élégant et conclut que mon père était un as et sa fille — moi donc — un prodige. C'est bien vrai que mon père était un as, mais ce n'était pas lui qui devait courir trois heures par jour derrière ces maudites balles de tennis sous le regard courroucé de l'entraîneuse en colère. Le « sportif » s'apprêtait à me chasser du court — place aux anciens, maintenant ! — quand soudain surgit le Maître numéro un ; prenant notre défense, il s'écria :« Laissons les enfants terminer leur partie ! » Aussitôt, tout le monde renchérit : « Bien sûr, bien sûr, qu'ils terminent » Titubant sous l'effet d'une agréable fatigue, je passai en souriant devant les adultes qui discutaient entre eux. J'étais sur le point de regagner ma chambre pour enfiler une de ces robes à dentelles, dans laquelle j'aurai honte de sortir en ville, quand je rencontrai le coryphée de la critique nationale. Il avait vraiment l'air d'un débile. Quand il parlait, cette impression ne se dissipait pas, bien au contraire : de sa bouche largement ouverte jaillissaient alors des sons inarticulés au milieu d'une généreuse fontaine de postillons. Il s'arrêta et, de ses doigts épais, tenta de pincer ma joue trempée de sueur. Il y parvint. Plissant les yeux de douleur, je ne souriais plus que de la moitié restée libre de mon visage. Un sourire qui tenait certainement d'un masque sinistre, tout droit sorti d'un de ces films d'horreur qui rendent les gens insomniaques. Quand, plein de mansuétude, il m'eut libérée de l'étau de ses doigts, m'inondant de sa salive qui m'apportait cette fois une agréable sensation de fraîcheur, le critique me demanda d'une voix imbécile : « Aaa. . les ét. . dd ? » Je n'eus pas besoin de réfléchir longtemps pour saisir le sens de sa question, car il n'en posait jamais qu'une et toujours la même : « Alors, les études ? » Sans doute gardait-il précieusement son énergie cérébrale pour résoudre des problèmes de littérature contemporaine souvent insolubles, car, dans ses rapports avec moi, il utilisait exclusivement l'énergie de ses doigts. Je répondis sottement : « En ce moment, ce sont les vacances. » Mais je brûlais d'envie de lui demander : « Et que devient l'amant de votre femme ? On dit que c'est lui qui lui aurait poché l'oeil, et non un ivrogne dans la rue. . . »

     Je mis des baskets avec ma robe à dentelles — ça, Maman ne pouvait m'en empêcher — et j'allai dîner. Notre table était sur la terrasse, et il fallait sourire à tous les gens qui passaient. Un jeune poète vint vers moi. Le bruit courait que son fils cadet était en fait celui d'un artiste plein de talent qui, de temps en temps (entre nous ça ne devait pas arriver bien souvent !), vendait ses tableaux à Paris. Le jeune poète demanda si je voulais bien lui montrer comment jouer au tennis. J'avais de la salade plein la bouche et Maman me défendait de parler la bouche pleine. Pas question de refuser, ni de répondre :« A quoi bon ? De toute façon, tu n'apprendras jamais. » Je poussai un profond soupir et fus sur le point d'accepter, lorsque l'assistant du Maître numéro un traversa la. terrasse : le jeune poète se précipita à sa rencontre, et je pus terminer tranquillement mon dîner, en songeant à la façon dont j'allais passer la soirée. En fait, il n'y avait guère le choix. Les enfants se retrouvaient entre eux sur des petits bancs cachés dans les buissons. Ils buvaient et fumaient en se racontant des histoires idiotes. Pas plus que leurs parents, ils n'avaient le don de la parole. Quand ils se disputaient pour savoir qui de leurs pères jouait le mieux au tennis, ils me demandaient de trancher. Je parlais peu, ne fumais pas et goûtais rarement à la vodka qu'ils versaient dans des tasses à café. A tout moment, on pouvait voir surgir la femme d'un maître qui s'empresserait ensuite d'aller tout raconter. Mon père ne m'autorisait à boire que du vin blanc. Pourtant, les enfants m'appréciaient. Je jouais bien au tennis, je ne nageais pas mal. Et je jurais mieux que personne, même si je ne le faisais pas souvent, convenant que cela s'accordait trop mal avec ma robe à dentelles. Je me couchais à minuit sonnant. Les autres enfants ne s'en étonnaient pas, ils y étaient habitués, bien que cela parût plutôt curieux. Le matin, je prenais mon petit-déjeuner seule sur la terrasse encore déserte. Puis j'allais à la plage. Nous avions la nôtre, séparée du reste par une cordelette blanche. Partout ailleurs,

chacun pouvait s'installer où bon lui semblait. Nous avions aussi notre propre maître-nageur. Pour le cas où quelqu'un viendrait à couler. Le maître-nageur

était mon vieil ami. Ensemble, nous échangions les ragots du monde du grand sport, parfois aussi du monde du grand art que nous côtoyons. La tentation était trop forte et je prenais le risque de rompre la fragile harmonie de notre famille.

     J'aimais beaucoup nager — nager longtemps et goûter le plaisir de cette solitude marine. Parfois, nous nagions ensemble, mon père et moi. Nous nous arrêtions de temps en temps pour bavarder. La mer était bien le seul endroit où personne ne pouvait nous entendre.

     — Qu'est-ce que tu vas faire aujourd'hui ? demanda mon père à l'aube de ce jour mémorable.

     — Jouer au tennis. Qu'est-ce qu'on peut bien faire d'autre ici ?

     — Bien des choses. Tiens, par exemple, apprendre le français.

     Là, mon père plaisantait. Personne n'apprend le français l'été, au bord de la mer Noire parmi les cyprès et les noyers ombreux. Bien qu'il m'arrivât parfois, enfermée dans ma chambre, de devoir répéter sous le regard sévère de ma mère : je lis, tu lis ; j'attends, tu attends ; je meurs, tu meurs, et ainsi de suite, un verbe irrégulier après l'autre, jusqu'à ce que ma mère en eût assez.

     Nous nagions toujours. La rive était maintenant loin derrière nous. On ne voyait déjà plus ni les gens à part, ni leurs femmes, ni leurs enfants, ni même mon ami le maître-nageur. J'aurais aimé nager encore, et, par ces amples mouvements de brasse, fuir les verbes irréguliers, les robes à dentelles, fuir vers le Sud, ou vers quelque Odessa.

     Mais la voix sévère de mon père m'arrêta :

     — Rentrons ! Au fait, tu ne joueras pas au tennis aujourd'hui. Tu vas LUI offrir des fleurs

     Et il leva vers le ciel un regard lourd de signification.

     Nous regagnâmes la rive.

     Tous les ans, le Premier Génie de la Nation — génie politique, de l'Etat et du Parti — venait ici rendre visite aux gens à part. On l'attendait avec impatience : il fallait coudre de belles robes et préparer le programme. Avant son arrivée, on reléguait les enfants dans une maison voisine : nous étions libres d'y faire ce que bon nous semblait et nous en profitions. Nous dansions sur les tables, brisions des verres avec des gestes artistiques et nous arrosions de champagne. On poussait des hurlements, on chantait, on s'embrassait. Les locataires nous regardaient avec terreur, mais personne n'aurait osé faire la moindre petite remarque. Nous nous prenions pour des « boss » de la Mafia,

aux U. S. A. , à l'époque de la Prohibition. Nous nous serions volontiers conduits tous les soirs de la sorte, et même dans la journée, si une certaine crainte de l'opinion publique ne nous avait retenus. Mais ce jour-là, il n'y avait plus d'opinion publique, ni même d'opinion, ni même de public. Tout avait fondu, s'était dissous. Et puis IL partait, et nous déboulions sur la terrasse avec des cris sauvages, vers le buffet où nous attendaient des pâtés entamés, des fruits, des glaces, des gâteaux et du vin odorant. C'était très gai. Au tout début de la cérémonie, quand le Premier s'avançait sur les dalles inégales, une petite fille s'élançait vers lui avec un énorme bouquet. La plus jolie, bien entendu. Et voilà que, moi aussi, j'avais atteint l'âge de lui offrir des fleurs.

     Tandis que, toute mouillée, je cherchais mon peignoir sur la plage, je sentis les regards des maîtres posés sur moi. Ils voulaient sûrement vérifier une dernière fois qu'ils ne s'étaient pas trompés dans leur choix. Une des premières choses que je compris de la vie, c'est que j'étais la plus belle et que je le resterais jusqu'à ma mort. A l'époque, j'étais bien trop jeune pour pouvoir en douter. Et puis, il faut bien dire qu'il est agréable de jouir de la considération générale. On écrivit ce que j'aurais à dire : « C'est avec une immense joie, laissez-nous vous souhaiter la bienvenue, nous sommes heureux, etc... »

     Je me glissai avec peine dans une maudite robe de soie garnie de rubans et de dentelles. J'allais mettre des baskets, quand une voix retentit à mes oreilles : « Les chaussures, ma chérie ! » Le ton n'admettait pas de réplique. Pourtant, je risquai un : « Et si je trébuche ? » Il n'y eut pas de réponse.

     Et je sortis, sans oser penser à ce qui se passerait si mes amis m'apercevai-ent dans cet accoutrement.

     Sur les dalles inégales, des hommes jeunes avançaient lentement. Ils portaient tous la même veste avec cette bosse caractéristique sous le bras gauche. Pendant ce temps, d'autres couraient en tous sens, comme s'ils s'entraînaient pour une compétition d'athlétisme. Je m'amusais toujours beaucoup de leurs visages sérieux. Mais cette fois-ci, je n'avais pas envie de rire. Les souliers étroits me faisaient cruellement souffrir : j'avais le pied fort et ne portais jamais que des chaussures de sport de fabrication étrangère, sans aucun défaut. Devant moi se tenait un critique d'un certain âge dans le rôle du Grand Chef. J'allais vers lui d'une démarche souple qui rendait la douleur encore plus vive. Feignant d'avoir un bouquet dans les mains, je déclamais d'une voix bien timbrée mes paroles de bienvenue. Une dizaine de personnes m'entouraient et donnaient leur avis : « Non, ce n'est pas bon, disaient-elles, c'est beaucoup trop rapide et pas assez enjoué ». Et je ne souriais pas assez. Au fond de moi, une voix grossière lâchait d'affreux jurons contre ces fichus souliers, contre les dalles, trop inégales, et les noyers, pas assez ombreux, contre le vieux critique, et surtout contre eux tous, qui étaient là, à me juger. Mais je ne m'en prenais pas au Grand Chef, bien sûr. Je le plaignais : je l'imaginais debout, vieux et malade, face à un type qui s'élançait vers lui, sa bosse sous la veste en feignant de lui tendre un bouquet. Dix membres du gouvernement assistaient à la scène et disaient d'une voix timide : « Camarade Secrétaire Général, vous ne souriez pas assez. »

Et j'avançais vers le vieux critique, tantôt plus lentement, tantôt plus vite, tantôt plus enjouée, je souriais, d'un air heureux même, oubliant pour un instant l'affreuse douleur. J'étais continuellement obsédée par la peur de trébucher à cause de ces maudits souliers : on prendrait alors quelqu'un d'autre à la place de la plus belle, c'est à dire à ma place. Mais il faut reconnaître que je ne m'en sortais pas trop bien. A force de répéter, j'avais fini par tout embrouiller et je tenais le bouquet imaginaire dans la mauvaise main. Les souliers me faisaient de plus en plus mal. 

     J'étais tellement fatiguée que j'en avais le vertige. Déjà, devant moi, je n'avais plus le vieux critique, mais le Premier, pas seulement un critique, mais. . . Tout m'était devenu égal. Je ne trébuchai pas. Il ne m'embrassa pas, ne m'écouta pas non plus. Et personne ne nous prit en photo.

     Et si, bien des années plus tard, l'opposition considéra cet épisode comme une faute de jeunesse, on décida finalement de m'accorder le pardon.

 

  

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Reet KUDU

Mon premier été avec un garçon, ou Tallin station balnéaire

Nouvelle

Traduction d'Olga Mélat

 

     Agée d'une trentaine d'années, Reet Kudu vit et travaille à Tallinn, en Estonie. Chorégraphe de profession, elle écrit, en estonien et en russe, des contes pour enfants pleins d'humour et des récits pour adolescents. « Ce n'est qu'un écrivant des contes drôles, malicieux, tendres, tristes ou extraordinaires que la folie du monde "doué de raison" est supportable. » dit elle dans une interview parue en 1991 dans la revue Detskaïa Literatura [Littérature enfantine]. Reet Kudu a réalisé la chorégraphie de Musica deuxième, la pièce de Marguerite Duras qui sera jouée à l'automne 1995 au théâtre russe de Tallinn. Elle a récemment publié un premier roman, Amour et liberté. Le texte que nous publions a été traduit en Allemagne en 1993 dans le recueil Stem Zerplatzt.

