Partie française (sans les illustrations de C. Zeytounian-Beloüs) des numéros épuisés de la revue
SOMMAIRE du numéro 15-16 (janvier 1995)
spécial jeune littérature
Introduction : La jeune prose russe / Christine Zeytounian-Beloüs // P. Alechkovski : Biographie du furet // I. Bouïda : Eva-Eva // M. Chichkine : La leçon de calligraphie // Z. Gareev : Le parc // N. Gorlanova : La famille // I. Klekh : Voyage à la cuisine // A. Lebedev : Angelologie // V. Pelevine : L'ermite et Sixdoigts // I. Polianskaïa : Sur la place // V. Ronchine : Comment je suis devenu une mouche // A. Slapovski : La première seconde venue // [Bonnes pages de A. Bytchkov : Les copains, le chauve et l'expert // O. Ermakov : Le signe de la bête // V. Narbikova : Échos.] // Théâtre : A. Chipenko, D. Lipskerov, N. Sadour // La jeune poésie russe, par Christine Zeytounian-Beloüs : C. Abdoullaev, P. Barskova, A. Briginets, R. Elinine, L. Tichkov, I. Gougolev, O. Iouriev, L. Joukov, L. Khodynskaïa, D. Kouzmine, S. Krouglov, E. Lavout, A. Makarov-Krotkov, A. Nazaretian, O. Pachtchenko, A. Poliakov, E. Pospelov, I. Rachkovskaïa, A. Tsoukanov, L. Viazmitinova, D. Vodennikov, N. Zviaguintsev.
La jeune prose russe
par Christine Zeytounian-Beloüs
Après l'euphorie de la glasnost et son océan de publications, la littérature russe traverse aujourd'hui une dure période d'épreuves.
La désaffection du large public qui se tourne vers une production de masse d'origine étrangère (souvent déplorablement traduite) s'explique en partie par le fait que les meilleurs écrivains russes produisent ces dernières années des oeuvres difficilement accessibles au plus grand nombre. Un relatif hermétisme de l'écriture joint à un contenu déprimant ne sont guère propres à attirer un lectorat déjà suffisamment traumatisé par une réalité de crise et qui aspire surtout à l'évasion et au rêve, généreusement fournis par les romans sentimentaux de la collection Harlequin, les best-sellers américains ou la série des « Angélique ». Face à cette situation, la lutte entre réalistes et « post-modernistes » qui a occupé quelque temps l'avant-scène semble quelque peu dépassée.
La fin des années 80 et le début des années quatre-vingt-dix sont également caractérisés par une remise en cause du rôle traditionnel de l'écrivain. Déchus de leur vocation de maîtres à penser, rejetés brusquement à l'arrière-plan de la société, certains auteurs en sont encore à se demander ce qui leur arrive. Les difficultés économiques surtout sont lourdes de conséquences : crise des revues qui réduisent leurs tirages, des éditeurs qui se tournent vers la littérature « commerciale », paupérisation des gens de plume qui ne peuvent plus gagner de quoi vivre.
Dans cette conjoncture, l'intérêt manifesté aux jeunes auteurs a d'abord été pratiquement nul.
Mais ils ont commencé à percer peu à peu, malgré tout, grâce d'abord à des revues plus ou moins confidentielles qui ont fleuri en très grand nombre, puis à des publications plus importantes, tel le mensuel Znamia, qui les a accueillis dans ses pages (la littérature russe continue d'être traditionnellement véhiculée par la presse périodique). L'instauration du Booker prize russe, attribué pour la première fois en 1992 à Marc Kharitonov*, a également contribué à faire découvrir un certain nombre de noms jusqu'alors passés inaperçus.
Une partie de la critique s'est brusquement rendue compte que les jeunes écrivains étaient nombreux, qu'ils étaient différents, pleins de promesses et qu'ils poursuivaient l'évolution, déjà entamée par certains de leurs aînés, vers une littérature à portée plus universelle, définitivement libérée des carcans de la commande sociale et du pamphlet.
Aujourd'hui, on commence seulement à prêter l'oreille à ces nouvelles voix. Les oeuvres majeures sont encore à venir, mais la production actuelle est déjà très riche.
Quelques grandes tendances se dessinent.
Que ce soit par le biais du fantastique (Viatcheslav Rybakov) ou par celui du témoignage sur des événements tragiques ou douloureux (Oleg Ermakov), la narration est désormais réhabilitée.
On assiste à l'évolution de « l'autre prose », caractérisée par des sautes de style et une inventivité verbale débridée, avec des auteurs aussi différents que Valeria Narbikova, Zufar Gareev, Anatoli Korolev, Timour Zulfikarov (ces deux derniers sont plus âgés, mais n'ont commencé à publier que récemment)...
Certaines recherches se situent à la limite de différents genres : essai, prose, poésie (Dmitri Galkovski, Igor Klekh, Sergueï Krouglov...)
L'absurde et l'humour tiennent une très grande place, comme ce fut déjà le cas dans les années 20 et 30, période de bouleversements assez semblable à bien des égards, (Victor Pelevine, Valery Ronchine). Ce qui n'est pas contradictoire avec un retour au réalisme (Piotr Alechkovski, Dmitri Bakine, Anatoli Gavrilov, Alexandre Ivantchenko, Alexis Slapovski, Alexandre Terekhov).
Le sordide et l'horreur (ce qu'on appelle Tchernoukha en russe) revêtent des ornements baroques qui les rendent — relativement — plus « digestes » (Iouri Bouïda, Mikhaïl Chichkine).
Beaucoup d'écrivains femmes remarquables se manifestent, dont certaines se groupent pour éditer des recueils collectifs et combattre un machisme persistant (Nina Gorlanova, Marina Paleï, Irina Polianskaïa, Nina Sadour, Ekaterina Sadour, Svetlana Vassilenko...)
Des écrivains qui ont débuté dans l'underground (notamment dans la gazette Gumanitarny fond) demeurent encore cantonnés dans de petits cercles, à cause surtout d'un excès dans le stupre et l'horreur (Egor Radov), le langage ordurier (Igor Iarkevitch dépasse même Vladimir Sorokine dans ce domaine) ou d'un hermétisme trop inhabituel (Guennadi Katsov). Mais on rencontre de plus en plus ces auteurs dans des publications à diffusion plus large (Oleg Dark, Igor Levchine).
Parmi les écrivains qui sont publiés depuis peu, nous pouvons encore citer Ivan Oganov, Asar Eppel, Iulia Latynina, Sofia Koupriachina, Ergali Ger, Sergueï Task, Ludmila Ulitskaïa, Mikhaïl Smolianitski, Iouri Petkevitch, mais cette liste est loin d'être complète.
Le trait dominant est un retour au sujet, le désir d'écrire une prose intéressante à lire, sans que ce soit au détriment de la qualité. Et c'est là une évolution qui permet d'espérer une renaissance de la littérature russe et un réveil du lectorat pour les prochaines années.
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L'auteur de cet article tient à remercier les personnes qui l'ont aidé dans ses recherches, en particulier Natalia Perova, rédacteur de la revue Glas et membre du jury du Booker prize russe 1994 ; Alla Latynina, critique littéraire à la Literaturnaia Gazeta, et Sergueï Tchouprinine, rédacteur en chef de la revue Znamia.
* Le Booker prize 1993 a été attribué à Vladimir Makanine, avec un prix spécial, dit mini-Booker, pour Victor Pelevine. Le lauréat du Booker prize 1994 est Boulat Okoudjava.
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Piotr ALECHKOVSKI
Biographie du Furet
Extrait du roman publié dans la revue Drujba Narodov, N°7 1993
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Piotr Alechkovski est né en 1957 à Moscou. Il est archéologue de formation. Ses nouvelles et romans ont été publiés dans des revues littéraires, notamment Drujba Narodov, Oktiabr, Iunost. La Biographie du Furet a fait partie des six oeuvres sélectionnées en avant-dernière lecture pour le Booker prize russe 1994.
Le Furet, c'est Daniel Furev (Khorev en russe où le furet se dit Khorek), son enfance mal aimée se passe dans une chambre sordide, entre une mère alcoolique et ses amants de passage qui ne demeurent guère plus de quelques mois. Personnage paradoxal que ce garçon renfermé, capable de voler avec une habileté inouïe, de tuer même, sans remords, mais capable aussi d'offrir à un inconnu toute sa fortune. Parfois, il trouve refuge sur une pierre réputée miraculeuse et croit la sentir planer au dessus du sol. Rêve ou réalité ? Quoi qu'il en soit, rien ne viendra combler sa soif d'amour inassouvie et inavouée. Les filles qui lui plaisent sortent avec d'autres ; la religion inculquée par sa grand-mère ne calme pas ses angoisses, et le moine ermite auprès duquel il a trouvé refuge retourne à la civilisation. C'est seulement dans les bois où il s'installe en Robinson volontaire, vivant de chasse, de pêche et de cueillette, que Furet trouve un peu de paix. L'extrait traduit relate les événements à la suite desquels le jeune homme, âgé de seize ans à peine, va faire sa première fugue.
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Sans doute sous l'effet du printemps, les soûleries de sa mère atteignirent des sommets, au point qu'un jour il fallut appeler l'ambulance. Après les lavements et les piqûres, elle fut deux jours à souffrir de coliques, incapable d'avaler le moindre morceau. Ses mains rouges et marbrées de taches tremblaient pitoyablement, et tout son corps était secoué de spasmes ; avec force soupirs ponctués de plaintes, elle maudissait la vodka, effrayée par les paroles du docteur qui lui avait promis la mort à brève échéance. Sa table de chevet était encombrée d'ampoules de Cordiamine, de flacons de Valocordine et de tubes de vitamine C ; une aigre odeur d'hôpital flottait dans l'appartement. Elle se levait uniquement pour se traîner jusqu'à la salle de bains où elle épanchait ses humeurs. On l'entendait remuer lourdement, râler, gémir, puis, s'étant rincée sous la douche, les cheveux défaits, en chemise de nuit, une veste molletonnée jetée sur les épaules, elle retournait se coucher, murmurant pour se rassurer, d'une voix éraillée « C'est rien, c'est rien, je vais me requinquer ». Mais c'était la première fois qu'elle subissait un tel coup dur ; avant, même en s'aidant d'une serviette, même en claquant des dents contre le rebord du verre, elle avait toujours fait passer sa gueule de bois avec une autre dose d'alcool qu'elle arrivait à ne pas recracher au prix d'un gros effort ; et une fois calé dans l'estomac, il lui colorait les joues, lui redonnait de l'air et des forces, pour sortir, pour aller au travail, pour se soûler encore et encore, tant qu'il lui restait de l'argent et un reliquat de santé. Et voilà que la maladie l'avait prise. Tout le mois de mai, refusant d'être hospitalisée, elle se soigna avec des remèdes de bonne femme, du miel apporté par Raïska, des feuilles d'airelle ; vers le début de l'été, elle se sentit revivre et, tranquillisée, se mit aussitôt à la bière — seulement à la bière pour commencer — par petites doses d'essai, de quoi réjouir le coeur, augmentées de manière progressive, entamant peu à peu un nouveau cycle de cette fatale dépendance qui la poussait vers un état proche de la mendicité, de la perte définitive de soi-même dans un temps dilué, aboli.
Durant sa maladie, Furet lui fut utile en tant que larbin et aussi comme témoin de ses souffrances, comme présence à ses côtés, au point de devenir mon petit Daniel, mon chéri, mon chou, mon unique, mon trésor, mais au fur et à mesure de sa guérison, elle redevint de plus en plus acariâtre, distante, hystérique — ses nerfs ne valaient plus grand chose, ils étaient en désordre, mal peignés comme ses cheveux qu'elle ne prenait plus la peine depuis longtemps de rassembler en chignon sur sa nuque.
En même temps que la bière, apparût Vassia, un conducteur de bulldozer mis à la porte de chez lui, qui rêvait d'une vie nouvelle. Quand il avait bu, Vassia devenait attentionné au point d'en être collant ; au début il offrait des gâteaux et des chocolats, puis il passa au champagne et au cognac, et un jour, désireux de se gagner leurs bonnes grâces, surtout celles de Daniel qui ne lui disait bonjour que du bout des lèvres, il rapporta un parka de fabrication japonaise, acheté trois cents roubles à la vente coopérative. Il était de couleur kaki, à la dernière mode, avec tout plein de poches, une ceinture de soie tressée qui le maintenait à la taille, une capuche fourrée détachable, des boutons-pression et une fermeture éclair s'ouvrant des deux côtés, coulissant de bas en haut comme de haut en bas : le summum de ce qu'il pouvait rêver. Daniel dit un grand merci, accordant d'un coup son pardon à Vassia, sinon entier, du moins partiel, suffisant pour envisager des relations durables, et se précipita vers le miroir de l'entrée. La veste lui allait comme un gant, une vraie merveille, avec la marque sur la poitrine, et il y avait même une petite ancre orange brodée sur l'épaule !
Sa mère réagit d'une toute autre manière à cette acquisition et se mit à engueuler Vassia, le traitant de tous les noms : trois cents roubles, deux mois de salaire jetés au vent, et au profit de qui ? D'un mouflet ! Trois cents roubles... Elle criait comme une enragée, s'excitant de plus en plus, et finit même par fondre en larmes.
Furet ne pouvait supporter une telle humiliation, comme il était, la veste sur le dos, il s'enfuit de l'appartement. Il passa la nuit dans une cave, sur un tas de vieux chiffons, et au matin, il porta le parka au marché où il trouva immédiatement preneur : des Azéris lui en offrirent tout de suite quatre cents roubles... Il ne resta qu'un souvenir, la sensation d'une douce chaleur enserrant son corps, et le subtil froufrou du tissu d'importation résonnant encore à ses oreilles, mais à quoi bon en parler...
Le soir, il revint chez lui. Sa mère et Vassia étaient à la cuisine en compagnie d'une bouteille entamée. Des pommes de terre au lard grésillaient dans la poêle. Sans mot dire, il tendit trois cents roubles à Vassia et se dirigea vers sa chambre.
— Eh là, attends, qu'est ce que t'as encore fait ? Sa mère se jeta sur lui, le prit par l'épaule et lui expédia une grande gifle sonore.
— Oncle Vassia lui achète une veste, et lui... Petit saligaud ! Comment t'as pu ? On aurait cru qu'elle allait le mettre en pièces.
Furet se libéra, bondit vers la porte d'entrée et jaillit dehors.
— Essaye un peu de revenir, pour voir, sale morveux ! Essaye un peu de revenir ! hurla-t-elle derrière lui.
Il passa encore deux nuits dans la cave ; il y avait là de quoi faire du feu. Furet regardait les flammes danser dans la gueule ouverte du poêle, d'un regard fixe qui n'exprimait rien. Elles dansaient sur son visage plat, sur son petit museau de putois. Assis sur un rondin, il suçait son pouce, minuscule et inutile comme un fragment de souche.
En deux jours, il vola encore de l'argent, acheta une veste molletonnée, un pantalon, une chemise chaude, des bottes hautes bien solides, de la toile de tente, une hache, une poêle, un canif, un rouleau de corde, des bougies, un kilo de sel et un kilo de sucre, une bouteille d'huile en plastique, de la farine, deux bâtons de pain noir, une chapka ridicule cousue de cuir pour les grands froids, trois paires de chaussettes en laine, une écharpe et un pull à col roulé. Ça faisait beaucoup, son sac à dos était bourré à craquer.
Tôt dans la matinée, il était à la périphérie de la ville, derrière le poste de contrôle routier, mais il ne fit pas de stop, il continua à marcher sur le bord de la route, droit
vers le nord. Il savait où il allait. Ses larges narines triangulaires — signe d'un bon appareil respiratoire et d'un caractère intransigeant — inspiraient avec bruit l'odeur humide des buissons.
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Iouri BOUÏDA
Eva-Eva
Nouvelle publiée dans la revue Oktiabr, N°2 1993
Traduction de Sabine Montagne
Iouri Bouïda est né en 1954 à Kaliningrad, ex-Kônigsberg, et vit à Moscou. Il a été publié dans des revues littéraires, notamment Lepta et Oktiabr. Son roman Don Domino, défini comme une fantasmagorie tragique », fait partie des six oeuvres nominées pour le Booker prize du meilleur roman russe 1994 : il y est question d'un train mystérieux porteur de mort qui file vers nulle part. Iouri Bouïda excelle dans le fantastique morbide. La nouvelle que nous présentons ici s'inscrit dans un cycle de récits plus réalistes situés en Prusse Orientale après la seconde guerre, à l'époque où la région passa sous contrôle soviétique. D'une plume sombre et acérée, l'auteur y décrit le destin cruel de personnages broyés par l'histoire.
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Evdokia Evguenievna Nebessikhine éveillait chez tous ceux qui la côtoyaient un sentiment mystérieux, la sensation d'un grand amour à venir, une promesse de bonheur infini. Elle était arrivée dans la ville juste après la guerre avec l'un des premiers contingents de colons russes en Prusse Orientale.
Les arrivants écoutaient avec une confusion mêlée de crainte les haut-parleurs égrener ces noms chargés d'histoire : Kônigsberg, Tilsitt, Insterburg, Belau, ils dévoraient des yeux cette terre étrangère, ses champs exigus, ses forêts nettoyées, ses étroites routes goudronnées, ses maisons de pierre aux toits de tuiles qui abritaient ceux dont les enfants avaient brûlé leurs villages à Pskov, Smolensk ou Orel. Avec un embarras craintif, ils s'avançaient sur les quais recouverts de gravier bleu en se serrant contre leurs soldats et leurs officiers qui, déjà bien installés, étaient tout à fait acclimatés à ces « au » et ces « burg ».