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     La douleur réapparaît à cause de trois fois rien. L'âme, c'est comme une dent. J'étais sûre d'avoir tout oublié et que ma douleur avait disparu, avait sombré dans le passé. Et là, c'était comme la chaleur du potage sur une dent sensible. Les expressions « potage chaud », « glace froide », « cerneau de noix perfide » ne signifient pas douleur en eux-mêmes. Comme les mots « Gricha », Georges » et « fromage » ne veulent pas dire douleur de l'âme.

     Mais pourquoi a-t-il fallu que ces deux femmes dans l'autobus bondé se mettent justement à parler de fromage? Simplement parce que le fromage est actuellement à Moscou un mets plus raffiné et plus rare que le caviar. Les larmes aussitôt brouillèrent ma vue : je devais envoyer à Gricha-Georges du fromage tous les lundis par le train de Moscou. J'étais prête à me précipiter tous les soirs à la gare pour fourrer dans la main du contrôleur du train mon colis de fromage. Mais lors de notre dernière rencontre, Gricha-Georges avait hurlé qu'il ne voulait plus rien accepter de mes mains puantes. De ces mains puantes, abjectes et autres qualificatifs... Les gros mots en russe me posent encore des problèmes, bien que je mette maintenant plus d'application à apprendre le russe que Dagmar son anglais.

     Si une dent fait mal, on sait bien que ça irradie partout : de la dent à la joue, de la joue à l'oreille, de l'oreille à la nuque. Quand l'âme souffre, c'est exactement pareil, et je suis mortellement fatiguée à force de guetter ma douleur vagabonde. La chaîne des souvenirs a commencé à se dérouler avec le mot « fromage ». Et maintenant, alors que je pleure à chaudes larmes en reniflant sur la plage automnale de Tallin, chaque coup de vent n'en finit pas de m'apporter des éclats brillants de cet été. Mais la souffrance ne disparaît pas dans mon âme, elle ne fait que passer d'un souvenir à l'autre. En regardant le soleil qui se couche de bonne heure, je me noie dans une mer de larmes comme si j'avais trois ans, alors que je suis déjà une vraie femme. Tout au moins, c'est ce qu'affirmait Gricha, alias Gueorgui, alias Georges, ce garçon aux multiples prénoms. J'ai juste l'âge de la Juliette de Shakespeare maintenant, mais de l'avis de Gricha-Gueorgui-Georges, à seize ou dix-sept ans nous sommes toutes irrémédiablement déjà des vieilles femmes, et à vingt ans simplement des krykhvy, le seul mot estonien que Gricha-Gueorgui-Georges ait daigné apprendre quand il en était encore à détailler les filles sur la plage.

     Pour moi Tallin, c'est d'abord la plus grande ville de ma petite patrie et sa capitale. Alors que Gricha-Georges affirme que Tallin est avant tout une station balnéaire en été et aussi un port. C'est ce qui est le plus important, dit-il, et qu'est-ce qu'on peut bien faire ici en hiver pour ne pas crever d'ennui, ça, il ne peut absolument pas le comprendre... Il y a belle lurette que Vassia et Victor, ses amis estoniens, cassent les pieds à leurs parents pour déménager à Moscou ou à Saint-Pétersbourg. J'ai failli demander comment Vassia et Victor pouvaient être Estoniens. Ils ne connaissent pas un mot d'estonien à l'exclusion, bien sûr, de cette krykhvy qu'ils ont immédiatement apprise à Gricha, c'est-à-dire Georges.

     — Ils sont nés en Estonie, ils sont donc Estoniens ! s'exclama Georges, ex-Gricha. Papa m'a dit à Moscou que je ne partais pas en vacances chez n'importe qui, mais chez Vassia et Victor, des jeunes estoniens. Qu'est-ce que tu veux dire, que mon père ment, hein ? En Suède, bien des Estoniens ne parlent pas non plus la langue et ne sont même pas nés en Estonie, et vous, vous êtes tout de suite prêts à les saluer jusqu'à terre et à les compter au nombre des Estoniens de souche ! Hein ! Quoi ! Dis que ce n'est pas vrai !

     Au début, mon père, en écoutant ces conversations, ne faisait qu'en rire et dire que je gagnerai à m'entretenir avec Gricha qui était plein de vie. J'apprendrais à parler plus couramment ! Si Gricha-Gueorgui-Georges essayait de convaincre quelqu'un, sa voix devenait véritablement aussi douce, aussi insinuante et veloutée que celle de mes amis estoniens quand ils chantent. Moi, j'aurais évidemment voulu apprendre les harmonieuses formules magiques auxquelles personne ne peut résister, comme ces chanteuses à la voix suave, les sirènes de l'Odyssée. J'ai même relu des contes pour enfants afin de me remettre en mémoire les sortilèges des fées et des enchanteurs. J'étais envoûtée et ensorcelée par l'éloquence de Gricha-Georges. Il n'avait qu'à ouvrir la bouche pour que je sois entièrement d'accord avec lui. Et sur le fait que fermer les frontières de l'Estonie était stupide, et que notre gouvernement ne faisait que tromper notre peuple et que tous voulaient seulement se tailler le morceau le plus juteux, alors que le malheur, la misère et la ruine attendaient le peuple sans sa Russie bien-aimée, comme dans un conte qui se termine mal... A ce moment-là, je me souvenais que mon père se moquait parfois aussi de certains de nos hommes politiques qui cinq-six ans auparavant glorifiaient la Révolution dans les mêmes termes qu'ils emploient maintenant pour glorifier la révolution chantante estonienne. « On ne peut étouffer le chant de la révolution, il se défendra lui-même » C'est ce qu'ils écrivaient pour glorifier le parti communiste. En ce temps-là, ces Estoniens super-proestoniens critiquaient mon physicien de père car il n'était pas assez soviétique et faisait parfois référence à des scientifiques américains. Et maintenant, ils le dénigrent parce qu'il apprécie les physiciens russes !

     Dès que j'eus raconté ça à Gricha-Gueorgui-Georges, il se mit à jubiler : j'étais sur la bonne voie et devais me venger ! Je ne compris pas tout à fait de qui et pour quoi ! Mais je fus d'accord, sans penser plus loin, parce qu'ainsi nous pourrions rester ensemble plus longtemps. En effet, Gricha-Gueorgui-Georges disparaissait tous les soirs avec Vassia et Victor pour des affaires secrètes. C'est alors que j'appris qu'ils avaient créé la société des vengeurs d'Ilya Mouromets. Un garçon estonien, qui parlait estonien, lui, en faisait aussi partie, il voulait, semble-t-il, se venger des barons rouges estoniens. Vassia et Victor se vengeaient principalement parce qu'on les appelait occupants et qu'on ne les prenait pas pour de vrais Estoniens. Au début je ne compris pas exactement comment se passait cette vengeance... Mais après, j'ai été terriblement effrayée, parce qu'ils pénétraient simplement dans les appartements le soir — habituellement au rez-de-chaussée par le balcon — et fauchaient tout ce qui leur tombait sous la main ! Et, comme ils me dirent, ils avaient déjà amassé pas mal de vidéocassettes. Ils vivaient de leur revente... Super ! Ce garçon estonien, qui voulait être appelé Lembitu, comme le vengeur antique, me semble avoir été très fort en colère quand il entendit parler de moi. Une fille ferait capoter n'importe quelle affaire ! Mais à cause de Gricha-Gueorgui-Georges, j'étais prête à faire n'importe quoi.

     C'est ainsi que j'ai fait plusieurs fois le guet quand les garçons entraient dans un appartement pour se venger. La vengeance est quand même une affaire noble !

     Et en plus, une fois les filles de notre classe parties en camp d'été, j'avais été abandonnée à moi-même. Dans le club scolaire des filles on m'avait dit que dans notre famille on ne prenait pas assez au sérieux les problèmes religieux. En Estonie maintenant chaque matin à la radio il y a une prière, etc. Mon papa avait publiquement déclaré dans la presse avec sarcasme que les anciens chefs de pionniers étaient devenus maintenant chefs de moines et qu'ils essayaient de convertir les pionnières en nonnes, comme au Moyen Age le plus reculé. Si j'avais renié mon papa, j'aurais pu partir le plus tranquillement du monde avec les filles du club en camp d'été. L'autre jour papa a eu un rire très triste : sous le communisme les enfants étaient plus braves, un pionnier avait même très tranquillement envoyé à la mort son père en tant qu'ennemi du peuple. La presse estonienne expliquait que Maria Vassilievna, la mère d'Edgar Savisaar, notre précédent président, était russe à cent pour cent, et c'est pourquoi Savisaar défendait avec tant d'ardeur la langue qu'il avait sucée avec le lait de sa mère, ainsi que les droits des Russes. Quand je racontai ça à Gricha-Gueorgui-Georges, il se mit soudain à serrer les poings et à hurler que notre Savisaar, en prenant la tête du gouvernement estonien, avait trahi les Russes, sa mère et la voix du sang.

     C'est ainsi que commença mon premier été vengeur.

     Et l'été de ma première histoire d'amour.

     Dagmar, qui était ma meilleure amie depuis le jardin d'enfants et qui est maintenant mon ennemie la plus acharnée, affirme que l'amour est une invention idiote des adultes. Comme je voudrais maintenant, alors que je pleure toutes les larmes de mon corps au bord de la mer, que ce soit Dagmar qui ait raison et non Balzac. A dix ans j'ai lu ses oeuvres complètes de la première à la dernière page sans m'arrêter, allongée sur la plage, parce que maman estimait que ce serait bon pour ma santé, alors que lire, c'était perdre son temps. Aujourd'hui les adultes en Estonie ont un seul et même mot d'ordre : les enfants doivent apprendre à vivre efficacement. Nous avons passé cinquante ans à fainéanter, à nous tourner les pouces et à promouvoir on ne sait quoi sans résultat... Évidemment, je répliquai à maman que promouvoir sans résultat n'était pas moins facile que de promouvoir efficacement et que depuis ma plus tendre enfance la seule chose efficace dans ma vie avait été la lecture de toutes sortes de gros livres. Mais, du point de vue de Gricha, que l'on prenne des bains de soleil ou que l'on lise Balzac en estonien était également inutile. Si j'avais lu en français ces romans qui parlent d'amour et lui avais enseigné cette langue gratuitement, là, ça aurait été efficace et avantageux, super ! Les langues, c'est un capital, presque des devises... En particulier l'anglais que Gricha parlait couramment. Mais s'abîmer les yeux à cause de l'estonien que seule parle une portion congrue de l'humanité ! Ma maman disait vrai, c'est vraiment fainéanter et perdre son temps.

     Je pleure à chaudes larmes en regardant le soleil couchant d'automne et il me vient l'envie de hurler à pleine voix sur la plage déserte des chants révolutionnaires. De n'importe quelle révolution, soviétique, russe, estonienne ou française... J'ai terriblement envie maintenant de me battre ! Il m'est arrivé de me battre, ou plutôt d'avoir une prise de bec une seule et unique fois avec Dagmar pour une raison idiote, il y a cent ans.

     C'est effrayant qu'une telle crise de larmes ait pu commencer pour une raison aussi futile que la conversation entendue dans l'autobus. Mais la vie maintenant me semble dépourvue de sens. La présence à Tallin en été de Gricha-Gueorgui-Georges lui donnait un sens et justifiait tout. Elle justifiait les bains de soleil, les ennuyeuses files d'attente, justifiait le vol et le monde entier. Et je ne me posais plus aucune question : pourquoi suis-je née dans cette Estonie ridiculement petite et pourquoi ma langue maternelle n'est-elle pas l'anglais ou, tout au moins, le swahili. Et pourquoi ma ville natale n'est pas Helsinki, par exemple ? Remarquez, à franchement parler, lors de mon voyage à Helsinki avec papa et maman, ça me tapait vraiment sur les nerfs que l'on me plaigne tout le temps. Et on s'est moqué là-bas de ma passion pour Balzac : c'était parce que dans mon pays il n'y avait probablement ni bandes dessinées, ni livres illustrés pour enfants qu'aiment tant les petites filles finlandaises comme il faut. Moi, bien sûr, j'ai essayé d'expliquer que Balzac était terriblement intéressant et la véritable suite des mousquetaires de Dumas, mais maman dans un chuchotement réprobateur m'a obligée à me taire, et après on m'a fait cadeau de tout un tas de livres illustrés comme si j'avais trois ans. Puis, une vendeuse dans un magasin a essayé de me persuader d'acheter du chocolat avec autant d'empressement que si elle avait été une sorcière voulant me transformer pour toujours en acheteuse.