Seule Evdokia Evguenievna regardait autour d'elle en souriant avec tant de naturel, tant de facilité qu'on l'eût prise pour une héritière légitime de ce fief multicentenaire dont les parcelles cultivées, les polders et les dunes blanches allaient se perdre dans les eaux froides de la Baltique.
Soldats et officiers se retournaient, intrigués, sur cette beauté aux yeux d'or, à la haute stature, qui se tenait à l'écart avec sa petite valise. « Irrésistible ! » s'était
écrié, ébloui, un sergent aux moustaches noires. Mais la jeune femme, lui glissant seulement un regard ironique, s'était dirigée d'un pas assuré vers l'orphelinat. Le lendemain matin, tout le monde connaissait la nouvelle infirmière, Evdokia Evguenievna : Eva-Eva.
Le sergent avait raison l'attraction qu'exerçait Eva-Eva s'avéra irrésistible. Les hommes tombaient amoureux au premier regard, les enfants accouraient à son premier appel, et les femmes elles-mêmes lui pardonnaient d'emblée sa beauté.
La petite ville qui avait changé deux fois de mains, brûlée et détruite, occupée par des soldats russes rongés par le mal du pays et des Allemands taciturnes, chancelants de faim, qui lavaient leurs trottoirs à la cendre à défaut de savon et échangeaient la vertu de leurs filles si bien tenues contre un morceau de pain de soldat, cette ville donc sembla ressusciter avec la venue d'Eva-Eva.
Pommiers et châtaigniers se remirent à fleurir, les oiseaux revinrent, qui avaient attendu la fin de la guerre en des pays où la presse n'arrive pas, les taureaux noirs se remirent en chasse avec leurs fiancées frisonnes. Et Marta elle-même, ce chat écorché dont les deux fils étaient tombés en Afrique et sur la Volga, se mettait au garde à vous en brandissant son balai devant le passage à niveau, quand elle faisait traverser la voie ferrée aux camions de soldats pleins de rires.
Qui n'aurait pas rêvé de faire la cour à Eva-Eva ? Généraux et soldats, officiers et intendants de toutes les armes installées dans la ville, tous les hommes en parlaient. Son nom suffisait à déclencher des discussions passionnées et même des disputes. Deux jeunes aviateurs, rivaux pour ses beaux yeux, décidèrent de régler leur différend par un concours de loopings. Mais Eva se contentait de rire et acceptait seulement des fleurs alors qu'on lui offrait toutes les richesses dues par la Prusse au titre des réparations de guerre.
Quelle ne fut pas notre stupéfaction, notre indignation même quand nous apprîmes qu'Eva-Eva s'était mise en ménage avec Hans le muet. Mon Dieu, avec Hans ! Avec ce gars balourd, aux longs bras ballants, dont même les Allemands se moquaient. A l'orphelinat, il cumulait les fonctions de gardien, de jardinier et de vacher. Il était doux et discipliné. Même quand on le réprimandait, il opinait d'un air soumis, s'efforçant sans résultat d'étirer ses lèvres en un sourire : un éclat d'obus lui avait traversé les joues de part en part en lui arrachant la langue et la moitié des dents. Et voilà qu'un matin on le vit sortir de sa chambre. Comment ces deux-là s'étaient-ils rapprochés, quand et comment avaient-ils compris qu'ils devaient vivre ensemble ? Dieu seul le sait, qui réunit sous sa houlette les muets et les jeunes beautés.
A la question du directeur de l'orphelinat, le major Reprintsev, elle répondit avec un sourire désarmant : « Je l'aime, il me fait pitié ». Et voilà tout. Une femme qui faisait tourner la tête à toute les créatures de la gent masculine, des généraux aux moineaux...
C'est encore en riant qu'elle mit fin à notre molle tentative de la mettre en quarantaine, et aux plus entreprenants, elle exhibait son Browning rutilant, dédicacé par le Maréchal Joukov lui-même.
La nuit, dans tous les quartiers, les hommes se retournaient dans leur lit en mâchonnant l'embout carton de leur cigarette, traqués qu'ils étaient par ses gémissements et les râles insensés de son amant. On venait voir cet heureux élu depuis la base aérienne, distante pourtant de sept kilomètres. Mais on évitait de s'en prendre à lui, à la fois pour ne pas s'attirer les foudres d'Eva, mais aussi, pour tout dire, à cause de la force légendaire du garçon : Hans était capable de dévisser avec deux doigts des boulons rouillés sur une roue de voiture. Et quand un jour le colonel Milovanov fit enfermer Hans au cachot pour un motif apparemment valable, Eva-Eva se contenta de venir le chercher, de prendre sur la table de l'officier les clés de la cellule et de délivrer son ami sous le regard médusé et admiratif du colonel lui-même et de tous ses collaborateurs.
Hans l'emporta dans ses bras jusque chez eux. « Ich liebe dich, lui disait-elle sans se soucier de ceux qui les entouraient. Je veux un enfant. Je veux être enceinte ». Et avalant la première lettre de son nom, elle l'appelait d'une voix à faire braquer sur elle tous les canons alentour : « An's An's ! »
Mais le temps passait, et Eva ne grossissait pas. Avec la permission du major Reprintsev elle adopta un petit garçon manchot d'une dizaine d'années que les enfants avaient baptisé Soussik (Jésussik, n1). C'était un gamin taciturne, dont la seule distraction consistait à tirer au lance-pierres sur les Allemands qui le craignaient comme la peste : il faut dire qu'il utilisait les billes d'acier des vieux roulements dont les tankistes faisaient cadeau à l'orphelinat pour les jeux des pensionnaires. Sa nouvelle situation semblait le laisser totalement indifférent. Il ne permettait pas à Eva de l'aider à s'habiller ou se déshabiller. Il allait au bain avec les soldats, partageait leur table et ne rentrait chez elle que pour dormir. Eva-Eva supportait patiemment ses injures (« traînée à Boches ! putain hitlérienne ! » sifflait-il d'une voix glacée à travers sa bouche torve). Résignée, elle attendait son retour, et même qu'il fût endormi, pour embrasser ses paupières fermées.
Les autres enfants ne l'aimaient pas et ne le laissaient pas s'amuser avec eux comme il voulait. Quand on se mettait à jouer à la guerre, c'était à lui que revenait le plus souvent le rôle du prisonnier torturé. On le battait avec un câble téléphonique plié en deux, on lui brûlait le ventre à la cigarette ou on lui mettait des aiguilles sous les ongles. Et lui résistait en serrant les dents au point de rendre « l'ennemi » fou de haine.
« Un jour ça finira mal », répétait le directeur de l'école à Eva.
Il avait raison. En jouant à la guerre, les gamins pendirent Soussik à une branche et organisèrent un concours d'adresse : c'était à celui qui atteindrait d'une pierre ses lèvres convulsivement serrées. Et quand le but fut atteint, la bouche se relâcha tout à coup, libérant une langue violette et démesurée.
Hans porta dans ses bras jusqu'à l'hôpital Eva inconsciente. Le docteur Cheberstov déboutonna sa blouse et découvrit avec un sifflement une cicatrice monstrueuse, qui lui barrait le ventre de son sein gauche à son pubis doré.
— Où avez vous attrapé ça ? demanda-t-il, en l'examinant attentivement, quand Eva revint à elle.
— A Varsovie. J'étais instructeur sanitaire dans l'infanterie.
— Evdokia Evguenievna, je dois vous dire que nous n'avez... que sans doute vous ne pourrez jamais avoir d'enfant...
Elle garda longtemps le silence, couchée sur la table d'examen, les yeux fermés. Ensuite, elle s'assit et leva les yeux vers le médecin.
— Alors, à quoi sert tout cela ? Je ne suis donc plus bonne qu'à faire une putain ?
— C'est la guerre, dit le médecin en détournant les yeux.
— Mais pourquoi, Mon Dieu ? s'écria-t-elle en refermant nerveusement sa blouse. Pourquoi moi ? Qu'ai-je fait ?
— La guerre n'est pas une faute, marmonna Cheberstov, pas une faute.
Elle resta plusieurs jours enfermée dans sa chambre, couchée sur le ventre, s'assoupissant parfois ou demeurant prostrée à écouter le sang battre dans ses oreilles.
Quand on frappa à la porte, elle ne répondit pas.
— Eva ! C'était Nastia la lingère. « Evouchka ! Ne te torture pas ainsi. On y va, ils sont sans doute encore à la gare. »
Eva eut peine à soulever sa tête de l'oreiller :
— Qui donc ?
— Qui ? Mais les Allemands, bien sûr !
— Quels Allemands ? Elle ne comprenait pas. Nastia se pencha vers elle.
— Mais qu'as-tu ? Tu es malade ?
— Non ! Eva s'assit. « Que se passe-t-il? »
— On les renvoie : Allemands, Allemandes et leurs petits. Un sac de fripes par personne et auf wiederseï ! Ma logeuse a même dévissé la main de cuivre qui pendait à sa porte, elle l'a prise en souvenir.
— Et pourquoi les exile-t-on ? Eva se reboutonnait en vitesse et arrangeait sa coiffure. « Je n'y comprends rien.
Elle regarda par la fenêtre : deux soldats étaient en train de faire avancer la vieille Marta à la pointe de leur mitraillette.
— Mais pourquoi ? Où iront-ils ?
— En Allemagne. Ordre de Moscou. Mais attends, je vais demander à mon homme, il nous déposera en voiture.
Le sergent aux moustaches noires, tout en les aidant à descendre, cria à la sentinelle :
— Elles sont avec moi !
Et on le laissa passer. On entendait déjà, loin devant, gémir la locomotive. Les soldats fermaient les portes des wagons de marchandises, sans prêter attention au regard vide des Allemands massés dans l'embrasure, et derrière eux les officiers posaient les plombs.
— Hans, cria Eva, en s'arrêtant devant le premier wagon. « An's, mon chéri ! » Un jeune officier en uniforme du MGB (n2) se détourna et chercha en vain à allumer sa cigarette, mais il cassait ses allumettes les unes après les autres.
Elle se mit à courir, poursuivie par Nastia, le long du train faiblement éclairé au projecteur.
— An's Où es-tu ? Tu es où ? N000n criait-elle en cherchant à échapper à Nastia. « Ne pars pas ! »
Des soldats accoururent et la rejetèrent sur le quai en la plaquant au sol. Le train se mit en branle en cliquetant.
— An's
S'étant finalement dégagée, Eva courut en trébuchant vers la salle d'attente.
— Un télégramme ! cria-t-elle d'une voix terrible à la jeune télégraphiste. Pour le camarade Staline ! Vite !
L'officier des renseignements qui s'était approché la saisit doucement par le coude. Elle le repoussa brutalement sans lui accorder un regard.
— Un télégramme !...
La télégraphiste se détourna.
— Je vous en prie, chuchota l'officier. « Allons nous-en. C'est un ordre. Vous comprenez ? Un ordre. »
Il la prit par le bras et la conduisit vers la porte. Nastia l'y attendait pour la prendre en charge.
— Allons nous-en, ma chérie... Merci camarade cavalier, nous rentrons. Dans la voiture, le sergent à moustaches noires tira longuement sur sa cigarette puis annonça sans les regarder :
— Le colonel Milovanov s'est tiré une balle dans la tête à cause de son Elsa.
Et il embraya.
Le lendemain, Eva-Eva alla chercher son compte et acheta un billet pour Moscou.
Elle fit son apparition à la gare une minute avant le départ du train, moulée dans un tailleur à la dernière mode, parfumée et chaussée de talons hauts.
Nous ne devions plus la revoir.
Nous apprîmes plus tard qu'elle était restée longtemps à fumer dans le tambour, refusant de répondre aux questions du contrôleur. Ce fut lui qui pressentit le pire, quand faisant une nouvelle ronde après Vilnius, il trouva la porte du wagon grande ouverte avec un petit sac de dame accroché à la poignée.
Le corps méconnaissable fut retrouvé dans les buissons au pied du ballast. Il présentait un trou à la tempe, tandis que la main à demi-broyée serrait encore convulsivement un pistolet nickelé. Les jambes ensanglantées étaient pleines de cambouis. C'était bien un cadavre, mais ce n'était plus Eva-Eva.
Non ce n'était pas elle. Ce n'était pas la beauté aux yeux d'or que nul ne pouvait regarder sans un pincement au coeur, sans ce pressentiment d'un fol amour, d'un bonheur infini. Celle-ci était seulement une morte, Eva-Eva c'était une autre, voilà tout.
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1.Jésussik : Petit Jésus. Surnom péjoratif eu égard à la propagande antireligieuse de l'époque.
2.MGB. Nom du KGB durant cette période.
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Mikhail CHICHKINE
La leçon de calligraphie
(extrait)
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Extrait d'une nouvelle parue dans la revue Znamia, N°1 1993.
Mikhail Chichkine est né en 1961, il vit et travaille à Moscou. La leçon de calligraphie fut sa première publication et attira immédiatement sur lui l'attention de la critique. Il fit paraftre la même année Une même nuit nous attend, roman singulier puisqu'il se situe au siècle dernier aussi bien par le style que par l'intrigue. Mikhail Chichkine a obtenu pour ces deux oeuvres le prix du meilleur début littéraire dans la revue Znamia. Son talent de styliste se retrouve dans un troisième récit intitulé Le musicien aveugle.
Dans La leçon de calligraphie, longue nouvelle qui commence comme il se doit par « La capitale » et se termine par « le point. », s'entrelacent les monologues jumeaux d'un greffier de tribunal et de la femme qu'il courtise sans espoir ; tous deux parlent de leur vie et racontent des histoires le plus souvent atroces. L'impression générale est cependant tempérée par les digressions lyriques du greffier, passionné de la belle écriture, qui note en ronde, anglaise ou bâtarde, suivant l'inspiration, les procès-verbaux d'assassinats, incestes et autres crimes. Citons la critique : « La plume de l'auteur est d'une légèreté toute calligraphique, son style lumineux transfigure le fond tristement sordide du récit ». Nous traduisons ici la fin de la nouvelle.
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J'ai eu l'occasion de travailler sur une banale affaire de détournement de fonds. Un caissier, l'air tout ce qu'il y a de sérieux et d'intègre. Il niait en bloc, accusant son patron d'avoir combiné la chose. Sa conduite correspondait en tous points à celle d'un honnête homme victime d'une terrible erreur judiciaire. On s'attendait à un acquittement. La défense avait présenté les témoignages les plus positifs, des lettres de remerciements pour de longues années d'un travail irréprochable. On se sentait d'autant plus favorablement disposé à l'égard du prévenu que sa femme et ses trois petits garçons, vêtus de manière identique, étaient assis au premier rang de la salle. Il les réconfortait de temps à autre, leur disait tout haut de ne pas pleurer, assurant qu'on allait le relâcher parce que leur papa n'était pas coupable et que la vérité devait forcément triompher. En fait, tout reposait sur une note manuscrite de quelques lignes produite par l'accusation. Elle était censée être de la main de l'accusé et constituait la preuve de sa malversation. Le tribunal avait fait venir de Moscou le célèbre Bourinski. Tout allait dépendre du résultat de son expertise. Il devait la présenter au troisième jour du procès, si je me souviens bien.
Bourinski s'est levé, sévère, monumental, grandiose ; il dépassait tout le monde de deux têtes. Robinson lui-même eut envié sa barbe et sa chevelure. Chacun a retenu son souffle. Il est demeuré silencieux un moment, puis il s'est écrié d'une voix forte : « Voici la lettre — Bourinski brandit la feuille de papier au dessus de sa tête — Voici l'échantillon d'écriture — il agita un second feuillet — Et voici ma conclusion. Cet homme est innocent ! » La salle a littéralement explosé ! Les gens ont applaudi à tout rompre, tout juste s'ils ne s'embrassaient pas. Bourinski a regagné sa place et s'est mis à lisser sa barbe d'un air détaché. Le reste était de pure formalité. La lettre, le modèle d'écriture et l'expertise venaient d'être posées sur ma table. Et là, je n'en ai pas cru mes yeux. Les deux documents étaient de la même main.
— Attendez ! me suis-je écrié. Attendez un peu. C'est bien le même homme qui a écrit cela ! J'ai senti sur moi tous les regards de la salle.
— Regardez donc ! là et là !
Bourinski, rejetant en arrière sa toison argentée, demanda d'un air étonné :
— Que voulez-vous dire au juste ?
— Mais voyons, c'est évident, prenez ne serait-ce que les mouvements de la plume. Le plus important dans une écriture, c'est la façon de lier les lettres, impossible de la contrefaire ni de la modifier. Voyez donc ces M, ces N et ces H, dont les courbes sont orientées vers le bas. Et croyez-moi, en graphologie, c'est un signe indéniable de bonté, d'ouverture et de gentillesse. Ces autres lettres en revanche sont arquées, ce qui indique la dissimulation et le mensonge. Et remarquez, dans les deux textes la pression exercée est faible. A peine la plume a-t-elle effleuré la feuille qu'elle se heurte à la résistance du papier, et c'est comme une lutte qui s'engage entre les deux. Un trait appuyé reflète une forte volonté intérieure, la passion, l'obstination, la force de caractère, voire l'agressivité. Ici, au contraire, la main est légère, preuve indubitable de sensibilité, de délicatesse, de tact. Dans les deux cas les lettres sont petites : sentiment du devoir, retenue, amour de la famille. Voyez encore ces rondeurs, et ces voyelles qui s'évasent vers le haut, dénotant un caractère confiant, pacifique, prompt à la compassion et au dévouement. De surcroît, j'ose affirmer que cet homme a du goût et qu'il possède le sens du beau. Admirez ces capitales élégantes mais sans ornements, cette marge gauche généreuse, presque digne d'un poème, ce retrait en début de paragraphe, pratiquement jusqu'au milieu de la ligne. Les lettres ne sont presque pas liées entre elles, ce qui est le propre d'un esprit contemplatif, aux aspirations élevées, étranger aux mesquineries et d'une grande richesse intérieure. La signature dépourvue de fioritures indique l'intelligence. Oh, nous avons devant nous quelqu'un qui sort de l'ordinaire, il suffit d'observer le dessin original des lettres, mais ne trahissent-elles pas de manière éclatante la parenté de ce texte soigné et de ce billet hâtif ? La dissemblance est purement extérieure et s'explique très simplement : le petit billet fut rédigé dans l'obscurité, d'où cette conjonction des lignes irrégulières, cette confusion aveugle et tâtonnante des lettres et des mots. Mais il suffit d'un regard attentif pour constater les similitudes : ce sont des soeurs de la même encre, des jumelles de plume ! Rien que ce point sur le i qui dérape en point d'interrogation ! Est-il possible de confondre ce k d'importation, monté en épingle ? Et ce b qui voudrait harponner son voisin ? Et ce y ! Que de grâce dans la courbure insolente de sa hanche !
Ils se taisaient tous, comme frappés de paralysie, et moi, je parlais, je parlais, je ne pouvais plus m'arrêter : « Sans nul doute, nous avons affaire à un homme remarquable, on dénote même de la créativité dans ce désordre, cette totale absence de rythme, le rythme étant souvent le fait d'une âme repue, le symptôme d'une mort qui ne se manifeste encore qu'extérieurement. Une force vitale immense qui s'ignore cabre la fin des lignes vers le haut. Hampes et jambages s'étirent, se débattent, et tentent de mettre les mots en pièces dans leur rage, devant tant de projets inaccomplis ou avortés ! »
Et là, Bourinski s'est levé. Il a mis son chapeau et il s'est dirigé vers la porte. Et en passant devant moi, il a dit entre ses dents : « Imbécile ».
Quoi qu'il en soit, le tribunal a demandé une autre expertise, et celle-ci, bien évidemment, a démontré que le caissier était bien l'auteur du billet en question. On l'a condamné, et après, quand tout le monde est parti se rhabiller au vestiaire, le juge s'est approché de moi et m'a dit : « Dieu vous punira pour ce que vous avez fait ! » Mais moi, je continue à vivre comme par le passé. Rien n'a changé. Je respire, je mange, je noircis chaque jour une masse de papier. Ma plume grinçante condamne ou acquitte. Et alors ? J'admets volontiers qu'en cet instant, pendant que je parle, il gémit peut-être de faim ou grelotte de froid. Ses compagnons de cellule sont peut-être en train de le violer après lui avoir brisé toutes ses dents, ou peut-être qu'il est déjà mort, allongé dans une morgue avec une étiquette attachée au pouce, ou que, décrit avec une encre à bon marché, il a déteint, tout simplement. Cela n'a rien de bien terrible. Mon Dieu, en quoi est-il meilleur que moi ou meilleur que vous, pour qu'on en aie pitié : il n'y a jamais eu aucune histoire, aussi longue et compliquée fut-elle, dont la plume n'ait marqué l'achèvement — quand il ne doit plus y avoir rien d'autre — en y mettant un point.
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Zufar GAREEV
Le parc
(extrait)
Extrait d'un récit publié dans le recueil Multiprose (1992)
Traduction de Nathalie Amargier
Zufar Gareev est né en 1955 en Bachkirie. Il vit à Moscou où il a fait ses études à l'institut de littérature. Ses récits ont été publiés dans de nombreuses revues littéraires, notamment Novy Mir, Znamia et Zolotoï Vek. Il est l'auteur de deux recueils : A propos de Shakespear (Moscou 1990) et Multiprose dont est extrait le texte que nous avons choisi de publier. Il est également l'auteur d'une pièce de théâtre. L'un de ses livres a été récemment traduit en allemand.
L'écriture de Gareev mêle des passages où le grotesque le dispute à la métaphore à d'autres plus réalistes, ancrés dans l'expérience quotidienne. Particularités qui le caractérisent comme un représentant de « l'autre piôse », qualifiée également d'écriture « expérimentale » (pour sa part, Gareev préfère le terme d'écriture « ludique »). Selon la présentation de son dernier livre, ses mini-romans décrivent « l'expérience d'une âme égarée dans les dédales de l'absurde, perdue et solitaire, qui a soif de lumière mais ne la trouve point. En détruisant les abstractions et les schémas trompeurs, en criant son désespoir à tue-tête, l'auteur veut fuir un monde standar¬disé. » Fuir, comme le petit wagon de l'histoire qui va suivre (toute fuite est-elle vouée à l'échec ?)
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Nous voilà avec un peu de temps libre, un trou, pour ainsi dire, dans lequel je voudrais placer l'Histoire du petit uagon qui roule, qui roule, illustrant les bons côtés de la personnalité du camarade Pétrov. Elle servira également à confirmer l'impression sombre et étouffante qu'a dû ressentir le lecteur en faisant connaissance de la femme de ménage Toloubeeva.
Ce petit wagon s'était trouvé au centre du parc culturel parce qu'il fallait y tracer un autre large sentier, dans le but de planter sur ses bords de grands drapeaux et un Tableau d'Honneur supplémentaire. La ville comptait chaque année de plus en plus de bons citoyens, et un seul Tableau n'était déjà plus suffisant pour eux tous. Le petit wagon aux roues de fer était à l'écart des aires de jeux de groupe. Il avait été, comme un fait exprès, placé sur une hauteur, comme pour se mettre en route un beau jour. Ce qu'il fit. À la terrible minute où il bougea et commença à dévaler l'allée principale, son chemin croisait, à proximité immédiate et un peu plus loin :
1) T. G. Kretchmar, conducteur de moissonneuse-batteuse au kolkhoze La récolte, venu, avec sa femme et leurs trois enfants, rendre visite à sa soeur, A. G. Kretchmar (épouse Romanova) ;
2) D. K. Borodounko, retraité, accompagné de sa femme, D. K. Borodounko, également retraitée ;
3) M. N. Touraïev, spécialiste de la culture du coton, hôte d'honneur de la ville, entouré de journalistes ;
4) Un groupe de travailleurs de choc, champions de la compétition socialiste, avec femmes et enfants, soeurs et frères, au total une trentaine de personnes ;
5) De nombreux autres promeneurs, ainsi que des touristes, avec femmes, soeurs, enfants et frères. Mais où le cam. Pétrov se trouvait-il donc en cette minute fatale ?
Après avoir écouté la conférence Nous et les dauphins, il s'était dirigé, aux sons de la chanson Des bananes, des bananes ! vers un petit pavillon qui présentait une
collection d'oeuvres consacrées au 55e anniversaire de B. M. Motchalenko, plusieurs fois héros d'épopées kolkhoziennes. Pétrov, solitaire au sens positif et lyrique du terme, avait parcouru l'exposition et respiré avec délices l'atmosphère héroïque qui s'exhalait de la vie de B. M. Motchalenko. Il s'en était imprégné symboliquement, en quelque sorte, car quelques instants plus tard, il allait lui aussi accomplir un acte digne de retenir l'attention de l'art. Enfin, il s'était arrêté face au triptyque A L'HEURE VESPÉRALE (B. M. Motchalenko entouré de safamitle). Le tableau avait une teneur apaisante, ce qui atténuait quelque peu la tension vigilante et courageuse qui habitait Pétrov. Effectivement, la très corpulente épouse de B. M. Motchalenko, avec ses joues rebondies comme des pommes, éveillait en lui une pensée secrète et chaleureuse. C'est que sa propre épouse n'était pas aussi splendide que celle de B. M. Motchalenko, semblable, elle, à un modèle du peintre Koustodiev. Oui, oui, il nourrissait de pareilles rêveries, bien loin d'être
prêt au combat ; il avait commencé à plisser les paupières, ses yeux étaient devenus tout petits, et un sourire semblable à un petit coeur rose était apparu sur ses lèvres. Ce sourire venait sans aucun doute d'une pensée intime : Pétrov songeait que bien que l'épouse de B. M. Motchalenko soit belle, son mari semblait plutôt tordu, assez moche à regarder, alors que lui, Pétrov, était loin d'être mal de sa personne, qu'il avait purement et simplement belle allure, comme un jeune coq, il était si beau, même, qu'on aurait dû le mettre, là, maintenant, sur le tableau avec Anna Borissovna Motchalenko, tout à côté de ses joues semblables aux deux tranches de pastèque placées sur la table juste devant elle, tout près de ses lèvres rouges comme un papier de bonbon, comme les deux morceaux de tomate qui avaient aussi cet air espiègle sous les petits pâtés ronds.
De telles pensées ne pouvaient évidemment favoriser chez Pétrov le maintien d'un état d'aptitude immédiate au combat. Mais d'autre part, il était une personnalité exceptionnelle et dirigeante tout en ne l'étant pas tout à fait. En un certain sens, Pétrov était aussi un citoyen normal, et seule une extraordinaire concentration et l'amour du peuple l'aidèrent à accomplir son acte héroïque.
A l'instant où des cris de frayeur retentirent, le signal « un accident ! » clignota dans la tête de Pétrov. Et il se mit à courir. Dans le mauvais sens. Et même, pour être précis, dans la direction exactement inverse de la source des cris, car, malgré son bon état physique, il était sourd à 20% et ne distingua pas tout d'abord d'où venaient les hurlements ni ce qu'ils signifiaient. Les branches lui fouettaient le visage, et il poursuivait sa course, lorsqu'il remarqua soudain que les gens allaient dans l'autre sens. « Ils fuient le danger ! », pensa-t-il amèrement. Et aussi : « Notre peuple a mal tourné ». Il se retrouva à la lisière du parc et découvrit qu'il n'y avait absolument personne. Des bananes, des bananes ! la chanson tournait dans sa tête.
Il eut une illumination : « Demi-tour », et c'est presque en sautant comme un kangourou qu'il revint sur ses pas, se prit dans des buissons et continua à courir péniblement au milieu, comme un élan, les dévastant à mesure. Il ne tarda pas à rattraper la foule, et songea avec reconnaissance : « C'est vers la catastrophe que court notre peuple, vers la catastrophe ». Les branches lui fouettaient le visage, il ressentait des élancements dans le ventre, mais ne cessait de doubler les gens. Il pensait : « L'essentiel est d'arriver le premier ». Il bondit dans l'allée principale. Des femmes attrapaient des enfants abrutis de peur, des retraités trottinaient en se hâtant, des hommes s'enfuyaient en tous sens comme des poulets. Mais la masse verte du wagon approchait, menaçant de dresser des montagnes de cadavres à droite et à gauche : boum, boum...
Pétrov se saisit d'une branche commode et se jeta à la rencontre du wagon. Une pensée lui traversa l'esprit : « Pourvu que j'arrive à temps ». Comme un cheval, il franchit l'allée perpendiculairement et bondit sous les drapeaux du trottoir, comme une panthère, avant de tendre la branche et de la faire pivoter, pour la glisser au dernier moment dans le moyeu de la roue gauche ; tous les tendons de son cou cramoisi saillaient. Et il y arriva. Il plongea et fourra la branche dans la roue. Mais un accident l'attendait. La branche tourna et le frappa à la tête, tellement fort qu'une fontaine de sang jaillit dans l'air.
Il poussa un hurlement sauvage de fauve prisonnier et fut sur le point de s'écrouler, écrasant les buissons. Mais, les dents serrées par la douleur, il attrapa à nouveau la branche et lorsque celle-ci fut entraînée par la rotation de la roue, il se cramponna et tint fermement sur ses jambes.
— Des briques ! criait-il, de l'écume sanglante aux lèvres, comme un cheval. Flanquez des briques sous les roues, bande d'écervelés ! Bon sang de bonsoir !
La branche gémit, le wagon repartit, comme pour que l'exploit de Pétrov ne s'achève pas trop rapidement.
« C'est fini... », songea-t-il, désespéré. Mais il se rappela les gars de l'usine de sa jeunesse et se dit : « Ne cède pas ! » Il dépassa le wagon, s'accrocha, hurlant comme un haltérophile. A la limite du parc, les oiseaux s'étaient détachés des branches pour rejoindre l'inquiétude du ciel et des nuages noirs.
— Des briques, faut des briques ! hurlait-il d'une voix rauque. — Sacré bon sang !
Et vint la victoire.
Le peuple en liesse entoura le wabn arrêté et le héros du jour d'une large foule bruyante. Mais Pétrov se dissimula bien vite dans l'épaisseur des arbres, se faufila vers la sortie et s'éloigna.
Et voilà qu'aujourd'hui, débouchant sur l'allée centrale, il fut estomaqué. Le tableau d'azur du repos de masse bouillonnait devant lui. Il resplendissait comme des cravates au vent de mai ! Des colonnes de travailleurs, remplissant l'espace ensoleillé de couleurs et de bruits, se répartissaient dans les endroits réservés au repos sportif. D'autres colonnes de travailleurs franchissaient joyeusement les portes des cafétérias, s'écrasant contre les étalages de petits pains à la marmelade et de boîtes de morue. D'autres colonnes encore se pressaient contre les kiosques à journaux pour lire les nouvelles fraîches. Au total, une rumeur exclamative composée de hop-là ! eeeh ! hourrah ! oh-oh ! plus haut ! plus vite ! plus loin ! plus ! flottait au dessus du parc.
C'était sans aucun doute la marque d'une ambiance saine. Sur de larges terrains, les gens se battaient avec agressivité (au sens pacifique du terme) pour être individuellement premiers : ils sautaient en hauteur, en longueur, exécutaient des figures complexes à la barre fixe. Nombreuses étaient les personnes en shorts divers et variés à rechercher les aires de course pour y effectuer des exercices d'échauffement. D'autres, se tenant le ventre, faisaient des tours irréguliers en petits groupes. Tout près de là se déployaient des danses, au son d'un accordéon plein d'entrain. En perspective, au-dessus des têtes sautillantes, il y avait des étals de gâteaux, de boulettes aux légumes et de mercerie. Plus loin, effarouchant les troupeaux d'oies et de canards, des barques numérotées naviguaient sur le lac, d'une rive à l'autre. Dans l'une des barques, deux gamins se donnaient des coups sur leurs maigres têtes, chauves comme des courges. D'ailleurs, dans cette barque avaient également pris place M. R. Kokochnikov et son épouse, Anna. C'étaient les voisins de palier de Pétrov. Il ne les avait pas reconnus, bien que, ayant vu Pétka et Vaska se tabasser mutuellement et hurler de douleur, il ait dressé l'oreille. Comme un poisson paresseux, une pensée s'était insinuée dans son esprit, ou plus exactement un fragment de pensée : il s'était insinué, puis englouti dans le limon de l'oubli. Chose regrettable. Il eut été intéressant pour le cam. Pétrov d'observer Anna, lyrique et émue. Sa relation amoureuse avec la nature avait mis un rouge pudique à ses joues et éveillé en son âme une sorte de sentiment fleuri, épanoui envers son propre époux. Elle avait l'impression d'être redevenue une jeune fille, et elle poussa même un cri de vierge effarouchée lorsque Vaska frappa si fort Pétka que la barque manqua de chavirer. Elle hurla et regarda son époux avec un amour pudique, pensant même : « Ne devrais-je pas tomber à l'eau pour être sauvée ? »
— Ne crie pas, Anna, dit monsieur Kokochnikov d'une voix de basse. Dans la nature, et en particulier à la surface de l'eau, il est nécessaire d'être un ami de la discipline et de l'ordre !
A la suite de quoi, il s'empara d'une rame et frappa si bien Vaska en pleine figure que celui-ci plongea tête la première.
— Ne va pas à son secours, Anna ! Qu'il serve de nourriture aux poissons...
Pétka, rancunier, donna encore à son frère un coup si puissant qu'il fut englouti et ne reparut plus à la surface.
Au-delà de l'étang, sur des aires immenses, on se livrait à des compétitions d'haltérophilie et de lancer du poids et, à proximité, on avait organisé des combats de sacs.
Ah, le sport !
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Nina GORLANOVA
La famille
Nouvelle extraite du recueil du même nom, Moscou, 1990
Traduction de Richard Roy
Nina Gorlanova est née en 1947 dans un village de la région de Perm. Enseignante de profession, elle vit à Perm. Son premier livre de nouvelles est paru en 1987 dans sa ville natale, suivi en 1990 du recueil La Famille dont est extraite la nouvelle du même nom. Ses récits sont souvent publiés dans la presse et dans divers recueils collectifs.
Avec humour et tendresse, elle écrit sur les enfants, les animaux, les relations familiales. Elle a obtenu le premier prix du concours de la meilleure nouvelle féminine, organisé en 1992, pour son récit L'amour en gants de caoutchouc.
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« Bonjour notre cher Sacha, notre belle-fille Sveta et les petits. Nous vous informons que nous avons reçu votre carte et nous vous en remercions.