     Mais en été avec Gricha, j'étais comme un chef d'orchestre qui nuit et jour dirige de mémoire un seul et même morceau de musique dont le nom est « Rendez-vous avec Gricha-Gueorgui-Georges ». La musique chantait au milieu du tintouin journalier. Et ce n'est la faute ni de la musique, ni du chef d'orchestre si au moment d'un solo resplendissant de bonheur on m'agressa avec indignation à la caisse du magasin : qu'est-ce que c'est, de qui est-ce qu'on se moque, et pourquoi, moi, petit bout de femme, je présentais à la caissière un panier vide. Où étaient toutes ces baguettes de pain blanc, ces miches de pain noir, bouteilles de lait, boîtes de crème, paquets de fromage, saucisson emballé, à cause desquels les acheteurs des grandes surfaces jouent des coudes, se bousculent et gâchent leur humeur ? J'avais fait la queue pendant longtemps sans avoir rempli mon panier des objets convoités par tous, comme si je mettais en doute la vie du début à la fin des habitants actuels de l'Estonie, alors que le sujet principal de conversation des adultes est précisément le panier de la ménagère et comment le remplir. A Tallin, Riga, Moscou, Helsinki, Stockholm, New York, où que ce soit...

     Eh bien, cet été je me suis vraiment conduite de façon ridicule comme celui qui, assis à une riche table de fête, sort de sa poche des sandwichs qu'il a préparés lui-même parce que ce sont les seuls qui calment sa faim. En dehors des rencontres avec Gricha rien ne m'intéressait et je bénissais en moi-même ma ville natale où il y avait une mer personnelle et des estivants tels que mon Gricha-Georges.

     Mais la fin de mes jours heureux arriva inopinément...

     Ce n'est qu'au cinéma que la lumière se rallume si soudainement après un film particulièrement romantique. Et tout à coup le quotidien dans toute son horreur submerge tout.

     Dagmar, ma meilleure amie, me surprit au moment où je faisais le guet sous un balcon. A qui se confier si ce n'est à sa meilleure amie ? Mais Dagmar ne voulut rien entendre au sujet d'une association de vengeurs. Et elle se mit à bougonner que c'était du vol le plus ordinaire, le plus vulgaire...

     Alors les garçons traînèrent dans la boue le nouvel imperméable jaune pâle de Dagmar que l'on venait juste de lui apporter d'Helsinki. Dagmar est maintenant mon ennemie mortelle, plus à cause de l'imperméable qu'à cause du vol. Par bonheur, papa et maman, et d'autant plus Dagmar ne savaient pas où vivait Gricha. Mais ils le connaissaient de vue et c'est sur cette même plage que Gricha-Georges hurlait qu'à cause de ma petite amie, cette sale youpine, il ne pourrait plus revenir à Tallin au bord de la mer et serait obligé de s'exiler, comme un véritable décembriste.

     C'est ainsi que j'appris que mon ex-meilleure amie n'était pas estonienne, mais juive. Et que les Juifs étaient la cause de tout, parce qu'il n'y avait jamais eu en Estonie ni programme juif convenable, ni pogroms, et que nous sommes tous des faibles... Quand en 1939 la Suède avait refusé d'accueillir les réfugiés juifs, l'Estonie leur avait ouvert ses frontières.

     Je suis assise sur une pierre, bien solitaire, et je sens tout à coup qu'un énorme chien-loup me lèche la main avec sympathie. Heureusement encore que mes larmes brouillent ma vue, parce que j'ai peur des chiens !

     — Il faut pas a peur, prononça une voix de garçon à côté de moi dans un estonien approximatif.

     Sans que je m'y attende, je me relevai d'un bond pour me mettre à marteler des poings la poitrine de ce garçon absolument inconnu.

     — Je déteste les Russes ! Je les déteste ! Je les déteste ! Pourquoi est-ce que vous laissez courir vos chiens sur la plage ! Pourquoi est-ce qu'ils s'attaquent aux Estoniennes ? Je les déteste !...

     Il ne souriait plus. J'étais sans forces — mais qu'est-ce que ça veut dire ? — un garçon totalement inconnu approche ses lèvres tendrement de mon oreille alors que Gricha, que je pensais tout l'été amoureux de moi, ne m'avait même pas effleurée du doigt !

     — Moi pas Russe, moi Juif, chuchote le garçon.

     — Seul un Juif peut avoir un chien assez stupide pour lécher les mains de gens tout à fait inconnus. J'essaie de me fâcher, mais sans y arriver.

     — Tu es bête, me dit le garçon en souriant et ses lunettes brillent.

     Comment a-t-il compris que j'étais Estonienne et pourquoi s'est-il mis à me parler en estonien ? Ou est-ce que ma grand-mère a raison et le fait que je sois Estonienne jusqu'à la moelle des os irradie de moi comme la lumière de la lune et les rayons du soleil.

     Et quelque chose de connu irradie aussi du garçon — bien sûr, des centaines de reliures dans la bibliothèque paternelle... C'est certainement un amateur de livres, comme moi !

 

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Olga MIKHAÏLOVA

Fillette

Nouvelle

Traduction de Chantal Le Brun Keris

 

     Olga Mikhailova est dramaturge. Elle est née en 1953 à Moscou et à fait ses études à l'institut historique des archives. Elle est l'auteur de nombreuses pièces — pour la plupart publiées et montées à Moscou et ailleurs, de spectacles radiophoniques, de scénarios de films — dont Rez de Chaussée d'Igor Minaev, présenté au festival de Cannes en 1990 — et de contes et poèmes pour enfants. Ses pièces sont été couronnées de plusieurs prix. Deux ont été traduites en français : Le sagittaire et Rêve russe. Cette dernière a fait l'objet en 1994 d'une mise en scène de Claudie Gombert (traduction d'Irina Zanguieva et Claudie Gombert) au théâtre de Chambéry, en coproduction avec le théâtre Maïakovski de Moscou.

 

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     On me dit écris ! De la prose. Des nouvelles. Mais que l'on s'exprime en prose ou en vers, c'est presque pareil : ce n'est pas naturel ! Dans la vie, la vraie, les choses ne se décrivent pas, elles ne se racontent pas, elles arrivent, tout simplement. Et tandis que sous ta plume les ténèbres se dissipent lentement, s'accrochant encore en lambeaux le long de la clôture, là où sont les buissons, le soleil dans la nature se sera levé dix fois. Un lever de soleil dix fois plus beau, plus inattendu.

     Bien sûr, dans la vie, il arrive qu'on parle. Mais ces paroles, que sont-elles au juste ? un dialogue, rien d'autre. Un drame donc — à l'image de la vie. Et si de cette vie réelle nous voulons conserver l'empreinte entre les pages d'un livre, rien ne saurait mieux convenir que la forme dramatique.

     Alors, pourquoi avoir choisi la nouvelle ? Simple concours de circonstances. D'abord, on me l'a demandé. Vous savez comment c'est, les gens vous sollicitent : tu ne pourrais pas passer chez moi, Mikhalitch, mon téléviseur est en panne, il n'y a plus d'image. Ou bien : Sérafima Petrovna, s'il vous plaît, donnez-moi la recette de votre borchtch ! Et à moi : écris-nous une nouvelle, nous en avons besoin, c'est même la seule chose dont nous ayons besoin.

     Et puis, c'est bien la nouvelle qui permet de s'exprimer de la façon la plus brève.

     La plus brève, vraiment ? Mais j'ai aligné tant de mots déjà, et je n'ai même pas commencé ! Évidemment, c'est l'effet du verbiage ambiant. Et puis, je l'avoue : j'aime la liberté. Dans un drame, le personnage considère qu'il n'a pas de comptes à rendre à l'auteur, et sur scène, qu'est-ce qu'il n'invente pas ! Il vit comme bon lui semble, comme si l'auteur n'existait pas. Alors que dans l'oeuvre en prose, l'auteur pointe son nez à chaque paragraphe : pour le montrer du doigt ou pour le juger. Pour le héros, c'est encore pire que la prison ! Dans un drame, il ne dit que ce qu'il veut : à vous de deviner le reste ! Mais dans une nouvelle ou un roman, ce gredin d'auteur divulgue ses moindres pensées, l'épie jusque dans les moments les plus intimes de sa vie, et va jusqu'à s'en vanter : j'ai vraiment bien étudié la psychologie de mon personnage, n'est-ce pas ?

     Mais toi, tu es bien pareille ! me direz-vous. Non, attendez pour me faire des reproches ! Ce que je vais raconter, tout le monde peut l'entendre, d'ailleurs tout le village le sait.

     Cette nouvelle traite de l'amitié qui, je l'ai remarqué, recèle autant de secrets et d'abîmes que l'amour.

     Notre village n'est pas grand. Tout le monde s'y connaît, au moins de vue. Mais Fillette, elle, c'est vraiment quelqu'un. Sa maison, on aurait dit d'elle autrefois que c'était la maison du Bon Dieu. Aujourd'hui, c'est plutôt le rendez-vous de tous les buveurs. Fillette a la soixantaine. Mais avec sa petite taille, son allure chétive, partout ailleurs on la prendrait facilement pour une écolière. Dans notre village, les gens sont plutôt petits. Vous demandez pourquoi ? Eh bien, ce sont les caresses qui feraient grandir les enfants !

     Fillette vit seule. Elle a été mariée autrefois, à un pompier. Ils buvaient ensemble, mais après il la battait, tellement fort, dit-on, qu'ensuite pour la faire revenir à elle, il fallait lui verser des seaux d'eau sur la tête. Avec eux vivait alors le fils du pompier, né d'un premier mariage, Slava. Maintenant, bien sûr, le pompier est mort, Slava a grandi et vit de son côté dans une moitié de la maison.

     La maisonnette, le petit lopin de terre, le lilas, la cave, l'appentis... A quoi bon les décrire, vous les imaginez très bien vous-même. Notre village ne se distingue en rien des autres. Seuls les gens y sont différents, et si l'on commence à raconter des histoires à leur sujet, on en aurait pour des années.

     Mais il est temps d'expliquer pourquoi on l'avait surnommé Fillette. En fait, ce n'était pas tant à cause de son physique, même si ce surnom lui convenait très bien, que de sa façon de s'adresser aux femmes : tu sais, fillette... tu as entendu, fillette...

     Avec qui boit-on ? Avec des hommes, évidemment. Avec des hommes, une femme se sent très seule. Et les femmes du village ne fréquentaient pas Fillette : pensez-donc, une femme qui boit !

     Au printemps où se passe notre histoire, on voyait régulièrement chez Fillette Riaboï, un gars qui traînait à la gare et Volodka, un jeune d'une trentaine d'années qui avait commencé à boire à cause de sa femme. Toutes sortes de gens venaient les y rejoindre, de temps en temps. Et voilà qu'était apparue pour la première fois dans la vie de Fillette une amie. Personne ne sait qui l'avait amenée là. Elle vivait en ville, se rendant utile à l'église, comme toutes ces vieilles femmes qu'on y voit accomplir de multiples besognes. Je ne sais si on leur donne la pièce ou s'il s'agit d'un véritable emploi, en tout cas, de l'argent, Annouchka n'en manquait pas. L'âge qu'elle avait alors, je n'en suis pas très sûre. Comme ça, rien qu'à la voir, avec sa longue jupe noire et son fichu sur la tête, on aurait dit une retraitée, mais qui sait ?

     Annouchka venait boire chez Fillette presque tous les jours, mais elle ne faisait pas de scandale : elle n'était jamais ivre. Elle restait souvent pour la nuit. Bref, elles étaient devenues amies et s'apprêtaient même à planter ensemble des fleurs sous la fenêtre. Des lis.

     Mais pour en revenir aux faits, ils se situent à l'époque où la lutte contre l'alcoolisme avait vraiment dépassé la mesure. Dans notre village, on était allé jusqu'à cesser la vente du vin. Pas pour longtemps, il est vrai. Mais notre histoire se passe juste à ce moment-là, au printemps.

     Un jour, on voit arriver dans notre rue un milicien : il se dirige tout droit chez Fillette. Tout le village devine qu'il vient l'interroger au sujet d'Annouchka. Annouchka a disparu, elle n'est ni chez elle, ni à l'église, et maintenant, on la recherche.

     Fillette raconte au milicien comment, trois semaines auparavant, ils se trouvaient réunis chez elle pour boire : c'était au début du printemps, la neige s'attardait encore un peu par endroits, mais l'air était déjà aussi enivrant que du porto. Il y avait là aussi Riaboï et Volodka. Le vin baissait. Alors, ils avaient envoyé Annouchka au village voisin, à Potapievsk, chercher de la vodka. Elle était la plus sobre, et elle avait de l'argent. Elle était donc allée jusqu'à l'arrêt d'autobus : il y a un autobus pour Potapievsk. Elle avait bien dû le prendre, bien qu'ils ne l'aient pas vu. Mais elle n'était pas revenue et n'avait pas rapporté de vodka.

     Le milicien avait encore interrogé les témoins Riaboï et Volodka, puis il était parti. Et l'affaire en était restée là. Ou alors, ils l'avaient cherchée ailleurs.