Sacha, voici des nouvelles de nous : septembre a commencé par les anniversaires comme d'habitude, mais c'est fini maintenant, j'ai acheté dix-sept cagettes de tomates et j'ai fait beaucoup de bocaux. Maintenant il fait froid au Kazakhstan, Papa a fait une pneumonie et moi j'ai mal dans les jambes et j'ai du diabète. Envoyez-nous du succédané de sucre et du chocolat médicinal. Et du thé indien. On se retrouve sans forces, et il nous faut du thé indien. Ton frère Vitia fait ses études et le soir il lave la voiture. Qu'il la lave donc, tout lui reviendra après. Voilà toutes les nouvelles. Et toi, fiston, dis-nous ce que nous pouvons t'envoyer pour ton anniversaire. C'est que tu vas bientôt avoir vingt-cinq ans. Je vous ai posté deux colis avec des oeufs, dites-nous comment ils sont arrivés. Cette fois, je les ai calés avec de la paille et ils devraient bien arriver. Nous embrassons nos chers petits-enfants. Maman, Papa, Vitia. »
« Bonjour Maman, Papa et Vitia ! Nous avons reçu votre lettre. Comme d'habitude, Sacha ne se décide pas à prendre la plume et c'est donc moi qui vous envoie ces quelques mots sur notre vie ici. Rien de changé : je travaille sur ma thèse, Sacha étudie, il touche une bourse, les enfants sont souvent malades. Ici aussi, l'automne est très froid, et les murs du foyer sont couverts d'humidité. Je vous enverrai un colis quand j'aurai touché ma bourse, c'est-à-dire le 12 octobre. En doctorat, on nous la verse une fois par mois. Pour l'instant, nous n'avons pas d'argent. Vos paquets sont arrivés : les oeufs étaient tous cassés jusqu'au dernier. N'en envoyez plus, s'il vous plaît : l'Oural c'est très loin, et ils n'arriveront jamais entiers. Pour l'anniversaire de Sacha, envoyez un maillot de corps et un slip (si vous voulez bien) : tout son linge est dans un état lamentable. Nous vous embrassons et vous souhaitons une bonne santé. Votre belle-fille Sveta. »
« Bonjour les enfants, notre cher Sacha, notre belle-fille Sveta et les petits. Sveta, où donc passez-vous votre argent ? Des maillots de corps et des slips, ça se trouve dans n'importe quel magasin ! Il faut savoir tenir votre ménage et économiser. Nous aussi, nous vivions indépendants et n'avions rien reçu de nos parents, mais nous avons toujours eu notre linge de corps à nous, tandis que vous, il vous faudrait toujours du tout cuit. Mais ça ne peut pas marcher. Il ne fallait pas faire tout de suite un deuxième enfant si vous n'en aviez pas les moyens. Dans le temps on disait " Dieu a donné une petite bouche, il donnera aussi de quoi la nourrir ", mais aujourd'hui la vie est dure et il ne faut plus compter là-dessus. Voilà. Il faut tout gagner par soi-même. Nous avons reçu le colis, merci, surtout pour le thé. Sacha, nous te souhaitons un bon anniversaire, une bonne santé et de réussir ton université. Baisers de Maman, Papa, Vitia. »
« Bonjour notre Sacha, notre belle-fille Sveta et les petits. Voilà déjà presque trois mois que nous sommes sans nouvelles de vous et je commence à m'inquiéter. Que se passe-t-il là-bas ? Sacha, sans doute que Sveta ne te laisse pas nous écrire. Eh bien, elle verra à son tour quand ses enfants seront grands et qu'ils ne lui écriront pas non plus. Elle verra comme c'est agréable. Je suppose qu'elle écrit à sa mère à elle et qu'elle va lui rendre visite à chaque été, mais pour nous pas un mot. Voilà ce que c'est aujourd'hui les enfants : ils ne respectent plus rien. Nous lui avons donné notre fils et elle, elle ne pense qu'à elle. Ici, nous allons bien. On a clôturé la maison et acheté à Vitia une veste fourrée et des bottes. Pour le Nouvel an, nous tuerons un deuxième cochon et vous enverrons un colis de viande. Mais maintenant il s'abîmerait avec le dégel. Nous vous embrassons. Papa, Maman, Vitia. »
« Bonjour notre cher Sacha, notre belle-fille Sveta et les petits. Nous avons reçu une réponse de la Faculté comme quoi " votre fils est depuis déjà six mois passés en section d'étude par correspondance ". Pourquoi ne nous as-tu rien dit, Sacha, d'un tel malheur ? C'est peut-être que Sveta ne te laisse pas travailler. Elle, elle a fini ses études, et tant pis pour les autres. On ne lui a jamais appris à penser à autrui. Je vais écrire une lettre à ses parents pour leur raconter quelle gentille fille ils ont élevée ! Elle aurait dû épouser un garçon de son âge, au lieu de ça elle en a pris un plus jeune de quatre ans, et en plus elle ne le laisse pas étudier. Ici, rien de neuf : Papa est malade. Envoyez au moins un kilo de bonbons au succédané et du thé indien. Je ne peux pas m'en passer. Et toi, fiston, écris-nous qu'est-ce qu'on pourra t'acheter pour ton anniversaire. C'est que tu vas bientôt avoir vingt-six ans. Nous vous embrassons et vous envoyons deux colis d'oeufs. Maman, Papa, Vitia. »
« Bonjour Maman, Papa, Vitia. Nous avons reçu vos colis et payé aussitôt vingt-cinq roubles d'amende car ils coulaient et sentaient si mauvais que plusieurs employés de la poste en sont tombés malades. On est même venu chercher Sacha à la maison pour qu'il aille à la poste retirer ces colis immédiatement. Ne nous envoyez plus jamais d'oeufs, nous vous en supplions. Ici, nos projets avancent : j'ai soumis mon travail, avis favorable, et maintenant je vais le mettre au net. Après, ce sera la soutenance. Sacha passe en dernière année. Pour son anniversaire, envoyez-lui un pantalon, même bon marché mais d'importation car ils sont plus pratiques et ça durera plus longtemps. Le seul qu'il a est tout usé. Nous vous embrassons et vous souhaitons une bonne santé. Nous vous envoyons le thé, les tablettes et les bonbons sans sucre. »
« Bonjour notre cher Sacha, notre belle-fille Sveta et les petits. Nous avons reçu votre lettre. Sveta demande qu'on achète un pantalon d'importation. On en achètera un, mais comme on voudra et pas comme vous voulez. C'est que vous en avez des exigences. Donc nous envoyons un beau pantalon à dix-sept roubles, seulement nous ne savons pas s'il lui ira aux fesses, parce que Sacha tu es un peu étroit de là. Mais Sveta, elle, est habituée à se faire aider par ses parents, elle ne sait pas gagner les choses par son travail, et tout lui est dû. Mais de tels tours de magie, ça ne marche pas avec nous. Dites-nous comment le pantalon est arrivé, merci pour le thé et les bonbons. Nous vous embrassons. Maman, Papa, Vitia. »
« Bonjour les enfants, notre Sacha, notre belle-fille Sveta et les petits. Nous avons bien reçu en retour le pantalon qui n'allait pas. C'est dommage, bien sûr, mais tant pis, il fera l'affaire dr Papa au jardin. On ne manque pas de travail par les temps qui courent : deux porcelets, un petit veau, vingt canards, cinquante-quatre oies. Vitia est passé en terminale, on lui a acheté une moto "Oural". Voilà, nous vous embrassons, Maman, Papa, Vitia. »
« Sacha, Sveta, venez nous voir en avion pour le Premier mai. Nous fêterons le départ de Maman à la retraite STOP. Vitia. »
« Chère Maman ! Nous vous souhaitons une heureuse retraite, une bonne santé et de longues années. Malheureuserrient, il nous sera impossible de venir vous voir en cette occasion, car les enfants sont encore petits et nous n'avons pas d'argent. Sacha gagne cent roubles et ma bourse est de soixante, ce qui fait que sans l'aide de ma mère nous ne pourrions pas achever nos études. En ce moment, Sacha est en congé pour préparer son diplôme et les quatre mois de bourse ne lui seront payés que cet été, après la soutenance. Vous voyez que même pour payer son seul voyage à lui nous n'aurions pas trouvé la somme. Mais ne croyez pas pour autant que nous ne pensons qu'à l'argent, au contraire, le plus important c'est que nous nous entendions bien dans la vie. Le reste passe après. Et là-dessus je vous laisse. Votre belle-fille Sveta. »
« Bonjour notre cher Sacha, notre belle-fille Sveta et les petits. Sacha, Sveta nous a écrit que vous n'aviez pas les moyens de venir ! C'est certainement elle qui ne veut pas te laisser partir, car on t'aurait bien sûr donné l'argent du retour ! Elle verra quand ses enfants auront grandi et qu'ils ne viendront pas lui rendre visite, elle verra alors comme c'est agréable d'être mère dans ces conditions ! Elle ne se prend pas pour rien : une savante ! Mais c'est l'extérieur, au-dedans, c'est une autre affaire. Ici, tout suit son cours. Vitia prépare ses examens et ira les présenter à l'université de chez vous. Que Sveta l'aide à entrer à la faculté de géographie, puisque comme je l'ai entendu dire, elle a quelque chose à voir avec les examens. Maintenant je vous laisse. Je vous envoie deux colis avec des oeufs. Maman, Papa, Vitia. »
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Igor KLEKH
Voyage à la cuisine
(Conte de Noël)
Nouvelle publiée dans le recueil collectif Le Goût, Moscou, 1991
Traduction de Nathalie Amargier
Igor Klekh est né en 1952. Il vit à Lvov, en Ukraine. Ses nouvelles ont été publiées dans des revues, notamment Novy Mir, Rodnik, Solo et Zolotoï Vek, et des recueils collectifs. Il a commencé à faire parler de lui il y a peu de temps. Son anti-roman Un hameau dans l'univers (selon I. Klekh, le genre du roman est aujourd'hui mort et enterré) a fait partie des livres sélectionnés pour le Booker prize russe 1994.
Igor Klekh affectionne l'écriture fragmentaire, il joue avec les métamorphoses du quotidien et sait pousser l'introversion de son style jusqu'aux retranchements de l'angoisse.
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Sa tête lui semblait une maison vide, sonore, inhabitée et où personne ne viendrait. Il déambulait à travers les pièces haïes de son propre cerveau, dont toutes les portes s'ouvraient vers l'intérieur, sans jamais trouver l'issue de ce labyrinthe d'insomnie, celle qui le mènerait aux domaines raréfiés du sommeil.
Au bout d'une demi-heure d'efforts, à ruser avec les oreillers et les positions, comprenant que tout cela ne servait à rien, il se leva, et chancela dans l'obscurité ; il voulait tenter de s'épuiser mécaniquement. Dans le couloir, une de ces poules de Tchernobyl d'un mètre de haut, de celles qui tuent un chien d'un seul coup de bec, passa dans un bruit de serres, des bouteilles tintèrent avant de rouler sur le sol. Il se plaqua au mur et sa main, cinq doigts écartés, exécuta une danse d'étoile de mer, puis, sentant enfin sa proie, l'interrupteur, elle en brisa l'os avec un craquement.
Il avait fermé les yeux pour avoir moins mal. Arrivant de mémoire au robinet de l'évier, il présenta sa gorge desséchée au filet d'eau. La maison reprenait ses contours à la hâte, rajustant son tablier et arrangeant son col comme une écolière en retard arrivée en classe juste avant l'instituteur. Claquant avec fracas le couvercle de son pupitre, elle s'était assise à sa place presque en même temps que lui.
Il regarda, sévère, droit devant lui, et tendit la main vers une cigarette. Oh, combien l'homme assis est stable, il a même des réserves de solidité. Avec une
chaise, un homme a six jambes !
Il voulut attraper une cigarette. Était-ce une erreur ? Mais ce geste était dans ses habitudes.
Il saisit un petit parallélépipède nommé boîte d'allumettes, et dans un autre, un peu plus grand et écrasé, palpa un bâtonnet odorant rempli d'herbe sèche qui croustilla doucement sous ses doigts, puis il FROTTA UNE ALLUMETTE.
Description
Passons la description, puisqu'observer une allumette qui brûle est à la portée de tous, y compris des non-fumeurs.
Il se brûla les doigts, stupéfait soudain par la brièveté de vie d'une allumette, la durée d'une octave, au plus, oeuvre en couleur offerte à tous les aveugles et les sourds, tous les abandonnés de Dieu et les défunts, tous les condamnés à errer sur l'étroit sentier entre l'allumette et les rêves, à tous les faibles et les insensibles, et voilà : plus qu'un nerf tordu et carbonisé serré entre le pouce et l'index.
C'est alors que, le bout des doigts encore douloureux, il vit soudain nettement TOUTE LA CUISINE !
Tout l'univers visible et invisible, toutes les écoles de peinture existantes et inexistantes s'étaient donnés rendez-vous dans sa cuisine, dans ces 8 m2, pour déposer des offrandes à ses pieds.
Dehors, il neigeait, et par miracle, les flocons ne tombaient pas à l'intérieur, conjurés par un regard vitrifié jadis dans un fourneau.
Des conduites souterraines amenaient l'eau de barrages lointains, et le gaz naturel ardent, à l'aspect impossible à distinguer du ride, qui répandait dans la cuisine des fleurs bleues asphyxiantes, et l'électricité au goût amer, affluant aux yeux crevés des prises, aux petits ballons éclatants des ampoules, dont la durée de vie est inférieure à celle d'un papillon ou d'une libellule de l'été.
Chacune des forces qui parvient dans une cuisine a du caractère et, à haute dose, est mortelle pour la vie de l'homme.
Le long du mur, d'étranges appareils de chauffage suspendus étalaient leurs soufflets, circuit fermé d'instruments sonores, avortons de fonte, au nom qui évoque des têtes de choux-fleurs ou des artistes de cirque — des calorifères.
La pagaille du buffet s'amoncelle en cathédrale, des cohortes de vaisselle, des arsenaux d'armes froides perforantes, coupantes et tranchantes, la flotte à vapeur des casseroles attirées par les plaques chauffantes, contours de cheminées de navires, de becs de théières, de gouvernails et lignes de flottaisons dénudés, de manches ajustés aux bords, en haut, sur le côté : mirage ondulant d'un port, d'un chantier naval, de chargements jetés sur les quais, d'entrepôts, de grues.
Une odeur de mazout entêtante qui atteint l'esprit et, durant une seconde, une bouffée salée de vent marin, aussitôt dissipé. Ensuite, les hangars aux tiroirs innombrables, boîtes, petits coffres en fer-blanc, sachets de toile et récipients aux couvercles vissés, avec des hachoirs à viande sur les étagères, des meules à aiguiser, un tas de bouchons en bois et en plastique dans un coin, des bouquets d'herbes sèches, de puissants pantalons bouffants d'ail, du poivre noir et des cristaux de sel blancs, de la racine de gingembre, des grains de café bruns comme des clitoris de jeunes Noires, des feuilles de laurier, de thé et, dans un bocal de verre, des bolets séchés dont l'odeur ferait s'évanouir un citadin, enfermés pour cette raison. Sans parler des tonnelets de poudre et de balles : gruau, blé, riz ; leurs effectifs et leur similitude, lorsqu'on les passe en revue, évoquent les destinées des peuples de l'Orient. Il y a également une bouteille d'huile de tournesol, entourée d'un chiffon gluant comme un attrape-mouches, sur le rebord intérieur de la fenêtre, voisinant avec un demi-litre de vinaigre en train de s'éventer.
Et sur tout cela, un collant de femme, comme une toile d'Arcimboldo, bourré d'oignons dorés, pendu à un clou planté dans le mur.
Sur le glacier blanc artificiel ronflant tranquillement dans l'angle, une radio noire, météorite carbonisée qui capte parfois encore quelques ondes, écrasant d'un coin l'antique livre du Destin de la cuisine, avec ses signets disposés par une main inconnue.
Durant cent ans de sa vie, il n'avait pas réfléchi, jusqu'à ce jour où il se retrouvait abasourdi face au sens de ces objets qui lui apparaissaient soudain — qui étaient-ils, d'où venaient-ils, où allaient ils ?
Qui donc vit et entretient le feu dans ce petit temple nourricier ?
Est-ce Dieu qui a créé le Mangeur pour penser ?
Est-ce ici l'atelier d'un démiurge ? Ou le local de répétition des enfers ? L'annexe tellurique de trolls mauvais, enflammant le soufre d'une allumette à la respiration du prince des ténèbres ?
Combien de temps avait-il utilisé ces choses, comme un aveugle en transe somnambule, sachant seulement la place des objets et les oubliant immédia-tement, par satiété...
Cette pomme de terre dont les yeux louchent, qui a roulé sur le bois usé, torturé du parquet ; ces bouteilles vides, dont certaines sont tombées à terre, arrachées à leur circuit naturel. Ces gouttes échappées, trombes et convulsions nocturnes des conduites d'eau dans les entrailles du bâtiment. Ces conglomérats de poussière partout, la vaisselle sale prise en flagrant délit, dans la floraison luxuriante de ses péchés ; le battant qui s'ouvre avec un gémissement, la coquille d'oeuf qui a roulé, les ordures rampant hors de la poubelle, le chaos qui remue dans l'angle sous l'évier... fourmilière dangereuse et imprévisible gardée par deux maréchaux fidèles, Murat et Ney, le balai et la pelle en retraite, leurs tabliers, uniformes de cuisine de parade suspendus à un crochet sous la trappe à hauteur de plafond communiquant avec la salle de bains.
Des serviettes bonnes uniquement à faire des compresses, à panser les blessures. La fumée trouble du tabac oscillant comme dans de l'eau stagnante. Un four à manomètre vogue vers le milieu de la pièce, mélange de sous-marin, de crématorium et de chambre à gaz, avec le visage du capitaine Nemo collé au hublot, ou peut être se reflétant dans la vitre.
...Il sentait que la cuisine, à coup sûr, avec une perfidie de serpent-python, commençait à avaler son lexique, tout entier, en commençant par les dénominatifs et les verbes, approchant déjà des auxiliaires et visant pour finir les interjections, elle était capable d'avaler tous ses mots en une heure, et lui avec, et il ne resterait aucune trace ni de sa personne ni de son vocabulaire.
« D'accord, j'ai compris. Dieu, que cet endroit est dangereux. Il faut en sortir au plus vite. Je n'ai rien vu et je ne me souviens de rien. Vite ! Vite ! » Il quitta sa chaise, tendu comme un athlète, et, à pas de loup, se dirigea vers la chambre sur la pointe des pieds. Il ferma soigneusement la porte, actionna l'interrupteur et progressa à tâtons, vite, vite, plus vite. Aidant son oreille interne à se repérer en effleurant le mur du bout des doigts, il atteignit enfin le lit et se glissa contre sa femme, regagnant sa place sous la couverture. Ce n'est qu'alors qu'il soupira, soulagé. Ouf ! Cette fois, apparemment, il s'en était sorti.