     Or, dans la rue voisine de la nôtre habitent les Petrov. C'est comme ça qu'on dit dans le village : les Petrov. Mais pour ce qui est de démêler leur nombre et leurs liens de parenté, le diable lui-même ne s'y retrouverait pas ! Ils ont toujours la truelle à la main, et leur maison ne cesse de croître en une débauche d'étages et de prolongements en tous genre. Faite de bric et de broc, elle est perçée de trois portes et d'une collection de fenêtres différentes : dès qu'ils volent un châssis, ils l'insèrent. Dans le village, on appelle cette chose monstrueuse le repaire des Petrov, et ses habitants les geôliers. Chez nous, les geôliers ne sont pas ceux qui travaillent à la prison, mais ceux qui y purgent leur peine, là ou dans les camps.

     Et avec les Petrov, ce n'est pas rien ! A peine en a t-on libéré un, qu'on fourre déjà le suivant au trou. Pour vol, tapage ou quelque autre méfait. Ils sont bruyants, ils boivent. C'est comme cela qu'ils ont connu Fillette. Et puis ils ont aussi un nombre incalculable de petits chiens. Le portail est toujours ouvert à tous les vents, dans le potager, il ne pousse rien. Mais, j'y pense : ils ne sont peut-être pas de la même famille. Ils ont peut-être simplement le même nom.

     Cependant le printemps avance, s'épanouissant en une profusion de feuilles et de fleurs, tandis que les oiseaux s'égosillent. C'est alors qu'au milieu de cette euphorie printanière, Fillette rencontre Borka Petrov au coin de la rue. Elle lui dit :

     — Tu pourrais me rendre un fameux service, Boris, comble ma cave, et après, il y aura une bouteille pour toi.

     — Mais qu'est-ce qui te prend soudain de vouloir combler ta cave ? demande Boris. On peut peut-être s'en passer et boire la bouteille, comme ça, tous les deux ? Après tout, cette cave ne dérange personne.

     — Elle dérange, et même beaucoup, répond Fillette avec sa franchise habituelle. Je vais t'expliquer ce qui s'est passé, Boris. C'était au début du printemps. On buvait ensemble, Riaboï, Volodka et moi. Et puis, je ne me souviens plus pourquoi, ils ont commencé à se bagarrer. Et au cours de la bagarre, ils ont tué mon Annouchka. Eh oui, ils l'ont tuée, c'est comme ça. Que faire du cadavre ? Je leur dis : basculez-le dans la cave en attendant, au printemps, elle est toujours pleine d'eau. Ils ont obéi. Mais maintenant, l'eau commence à descendre, ça pourrait bien nous attirer des ennuis, et ces ivrognes, on a beau les appeler, ils ne bougent pas. Je l'aurais bien comblée moi-même, cette cave, si j'avais été plus vaillante. Mais toi qui es jeune et en bonne santé, viens donc demain et nous l'enterrerons comme il faut.

     Voilà ce que dit Fillette, et elle rentra chez elle. Quant à moi, je me trouve à l'endroit même où ils échangeaient ces propos, au coin de la rue, sous le bouleau, et je pense :

     — Qu'est-ce qui se passe ? Et cette autre vie, où est-elle ? Ne serait-ce pas pure invention ? On meurt et c'est fini. C'est tout. C'est tout ? Mais c'est qu'on en n'a pas envie ! C'est même franchement désagréable !

    Boris, lui aussi, avait quitté le coin de la rue, lentement. Tout en marchant, il pensait : « Je rentre de "lieux pas trop éloignés" et je n'ai même pas encore eu le temps de profiter de ma liberté. Et maintenant cette histoire de cave ! Si je me fais prendre, je vais encore faire de la taule, à cause de je ne sais quel article, et pour une simple bouteille de vodka. C'est ça ? Oui, c'est bien ça ! »

     Et après avoir bien pesé le pour et le contre, Boris, au lieu de rentrer chez lui, s'en fut tout droit à la milice. Qui l'en blâmerait ?

     Le lendemain, on vit arriver deux voitures, l'une de la milice, l'autre avec une pompe. On évacua toute l'eau de la cave et on en tira... Annouchka. Je ne décrirai pas dans quel état lamentable on la trouva... d'ailleurs, je n'y étais pas.

     Quant à Fillette, on la convoqua chez qui de droit, mais on la relâcha, Dieu sait pourquoi.

     Voilà bien de ces curieuses expressions : « lieux pas trop éloignés », « chez qui de droit ». C'est vrai que jamais personne ne demande : « chez qui ». Tout le monde comprend. Et l'on se prend à rêver d'un autre « chez qui de droit ». Mais il n'est plus temps de rêver, mon histoire est finie.

     Fillette est morte peu de temps après cet incident et, aussi curieusement que cela puisse paraître, non des mauvais coups qu'elle avait pu recevoir, mais d'une défaillance cardiaque. Et c'est son beau-fils Slava qui la trouva, chez elle, et qui s'occupa de l'enterrement. En juillet, justement. Comme le temps passe.

 

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Nina SADOUR

Un gars rongé des vers

Nouvelle extraite du recueil Larmes de sorcière. Moscou, 1994.

Traduction de Lily Denis

 

     Nina Sadour est née en 1950 à Novossibirsk. Ancienne élève de l'Institut de Littérature, elle vit à Moscou. Dramaturge connue, ses pièces sont régulièrement montées en Russie. Un extrait de l'une d'elles Allez, roulez, a été publié dans le précédent numéro de notre revue.

     La prose de Nina Sadour est tout aussi originale.

     Des situations traitées en nouvelles très brèves, à la fois quotidiennes et insolites, très simples : une vieille qui fait son pain, des rameaux de printemps qui s'épanouissent, un amour sans retour entre deux pauvres, des papillons qui passent...

     Des héros frustes, modestes pions sur l'échiquier de la vie, et parfois emportés par un surnaturel à la Gogol; Leur aventure débouche pourtant sur une quête du bonheur (ou une nostalgie du bonheur) incantatoire et sans illusion et, au sein de l'impuissance, sur une recherche de la vitalité, sur le désir de ne plus « vivre sur la pointe des pieds au bord de l'abîme. »

     Un rapport de causalité inattendu des choses (matérielles, très ordinaires) à la chair qui fait immanquablement penser à Platonov.

     Une écriture parcimonieuse, rebelle, indocile qui, par le biais de rythmes, d'associations, nous entraîne dans de surprenantes litanies, dans des évocations magiques.

     Un gars rongé des vers est tiré d'un recueil paru l'année dernière à Moscou et qui comprend, outre un ensemble de nouvelles, des romans et récits : La vallée de diamant, Signes miraculeux de salut, Sud et Le vent des banlieues.

     Un petit texte violent à souhait, qui ne se laisse pas oublier facilement.

 

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     C'est fort, un homme. C'est beau, grand, le geste large. Ça a les yeux noirs et la bouche ardente. Ça vous tourne la tête, ça vous fait tomber en pâmoison. Mais c'est ainsi fait que ça ne peut pas vous rendre heureuse. J'y ai longtemps réfléchi et j'ai compris pourquoi. Quand un homme arrive, pareil à un héros, il masque les laideurs du monde. Tout s'éteint, se fane, seule demeure la brume brunâtre des passions. Pourtant, il ne peut pas, il ne peut pas vous rendre heureuse. Il n'est pas du tout comme vous croyez. Il est laid, petit, jambemolle. Il arrive et il bouffe tout. Je m'esquinte, je me prive de tout, lui il arrive et il bouffe tout. Ou alors, il n'arrive pas, alors à quoi bon vivre et frotter ce vestibule s'il n'y a personne pour te bouffer ta paye ? Une paye minable : soixante-dix roubles plus vingt pour le théâtre Ermolov. Seulement, sans congés payés. Mais là, il y a aussi un profit : les jours de matinée, les gamins me glissent deux ou trois kopeks, ça finit par faire un demi-rouble par mois. Plus des bonbons, des pommes, des insignes, des petits pains, des fois. Des mouchoirs. Dédicacés. « Liouba Vakheta ». « Micha Michoutine ». Seulement, un homme, on ne l'impressionne pas avec un mouchoir. Le séducteur, c'est lui. Parce qu'il est fait comme ça. Il est mordu du démon de la trahison et il porte des masques. En ces masques, il est sincère, il croit que c'est son vrai visage. Mais pour nous, c'est des masques. Il n'y a que ses yeux qui sont bien à lui, le reste est un masque. C'est pour ça qu'il n'y a pas moyen avec un homme. Il est fait comme ça, voyez-vous : il porte des masques. Et il détourne les yeux. En réalité, c'est un fumier. Un bouc. Un larbin. Un mercenaire. Âpre au gain. Et c'est comme ça qu'il faut le prendre : à coups de pied sur le crâne, à la niche, larbin. Parce que quand il arrive, il me bouffe tout, il me pinte tout. Comment il dévore ! — les bouchées, les goulées, l'argenterie de la mémée. Et il se remplit de sève noire. Un endurci. Mais au début, il sait se donner des airs tendres. Vous souffler au coeur. Vous parler et vous regarder. Vous effleurer. Et quelle profondeur ! Il a plein de secrets, ce bouc. Un tragédien. Il vous appelle à son lit de mort. Mais c'est sur sa couette bien à lui, contre sa femme, qu'il s'en ira clamecer. Elle lui posera des cataplasmes au moment des adieux. Moi, il ne m'aura même pas téléphoné avant de passer. Vieux roquet !

     Les vieux hommes, ça n'existe pas. Il n'y a de vieux que les vieillards. Mais les hommes sont tous infidèles, indépendants, grands, masqués, ils arrivent et ils bouffent tout. Ils nous dévorent, vous avec notre innocence, notre avenir, notre carcasse. Ils nous dévergondent, ils nous infusent la mort. Ils nous boivent, puis ils nous froissent comme une briquette de lait. Sans rougir devant nous. Nous ne sommes pas de leur sang. Ils rougissent devant Dieu. Ils disent : « J'aime cette femme. Faisons tout pour que ça marche ». Ça ne marchera pas. Ils le savent, mais ils vous draguent quand même. Sans craindre l'oeil de Dieu. Or, Dieu sait qu'ils ont été mordus par le démon de la trahison. Du désir. De la fuite. De l'espace. De la liberté. De l'infidélité. Comment le démon a-t-il pu mordre une telle saloperie ? Il aurait mieux fait de mordre une femme. Que ce soit elles qui dévergondent les hommes, leur ôtent leur innocence, leur avenir, s'en abreuvent, puis les laissent vieillir tout seuls. Que les hommes deviennent des femmes et les femmes des hommes.

     Il y a des hommes qui ont des grains de beauté. Mais ça aussi, ce sont des masques. On ne peut pas leur faire confiance. Un homme, c'est bon pour la santé. Mais c'est dangereux. Une bête féroce. Ça avalerait un scorpion. Ça a un aiguillon. Ça vous piétine une femme : ça la traque, ça lui apprend tout, et après, ça la méprise de s'être si bien initiée à ses propres jeux dégueulasses. Un homme, ça guigne leurs gamines impubères. Ils sont monstrueux. Ils sont insensés. On devrait leur trancher la tête. Séance tenante. Mais eux aussi, ils peuvent provoquer la pitié. Parce qu'un masque ça doit avoir des attaches. Et qu'il y en a.

     Cette vie pleine de menace leur fait naître des vers dans la cervelle. Des vers qui en rongent tous les replis et bourrelets et qui leur sucent la matière grise, ce qui fait qu'ils deviennent encore plus féroces. Et quand ils sont couchés, qu'ils dorment, les vers leurs sortent par les trous des oreilles : à gauche — un ver, à droite — un ver.

     Vanité et Cruauté. Et l'homme larbin dort sans masque et sa figure est terrible. Pendant ce temps-là, les vers-nourrissons au bord de leur trou, pia-aill-aillent : ouh qu'il est bon.

 

 

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Sergueï TASK

Les peurs

Nouvelle

Traduction de Maya Minoustchine

Poèmes traduits par Christine Zeytounian-Beloiis

 

     Dramaturge, poète et écrivain, Sergueï Task est né en 1952. Il a fait ses études à l'Institut des langues étrangères de Moscou. Spécialiste d'anglais, il a traduit Byron, Keats, Orwell, Salinger, Vonnegut et Updike. Il a également traduit du français, notamment Jean Anouilh. Plusieurs de ses oeuvres ont été publiées dans des revues littéraires, et un recueil de ses nouvelles est sorti à Moscou en 1991. Actuellement, Sergueï Task vit dans le Vermont aux États-Unis et enseigne la littérature anglaise à l'université. Ces dernières années, il se consacre essentiellement à l'écriture théâtrale. Quatre de ses pièces ont été montées aux États-Unis.

 

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     Tu te souviens ? Tu t'étais couché, maman te lisait un conte d'une voix égale, levant frileusement les épaules, captant du bout de l'oreille les sons venant de la salle à manger où les invités s'étaient tus. En pensée, elle était déjà là-bas, et c'est pourquoi elle sautait quelques lignes, mais tu les savais par coeur, et tu lui rappelais : « la natte », et maman, après avoir murmuré : « oui, oui », revenait à l'horrible :

 

Il regarde la jeune beauté,

Mais le méchant est sans pitié.

Il la saisit par la natte,

Il lui coupe la main droite.

 

     Mais voici la fin heureuse, on a ligoté le méchant fiancé, Natacha a été récompensée, maman rajuste la couverture, tire les rideaux, éteint la lumière... et tu restes seul. Seul ? Que non ! Les dessins sur le papier peint qui, jusqu'à cet instant, faisaient habilement semblant d'être des dessins, prennent aussitôt la forme d'un tableau familier. Voici une coupe avec du vin, voici divers mets, et là-bas, où tombe un rai de lumière par la fenêtre, là-bas, immobile, se trouve... une main de femme avec un anneau d'or au doigt. « Il vaut peut-être mieux que nous passions à la cuisine ? » « Pensez-vous, il dort déjà. » Cette raie blanche est un couteau : milieu bombé, bords effilés, et je cache mes doigts dans mes poings : un jour, je m'étais coupé avec un couteau de cuisine, ça avait fait mal. La raie blanche divise la main en deux parties inégales... elle les divise, elle ne les sépare pas — je l'ai vérifié, mais c'était le jour et maintenant... maintenant je vois le poignet qui se détache du reste de la main, d'abord un tout petit peu, puis de plus en plus — il faudrait fermer les yeux pour ne pas voir ce cauchemar — et la main tressaille comme si elle était vivante, et l'anneau d'or...

     L'univers des peurs enfantines a des yeux exorbités et une lippe pendante, c'est l'univers des loups-garous, qui remuent en aboyant leurs griffes noires, des chiqueurs qui clappent avec leur bouche édentée, des puits profonds où l'on jette ceux qui mentent aux grandes personnes et les ogres qui aiment se régaler de petits os tendres. Quand j'avais la fièvre, un seul et même délire me rendait fou : un immense poids de fonte qui arrive et aplatit mon visage comme une galette... et pas moyen de détourner la tête, ni d'appeler à l'aide. Et la silhouette noire derrière le rideau ! Et les grincements dans le placard ! Mon Dieu, comme mon coeur se serrait, comme ma bouche devenait instantanément sèche. N'est-ce pas pour échapper au plus vite à nos cauchemars d'enfant que nous avons tellement hâte de grandir ?

     Nous avons grandi, et puis après ? Récemment, ma femme m'a réveillé au milieu de la nuit par un cri, on dit d'un cri pareil qu'il vous glace le sang dans les veines. J'ai cherché l'interrupteur à tâtons. Elle était assise, les pupilles dilatées de terreur, et ses yeux regardaient sans voir, droit devant elle. Elle était secouée de tremblements. Un peu calmée, elle me raconta : elle avait rêvé que notre chambre à coucher — tous les murs — grouillait de monstres, une masse tordue, grimaçante, ricanante...

     Les frayeurs n'ont pas d'âge.

     Je vais vous raconter une histoire que j'ai tenté d'oublier pendant longtemps, et si je me décide à en faire part aux lecteurs, c'est dans l'unique but de sauver de l'oubli un nom qui m'est cher. L'ombre fière me pardonnera de m'être livré à la tentation des tables tournantes, aujourd'hui à la mode.

     Peu de gens se souviennent aujourd'hui de Marc (je suis obligé de changer son nom) dans les milieux littéraires, mais dans les années soixante-dix, on en parlait comme d'un nouveau et grand talent. On ne le publiait pas beaucoup, et encore grâce à ses amis qui mettaient avec persévérance ses poèmes dans les serviettes des comités de rédaction. Lui-même était trop paresseux pour les recopier au propre ; et il n'était même pas question de les retaper. Il déclamait d'après des brouillons si illisibles que lui-même se trouvait parfois coincé et, après avoir fait un effort inutile, laissait tomber : « Je vais plutôt vous réciter autre chose ». Ce n'était pas le « ainsi de suite » de Khlebnikov : toutes les

idées, toutes les images entraient dans un filtre étroit d'où ressortait un seul vers, le dernier, qui contenait en lui paradoxalement tous les précédents. Il appelait cela en riant des « trucs ». J'ai vu plus d'une fois comment un dinosaure qui avait mordu à un tel « truc » avait les yeux qui lui sortaient de la tête. Puis il reprenait ses esprits et, gonflant ses narines, décrétait que c'était du trucage. Les dinosaures de plus petite taille hochaient la tête sur leur cou épais, en signe d'approbation.

     Et comme Marc commençait avec énergie :

 

On a brisé mon rêve, telles les jambes du Christ.

 

     J'avais entendu cela en 1976 dans la petite salle de la Maison des Écrivains où Marc, parmi d'autres « jeunes et précoces », avait daigné réciter une dizaine de poèmes. Il récitait sans faire de manières, sans intonations, avec une force cachée qui électrisait les auditeurs. Il n'était pas beau — un visage allongé, comme aplati, des yeux enfoncés dans leurs orbites, un nez juif — et non seulement ce n'était pas gênant, mais plutôt au contraire, cela avait un charme étrange : avec la mélodie qui sortait de ses lèvres tout naturellement, comme un souffle, il semblait que la vie le quittait également : ses yeux s'enfonçaient, ses joues se creusaient, les ailes de son nez devenaient plus marquées. L'impression était un peu sinistre, mais trompeuse : on entendait toujours la même cadence, la même force intérieure constante :

 

L'existence recèle trois profonds mystères,

C'est eux que je voudrais évoquer devant vous.

 

     On avait des frissons dans le dos. « Voilà... tout de suite... encore une seconde, et on entendra l'impossible ». Et en même temps : « Comment peut-il savoir cela ? » Que d'autres disent ce à quoi ils ont pensé, mais moi, ce sont des pensées de ce genre qui me venaient fréquemment.

     Et sans doute, tous ceux qui le connaissaient de plus près se posaient à brûle-pourpoint la question : quand écrit-il ? Il ne manquait aucune beuverie, était toujours chez quelqu'un. La nuit? C'est peu probable. Il était toujours amoureux au-delà de toute mesure, et des légendes avaient cours au sujet de ses aventures. On racontait, par exemple, qu'un jour il avait suivi à la trace une jolie blonde, avait parcouru derrière elle toute la ville et s'était retrouvé à la fin des fins à l'aéroport. La blonde était hôtesse de l'air. Il l'avait suivie dans l'avion, était arrivé à Mineralnye Vody... et avait échoué à la milice en tant que passager clandestin. Il avait payé une amende de la valeur du billet, et trois

heures plus tard, il devait prendre le vol de retour, mais il avait atterri, le même jour, non pas à Vnoukovo, mais dans ce même Mineralnye Vody, derrière un jardinet ombragé, dans la maison du sergent de la milice, au nom non réglementaire de Lioubov, qui avait rédigé le procès-verbal. Il passa près d'une semaine chez la charmante Lioubov, et cette fois-ci, le problème du billet d'avion, autant que je sache, ne s'est même pas posé.

     Je ne peux pas vous dire quand il écrivait, tout comme je ne peux pas vous expliquer de quoi il vivait. Où il vivait, si. Dans le passage Volkonsky, il avait une chambre sombre d'environ quatorze mètres carrés qui ressemblait à un taillis de bois mort. Des souches, des racines, des branches bizarres dans la croûte d'un lichen. Le plancher, autrefois vert et à présent écaillé, roussi, ressemblait à de la terre battue. Sur le mur, au-dessus d'un large canapé défoncé, une araignée peinte était figée, emmêlée sans espoir dans trois épaisseurs de vraie toile. Faire bombance ici devait être très joyeux pour une assemblée bruyante, mais comment diverses sylphides passaient la nuit dans ce royaume glacé reste pour moi un mystère.

     Des questions, des énigmes... Elles suivaient Marc, tel le manteau d'un roi, mais si vous aviez vu ce « roi » ! Un vrai va-nu-pieds, un gueux, on disait autrefois de gens comme lui : il ne quitte pas ses bottines hiver comme été. Mais dans la penderie de ce gueux était accroché, entre autres, un superbe costume de velours pour sortir — aller au théâtre, ou jeter de la poudre aux yeux à une midinette, Je ne sais pas si Terpsichore est une midinette, mais il avait un faible très net pour cette muse. Il avait même inventé son théâtre, le Théâtre de la Pause et il avait mis en scène quelques essais avec des étudiants de l'École théâtrale. Je me souviens bien de l'un de ces essais. Pendant une violente scène de jalousie, le mari giflait sa femme, à quoi celle-ci répliquait en criant : « Tu crois que personne ne peut te rendre la pareille ? » et elle courait vers la rampe. Un silence de mort s'instaurait dans la salle. La comédienne attendait patiemment son défenseur, mais personne, évidemment, ne montait sur la scène. Qui aurait eu envie de se ridiculiser, d'autant plus s'il y avait quelque part un troisième larron dont le rôle était de prendre la défense de sa bien-aimée ? La salle se taisait longtemps, très longtemps (Marc l'avait chronométré), et lorsque s'élevait le premier petit rire nerveux, le mari prononçait une réplique stupide : « Il ne reviendra que lundi. » Si la comédienne réussissait à maintenir le silence pendant une minute, l'essai était considéré comme expérimenté et était retiré du répertoire.

     Pourquoi je vous raconte tout cela ? Est-ce que je crois qu'avec des fragments ramassés avec tant de zèle et d'amour se constituera un miroir dans lequel ce nigaud inspiré se reflétera dans toute sa grandeur ? Que je le croie ou non, peu importe. Je fais comme je peux.

     Dans le dernier fragment, je les vois à deux. Laure et Marc. Marc et Laure. Elle s'est seulement perchée sur le bras d'un fauteuil, elle a seulement joué sur l'harmonica oublié par quelqu'un quelques mesures de Summer time, and the living is easy, et derrière la fenêtre, l'hiver a fondu de plaisir, et les souches et les racines qu'attendait depuis longtemps la poubelle ont libéré docilement la surface habitable ; tout s'est mis à briller, à luire, la misérable araignée a disparu, et les amis et les copains, même ceux qui n'étaient plus du tout à jeun, se sont dirigés à la queue leu leu vers la sortie, oubliant leurs bonnets sur la patère. Your papa is rich, roucoulait tendrement l'harmonica, et Marc était déjà assis à côté, tenant Laure par les épaules et battant la mesure avec son soulier verni. Puis Laure était partie et revenue ; elle aurait pu ne pas revenir du tout, ce n'était pas important, la chambrette propre, bien léchée, l'aurait de toute façon attendue fidèlement, comme il l'attendait, lui, en gribouillant avec inspiration le papier dont elle avait fait provision. So hush, Little baby, don't you cry.

     Mais qu'est ce qu'il écrivait ! Seigneur, qu'est ce qu'il écrivait !...

 

Batiouchkov a pleuré sur la folie du Tasse,

Sur le fou Batiouchkov quant à moi pleurerai.

Lorsqu'à mon tour serai reconnu insensé,

Que quelque rimailleur se charge de la tâche.

 

     Il m'avait toujours semblé follement génial, — et là, il était soudain devenu génialement fou. En l'occurrence, je ne parle pas de ses poèmes. Il avait été saisi par la peur. Il y a peurs et peurs. De quoi avons-nous peur, vous et moi ? Des voitures en traversant la rue. De complications après la maladie d'un enfant. Marc avait peur d'une autre chose encore. Vous n'avez pas compris ? Eh bien, vous parlez avec quelqu'un, et il vous semble tout à coup qu'à part vous deux, il y a encore quelqu'un dans la pièce. Debout dans un coin. Qui regarde. Qui écoute. La sensation n'est pas des plus agréables, n'est-il pas vrai ? Eh bien, chez Marc, c'était devenu une idée fixe. En récitant des poèmes en public, il pouvait s'arrêter soudain au milieu d'un mot : « Tant qu'il est là, je ne lirai plus rien. » Il n'est point nécessaire, je pense, de décrire la réaction des assistants. Un étudiant en médecine affirmait que ces hallucinations n'étaient pas une maladie mentale mais la conséquence d'un surmenage. L'étudiant avait peut-être raison, mais cela ne changeait rien dans les faits.

     A la fin de l'été, il se produisit entre Marc et Laure... je ne sais comment l'appeler. Ce n'était ni une brouille ni une rupture, plutôt une déclaration d'amour, après laquelle il ne lui restait plus rien d'autre à faire que de partir. Ils se promenaient sur le boulevard Tsvetnoï, la nuit, s'arrêtaient sous un réverbère, s'embrassaient, Marc la serrait contre lui, disait que ni avant ni après, qu'il n'y avait eu qu'elle, aujourd'hui et pour toujours ; que sans elle, il n'était rien, comme une touche défoncée d'un piano, et en même temps, par une logique étrange, avec elle il n'était pas lui-même ; il était peut-être même meilleur et plus talentueux, mais ce n'était pas lui, c'était un fantôme, un spectre désincarné, dont quelqu'un dirait aussi le lendemain : encore un... D'accord, tout cela peut vous faire perdre la tête, mais, croyez-le, je ne complique rien, je le transmets comme je l'ai entendu, et comme je l'ai compris.