PEUT-ÊTRE l'histoire de l'Ukraine n'est-elle que l'histoire de quelques métaphores matérialisées sous forme d'idoles de pierre :
— Vladimir marchant sur la Russie avec une croix ;
— son opposant, Artiom, menant l'agitation sur la Montagne sainte crayeuse ;
— Chevtchenko répandant des pommes devant le musée de Poltava ;
— l'arc de Triomphe érigé dans la patrie de Gogol pour le passage du Tsar, mais le Tsar n'est jamais passé dessous, son itinéraire a été modifié, Gogol est tombé malade et il est mort ; la réverbération de cette histoire, le juif pragois Franz Kafka l'a vue dans un ciel cabalistique, il l'a rapportée dans Devant la loi en une prose allemande plus durable que la pierre, les hommes et leur mélange ;
— c'est la Femme au Canif cuirassée, avec conduits d'aération, trappes, climatisation, projetant son ombre sur la Ville Éternelle au bord du Dniepr, une ville qui a soudain senti au coeur de l'été qu'elle était éphémère et mortelle ;
— ce sont les filles scythes, enfin, à la gare de Lozova, à Izioum, rassemblées sous le pont, dispersées dans la steppe au bord dd la mer Noire, comme des observateurs échappés d'un autre cycle, prêtes, avant de tomber elles-mêmes en poussière, à prendre les balais des concierges et à pousser les ordures de son Histoire vers un bûcher funéraire où les feuilles d'automne, les poupées en plastique, les papiers d'emballage de glaces et les tas de métaphores hors d'usage se trouvent déjà.
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Andreï LEBEDEV
Angelologie
Nouvelle japonaise
Récit inédit extrait du livre Angelologie
Traduction de Marianne Gourg
Andreï Lebedev est né en 1962 aux environs de Moscou. Il habite à Paris depuis 1989 et prépare une thèse de doctorat à l'École des Hautes Études en sciences sociales sur la littérature religieuse russe du 19ème siècle ; il publie régulièrement des articles de critique littéraire dans La Pensée russe. Ses premières oeuvres furent diffusées en samizdat en 1989. Il est l'auteur d'un Catalogue de l'exposition d'Alexis Doroguine : un recueil de mini-récits, mystification artistique et littéraire illustrée par le peintre Alexandre Putov (Paris 1991). Deux de ses nouvelles ont été publiées en 1994 dans Zerkalo, une revue russophone d'Israël.
Angelologie, composé de récits indépendants en apparence, mais liés par les échos d'une subtile résonnance spirituelle, devrait prochainement paraîtïe à Moscou. Dans cette Nouvelle japonaise, les termes prétendûment japonais le sont effectivement en partie, mais volontairement employés à contresens (on reconnaîtra entre autres des noms d'écrivains et d'artistes). La vérité profonde est toujours au delà du voile, (mais peut-être est-il envisageable d'en recueillir quelques paillettes sur le voile lui-même ?)
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Entre ciel et terre les saints anges montent et descendent sans fin.
Souvenez-vous des grands artistes attachés aux cours des féodaux dans le Japon médiéval. Il n'était pas rare de les voir soudain tout abandonner et disparaître au moment précis où ils jouissaient de la gloire et de la reconnaissance générales, où leur art, leur technique et leur style étaient universellement reconnus. Ils ressurgissaient en un autre lieu où personne ne les connaissait et recommençaient une carrière artistique dans une autre manière et sous un autre nom. Là, nul ne pouvait les reconnaître ni à leur style ni à leur facture car ils se mettaient à travailler de façon absolument neuve. Ainsi leur arrivait-il de vivre, pour ainsi dire, quatre ou cinq vies.
Une antique chronique raconte qu'à l'époque de la dynastie Nu, un certain maître Akutagawa vivait dans la province de Ryûnosuke. Il était de la lignée des Yasunari et c'est pourquoi il portait également le nom de Kawabata qui signifie l'archer. Ayant saisi le caractère illusoire du monde visible au terme de vingt quatre années passées dans un monastère de la secte kobo, il était devenu le maître indiscutable de l'art abe qui consiste à prendre soin des poissons qui peuplent les étangs des jardins. Durant le mois de hokusaï alors que toute la cour impériale avait revêtu des atours couleur de matsuo, un courtisan nommé Basho vint à Rytinosuke admirer la floraison du jasmin et présenta Kawabata au très valeureux empereur Akira. L'empereur souhaita voir ce qu'avaient créé les mains du maître. Charmé des camarillas roses d'Akutagawa, il le récompensa largement. Dans la suite de l'empereur Akira il y avait une dame qui, sous prétexte d'admirer plus longtemps les étangs de Kawabata, s'attarda un jour de plus dans les lieux. Sa tente ornée du chiffre de la cour impériale était dressée non loin de la maison du maître.
Lorsqu'au matin ils se firent leurs adieux, l'artiste et la dame se jurèrent de garder chacun dans son âme l'image de l'autre. Sur le chemin du retour, la dame reçut un tanka d'Akutagawa qui proclamait :
Les pluies font déborder les étangs argentés.
Nourrir les roupies (1) n'est plus un plaisir mais une odieuse nécessité.
Où êtes-vous ?
Aujourd'hui j'ai rêvé que
Tous mes poissons flottaient sur le dos révélant leurs petits ventres oranges.
A quoi il fut répondu :
Les pluies sont la tristesse du coeur solitaire.
L'odieux labeur, la conséquence des réincarnations passées.
Bien-aimé !
Que votre oreiller s'arrose de larmes salées.
Il y a lieu de croire qu'elles auront le goût du saké.
En effet, quarante huit jours après la visite de l'empereur, Kawabata fut appelé à la cour et y devint le maître officiel de l'art de l'abe. On dit que la dame en question était une amie intime de l'impératrice.
De ce jour, Akutagawa se mit à fréquenter quotidiennement la partie du palais réservée aux femmes. Là se trouvaient les appartements de sa dame. Leur amour réjouissait le coeur de l'impératrice qui proposa plus d'une fois à Kawabata de fixer lui-même le jour du mariage. Toutefois, le maître répondait invariablement qu'un véritable architecte se doit de laisser inachevé l'un des angles de sa pagode afin de faire mieux ressortir la beauté des autres formes.
Les choses allèrent ainsi assez longtemps jusqu'au jour où Akutagawa disparut soudainement. Les héraults de l'empereur firent connaître le signalement du disparu dans tout le pays de Kabuki à Kurosawa. Qui saurait dire où se trouvait l'artiste impérial était assuré de recevoir une forte récompense. Tout d'abord, la dame d'Akutagawa se dit pour se consoler que son bien-aimé s'en était allé dans le sud à la recherche du vasarely, petit poisson mystérieux que l'on ne trouve que là. Mais lorsque les lys se fanèrent jusque dans les étangs les plus lointains du parc impérial et qu'elle vit que le maître n'était toujours pas de retour, la dame comprit qu'elle ne le verrait plus jamais. Étant en grande tristesse, elle composa le tanka suivant :
Au temps où j'étais
Une vive jeune fille
Je dansais le haïku pour mon bien-aimé.
Aujourd'hui je lève la tête.
Seul m'entoure le rashomon.
La dame perdit le goüt de vivre. Or, voici qu'un jour qu'elle se promenait dans Kyoto, elle rencontra Mikstura, le grand Maître de la secte zen. Assis sur un énorme tas de riz, il méditait sur l'opportunité de la venue d'un Bodhisattva de l'Orient. « Très vénérable Mikstura », lui dit la dame, cherchant une consolation à son chagrin. Et Mikstura lui répondit :
Qui recherche la vie vertueuse
Choisit par avance ce qui est semblable à la mort.
Qui recherche l'illumination
Copie en tout le maître.
« Ah » s'exclama la dame et elle comprit la cause de toutes ces choses. Le même jour, les héraults divulguèrent la disparition de Fleur de fraisier, l'amie de la divine impératrice.
Selon une antique chronique, durant la troisième année du règne de l'empereur Toshiba, fils du divin Akira, un maître d'escrime du nom de Ni vint s'installer dans la province de Suomi. Depuis l'époque du très magnifique Kenzaburô, on n'avait pas vu dans tout l'empire meilleur spécialiste du duel au sabre. Les samouraï les plus experts venaient se mesurer à lui de tous les coins de l'État. Et tous repartaient vaincus mais sans jamais regretter de l'avoir rencontré. Car un seul combat avec le maître valait dix années de lutte solitaire avec soi même.
Et voici qu'au cours de ces joutes une marchande de jeunes pousses de bambou vit Ni. Elle était venue de la province voisine dans l'espoir de mieux vendre sa marchandise. Mais au lieu de vendre ses missouris (2) sucrés, elle passa tout le combat assise sur son panier à observer Ni avec la plus grande attention. Pour finir, la jouissance que Ni lui avait procuré par son art fut telle qu'elle s'adressa à lui en ces termes :
Nul ne sait qui tu es ni d'où tu viens,
On te compare à un tigre.
Mais à moi, tu rappelles le poisson
Qui d'un bond de sa queue argentée
Abat mouches et moucherons.
Sans même reprendre son souffle, Ni répondit au tanka composé en son honneur :
On me compare à un tigre,
Mais j'imite l'élan des ailes
De l'hirondelle qui vole,
Et sais que les prétendues marchandes
Sont expertes en tours raffinés.
Les assistants applaudirent pour exprimer leur enthousiasme des deux poèmes. Quant à la marchande de missouris, elle prolongea d'une journée son séjour dans la ville sous prétexte de mieux vendre ce qu'elle avait apporté.
Après quoi, elle se mit à venir plus souvent avec sa marchandise à Oe, capitale de Suomi. Pour finir, elle s'y installa et Maître Ni devint l'un de ses principaux clients. Les mauvaises langues allaient disant que la marchande venait si souvent dans la maison du maître qu'il ne resterait bientôt plus un seul bambou dans les environs de Oe et que Ni lui même allait délaisser l'escrime pour se consacrer à la lutte sumo. Quoi qu'il en soit, à quelque temps de là, le maître disparut en léguant son sabre à son meilleur élève. Quant au destin de la marchande de missouris, il nous est inconnu car il ne convient pas à un chroniqueur de s'intéresser à des gens de si basse naissance après que les ombres des immortels les ont quittés.
C'est approximativement à cette époque que le prince Serionia vint à Kyoto. Selon les lettres qu'il confia à l'empereur Toshiba il était l'héritier du trône de la lointaine contrée d'Arzrym. Traversant la Mer de perles en quête de la tristesse qui précède l'inspiration, il avait décidé de s'arrêter dans notre capitale pour témoigner ses respects au Maître suprême de l'empire ainsi qu'à ses sujets. Le prince se vit offrir les appartements les plus beaux après ceux de l'empereur, dans le palais Nord du Dieu, fils des Dieux (3).
Les manières de Serionia révélaient le véritable héritier d'une race princière. Il possédait en outre à la perfection l'art de jouer du luth. Désireux d'offrir des distractions à l'hôte de marque, à chaque nouvelle lune, l'empereur organisait dans son palais des concours de baïku (4). Et chaque fois Makamura ou Ossoka étaient l'une ou l'autre proclamées les meilleures. Elles avaient la particularité de ne jamais participer à la même compétition. Mais il était clair que si cette fois c'était Makamura qui l'avait emporté, la fois suivante, il fallait s'attendre à voir concourir Ossoka. De toute évidence, elles ne voulaient pas troubler les juges, le prince en tout premier lieu, par les difficultés qui seraient inévitablement survenues s'il avait fallu choisir entre elles. La gagnante se voyait accorder la faveur de passer tout le jour dans les appartements du prince et de charmer ses oreilles de son jeu. Certains parmi les habitants du palais pensaient que le prince donnait secrètement la préférence à Makamura, les autres à Ossoka. Quoi qu'il en soit, il est douteux que d'autres que lui aient jamais eu l'heur d'écouter plus souvent si merveilleuse musique.
Un beau soir, on frappa doucement à la porte des appartements de Serionia. Le domestique alla ouvrir. Sur le seuil se tenait l'une des jeunes filles, Makamura ou Ossoka, venue chercher ses partitions oubliées durant le jour chez le prince. Le prince ordonna de la conduire chez lui. Il voulait rester impassible mais n'arrivait pas à dissimuler sa tristesse à la baïku. La cause en était une information récemment communiquée par l'écuyer d'un illustre samouraï à l'un des serviteurs du prince et que celui-ci avait incidemment surprise. L'artiste remarqua le désarroi du maître des lieux et jugea bon de s'informer de ses raisons. Le prince fit mine de n'avoir pas entendu la question, occupé qu'il était à allumer des herbes aromatiques. La jeune fille répéta. Alors désireux de ne pas enfreindre les règles de la bienséance, le prince répondit
— 0, la plus experte des baïku, il me semble que depuis quelque temps vous n'oubliez pas vos partitions dans mon seul appartement.
« Quel salaud » pensa Makamura, mais peut-être était-ce Ossoka. « Vas-tu longtemps te moquer de moi ? » Mais ces paroles ne franchirent pas ses lèvres et, se contentant d'essuyer du bord de sa manche les larmes qui perlaient à ses yeux, elle dit :
— C'est faux, mon seigneur. Je veux croire que vous savez le prix de pareils ragots. Les jaloux me calomnient pour nous séparer.
« Quel culot ! » pensa le prince sans laisser rien paraître.
Pour ne pas laisser s'instaurer le silence la joueuse de luth reprit :
— Mon seigneur ! Que les astres soient remerciés qui ont permis que nos chemins se rejoignent et que moi, simple baïku mortelle, aie l'honneur de contempler votre sublime personne et de la charmer de mon jeu. Toutefois, voici longtemps que je désirais vous parler à coeur ouvert. Certes, je sais votre amour pour mon art. Certes, je viens chercher mes partitions dans vos appartements à la nuit tombée et j'y reste jusqu'au matin, tremblant de honte chaque fois que j'en franchis le seuil mais impuissante à résister. Certes, voici longtemps que je ravaude vos kimonos et vos chaussettes puisque les domestiques de l'hôte sublime de l'empereur sont incapables du moindre travail. Eh bien ! malgré tout cela je suis dans l'incapacité de trouver en vous la moindre étincelle de reconnaissance pour le grand amour que je vous porte.
— Mais Makamura...
— «. ...ou Ossoka ». Je sais tout ce que vous voulez dire et c'est pourquoi je prends la liberté de poursuivre. Je suis fatiguée de vous suivre, d'épouser chaque fois vos nouvelles lubies. Ce stupide instrument que je dois pincer huit heures par jour afin de vous voir ; le panier imbécile que j'ai traîné avec moi plusieurs années avant de vous retrouver à Oe ; enfin cette soi-disant amitié, ces babillages sans fin avec l'épouse du défunt empereur dont je prétendais être ravie. En fait il m'en fallait passer par là pour la bien disposer à mon égard et vous arracher à ce trou provincial de Ryûnosuke où vous vous étiez enterré de votre propre gré... Et si demain il vous prenait fantaisie de vous métamorphoser en miséreux et que, devenu le disciple de ce fou de Mikstura vous décidiez de passer le reste de votre vie sur les marches du Mitsubishi (5) ! Je suis une femme ! Et je suis lasse de me réveiller mourant de peur de ne pas vous trouver à mes côtés une fois encore ! Au lieu de cela, je veux me sentir aimée, traverser fièrement Kyoto en palanquin, entrer dans les boutiques des joailliers et sentir sur moi les regards enthousiastes des samouraïs ! Après tout, je ne suis pas si vieille et je dois avouer que tout cela m'est désagréable !...
— Ah, voilà ! Serionia arriva enfin à placer quelques phrases. C'est toujours pareil. Il suffit que le mari vaque à ses affaires pour qu'aussitôt on entende parler de samouraïs ! Et de plus, je vous interdis de parler de façon irrespectueuse de Mikstura, le grand maître de la secte zen !
— Qu'est-ce que tu lui trouves à ton Mikstura Va donc au marché et tu le verras qui mendie pied nus et hirsute. C'est la seule chose qu'il sache faire ! « Grand Maître » Voyez moi donc le bel antidote aux vanités que voici !
— Sais-tu que ce n'est pas à toi de juger de matières aussi élevées que le satori (6) ! Et puis, si mes modes de vie ne te conviennent pas, trouve toi un samouraï et va-t'en.
— Homme stupide ! Je veux simpliement que tu penses un tout petit peu à moi. Arrête, vivons enfin tranquillement...
— Je ne peux pas... Je ne sais d'où me vient cette nécesssité du changement, mais je ne peux pas.
— Et moi non plus je ne peux pas... Pourtant je te dirai encore ceci : sais-tu combien il est dur après chacune de tes disparitions de n'être à nouveau personne, de se forcer à prendre conscience que le bonheur n'est dû qu'à la grâce, qu'il nous est donné rarement, au prix de je ne sais quels mérites par nous-mêmes inventés. Sais-tu combien il m'est difficile de prier Dieu de me faire une fois de plus miséricorde, de chasser de ma tête vanité et outrecuidance et de me rendre capable de me soumettre en tout à sa volonté. Ce n'est qu'à ce prix que je retrouve ta trace.
— Mais s'il t'est trop dur d'être avec moi, je te le répète, laisse moi. Je ne veux pas me sentir coupable de tes malheurs.
— Tu ne comprends donc vraiment rien ?
— Pas tellement
— Non, tu ne vois vraiment rien ? — Je t'aime.