     Après cette conversation nocturne, Laure était passée chez lui une fois, à la mi-octobre, pour prendre des affaires quelconques. C'était un début de soirée, mais il faisait déjà nuit. Elle franchit le seuil et plissa les paupières. La chambre était éclairée en même temps par une lampe à abat-jour, un luminaire, un lustre, une lampe de bureau et divers autres moyens d'éclairage. Le lustre devait bien faire cinq cents watts. Marc était assis sur le canapé et louchait avec méfiance en direction du coin opposé... Je ne l'aurais pas crue, évidemment, si je n'étais pas passé moi-même un jour passage Volkonsky. Il y avait là déjà une quinzaine de lampes, et toutes étaient allumées avec la venue de la nuit ! Comment pouvait-il dormir avec une illumination pareille, Dieu seul le sait. J'étais parti très vite. Tout cela avait quelque chose d'oppressant.

     Et environ cinq jours plus tard, je fus réveillé par un coup de téléphone. A demi endormi, j'eus de la difficulté à réunir les bribes dans mon esprit : « Marc est mort... le voisin... Il y a eu quelque chose avec les fusibles... un court circuit... »

     Quelle peur affreuse il avait dû éprouver, lorsqu'il s'était soudain trouvé dans l'obscurité complète ! Un seul espoir, c'est que la mort avait été presque instantanée. Quel âge avait-il ? Vingt-six ans ? Vingt-sept ?

     Laure était arrivée avant tous les autres et avait sans doute pris les brouillons. Elle-même l'avait nié par la suite, mais après des prières réitérées de ma part, elle me montra quand même un poème qui lui était certainement adressé, et m'autorisa même à le recopier. C'était un sonnet acrostiche, dont le titre se lisait d'après la première lettre de chaque vers.

 

0, laisse-moi ! N'oublie pas ton manteau.

D'une autre vient le règne : c'est le temps d'Automne.

Et quant à l'âme, comme peau qui mue

Arrachons-la : nous en aurons une autre.

L'usage en sera bien plus long, s'il plaît au ciel.

A Dieu vat ! Que la terre en tous lieux qu'on regarde

Soit nue comme gencives de vieillard, brûlée,

Obscurcie, tant pis ! Vois comme il est beau,

Le noir de ces branchages entre lesquels percent

Imperceptiblement l'azur et l'absinthe à fleurs jaunes.

Tricolore sois donc, drapeau des orphelins !

Un brouillard rampe et nous souffle le fleuve au visage.

De par le vent, la pluie, les pins, je t'en conjure,

Eloigne-toi, ma bien-aimée. Amen !

 

  

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Sergueï TCHETVERTKOV

En tramway

Nouvelle publiée dans le journal Odessa soir, 6.6.1990.

Traduction de Laura Salina

 

     Prosateur et poète, Sergueï Tchetvertkov vit à Odessa. Il a fait parler de lui dans l'under-ground odessite dès le début des années 80. Ses nouvelles ont été publiées dans la revue Iounost et dans les publications russophones d'Odessa. Il est membre du club littéraire d'Odessa « Krug ».

 

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     La foule s'épaissit, s'énerva et l'emporta vers les portes avant du second wagon. Un regard jeté par-dessus les têtes suffit à Létiaguine pour comprendre qu'il aurait le temps d'occuper une place. Il ressentit quelque chose comme de la béatitude mêlée à de la gratitude envers cette force qui l'entraînait inexorablement et le dirigeait si efficacement ; il en oublia même la douleur qui torturait ses pieds. Les portes pourtant faillirent bien tout gâter : elles se coincèrent, claquèrent dans un fracas douloureux... Pas moyen de les ouvrir ! Pendant ce temps, ceux qui avaient eu la chance d'entrer par la porte arrière se répandaient à toute vitesse dans le wagon.

     Quand Létiaguine fut enfin porté dans le wagon, sous les « du nerf, du nerf ! » du chauffeur, on pouvait compter les places libres sur les doigts de la main. Juste au moment où il s'élançait vers l'une d'entre elles, un jeune homme surmonté d'un chapeau aux larges bords le poussa vers une autre qu'occupait un filet de ménagère posé là par avance... Une femme s'époumona dans son dos : « Pétia, viens par ici, j'ai pris une place !... » et, un demi-pas plus tard, Létiaguine tomba sur un siège de plastique rouge près de la fenêtre, recouvrant sa nudité provocante, presque déplacée dans ce wagon surchargé. Il n'était pas encore assis qu'un sac à provisions se posait lourdement à ses pieds, pendant qu'une femme d'environ quarante-cinq ans, accrochée à la rampe, se postait au-dessus de lui.

     Deux arrêts durant, Létiaguine regarda fixement par la fenêtre et ce n'est qu'au troisième qu'il jeta un oeil sur sa compagne de voyage. En rencontrant le regard sombre, infiniment las, qu'un foulard recouvrait jusqu'aux sourcils compris, il baissa la tête, gêné : ses pieds gémissants dans les chaussures usées, plusieurs fois maudites en cette journée, se serraient pitoyablement l'un contre l'autre. Pauvre femme, pensa-t-il, - elle doit être du matin au soir dans un bureau stupide, après le travail les courses, à la maison ses enfants... des adolescents difficiles... le mari genre alcoolique, bagarreur, ou encore pire, comme notre voisin de l'appartement 42, qui poursuit sa femme avec un couteau... C'est alors qu'il se rappela un article paru dans un journal du soir au sujet d'un accident survenu dans un autobus : un fou qui s'était évadé d'un hôpital avait frappé à coups de couteau un officier de la marine. Les jours d'après, Létiaguine s'était senti mal à l'aise dans le tramway, et encore à présent, faisant loucher ses yeux, il regardait craintivement la main que la femme avait enfouie dans la poche de son vieux manteau râpé comme la peau d'un animal malade. Létiaguine leva la tête un instant, comme s'il cherchait quelque chose dans le wagon, et leurs regards se croisèrent à nouveau. Ah, soupira-t-il, je te l'aurais bien laissée, cette place, je te jure que je te l'aurais laissée, s'il n'y avait mes pieds... Ses craintes absurdes le génèrent, et d'autres inquiétudes diverses auxquelles il se laissait aller, même brièvement, mais toujours de bonne grâce, lui revinrent à la mémoire. Avec une nuance de reproche abstrait, il se prit à rêver à ces pays où tout le monde peut consulter un psychanalyste, avant de revenir à ce qui, toute la journée, toute la semaine, et peut-être tout le mois, avait occupé ses pensées: l'anniversaire de Véra auquel, justement, il se rendait. Protégé comme d'un voile de bonheur et d'excitation, il ouvrit la serviette posée sur ses genoux et, avec une curiosité quelque peu exagérée, comme s'il voulait justifier le fait qu'il était assis, il en examina le contenu. Malgré toutes les mésaventures qui lui étaient tombées dessus pendant cette interminable journée, amicalement, gentiment, une bouteille de cognac, une boîte de bonbons et — plus précieux encore — un petit bouquet de roses attendaient leur heure dans les chaudes ténèbres, le moment où, en les remettant, il faudrait embrasser tout naturellement leur destinataire sur la joue, non, sur la bouche, sur la bouche comme alors, trois mois auparavant, dans une Crimée de rêve, quand, une semaine avant Véra et son mari, il avait dû partir avec sa femme et son fils. Pour rire, feignant une séparation tragique, Letiaguine l'avait d'abord prise dans ses bras, avant de saisir son épaule fraîche couverte de taches de rousseur et, retenant à grand peine un tremblement, d'effleurer des lèvres son visage.

     Le front contre la vitre, à un doigt de rêvasser à la Crimée, Letiaguine eut un mouvement qui lui était habituel : revenons d'abord en arrière...

     Oh, c'était tout un art : se souvenir de la Crimée... Retenant de temps à autre son imagination qui s'emballait, il devait d'abord se rappeler l'arrivée du

mari de Véra dans leur bureau de construction oublié de tous, son antipathie qui croissait à mesure que le nouveau essayait d'attirer ses faveurs. Venaient ensuite la première, puis la deuxième apparition de Véra, une rencontre fortuite dans un magasin, après quoi, inexplicablement, son aversion pour le mari s'était rapidement et insensiblement transformée en sympathie. Il eut envie de les voir plus souvent, de les rencontrer, d'aller au cinéma, de partir en vacances avec eux... Il fallait se rappeler tout cela avec l'application d'une couturière déployant les plis du tissu qui glisse sous l'aiguille de la machine à coudre, avec méthode, respectant scrupuleusement la succession des faits, pour pouvoir jouir enfin librement, sans accroc, de la Crimée.

     Son mari ne supportait pas de rester longtemps au soleil. Vers midi, il enfilait ses sandales, ramassait ses vêtements, ses journaux, et quittait la plage, balançant paresseusement sa maigreur osseuse. Puis c'était le tour de la femme de Létiaguine qui allait coucher leur fils. Ils s'en allaient parfois ensemble (à la grande satisfaction, d'ailleurs passablement intéressée, de Letiaguine, il s'était installé entre eux une sorte d'entente douce et calme qui semblait malheureusement s'être rompue à la rentrée). Létiaguine et Véra restaient seuls pendant deux longues heures. Ils parlaient, se taisaient, se baignaient, bronzaient avec concentration, le visage enfoui dans le sable.

Pendant trois semaines, il n'y eut pas le moindre mot décisif, le moindre regard éloquent. Pourtant, Létiaguine ne pouvait se tromper : la sécheresse suffocante de l'incertitude qu'il bénissait encore peu de temps auparavant s'était atténuée, l'air tout entier se déplaçait et s'enroulait autour de leurs corps brûlants, la mer s'était plissée, recouverte de petites rides dans la baie assombrie. Cédant à la panique qui s'était emparée de toute la plage, le geste brusque, comme sur des charbons ardents, il s'était emparé de tout ce qui lui était tombé sous la main : ses lunettes, sa revue, son maillot lourd d'humidité, et l'avait entraînée hors de ce sable fangeux vers l'escalier...

     Le tramway se prenait pour un express. Les rails semblaient se fracasser sous lui. La lune claire et humide avait peine à le suivre. Au loin, un immeuble de seize étages apparut puis grandit. Encore un peu et il pourrait distinguer nettement la troisième fenêtre en partant d'en haut, la troisième en partant de gauche, derrière laquelle, vraisemblablement, retentissait déjà une musique et planait sous le plafond la fumée des cigarettes mêlée à l'odeur des parfums et des mets. Une fois encore, Létiaguine se félicita de son esprit d'initiative : s'il s'était laissé persuader par sa femme, il serait à cette heure-ci en train de rentrer pitoyablement chez lui, où Dieu sait ce qui aurait pu arriver, quelle circonstance imprévue aurait pu lui faire obstacle, alors que maintenant il était libre, libre !... Létiaguine comprenait parfaitement qu'il était en train de vivre des minutes rares, de celles dont on ignore, dont on veut ignorer la suite, et il n'était rien de comparable à cette incertitude qui s'ouvrait amicalement devant lui.

     Le tramway se remit en marche, le chauffeur annonça l'arrêt suivant. Létiaguine vérifia si sa serviette était bien fermée, leva la tête et demanda : « Vous descendez à la prochaine ? » A peine perceptible, un petit sourire ironique passa sur le visage de la femme. D'une main, elle saisit le dossier du siège de Létiaguine et de l'autre, elle ébaucha un geste vif. Avant même de tenter d'arrêter le sang qui jaillissait de sa gorge, Létiaguine put apercevoir le manche de jade orné d'or et de rubis et la lame lisse, recourbée et émaillée de ligature arabe du poignard, marqué de la même beauté indicible et inaccessible que le visage de Véra passant pour la dernière fois devant lui et le foulard léger, bariolé, brodé de soie de la Crimée qu'un vent terrible et brûlant emportait au loin.

 

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Ossip Mandelstam

Poèmes

Traductions de Lilith Jdanko

 

Ossip Mandelstam a été transposé en français par de nombreux traducteurs. Nous présentons ici quelques traductions inédites de la première et de la dernière périodes de ce grand poète qui nous ont été envoyées de Jérusalem. 

 

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C'est le son sourd, le son prudent

Du fruit qui de l'arbre tomba,

Au milieu du chant incessant

Du profond silence des bois...

1908

 

O ciel, ô ciel, en rêve je te verrai souvent !

Tu ne peux être tout à fait aveuglé,

Le jour s'est consumé comme une page blanche :

Un peu de cendre et un peu de fumée.

1911

 

Non, ce n'est pas la lune, un clair cadran

M'éclaire. Est-ce ma faute si je sens

De mes doigts des étoiles faibles le lacté ?