— Qu-uoi ?
— Je t'ai-me !
— Bizarre... Et pourquoi donc ?
— Parce que je suis toi.
— Bien sûr, il fallait inventer deux baïku, comme si la seule Makamura n'avait pas suffi. ..
— Ou...
— Ossoka.
Pause.
— Tu ne dis rien ?
— J'essaie d'atteindre l'état de satori.
— Crois-tu que je puisse t'y aider ?
— Oui. Embrasse moi.
NOTES
1. Roupies. Poissons d'aquarium originaires de l'Inde et très en faveur au Japon.
2. Missouri. Jeunes pousses de bambou.
3. Dieu et fils des Dieux. Titre donné à l'empereur au Japon.
4. Baïku. Joueur ou joueuse de luth.
5. Mitsubishi. Principal temple de Kyoto.
6. Satori. Stade suprême de l'illumination dans le bouddhisme zen (là, je n'invente pas).
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Victor PELEVINE
L'Ermite et Sixdoigts
(extrait)
Extrait du récit publié dans le recueil La lanterne bleue (Moscou, 1991)
A paraître aux Éditions Jacqueline Chambon
Traduction de Christine Zeytounian-Beloiis
Victor Pelevine est né en 1962. Il vit à Moscou. Il est sans doute le jeune auteur contemporain dont on parle le plus. Son oeuvre est essentiellement narrative et inventive, pleine de trouvailles inattendues, tour à tour cocasses ou effrayantes. Ses récits ont été publiés dans de nombreuses revues, notamment Novy mir et Znamia. Il a obtenu en 1993 le mini-Booker prize..
Dans sa prose qui oscille entre rêve et cauchemar, on rencontre entre autres des hangars pensants, des chats presque humains et des poulets philosophes. Dans Omon Ra, paru en livre, il présente la conquête spatiale soviétique sous un jour plus qu'étonnant. Dans Le tambour du monde d'en-haut, une femme d'affaires ressuscite, par l'intermédiaire d'une chamane, des aviateurs allemands tombés durant la seconde guerre mondiale pour les marier à des Soviétiques désireuses d'émigrer.
La lanterne bleue réunit des nouvelles et des mini-romans, genre auquel appartient L 'Ermite et Sixdoigts. Deux curieuses créatures s'interrogent sur le sens de la vie. Elles découvriront l'univers qui les entoure par étapes successives et, après maintes aventures, parviendront même à échapper à leur triste destin. Nous traduisons ici un extrait du deuxième chapitre. L 'Ermite et Sixdoigts doit paraftre aux Éditions Jacqueline Chambon. La traduction d'un roman plus long, La vie des insectes, est en préparation aux Éditions du Seuil.
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— Aujourd'hui, déclara L'Ermite, nous allons escalader le Mur du Monde. Tu as compris ?
Sixdoigts était justement en train de courir vers l'abri de l'âme. Son monticule était presque aussi réussi que celtn de son compagnon, mais il n'arrivait à s'y enfouir qu'en prenant un grand élan, aussi avait-il décidé de s'entraîner. Il réalisa le sens de ce qui venait d'être dit au moment de sauter, en résultat de quoi, il percuta de plein fouet le fragile édifice de tourbe et de sciure qui, au lieu de recouvrir son corps d'une couche douce et régulière, s'écroula sur sa tête, tandis que ses pieds perdaient leur point d'appui et se trouvaient suspendus en l'air, gigotant lamentablement. L'Ermite l'aida à se dégager et répéta :
— Aujourd'hui, nous allons franchir le Mur du Monde.
Ces temps derniers, Sixdoigts avait entendu tant de discours stupéfiants que quelque chose n'arrêtait pas de grincer et de gémir au creux de son âme, et que son ancienne vie au sein du socium lui paraissait une rêverie touchante (ou peut-être un cauchemar de mauvais goût, il hésitait encore à se prononcer). Mais là, c'en était vraiment trop.
L'Ermite poursuivit :
— L'étape décisive a lieu toutes les soixante-dix éclipses. Hier, c'était la soixante-neuvième. L'univers est régi par les nombres. Il indiqua une longue rangée de pailles plantées dans le sol juste au pied du Mur.
— Mais comment peut-on grimper sur le Mur du monde, puisque c'est le Mur du Monde ? Son nom dit bien ce qu'il veut dire... Derrière, c'est le vide...
Sixdoigts était tellement sidéré qu'il ne prêta même pas attention aux obscures explications mystiques de L'Ermite qui, en d'autres circonstances, l'auraient certainement mis de mauvaise humeur.
— Et alors, quelle importance, si c'est le vide ? Nous devons plutôt nous en réjouir.
— Mais qu'est-ce qu'on va faire une fois là-bas ?
— On va vivre.
— Mais ici aussi, on vit très bien.
— Pauvre imbécile, cet « ici » va bientôt cesser d'exister.
— Et qu'est-ce qui va se passer ?
— Tu le sauras si tu restes. Il n'y aura plus rien du tout.
Sixdoigts sentit qu'il perdait toute assurance.
— Pourquoi essayes-tu tout de temps de me faire peur ?
— Oh, ça va, arrête de pleurnicher, grommela L'Ermite en fixant un point du ciel d'un air préoccupé. Au delà du Mur, ce n'est pas mal du tout. A mon goût, c'est même beaucoup mieux qu'ici.
Il se dirigea vers les restes de l'abri édifié par Sixdoigts et entreprit de les disperser.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Avant de quitter un monde, il convient de dresser le bilan de ses expériences et d'éliminer toute trace de son séjour, conformément à la tradition.
— Et d'où elle sort, cette tradition ?
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? Bon d'accord, c'est moi qui l'ai inventée. Puisqu'il n'y a personne d'autre... Voilà.
L'Ermite examina le résultat de son labeur : à l'endroit où s'élevait le monticule, il n'y avait plus qu'une surface parfaitement aplanie, en tous points identique aux autres endroits du désert.
— Voilà qui est fait. J'ai effacé les indices. Maintenant, il faut dresser le bilan. C'est à toi de parler. Grimpe sur cette dune et raconte.
Sixdoigts se sentit floué en constatant qu'on lui avait laissé la partie la plus difficile, et surtout la plus mystérieuse. Mais depuis que L'Ermite avait prédit la première éclipse, il avait décidé de lui obéir en tout. Il haussa les épaules et, après un regard circulaire pour vérifier qu'aucun membre du socium n'était dans les parages, il monta sur la dune.
— Que faut-il que je dise ?
— Raconte tout ce que tu sais sur le monde.
Sixdoigts poussa un sifflement.
— Ça risque de prendre longtemps.
— Je ne pense pas, rétorqua sèchement son mentor.
— Eh bien. Notre monde... Ton rituel est vraiment stupide...
— Ne dévie pas la conversation.
— Notre monde est un octogone régulier qui se déplace progressivement en ligne droite dans l'espace. En ce lieu, nous nous préparons tous à l'étape décisive, couronnement de nos jours radieux. Telle est du moins la formulation officielle. Son périmètre est délimité par le Mur du Monde qui est le produit objectif des lois de l'existence. Au centre du monde se trouve la mangeoire-abreuvoir à deux niveaux autour de laquelle notre civilisation s'édifie de temps immémorial. La position du membre du socium par rapport à la mangeoire dépend de sa situation sociale et de ses mérites...
— Tiens, ça c'est nouveau, l'interrompit L'Ermite. Qu'est-ce que c'est, les mérites ? Et la situation sociale.?
— Eh bien, comment dire ?... C'est quand quelqu'un se trouve tout près de la mangeoire.
— Et par quel moyen y parvient-on ?
— Je viens de le dire, quand on a beaucoup de mérites. Ou une bonne position sociale. Moi, par exemple, avant, j'avais des mérites assez médiocres, et maintenant je n'en ai plus du tout. Tu ne connais donc pas le modèle national de l'univers ?
— Non.
— Mais ce n'est pas possible... Comment fais-tu pour te préparer à l'étape décisive ?
— Je t'expliquerai après. Continue.
— J'ai presque fini. Voyons, qu'est-ce qu'il y a encore ?... Au delà du socium s'étend le grand désert, et tout s'achève par le Mur du Monde. Près du mur vivent les exclus dans notre genre.
— Je vois. Et d'où vient le noyau ? Je veux dire tous les autres ?
— Oh, là, tu exagères... Ça, même les Vingt Proches ne pourraient pas te le dire. C'est le mystère des siècles.
— Bon. Et qu'est-ce que c'est, le mystère des siècles ?
— La loi de l'existence, répondit Sixdoigts en s'efforçant de ne pas hausser la voix. Quelque chose lui déplaisait dans l'intonation de L'Ermite.
— Et qu'est-ce que c'est, la loi de l'existence ?
— Le mystère des siècles.
— Le mystère des siècles ? Le ton de L'Ermite était bizarrement aigu. Il se rapprocha lentement de Sixdoigts en décrivant un demi-cercle. Sixdoigts prit peur.
— Qu'est-ce qui te prend ? Arrête ! C'est ton rituel, après tout ! Mais L'Ermite s'était déjà ressaisi.
— Bon, tout est clair. Descends.
Sixdoigts descendit, et L'Ermite, l'air sérieux et concentré, occupa sa place. Il demeura quelque temps silencieux' comme s'il prêtait l'oreille à quelque chose, puis il leva la tête et se mit à parler.
— Je viens d'un autre monde, déclara-t-il. A l'époque où je suis arrivé, tu étais encore tout petit. Et dans mon monde d'avant, j'étais aussi un étranger. J'ai habité cinq. mondes successifs. Tous sont identiques à celui-ci, pratiquement rien ne les distingue les uns des autres. Et l'univers où ils se trouvent est un immense espace fermé. Dans le langage des dieux, ça s'appelle « Élevage industriel de volaille A. Lounatcharski », mais je ne sais pas ce que ça veut dire.
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Irina POLIANSKAÏA
Sur la place
Nouvelle publiée dans le recueil collectif Le Goût (Moscou,1991)
Traduction de Catherine Brémeau
Irina Polianskaïa est née en 1952 à Kasli, dans l'Oural. Elle vit à Moscou. Ancienne élève de l'école du théâtre et de l'institut de littérature Gorki, elle a travaillé comme rédactrice dans diverses publications. Elle est l'auteur d'un livre : Conditions proposées.
Ses nouvelles, publiées depùis peu dans des revues et recueils collectifs, ont très vite attiré l'attention de la critique. I. Polianskaïa a le don de poser sur les choses et les êtres un regard inhabituel, ce qui rend son oeuvre très attachante. Certains de ses textes sont des portraits pleins d'humour et de finesse, d'autres comme celui que nous traduisons ici ont une portée morale et philosophique. « L'important, déclare Irina Polianskaïa, est d'écrire de la bonne prose. Et il n'est pas important qu'elle soit ou non dans la lignée de la tradition russe, qu'elle soit porteuse de lumière ou orientée vers les ténèbres, qu'elle soit morale ou pas du tout, le principal, c'est qu'elle soit bonne et que ce soit de la prose. La poésie, et la vraie prose est toujours de la poésie, permet de surmonter la prose de l'existence. »
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Nous formions sur la place une foule dense et serrée, nous y déversions notre protestation condamnée d'avance, à laquelle nous-mêmes avions été condamnés non seulement par notre légitime colère, mais encore par un vent intense qui poussait les nuages au-dessus de nos têtes, de plus en plus fort, et aussi par notre jeunesse. Moi aussi je criais avec tous les autres, mais sans entendre ma voix, et en me faisant l'effet d'un simulateur qui se serait faufilé entre les rangs bien alignés d'une chorale, et qui s'appliquerait à ouvrir la bouche afin que personne ne remarque que de sa gorge desséchée ne partait absolument aucun son. Nous levions nos bras en l'air en criant « A bas ! » — peu importe qui — et « Vive la liberté ! » Ce mot superbe s'envolait, toutes voiles dehors, au-dessus de la place en même temps que la tranquille et lente catastrophe des nuages. Oui, j'étais là avec mes camarades, comme ils l'avaient désiré et comme je le souhaitais moi-même pour m'éviter mon propre mépris, mais, debout dans la foule, je ne m'en méprisais que plus, comme si j'avais été un informateur infiltré dans un groupe secret, qui cherche à fixer en sa mémoire les paroles et les visages pour être en mesure, une fois chez lui, voluptueusement recroquevillé sur sa feuille de papier, d'écrire en cachette une dénonciation qu'il enverra dans cette région au-delà des nuages, là où ne parvient pas même le plus virulent de nos cris qu'un tour de passe-passe acoustique transforme en une amicale chanson pleine d'entrain. Je flottais dans mon costume de lutteur et je trébuchais, m'emmêlant les pieds dans mes cothurnes. Mon voisin me dit « C'est chouette, hein ? » Et je lorgnai avec envie son visage inspiré, avant de lever mon bras, comme réveillé, et de crier encore plus fort pour qu'il m'entende : « A bas ! » A ce cri, des voitures débouchèrent tout doucement des petites rues adjacentes, sans but bien précis encore. Nous faisions face à ce bâtiment, et son immense balcon avançait sa mâchoire d'un air maussade, sans rien dire, comme un boxeur sur le ring en train de détecter, méprisant, l'impuissance de son adversaire qui joue de ses petits poings d'enfant dans son coin et évalue son coup. Des gens sortirent tranquillement des voitures et restèrent là sans but précis, le regard dirigé vers ce même balcon. Je les percevais à travers la densité des autres, de mes camarades. Je ne savais encore rien de moi-même, mais je serrais la mâchoire à l'avance, sentant ces hommes dans mon dos, et un sentiment fou de camaraderie venait s'effriter, complètement apeuré, sous mes dents. Je savais qui étaient ces gens.
L'homme derrière moi, celui dont le souffle chaud effleurait ma joue et dont je m'étais toujours senti proche, jusqu'à en avoir mal parfois, commença à se diriger vers la sortie. Un autre camarade occupa aussitôt sa place, tandis que lui avançait à reculons jusqu'à son but : le danger avait fait migrer ses yeux sur sa nuque, fixés exclusivement sur les gens sortis des voitures. Son visage n'exprimait plus en s'éloignant que le vide de ses prunelles. Tout en se frayant un chemin, il s'efforçait de se faire tout petit et, arrivé à mi-course, il se mit à ramper en frétillant, abandonnant sur place sa peau et sa colonne vertébrale, comme un lézard effrayé, avec habileté et détermination. « Des matraques en caoutchouc, des blindés et des gaz lacrymogènes...» : certaines radios se murmuraient des informations, tandis que d'autres leur répondaient calmement : « Il n'y a ni victimes ni dégâts », et que d'autres encore racontaient, d'un ton attristé : « Vingt et une personnes ont péri, trois sont portées disparues, quarante quatre ont été blessées ». Notre homme là-bas se débattait déjà dans les basses eaux de la marée humaine. Cela faisait bien une minute que, rassemblant sa vision fragmentée, il tournait les yeux de ci de là, à la recherche parmi les soldats qui avaient encerclé la place d'un visage simple où il pourrait lire un grand étonnement enfantin : l'homme qui le ferait sortir. Il l'approcha de -la démarche indolente du piéton qui vaque à ses affaires. « Vous n'auriez pas une clope ? » demanda-t-il un peu grossièrement, et il comprit qu'il s'était trompé : le soldat le regarda d'un air moqueur et poussa familièrement son copain : « T'entends, il demande une clope » L'autre lui donna distraitement une cigarette. Notre homme, debout au milieu d'eux, essayait de toutes ses forces de se dissoudre, de se mêler à la masse des soldats pour s'y fondre. Il avait l'air décontracté, comme eux, mais ses genoux tremblaient. Le soldat qui lui avait donné une cigarette lui demanda: « Qu'est-ce qu'ils gueulent, là-bas ? », et notre homme, heureux qu'ils l'aient distingué des autres, répondit, la voix rauque : « Du diable si je le sais ! » Il craignait de bouger, de remuer le petit doigt, il ne pourrait le faire qu'après s'être définitivement fondu dans le camouflage de la tenue des soldats, mais il sentait que ce n'était pas encore le cas, hélas. Tout à l'heure, dans la foule, son coeur battait comme une cloche qui sonne à tout rompre. Maintenant il résonnait comme un poids contre un tambour vide, comme une pelle mécanique défonçant des cloisons, et la peau du tambour se déchirait sous l'effroi. La peur se figeait dans son sang. Et en même temps, il pensait : mais qu'est-ce qui me prend ? Bon, ils vont m'arrêter, me prendre mon adresse, j'aurai quelques petits ennuis à l'université, mes parents me feront un sermon, et puis voilà. Qui sommes-nous ? Des représentants et des ambassadeurs sans renom, des voix échappées de ces lettres qui survolent le pays comme des oiseaux sans nid. Mais la peur, nichée, elle, depuis l'époque utérine des dinosaures, qui avait passé sa petite enfance à jouer aux querelles princières, avant de monter en graine à la forte levure de la terreur, la peur qui vous passe au cou une cravate de chanvre, qui a appris à régner sans partage à l'époque des purges et des répressions, la peur était toujours là au-dessus du petit homme, comme un boa dressé la gueule ouverte qui exhale des tourbillons de vapeur.