 

Aussi de Batiouchkov l'orgueil m'écoeure :

Lorsqu'ici-bas on lui demanda l'heure,

Aux curieux il répondit : « L'éternité ».

1912

 

Du mardi jusqu'au samedi

Le désert seul se déployait.

Oh, ces traversées infinies !

Sept mille verstes d'un seul trait.

 

Quand volaient au dessus des mers

Vers l'Égypte les hirondelles,

Quatre jours restaient dans les airs

Sans puiser dans l'eau de leur aile.

1915

 

Je ne suis encore mort, ni ne suis encore seul,

Tant qu'avec ma compagne indigente

Je puis jouir de l'étendue des plaines,

Des ténèbres, de la faim, de la blanche tourmente.

 

Dans ma belle misère, princière pauvreté,

Je vis seul — et tranquille et content —

Que soient bénies ces nuits et ces journées

Et le labeur sonore et innocent.

 

Malheureux est celui que fauche le vent,

Qui craint les aboiements comme son ombre,

Et pauvre celui qui, à moitié vivant,

A une ombre demande l'aumône.

Janvier 1937. Voronej.

 

Où donner de la tête en ce janvier ?

La ville ouverte est follement tenace...

Serais-je ivre de portes verrouillées ?

C'est à hurler... ces chaînes et cadenas.

 

Et de ces rues les longs bas aboyants,

Et des impasses torses les débarras,

Et les coins où se cachent vivement

D'où sortent en courant les mauvais gars.

 

Et glissant vers le château d'eau glacé

Au fond du fossé sombre et verruqueux,

Je trébuche en mangeant l'air trépassé,

Quand se disperse un vol de freux fiévreux.

 

Et je crie à leur suite... des deux mains

Frappant sur une boîte de bois gelée...

Un lecteur ! Un ami ! Docteur ! Quelqu'un !

A qui parler dans l'escalier barbelé !

Fin janvier-février 1937. Voronej.

 

Tel le martyr du clair-obscur Rembrandt,

Je m'enfonce dans les profondeurs du temps muet,

Mais la brusque saillie de ma côté brûlante

N'est protégée ni par ces gardiens-là, chargés du guet,

Ni par ce guerrier-ci sous l'orage endormi.

 

Me pardonneras-tu, mon frère magnifique,

De l'ombre verte et noire et le maître et le père ?

Mais l'oeil sur le plumage du faucon

Et du nocturne harem les chauds écrins secrets

Augurent sans bonté, n'augurent rien de bon

A la tribu par les soufflets de l'ombre troublée.

8 février 1937. Voronej.

 

Les aortes de sang s'emplissent,

Un murmure monte des rangs :

— Je suis né en quatre vingt dix,

Je suis né en l'an mille neuf cent...

Et dans mon poing crispé serrant

L'an effacé de ma naissance

Dans le troupeau, l'attroupement

De ma bouche exsangue je murmure :

— Je suis né dans la nuit du deux

Au trois janvier de l'année

Quatre vingt onze, peu sûre.

Et les siècles m'encerclent de feu.

Février-mars 1937. Voronej.

 

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Leonid GOUBANOV

Poèmes

Traductions de Christine Zeytounian.-Beloüs

 

     Leonid Goubanov est né en 1946 à Moscou. Il a traversé le ciel littéraire russe comme une comète tragique, laissant le souvenir d'un de ces êtres d'exception qui par quelque malédiction autant intérieure qu'extérieure semblent voués à brûler leur vie par les deux bouts. Seuls douze vers extraits de l'un de ses poèmes sont publiés de son vivant, en 1964, dans la revue Iounost, aussitôt vilipendés par la critique officielle. En 1965, Goubanov fonde le groupe poétique SMOG (abréviation qui se déchiffre comme « plus jeune union des génies » ou « hardiesse, pensée, image, profondeur »). Insulté dans la presse, bientôt interné en asile psychiatrique, Leonid Goubanov mène dès lors une existence instable, travaillant comme manutentionnaire ou veilleur de nuit pour subvenir aux besoins d'une vie hantée par l'alcool et l'écriture. Des copies de ses vers, déclamés dans des clubs ou au cours de réunions privées, circulent de mains en mains et lui valent la célébrité dans le cercle restreint et toujours menacé de la culture non-officielle. Ainsi qu'il l'avait lui-même prédit, le coeur de Leonid Goubanov s'arrête de battre en 1983, à trente-sept ans (âge fatidique pour les poètes russes, depuis la mort de Pouchkine). Restent des vers poignants qu'on redécouvre depuis dix ans. Aujourd'hui, l'oeuvre de Goubanov est largement publiée dans les revues littéraires de son pays (notamment dans les almanachs Zerkala et Poezia, les mensuels Znamia, Volga et Drujba Narodov...), mais aucun recueil n'a encore vu le jour. Deux de ses poèmes ont été traduits précédemment dans LRS N°4, spécial poésie.

 

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PRÉLUDE POUR LA MAIN GAUCHE

 

Merci pour l'orgueil des briques.

Merci pour l'infamie des cliniques, des champs.

Merci pour l'affreux Mausolée. Merci pour la bouillie de seigle.

Merci pour les tours du destin,

pour la clé d'or tombée dans le ruisseau. Merci pour le pas cadencé

de tous les nouveaux mouchards.

Merci pour les coeurs brûlés

de mes amis qui n'ont pas baissé les yeux.

Merci pour le sourire du cadavre. Pour la dernière fois, merci.

Pendant que vous crevez comme des punaises aux larges épaules,

gonflés du sang de ceux qui se dissolvent en reflets d'émeraude,

avec de la vodka, je vais courir les rues

pour boire à la glace fendue par tous ceux qui se noient !

Je voudrais du papier, de la lumière,

Seulement de la lumière et du papier,

et du ciel pour dix-sept années,

et du pain pour un whist de minuit.

Les haillons de rares pâmoisons,

un lien fatal avec la rime :

qu'elle écoute tous mes désirs

telle une biche forestière.

Des ciseaux pour couper des roses,

un couteau pour creuser les coeurs,

et le fouet de cils en disgrâce,

et la vengeance tachetée d'encre.

Un timbre pour une adresse effacée,

Une boîte postale dans la ruelle

Que martèlent pour que je les ouvre

des lettres dodues comme des beignets.

De l'iode quémandée d'un rire,

une cicatrice sous l'oeil droit...

Le reste va guérir,

Bouge-toi.

Il me faut encore une boule de neige

lancée dans mon dos par une inconnue.

Il me faut encore un petit drapeau

qui ne soit rouge qu'à moitié.

Plus rien d'autre à réclamer.

Je suis un devoir à rendre

dont on s'inquiète,

en parcourant les jardins au mois d'août.

Le clairon de mes jeunes erreurs

ne s'est pas encore levé.

Ne courbe pas le dos, sois fier

d'avoir été cousu par une main mauvaise,

mais voici qu'une ombre baille,

et que sous son aisselle

le jour cruel de notre gloire

se chauffe à la dynamite.

Les incompris ne comprendront pas.

C'est à la charge des mal lotis.

Celui pour qui Moscou sonne le glas,

c'est un monument, rien du tout.

Je voudrais du papier, de la lumière,

Seulement de la lumière et du papier,

Qui sont mon pain quotidien,

Qui sont mon risque quotidien.

Sur la terre éperdue,

Froide à vivre pour ceux qui chantent,

j'aurai ma famille de bronze,

mes amies monteront la garde.

Prends ton chagrin par l'épaule.

Je ne reviens pas en bourreau

au monde pour punir tous ceux

dont les couleurs étaient truquées.

 

 

CAPRICE

 

Viens, mon esclave !

Mon petit chat !

Baise mes pieds

baise mes pieds

baise-les.

Et s'il s'avère qu'il n'y a rien à boire,

viens, mon esclave, mon petit chat.

Autour de toi des mouches toutes blanches,

autour de moi aussi des mouches blanches

... dont l'une s'est posée sur l'oeil, l'autre sur le sourcil

et la troisième sur le sang du Seigneur.

Elles tournoient, et moi je te conduis

par le chemin des suicidés et des voleurs,

par l'école du soir en éperons d'argent.

devant moi un violon jaune danse,

derrière moi le fossé des fous,

et ma croix verte est comme un banc,

et l'hiver sur mes genoux viennent s'asseoir

des oies et des cygnes rouges.

Je te mènerai par la route dorée

vers le vieux prince en robe rose

vers la chapelle vétuste,

je te mènerai par la vieille route

en robe rose vers le cher prince

la chapelle sonore.

Viens mon esclave

mon petit chat.

... baise mes pieds

baise mes pieds

baise les !!!

 

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A mon dernier chant je vais mourir.

Je n'aurai personne à embrasser.

Quelle amertume pour la plume solitaire

de quitter la tiédeur de la main.

Au dernier chant, où le jeu

est passé par les armes, où chaque mot

est un soldat qui ne crie pas « Hourra !»,

mais foule des cadavres en crachant le sang.

On me vêtira de la douce fumée

d'orageuses légendes et de commentaires.

Pourtant je fus jeune jadis,

sans qu'on le remarque.

 

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Les cils font force de rames,

Mais tes yeux ne quittent pas la rive...

Enfant mal aimé courant après les astres,

je ne veux les donner à personne.

Mon âme est tellement vieille,

Et moi, je ne suis plus jeune.

Je suis Rome aux statues en ruines.

Je suis le ciel à l'étoile rose.

 

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Alexandre KOUCHNER

Poèmes

Traductions de Christine Zeytounian-Beloüs

 

     Alexandre Kouchner, l'une des plus grandes voix de la poésie russe contemporaine, est né en 1936 à Léningrad où il a fait des études de littérature à l'institut pédagogique. Ses recueils Première rencontre (1957) et Première impression (1962) l'ont imposé d'emblée comme un poète majeur, bien que les officiels lui aient reproché son apolitisme. Parmi ses nombreux recueils, citons Garde de nuit (1966), Présages (1969), Lettre (1974), Discours direct (1975), Une ville en cadeau (1976), La Voix (1978), Le jardin de Tauride (1984), Rêves diurnes (1986), Musique de nuit (1991). Un volume de ses Poèmes choisis est paru en 1986. Alexandre Kouchner a toujours été largement publié dans les nombreuses revues littéraires et poétiques russes. Ces dernières années, ses poèmes paraissent régulièrement dans Znamia, la revue littéraire la plus importante du pays, avec Novy Mir. Alexandre Kouchner a été traduit en français dans diverses revues littéraires. Nous avons déjà eu l'occasion de le présenter dans LRS N°4 (spécial Poésie) et N°8 (spécial Saint-Pétersbourg).

 

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Sous l'armoire, sous verre, sous l'effet, sous le boisseau,

sous le ciel africain, sous le fauteuil, sous les verrous,

sous peine de mort, et sans croire aux lubies,

sous la voûte obscurcie, sous une seule étoile,

sous le ciel bleu de mon pays, sous le joug

des soucis, sous terre, sous les coups du destin,

sous la nappe, sous table, sous la reliure,

sous la neige, sous le bras, sous le givre, Phébus,

sous la chaleur, sous la paresse de Florence, si tu t'en souviens,

la strophe est étirée, d'abord méconnaissable,

C'est triste! Par bonheur un buisson de lilas,

sous le lilas nous nous rencontrerons,

sous un slogan vengeur, admirant sous l'orage

un guerrier endormi, sous le bruit du feuillage

humide, sous le vent, sentant que sous la main

le coeur est arrêté, hélas, dans son poème,

sous l'astre de l'éternité, d'une préposition

créant et cultivant toute ces choses, sous le voile

des ténèbres, si je pouvais dire sous l'oeil de Dieu !

Ainsi le sujet se choisit et nous dicte la voie.

 

 

 

Donnez-moi, ô donnez moi des souliers à la poulaine pourpres,

des habits cousus d'or, d'améthystes et de diamants !

Je suis las des complets-vestons, je ne veux plus me contenter

de la peinture fade et délavée du quotidien !

 

J'en ai assez des journaux et du thé, assez de toute cette comédie !

Les rois de Mycènes sont mes frères : détrônés, étranglés,

ou sauvés par une ressemblance avec l'esclave jardinier,

évadés en coucou, en bateau, en automobile de louage.

 

Oh, c'est tellement intéressant, tellement intéressant

de vivre, de prendre part au spectacle du monde,

d'être précipité du haut d'une falaise,

d'être découvert dans les roseaux par une nymphe ou par une cigogne.

 

Un ami me trahissait, on fomentait des complots à voix basse,

j'ai survécu à cinq princes, le sixième m'est sympathique ;

aujourd'hui que le mot « mentalité » est à la mode,

je vous recommande les mésanges qui s'ébrouent dans la neige.

 

Sonne donc, téléphone, chante donc, choeur grossier ;

transporte des messages sous ton gilet, vieille servante.