Quand l'autre soldat lui tendit à nouveau une allumette, car sa cigarette venait de s'éteindre, il trembla plus fort : ce feu qui n'avait pas pris, c'était la preuve de son appartenance à ce rassemblement ! Il essaya de remercier, mais éprouva de la difficulté à faire émerger sa voix des étroits récifs que formaient ses cordes vocales remplies d'effroi, et il ne put que faire un signe de tête. On ne le chassait pas. Par tous les pores de sa peau il s'imprégnait du camouflage de la couleur kaki, lançait ses tentacules pour se coller à la roche du pouvoir, déposait ses oeufs dans chacune de ses anfractuosités, y rampait comme de la vigne vierge, et lorsqu'une jeune fille s'approcha du soldat sur qui il avait jeté son dévolu et lui demanda de la laisser partir, il eut un mouvement indigné et moqueur : « Ah, rien que ça » Mais le soldat se mit de côté, et elle partit en courant sur la chaussée pavée. Notre homme s'agita : il avait plus de raisons qu'elle d'être autorisé à s'enfuir, on avait déjà dépensé pour lui une cigarette, deux allumettes et des efforts de doigts, cela en faisait presque un copain, et c'est pourquoi, retrouvant enfin sa voix rauque, il dit dans un bâillement nerveux: « Bien, moi aussi, je vais m'en aller... » Mais le soldat qui lui avait donné une cigarette hocha la tête d'un air peiné et le repoussa en arrière dans la foule, en l'effleurant à peine des doigts.
Mais ce n'était pas moi, pas moi. J'étais là, soumis, à crier des mots de protestation. Je protestais docilement. Contre quoi ? Mais il n'y a pas moyen de faire un pas sans que l'âme ne se révolte, le bon sens ne se rebiffe, sans que le coeur ne s'arrête à force de haine impuissante contre l'absurde organisation de notre vie ! Des rassemblements se formaient ça et là, et il se trouvait toujours des incitateurs, toujours aussi un choeur et des spectateurs, il ne manquait que l'adversaire ! Est-ce que le collecteur qui refuse de reprendre vos bouteilles vides est un ennemi ? Il n'est pas responsable, il n'a pas de caisses ! Et la vendeuse qui vous vend du saucisson en verre, en étain ou en bois, mais qui n'en a pas à base de viande, est-ce sa faute ? Ou celle du conducteur, quand les tramways ne marchent pas ? Livrez-nous les responsables, jetez à la foule du haut de votre Balcon rouge les premiers boyards qui se présentenCafin de canaliser notre fureur dans la bonne direction. Mais moi, ce n'est pas moins ma faute que la leur, et je suis là, avec mon sang figé par l'angoisse, grouillant de microbes, moi qui suis infecté par le doute, pour témoigner en mon nom obscur : je ne peux absolument rien !
Je ne sais rien; Je ne comprends pas ce qui se passe. Je ne peux parvenir au fond des choses. Je n'ai pas d'information. Rien à proposer. Ça me fait mal de voir qu'on tue, à quelque époque que ce soit, sous Charlemagne ou maintenant, et où que ce soit : dans l'antique Sparte ou bien chez nous. Mais moi, personnellement, j'ai pour aider mes concitoyens les mêmes chances de succès que si je voulais sauver un enfant infirme projeté du haut d'une falaise par les Lacédémoniens. Je ne crois pas servir la cause du progrès en étant là dans la foule à brandir le poing dans l'air impénétrable et élastique. Mon jardin se trouve à l'écart de cette place, et je ne sais pas ce qu'on peut construire sur l'emplacement de Carthage : des maisons de style baroque à mâchoire de pierre ! Si je le savais, de quel air joyeux se rempliraient mes poumons, comme il me serait doux de crier : « A bas ! »
Je pensais à tout cela avec un désespoir plus fort que ma peur elle-même, quand soudain quelqu'un effleura mon épaule et me fit me retourner. Je n'avais pas encore eu le temps de poser mon regard sur elle, sur ses yeux mélancoliques et familiers, que le bruit et la fureur s'étaient déjà tus, comme si quelqu'un avait coupé le son. Comme si le feu qui à l'instant faisait rage, n'était plus qu'un bout de chandelle mouché soudain par une grande main calme. Je ne me rappelle pas comment était ce visage, mais je l'ai immédiatement reconnu, et une bouffée de bonheur afflua secrètement à ma gorge, comme il arrive lorsqu'on revoit en rêve une personne chère depuis longtemps disparue. Elle se tourna sans mot dire et s'en alla en m'emmenant loin de cette foule, serrée au point qu'une pomme n'aurait pu y tomber, mais elle passait facilement, comme un rayon au travers d'une vitre qui aurait éclairé ma route. Elle dit sans se retourner : l'orgue ne joue que sous les voûtes du temple, et la voix du poète ne résonne qu'à travers ses vers : mais on ne peut entendre ni l'un ni l'autre sur cette place bruyante. Des poings serrés surgissaient sans cesse devant mon visage, mais leurs yeux excités ne me voyaient pas. Nous sommes passés dans la foule comme des strophes immortelles traver¬sent les siècles, et ni l'avenir aux bras tentateurs, ni le passé aux mains implorantes ne m'effrayaient plus. Sans doute avons-nous pris le chemin le plus long, car j'ai eu le temps de décider de ce que je ferai désormais et du tour que prendrait mon existence, et ces choses-là ne se font pas en une minute. Quand nous avons quitté ce lieu, une vaste nuit étoilée nous a fait face, et je me suis retourné pour voir s'il n'y avait pas de victimes, afin de leur dispenser le secours dont j'étais capable, mais la place était vide.
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Valery RONCHINE
Comment je suis devenu une mouche
Nouvelle extraite du recueil Bonjour Monsieur Kharrns (Sainte-Pétersbourg, 1993)
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Valery Ronchine a trente-deux ans et vit à Saint-Pétersbourg. Ses nouvelles loufoques et biscornues sont largement publiées depuis quelques années dans des revues telles qu'Ogoniok et Stolitsa. Il écrit également des contes pour enfants et des scénarios de dessins-animés.
Le texte que nous publions rappelle Kafka, et aussi Daniil Kharms dont le nom figure dans le titre du premier recueil de l'auteur. Il est dit dans l'avant-propos : « Toutes ses nouvelles sont dictées â Ronchine par une VOIX surgie d'on ne sait où... Elle ne se manifeste pas plus de deux fois par mois, ce qui laisse beaucoup de temps libre que l'écrivain met à profit pour voyager, le plus souvent à pied. Ce mode de déplacement fait que les habitants du cru (y compris les agents de police) le prennent souvent non pour un voyageur mais pour un vagabond. La différence entre les deux est la même qu'entre érotisme et pornographie, c'est à dire difficilement perceptible. Aussi Valery Ronchine (en bon écrivain russe) s'est-il plusieurs fois retrouvé derrière les barreaux. En d'autres mots il a connu la souffrance. Ajoutons deux citations. Ronchine revendique la paternité de la première : "L'humour authentique est toujours de couleur noire". La seconde est effectivement de lui : "L'écrivain doit décrire son temps et mourir". »
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Un jour, je me trouvais comme d'habitude derrière le comptoir de ma boutique. Dehors, le soleil brillait. Une mouche bourdonnait sous le plafond. Tout était conforme à l'ordinaire. Soudain, la porte s'ouvrit et un étrange client entra. Pour être exact, quand il entra, il n'était pas encore étrange. Mais il le devint dès qu'il prononça ses premiers mots.
— Je voudrais acheter un coeur, déclara-t-il.
— Il faut voir le marchand d'à côté. Nous ne vendons pas de jouets.
— Vous m'avez mal compris, je veux acheter un vrai coeur, un coeur vivant.
— Excusez, mais nous ne faisons pas ce genre de marchandise.
— Je paierai bien, insista l'inconnu et il sortit de sa poche une grosse liasse de billets.
— Mais je n'ai pas de coeurs vivants dans mon magasin. Je peux vous vendre une machine à écrire, un téléviseur ou une boîte d'allumettes.
— Non, c'est un coeur qu'il me faut. Votre coeur, fit-il d'une voix imperturbable.
— Le mien ? J'en restai bouche bée.
— Mais oui, le vôtre.
— En ce cas, vous êtes venu pour rien. Je ne vous le vendrai pas.
— Évidemment, vous ne me le vendrez pas à bon marché, mais pour une jolie somme ?
Et il tira une autre liasse de billets, trois fois plus grosse que la première. J'adressai un regard pensif à tout cet argent posé sur le comptoir et je demandai d'une voix hésitante:
— Mais comment pourrai-je vivre sans mon coeur ? C'est une chose impossible.
— Tout à fait possible au contraire. Beaucoup de gens s'en passent très bien.
Il tendît vers moi ses mains aux gants noirs. Ses doigts pénétrèrent ma poitrine comme si c'était de l'eau. Et une seconde plus tard, un coeur rouge reposait entre ses paumes. L'étrange visiteur sortit de sa poche un sachet en plastique d'une propreté douteuse et y jeta négligemment mon coeur palpitant.
— Au revoir, fit-il d'un ton lourd de promesses et la porte se referma derrière lui. Dans ma poitrine, je ressentais une impression d'espace et de liberté. Je me mis à compter l'argent.
Le lendemain, l'inconnu revint me voir.
— Vous voulez acheter un autre coeur ? Malheureusement, je n'en ai plus.
— Mais en revanche, vous avez un cerveau, remarqua-t-il avec un rictus déplaisant. Je portai malgré moi la main à ma tête.
— Mon cerveau, murmurai-je, indécis. Mais comment ferai-je pour penser ?
— Vous n'avez pas besoin de penser.
— Et combien me proposez-vous ?
— Beaucoup, ne vous inquiétez pas pour ça.
Il sortit trois grosses liasses de sa poche. Après quoi, il plongea les mains dans mon crâne pour en extraire mon cerveau.
Nous restâmes une bonne minute à le contempler. Il faut bien reconnaître que son aspect n'avait rien de remarquable. L'étrange personnage sortit un sachet de plastique sale pour y ranger mes méninges.
Dès son départ, je fis le compte des billets. Il y en avait effectivement beaucoup. Maintenant, dans ma tête aussi je ressentais une agréable sensation de vide.
Le troisième jour, j'en étais déjà à attendre mon mystérieux client. Et il ne me fit pas faux bond.
— Bonjour, demanda-t-il, comment allez-vous ?
— Très bien, je n'ai plus la tête encombrée par tout un fatras de sottises. Vous voulez encore m'acheter quelque chose ?
— Votre jambe droite.
Je demeurai figé de surprise.
— Vous voulez que je saute à cloche-pied ? Il haussa les épaules.
— Pourquoi sauter ? Vous n'aurez qu'à rester à la même place. L'homme sortait déjà l'argent de son portefeuille.
— Vous avez de quoi convaincre un mort, fis-je et j'ajoutai : bah, puisqu'on y est, fi de l'avarice ! Prenez donc mes deux jambes !...
Bref, en un temps record, je lui ai tout vendu : mes pieds, mes mains, mon torse, mon foie, ma rate et jusqu'à ma vessie... Il ne me restait que ma tête sans cerveau, posée sur le comptoir. Mon client ne prit même pas la peine de discuter avec elle, il la jeta directement dans son vieux sac en plastique avant de s'en aller.
Il n'y avait plus que mon âme dans le magasin.
Quel ne fut pas mon étonnement de voir l'inconnu revenir le lendemain.
— Vous voulez acheter mon âme ?
— Que pourrais-je en faire ? fit-il avec une moue de mépris. Donnez-moi plutôt une boîte d'allumettes.
— Comment vous la donnerais-je ? Vous m'avez acheté mes mains la semaine dernière. Prenez-la vous-même.
L'inconnu se servit et alluma tranquillement sa cigarette.
— Voulez-vous devenir une mouche ? proposa-t-il brusquement.
— Une mouche ?
— Eh bien oui, vous volerez en rond autour de la lampe en bourdonnant. Bourdonnez un peu pour voir.
— Bzzzzzz, fis-je.
Il me complimenta d'un ton désinvolte
— Vous voyez, vous faites ça très bien.
Et c'est ainsi que je suis devenu une mouche.
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Alexis SLAPOVSKI
La première seconde venue
(extrait)
Extrait du roman publié dans la revue Volga (N°8 et N°9 de 1993)
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Alexis Slapovski est né en 1957. Il vit à Saratov et travaille comme directeur littéraire à la revue Volga, qui a publié plusieurs de ses romans. C'est l'un des plus brillants narrateurs de la nouvelle génération. Parmi ses oeuvres, citons Un hiver poussiéreux, paru dans Znamia, où l'auteur analyse les conséquences possibles de la chute d'une boite de coca jetée par la vitre d'une voiture, L'homme conditionné ou les huit premiers chapitres, sorte de farce tragique, Je ne suis plus moi, dont le héros principal échange sa personnalité contre celles de personnes qu'il croise.
La première seconde venue, c'est celle du Christ qu'Ivan Zakharovitch Nikhilov, un vieil homme un peu fou dont la seule passion est de tenir son journal, croit reconnaître en la personne de son voisin Piotr Salabonov, dit Pétroucha. Ce roman a fait partie des six oeuvres retenues en avant-dernière lecture pour le Booker prize russe 1994
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Évidemment, il l'avait déjà vu avant cela, et même souvent : ils étaient voisins. Mais là, non seulement il le vit, mais il saisit en même temps une phrase échangée entre deux vieilles femmes : tiens, voilà Piotr, celui dont la mère est vierge.
— Comment ça ? demanda Ivan Zakharovitch.
Les vieilles furent étonnées, car Ivan faisait rarement la conversation, mais elles lui répondirent : c'est curieux que tu ne sois pas au courant. Tout le monde le sait. Le défunt Maxime, il ne dormait pas avec sa femme Marie, et pourtant elle est tombée enceinte et elle a eu un fils. Et personne d'autre non plus n'a jamais couché avec elle.
Ivan Zakharovitch !...
Ivan Zakharovitch rentra chez lui à toute vitesse, il ouvrit son cahier (c'était déjà le tome trois) et nota : « Aujourd'hui j'ai eu une révélation. Une grande révélation. Enfin. Tout est clair. Maintenant, j'ai tout compris. Maintenant je me connais et je le connais ».
Et brusquement, ce fut comme un choc électrique.
Il ouvrit son cahier numéro un, se mit à lire et fut horrifié par le délire qui s'étalait devant lui en lettres maladroites. Même chose pour le cahier numéro deux. Et pour le numéro trois, jusqu'à la date d'aujourd'hui. Il arracha ce dernier feuillet, puis déchira le reste de son journal en menus morceaux et les brûla.
En un éclair, il comprit qu'il avait été fou.
Il venait de guérir.
Il se demanda avec effroi comment il avait pu vivre si longtemps dans les ténèbres de l'esprit, inconscient de sa démence.
Désormais tout serait différent. Maintenant, sa raison s'était éclaircie, il voyait le but à atteindre. Il devait accomplir sa prédestination.
Et il alla voir Piotr Salabonov, et une conversation eut lieu, qu'Ivan Zakharovitch nota par la suite. Il lui fallut deux jours pour tout consigner.
« Je suis entré et j'ai dit : Tu es Jésus Christ.
Et il a dit : Non, je suis Piotr Maximovitch Salabonov.
J'ai dit : Comme il est écrit dans la Bible, dans le Nouveau Testament, je suis Jean-Baptiste, fils de Zacharie : Ivan Zakharovitch, mon nom de famille est
Nikhilov, mais ça n'a aucune importance. Je dois Te baptiser, bien que je ne sois pas baptisé moi-même. Ton nom non plus n'est pas important, car en réalité,
comme il a été promis, Tu es ressuscité une seconde fois pour le Jour du Jugement, Tu es Jésus-Christ.
Il a dit : Je ne te crois pas.
J'ai dit : Ta mère, la Vierge Marie, t'a donné le jour en restant pure.
Il a dit : Les femmes le disent, mais c'est faux.
J'ai demandé : Comment ça ?
Il n'a pas répondu.
Il a demandé : comment pourrais-je être Jésus-Christ, si je ne sens pas que je suis Jésus-Christ ?
J'ai dit : Maintenant, Tu vas le sentir, car Ton temps est venu.
Il a dit : Non, je suis Piotr Salabonov.
J'ai dit : Les hommes donnent des noms supposés, mais le nom véritable nous est donné par Dieu. Ton vrai nom, c'est Jésus. Moi, il m'a donné un nom semblable
à celui du prophète Jean, pour que je T'aide à y voir clair. Et il a donné à Ta mère un nom qui le confirme. Et si Ton Père n'était pas Joseph le charpentier, quelle
importance a le nom d'un homme qui n'était pas Ton père ?
Compare plus loin, ai-je encore dit, combien d'indices et d'allusion te donne le Seigneur : comme Jésus, tu as des frères par ton oncle, frère de ton père. Et tu as
vécu jusqu'à trente ans sans te marier.
Là, Il a voulu protester, mais Il n'a rien dit.
J'ai dit : Comme annoncé, l'Antéchrist est apparu en même temps que Toi sous l'apparence d'un homme et il porte même un prénom identique. C'est Ton oncle
Piotr Zavalouev ; il est aux rênes du pouvoir. Il est l'Antéchrist sous les traits d'un administrateur, un nouvel Hérode. Je crains qu'un autre massacre des innocent
n'ait bientôt lieu.
Il a dit : Je ne suis pas au courant.
J'ai dit : Tout est dans l'Évangile.
Il a dit : Je n'ai pas lu l'Évangile.
J'ai dit : Tu le liras.
Il a dit : Je le sais déjà.
J'ai dit : Que sais-Tu ?
Il a dit : Que Jésus faisait des miracles. Moi, je n'en fais pas.
J'ai dit : Ton temps est venu. Tu vas en faire.
Il a éclaté de rire à cette pensée.
Je suis parti, de crainte de le fatiguer. Demain, je retournerai auprès de Lui. »
Piotr raconta à Katia la visite du vieux fou, tandis qu'il la caressait, la petite chérie.
— Fais gaffe. Elle se redressa sur le coude. Envoie-le promener, ce débile, et n'en parle à personne.
— Mais de quoi tu as peur ?