La denrée la moins chère du monde ? Les larmes.

Elles ne valent rien. J'ai dit : « Ne pleure pas, fille grecque

 

au coeur fidèle ». Une histoire de myrte sur l'épée du héros.

Aujourd'hui, nous dirions sur la crosse de sa carabine.

En ce monde, seule la poésie s'empresse de prendre la défense

de tous les opprimés, et la strophe est un peu bossue.

 

 

Il faut se dire que la mort est un exploit qu'on accomplit

à la fin de sa vie, avec des draps mouillés, un pot de chambre sous le lit.

Triste prouesse, à Pétersbourg, Paris, Londres, ville de province,

le lieu où l'on s'y livre importe peu.

 

C'est peut-être en Russie qu'elle est vraiment proche de l'idéal.

Les chiens de traîneau qu'on a mangés, le scorbut, la gangrène,

Au nom de tout cela, on a pris le départ pour le pôle. Lettre au père :

Adieu, tu m'as toujours compris... Je suis heureux... mon genou me fait mal...

 

Quant aux auteurs romains, vous pensez bien que ce n'est pas pour rien

qu'on nous les éditait sous des reliures à la massivité de pierre,

leur érigeant un monument livresque, pour qu'ils se dressent en nous questionnant :

Comment espérez-vous mourir ? au lieu de s'exclamer : Vous vivez bien !

 

Je vous aimais, rues désertes qui courent vers la Néva,

dans un taxi de nuit, à la vitre entrouverte,

le froid soufflait dans mes cheveux clairsemés

d'étourdi, de vagabond, d'homme à femmes, d'européen, de néanderthalien.

 

Encore une remarque : dans la vie, il y a place pour les exploits,

mais cette place est toujours occupée par un meuble quelconque

avant le tomber de rideau, il faut la dégager, renoncement contrit

que notre honneur exige en quelque sorte.

 

 

 

A PROPOS DE...

 

En ce vingtième siècle aux États-Unis,

les écrivains boivent comme ils n'ont jamais bu

en Russie au dix-neuvième siècle,

à part peut-être Nikolaï Ouspenski

et Pomialovski,

mais ces deux-là se soûlaient pour des raisons idéologiques,

pleins de compassion pour le peuple,

ils martyrisaient leur foie et détruisaient leurs reins ;

En Amérique, c'est le contraire,

on boit sans idées préconçues, on fait la fête, sans lésiner,

hors d'état de supporter un succès

qui s'est abattu brusquement,

en proie à des complications sentimentales,

poussé plus par le rire que par la peur :

prenez Fitzerald

qui mélangeait le café au gin

et sombrait dans l'alcoolisme

à la grande joie d'Hemingway

qui, lui, savait s'arrêter,

ceux qui ont lu Tendre est la nuit comprendront.

Même à l'aube, il connaissait le moyen de se procurer de l'alcool

au bar du Ritz.

Prenez Sinclair Lewis qui s'enivrait jusqu'à perdre conscience,

et Lardner qui fixait à l'avance le début et la fin de ses cuites,

pour mettre de l'ordre et contrôler le processus,

et Faulkner qui durant la première guerre mondiale

a brisé son appareil de la Royal Air Force

où il gardait toujours une bouteille de bourbon.

Il savait de quoi il parlait

en affirmant qu'il n'y a pas de mauvais whisky

que certaines marques sont simplement meilleures que d'autres.

Ici, j'insère maladroitement une rime intérieure

pour renforcer le fil du récit.

Tom Wolfe, O'Hara, Eugene O'Neill, tous buvaient jusqu'à être ivres morts,

mais Faulkner plus que les autres, jusqu'à se briser les côtes,

jusqu'à l'ulcère„

la fièvre, les mains qui tremblent, les pertes de mémoire et les électrochocs,

les chutes de cheval et les chutes dans les escaliers,

heureux homme : bruit et fureur !

C'est pourquoi dans ses romans la phrase est contournée

et meurt dans le labyrinthe de ses propres méandres.

Steinbeck aussi buvait et envoyait d'Alger

où il était correspondant de guerre

d'invraisemblables télégrammes.

Ça, ce sont les romanciers,

quant aux poètes, c'est normal qu'ils boivent, dirions-nous,

mais nous ferions erreur.

Aux États-Unis, les poètes boivent nettement moins :

ils n'en ont pas les moyens,

et les femmes ne les suivent pas d'un regard transparent.

A part peut-être John Berryman qui attrapa la gloire par la queue

en faisant une chute mortelle dans le Mississipi du haut d'un pont :

hors de l'ivresse, point de célébrité.

La prose, c'est autre chose.

Malcolm Lowry n'avait pas peur de mourir d'alcoolisme :

dans son roman, le personnage principal se soûlait, imitant son auteur,

avec sa chère bouteille dans la poche,

en feuilletant la presse locale,

avec la peste brune en arrière plan.

Et le gentleman sudiste Dashiell Hammett,

il ne buvait pas peut-être ?

Et comment qu'il buvait ! en écoutant le chant des oiseaux,

Dans le sud, il fait très chaud dans la journée,

alors on boit dès le matin, tandis que ça gazouille dans les fourrés.

Les romanciers américains boivent beaucoup. On les soigne.

Ils boivent. Une fois guéris, il n'ont plus envie d'écrire.

Alors ils se remettent à boire.

 

Ça devait être en soixante-quinze, à Léningrad,

un écrivain de Moscou est venu me voir

— pas pour boire, qu'allez vous penser là — simplement pour bavarder,

un romancier aux cheveux coupés en frange comme Hamsun,

grand, s'il fallait le comparer à quelque chose, ce serait à un sapin enneigé,

nous avons bu cinq petits verres, en commençant par un grand,

même aux États-Unis, personne ne pourrait écrire

un meilleur roman sur la boisson !

Je ne me souviens plus de quoi nous avons parlé,

sans doute avons-nous dit beaucoup de bien de mes poèmes,

et j'ai dû porter aux nues cet obscurantiste de Rozanov

dans l'invraisemblable adaptation de mon hôte.

Ma voix et son rire bref

planaient au dessus de la table,

derrière la fenêtre, le pays des miracles

étalait ses palais, ses théâtres, ses comités du Parti, ses écoles,

avec nous, les psychiatres ne parviendront à rien,

quand quelqu'un est né pour boire, à quoi bon en accuser son pays ?

 

  

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Vladimir ARISTOV

Poèmes

Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs

 

     Vladimir Aristov est né en 1950 et vit à Moscou. Il fait partie du club « Poésie » qui regroupa dès les années 80 les poètes de la nouvelle vague. Ses textes ont été publiés dans diverses revues, notamment Smena et Iounost. Les poèmes traduits ici sont extraits de son recueil En s'éloignant de cet hiver, paru à Moscou en 1992.

 

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La lumière glisse à travers la grille.

La neige crisse sur la grille.

Pair. Impair. Et pair.

Parc des pierres impaires,

Des enfants imprécis,

Des ombres anémiques,

Surgi de l'immense temps.

Lumière d'été.

Jardin... effacé.

Ici l'entrepôt finit.

Les ombres des murs d'école.

On conduit les enfants au jardin,

On les rase en rangs au rythme d'une rengaine.

Au delà du feuillage scolaire commence le cimetière.

Ton regard éprouvant.

A travers tout le jardin

Tu passes en fichu blanc  

Ta rétine transperce des feuilles des grilles les filets glissants.

Ici

Dans la lumière du monde.

 

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Fais donc que j'aie pitié du dragon

Tant qu'il est endormi,

Que le speaker chuchote à mots indifférents

Son discours du jour.

Avant qu'il ne s'éveille,

Que béent dans ses regards des abîmes sanglants.

Et que Georges n'arrive,

Qu'il ne plonge sa lance

Dans un oeil impuissant.

Que la douleur ne rende le dragon humain.

Donne moi donc le temps tant que Georges est vivant,

Que le speaker a bien trop peur pour retenir

Le vol de la chauve-souris qui le traverse,

Et qu'il la laisse repartir sous forme de parole.

 

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JEUX VIDÉO

 

Lorsque le Léviathan du jour se fige

Et que l'État se repose

Il fait bon par la fenêtre

Dans la luisance océanique

Combattre tout l'ennui du monde

Les figurines vont choir dans le verre

Et la misère de l'amour s'éteint dans la conscience.

 

Le temps est propre comme de la neige...

On ne saurait trouver sur le fil numérique

Ni ramifications ni anicroches...

Nous découpant la nuque,

La nuit passe en uniforme de travail violet.

 

Le jour d'hiver s'enfume au crépuscule.

Tellement frêle et doux au reflet d'outre-jaune.

C'est facile de s'oublier, lové dans un bureau

Entre le planétarium et le jardin zoologique.

 

Et plus de chiffres, plus de doigts pour tout compter.

Distribuant à mains vides,

Jouer à la bague

passer parmi les gens.

Et presque au milliard

Dans de frêles paumes tendues

Laisser tomber l'anneau

Qui sans tinter les remplira de sens,

Charmera le nombre et viendra se poser

par dessus le sourire du mot.

 

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Le midi de la vie, de jour en jour plus fort,

Dans le retentissant silence de l'orage

Pend, corde à linge sensitive,

Et se dresse dans la vague écrabouillée.

 

Le futur est oubli ténébreux...

Vent luisant d'épaules mouillées...

Un maillot jeté dans l'écume rassie

Peut s'étendre sous la plaine des arbres.

 

La traversée d'un instant confus

Forte vague roulera,

Nous avons oublié le futur

Plein de doutes, sans l'avoir vécu.

 

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Au sortir de cet hiver, les gens semblent plus minces,

Des ténèbres blanches du brouillard

Où sont brisées menu comme des alambics les glaces en semblant de lait mat...

Ils surgissent à l'arrêt d'autobus hérissés d'essence, mais cette barbe n'est pas récente,

Couverts de suie bleue,

Munis d'ombres neuves déteintes,

De longs pans de manteaux gris-finlandais

Gardant leur voix secrète posée sur la rampe.

C'est la voix de leurs rêves

Et l'orbite du prophète germé —

Alvéole de graine qui s'attache aux hommes

brusquement poussée sur la fenêtre grise.

Rien à tirer de bon de la fourrure

Du manteau qui a poussé durant l'hiver,

Rien ne nous guérira de l'obscure et toujours timide bonté.

 

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Sergueï SOLOVIEV

Poèmes

Traductions de Christine Zeytounian-Beloüs

 

     Sergueï Soloviev est né en 1958 à Kiev. Il a fait ses études à l'université de Tchernovtsy en Ukraine et à l'Institut Goethe de Munich. Il a travaillé comme restaurateur dans des églises. Sergueï Soloviev vit à Kiev et dirige le journal russophone Kovtcheg (l'Arche), consacré à la littérature et à l'art, qui connaît un tirage de près d'un million d'exemplaires. Il est l'auteur de quatre recueils : Le miroir du père, Distance zéro, Le don de la mort et Le Banquet  (Kiev, 1993) qui regroupe des oeuvres choisies en vers et en prose.

 

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Dieu perdit le paradis

quand, admirant le monde, Il dit : C'est bien !

 

Et Adam, ceinturé du serpent,

regarda la main de Dieu

qui encapuchonnait Ève.

 

Nu et silencieux, Il s'en alla,

jusqu'à la taille dans la poussière de feu :

deux silhouettes l'encadraient

Le soutenant, telles des béquilles.

 

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Élargissant l'espace et le temps

entre les antennes des machaons,

des dromadaires aux lèvres hébraïques

avancent vers Canaan,

 

visages renversés, nostalgiques,

ruminant l'écume marine

de la lune :

celle d'où fut issue

certainement, Vénus.

 

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Tu marches en parallèle à toi-même,

Répétant tes propres mouvements.

Un miroir réciproque dans la famille ;

les janus des relations.

 

Lève la main dans ses limites :

vois, elle ne se noie pas.

Comme une ornière miroitante,

fendue dans la paume ;

 

émergeant de la poitrine,

 

 

 

au hasard se débat,

fragment de chemin

découpé en cinq doigts.

 

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La lumière a tourné comme du lait.

La créature devient ustensile.

A la question : qui t'entraîne ?

le monde rentre en lui-même.

 

Les chenilles des lèvres rampent loin du visage,

les pois dorés des yeux vacillent,

le pollen s'enroule en fine trombe,

serrant tes doigts contre les touches des mauvais chemins.

 

Qui es-tu ? Qui t'entraîne ? Où sont

les racines de ta ramure ?

Les troncs blancs sont cambrés muets

des oreilles-embryons s'y pressent.

 

Pose la main sur ma tête :

Les cheveux pousseront au travers de ta main.

Entends-tu : des couteaux tremblent sur la table,

se lèvent et marchent en rond.

 

Dans ce coin aux reflets de mica, face contre terre,

tu attends l'étoile, embellissant.

Le plafond descend, se roule en collerette

et se boutonne dans du cou.

 

 

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