— Eh bien, d'abord c'est du blasphème. Moi, ça me fait peur, faut pas toucher à ces trucs là ! Et secondo, on ne sait pas encore comment les choses vont tourner. Si jamais tout redevient comme avant. On te convoque au KGB : Alors comme ça, vous êtes le Christ ? Et on t'expédie au Goulag.
Piotr était perplexe :
— Là, je ne comprends pas, tu me dis ça en tant que communiste ou en tant que croyante ?
— En tant que croyante communiste. Puis elle ajouta, après un temps de réflexion : en tant que réaliste. (Rappelons encore une fois qu'on était en 1990).
Ivan Zakharovitch apporta une Bible à Piotr et lui dit de commencer par le Nouveau Testament.
Piotr trouva ça intéressant : c'était tout de même de l'histoire.
Et la discussion suivante eut lieu dans la maison à la lisière :
— Comment veux-tu que je sois Jésus-Christ, alors que je suis né — d'accord, je ne sais pas qui est mon paternel, ça regarde maman — mais je suis né comme tout le monde, tandis que le Christ, il est né une fois pour toutes, et maintenant, il n'a plus qu'à apparaître, tout prêt. Prêt à servir ! Et Piotr se mit à rire
— Comment ?
— Prêt à servir. Il répéta avec plaisir, content de ce mot d'esprit.
— Mais enfin, bougre de con ! Ivan Zakharovitch fit claquer ses mains sur ses genoux. Tu ne piges vraiment rien de rien ?! Peut-être que t'es pas du tout né, c'était peut-être comme qui dirait une sorte de mise en scène : pour que les gens comprennent ! Pour leur faire voir. Ces connards là, si on ne leur montre pas, ils ne devineront pas tout seuls !
— Il aurait fallu en montrer davantage ! Qu'il naisse de nouveau en Israël, à Bethleem, si ce bled existe bien.
— Il existe.
— Eh bien ! Il n'avait qu'à naître là-bas, cuisiner un ou deux miracles, et tout le monde aurait compris.
— C'est pas si simple ! objecta Nildlilov. Les hommes ont-ils mérité un tel cadeau ? Non. Ils n'ont qu'à se casser un peu la tête. Après toutes les saletés qu'ils ont sur la conscience, qu'ils travaillent un peu du ciboulot ! S'ils comprennent, ils seront sauvés, sinon, les carottes seront cuites pour tout le monde. T'as saisi ? Quel est le but de ta mission ? Qu'est ce que t'en as à foutre, de Bethleem, puisque tu vis à Polynsk ?
— Et alors ?
— Polyn, c'est l'absinthe, « L'étoile absinthe » dans l'Apocalypse selon Saint Jean, tu crois que ça compte pour du beurre ? C'est pas un signe, ça ? Et Tchernobyl, qui en traduction veut dire aussi absinthe, c'est pas un autre signe, selon toi ? Et les tremblements de terre ? Et le Sida ?
Ivan passa encore un long moment à énumérer les plus terribles fléaux du siècle, du passé proche, du présent et même, sous l'effet d'une miraculeuse prémonition, il prédit quelques événements à venir.
— Ce n'est pas pour rien que le lièvre-loup a surgi dans notre bois, ajouta-t-il en guise de conclusion. Dans notre bois à nous, et pas ailleurs.
Ce fut peut-être cet argument qui impressionna le plus Piotr Salabonov. Bien plus que le Sida, les tremblements de terre et la catastrophe de Tchernobyl qui le laissaient indifférent. Le lièvre-loup, ça oui, c'était quelque chose qui l'intéressait.
— Je vais le capturer, promit-il en remplissant le verre d'Ivan Zakharovitch.
Ivan Zakharovitch le vida : depuis qu'il était redevenu normal, il ne rejetait plus les habitudes humaines. Cependant, il n'alluma pas de cigarette, car au moment où il était devenu fou, il n'avait pas encore appris à fumer. Piotr non plus ne fumait pas, par respect inconscient pour son organisme.
Ayant bu, Ivan déclara :
— Tu es un lâche. Une poule mouillée, pour parler franchement.
— Et de qui j'aurais peur ?
— De toi-même ! Ivan éleva la voix. Tu as la frousse devant ta destinée ! Il parlait de plus en plus fort, avec un fort accent du terroir. Tu crains les quolibets et les persécutions qui ont été ton lot il y a deux mille ans, quand on n'a pas voulu Le reconnaître dans son propre pays, foutre Dieu ! Parce que toi non plus, les gens ne vont pas se précipiter tout de suite pour te baiser les pieds !
— Et puis pourquoi ils le feraient ? Piotr se mit en colère. Tiens lis donc ! Il montra le livre du doigt : Jésus guérissait par le simple toucher !
— Et toi ?
— Quoi moi ?
— Tu n'as pas essayé ?
— Tu me prends pour un imbécile ? Je ne suis pas... comment on les appelle déjà ?... Je ne suis pas un extrasensoriel. Et puis il guérissait surtout des lépreux. Je ne crois pas qu'on en aie dans le coin.
— On n'a pas de lépreux, ça c'est vrai. Mais Zoïa Zavalouev, la veuve de ton grand-père et la mère de ta tante et de Piotr l'Antéchrist, elle a une maladie de peau, ça fait combien d'années qu'elle en souffre. Allons la voir.
— Pour quoi faire ?
— Allons, je te dis !
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La partie Prose du numéro double 15-16 "Spécial Jeune littérature" de LRS-Lettres russes contenait encore des bonnes pages des oeuvres suivantes à paraître :
Andreï BYTCHKOV. - Peut-on compter sur le brouillard... - Balzac éd., 01/12/1994.
Oleg ERMAKOV. - La marque de la bête. - A. Michel, 01/01/1994.
Valeria NARBIKOVA. - Echos. - A. Michel, 01/03/1991.
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Théâtre
Alexeï CHIPENKO
Une partie d'échecs
(extrait)
Pièce-monologue
Traduction de Lily Denis
Alexeï Chipenko, né à Sébastopol en 1961, a commencé à écrire très tôt des récits et des poèmes. Musicien, animateur d'un groupe rock, il fait des études à l'École-studio du Théâtre artistique de Moscou. Anatoli Vassiliev le remarque et fait lire sa pièce L'Observateur (1984) à Boris Youkhananov, un des gourous de la culture parallèle qui finira par créer le spectacle en 1988. Chipenko affiche son mépris des valeurs existantes. Mais, au-delà de l'allergie aux normes et au bon ton, il y a dans son oeuvre une réflexion sur l'histoire de l'espèce et sur l'art, créateur d'illusions et moyen d'accéder à l'immortalité. Ses pièces mélangent et parodient les styles, morcellent l'action, créent un chaos d'images qui renvoient à la fin, à l'éclatement de l'humanité. Chipenko, qui vit depuis deux ans en Allemagne, est l'un des auteurs dramatiques russes actuels les plus radicaux dans la recherche d'une nouvelle écriture.
Est-elle si iconoclaste que cela, cette Partie d'échecs (parue en 1992) qui, commencée dans le chaos et dans l'absurde, s'achève par la récitation intégrale du très beau poème de T.S. Eliott qui donne son nom à la pièce ?
Une partie d'échecs a fait l'objet d'une lecture organisée au Conservatoire national supérieur d'art dramatique par la Maison Antoine Vitez, dans le cadre de la saison russe 1994.
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Cette pièce est un monologue. Une femme est seule sur le plateau. Ce n'est pas une comédienne. Une visiteuse de hasard placée là pour se taire. Par qui? Pour quoi? Pour expliquer qu'elle se tait, elle cause, elle cause à l'infini, elle prend le public à partie, raconte ses fantasmes, ses rêves de richesse, de soupirants, ses chances perdues. L' échec...
Un temps
Autrefois, ça, c'était quelque chose ! Le théâtre, c'était le théâtre : maquillage, costumes, perruques. Quoique les perruques, elles n'ont rien à voir. Que tu sois teint, frisé ou chauve, c'est tout comme, oui. Mais il y avait bien autre chose, quand j'étais petite. J'avais tout au plus six ou sept ans, je ne me rappelle plus au juste, on m'a emmenée au théâtre. Du jeune spectateur. Pour enfants. Je crois que c'était Alice au pays des merveilles. Et là, à cette pièce, j'ai éprouvé un véritable choc. Ma parole ! Non, pas un choc, ça s'appelle autrement... Attendez... Quelque chose dans le genre de « cataplasme », oui. Non. Je ne me rappelle pas. Je deviens gâteuse. Comme ma maman. Mais elle, c'est un gâtisme très, très profond. Pour tout dire, si on l'avait installée dix minutes sur cette chaise, elle vous en aurait sorti, oui, des tonnes et des tonnes de formules magiques, deux cents ans d'avance, mille fois dix minutes d'avance de formules magiques. Elle serait venue, ça je vous le jure ! Pour vingt dollars, elle irait où vous voulez, dans le Grand Nord, sur un iceberg, dans la jungle d'Amazonie. Téléphonez-lui, allez : Riverside Drive 214 28 09. Elle ne fera qu'un bond, elle ne refusera pas... (Se cachant le visage dans les mains) Mon Dieu, qu'est-ce que je dis ! C'est qu'elle a déménagé. Complètement déménagé. Changé d'adresse : Cimetière de West-Point, Carré 12, tombe 125.
Long silence.
Ca y est ! Je me rappelle ! Je me rappelle comment ça s'appelle ! la « catharsis », voilà ! Ce que j'ai ressenti. Au théâtre. Quand j'étais petite. Et puis, les Beatles. Vous connaissez ? Ils sont quatre. J'ai amené une de leurs cassettes, je vais vous montrer...
(Elle sort un magnétophone de son cabas)
On les écoute ? D'accord ? C'est vrai que mon magnéto, il est plutôt pourri, mais ça ne fait rien, on comprend quand même.
(Elle le branche. On entend quelques mesures de « Michelle »).
Je me suis inscrite à un cours. Et j'y vais. J'apprends. A danser. Parce que je suis une lady très timide. Une fois, à l'école, j'ai même fait semblant de boiter pour ne pas avoir à danser. Pour tout dire, n'importe comment, personne ne m'avait invitée. Personne. De toute la soirée. C'est vrai qu'il y en a quand même un qui a essayé. Au baisser du rideau. Tout à fait à la fin. Un qui est venu me trouver. Un gamin. Un mioche. Un microbe. Je croyais que c'était pour danser, et ce salaud-là, il me demande: « Eh, qu'est-ce qui t'arrive ? Tu t'es cassé la jambe, des fois? » Mais, j e lui dis oui, la semaine dernière, tu ne le savais pas ? Une fracture ouverte. Trois heures sur le billard. Le masque de fluoréthane. Les cons ! J'ai boité pendant six mois. Pour que ça se voie, que ça fasse vrai. Même que maintenant encore, des fois, ça ressort. Ma démarche. Vous n'avez qu'à voir !
(Elle arrête le magnétophone et marche)
Vous voyez ? Je traîne la jambe gauche. Il faut croire que la période orthopédique de mon C.V. n'est pas finie.
Alors, à cette vacherie de cours... Cette musique qu'ils ont ! De quoi crever. L'angoisse ! Et les danses... des danses de mémères débiles. Regardez !
(Elle branche le magnétophone sur une bossa nova, exécute quelques mouvements très gauches et s'arrête).
A mesure qu'on dansé, les bras vous en tombent, les jambes vous en tombent, tout vous en tombe. Une de mes copines, elle s'est complètement estropiée, déboîté une côte ! Comment elle a fait son compte ? Je n'en suis pas revenue. Comment il faut avoir tortillé des hanches pour en arriver là ! L'horreur !
(Elle arrête le magnétophone et se rassoit sur sa chaise)
Je ne veux plus rien vous faire voir. Je ne veux plus. Ça me gêne. Et puis, c'est in-es-thé-tique, ça fait one man show d'invalide à la danse de Saint Guy, sans compter qu'il faut se trouver un partenaire ad hoc : sourd-muet et avec des béquilles, par exemple. (Elle rit).
Un temps.
Bon, ça fait combien de temps que ça dure, hein? Je crois qu'on peut arrêter la séance. (Elle tourne la tête vers les coulisses). Eh, la mère ! Viens par là ! J'ai tiré mon temps. C'était pas ça, notre arrangement... Où tu vas ? Eh !
(Elle se tourne vers la salle)
Elle s'est barrée, c'te conne ! Je vous en prie, ne faites pas attention si je jure comme un charretier. Ça doit être héréditaire.
Probable que mon papa en était un. De charretier. Ou de cordonnier. En réalité, qui était mon paternel de contes de fées, on n'a jamais pu le tirer au clair.
(Nouveau regard vers les coulisses)
Tiens, un mec ! Il ne bouge pas, il me zyeute. Ben quoi, je te plais, salingue ? Eh, le mec, qui vous êtes ? Tu ne peux pas me répondre quand je te parle ? Tu t'ôtes de là, oui ou non.
Un temps
(De nouveau à la salle)
Il ne dit rien. Il ne fout rien. Et ils appellent ça travailler. Et en plus ils touchent la grosse paye. (Criant vers les coulisses) Eh, élite de la crasse ! Maccab ambulant ! Arnaqueur ! On est renseigné sur votre compte à tous. Par les journaux. On les connaît vos magouilles de vrais-faux magnats !
Un temps
(A la salle)
Et si c'était un théâtre pour sourds-muets, hein ? Une espèce de clinique. La ligne d'arrivée, quoi ? Des tableaux vivants. Vous m'entendez ou vous ne m'entendez pas, messieurs-dames les spectateurs ? Vous m'entendez ? ou c'est seulement que vous me regardez ? « Je suis venu, j'ai vu, je suis parti », c'est ça ? Pars, va te coucher ! Allez, on se sauve ! Hourra! Qui t'aime te suive ! Conduisez-nous à la victoire, milord ! Nos glaives sont à notre ceinture, et avec, il y a des vierges de première ! De première ! A l'attaque! A l'attaque ! Hourra ! Hourra !
(Elle se lève d'un bond, puis se tait brusquement).
Qu'est-ce qui me prend de gueuler comme ça ? Personne ne le sait ? Moi qui avais peur de demander à sortir pour aller aux cabinets quand j'étais en classe, là... Ben, dis donc, qu'est-ce que j'ai aujourd'hui ? Je n'en reviens pas. Un mystère. J'ai même essayé de faire des vers. Oui. Tout selon les règles. La panoplie complète du givré. Mais le temps s'est arrêté. Les femmes ne sont pas des poètes, elles n'en sont pas capables, elles, il leur faut du pas compliqué, du sentiment. Par exemple, mettre des enfants au monde et tout le toutime. Moi aussi, j'en aurais fait des enfants, si je n'étais pas morte.
Un temps
La poésie, ladies, c'est un bidule que... C'est quand il n'y a pas de mots pour le dire, vous saisissez ? Pas de mots, un point c'est tout. De la poésie, oui, des mots, non. Alors, ils font peut-être de la poésie, ici, hein ? Puisqu'il n'y a pas de mots. Rien que les miens. Des mots pas prévus d'avance. Des mots qui se mettent en travers de la poésie. Non, il faut y croire. La poésie, c'est le silence. Je me tais, je vais me taire longtemps.
Un temps
Ma petite soeur est poète. Elle est encore toute petite. Des bras comme de petits cierges. C'est une exception. Elle a écrit quelque chose, il n'y a pas longtemps, voilà, je peux vous le lire.
(Elle sort de sa poche un feuillet de papier bleu plié en quatre, le déplie et lit)
La Chaise qui ta soutenait ainsi qu'un trône brun
Se reflétait dans te marbre ou ta glace
Aux supports rehaussés de vignes fructueuses
Qu'entrouvrait, curieux, un Cupidon doré...
(Elle s'arrête, referme rapidement le feuillet et le glisse dans sa poche)
Non, c'est fini. Je ne veux plus. Ils m'avaient dit de me taire. Je me tais. (Hurlant sauvagement vers les coulisses) Emmenez-moi d'ici ! Emmenez-moi. (Elle se tait.. A la salle très bas) Per-son-ne. Le silence. Pas une âme. Quelle affaire
Un temps
(Reprenant sa voix normale)
En général, ma vie est tragique. Rien de drôle. Rien de rien. Ce qui fait que nous allons nous pendre. Nous pendre ? Nous pendre, Sir. Passer l'arme à gauche. A vos ordres : l'arme à gauche, gauche ! Tout de suite. Immédiatement et sans délai. Pour la Patrie. Ou pour la Fête des Mères. Le principal, c'est de trouver une bonne raison.
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Dimitri LIPSKEROV
La famille des monstres
(extrait)
Pièce en deux actes, 1991
Traduction de Nicolas Struve et Julia Zimina
Dimitri Lipskerov est âgé d'une trentaine d'années. Diplômé de l'École d'Art dramatique Chtchoukine, il a d'abord été comédien avant de se consacrer à l'écriture. L'une de ses premières pièces, L'école des émigrés a été montée avec succès au théâtre Lencom de Moscou par Marc Zakharov, avec Oleg Yankovski et Alexandre Abdoulov. Trois autres de ses pièces : La famille des monstres, Le vent du sud-ouest et La rivière sur l'asphalte — qui, dans la mise en scène d'Oleg Tabakov, a obtenu un prix en 1992 — ont été jouées à Moscou, Saint-Pétersbourg, Vilnius, Alma-Ata... D. Lipskerov est également auteur de nouvelles publiées dans des revues, notamment l'hebdomadaire Ogoniok. Il a aussi travaillé pour la télévision.
La famille des monstres est une pièce en deux actes à six personnages. A la lisière d'un village, Alexandro — un hermaphrodite, Sonia et l'Idiot — deux jumeaux siamois, se sont, sous la houlette de Hatdam — un énorme bossu, organisé un quotidien fait de petits boulots, de rêves, ainsi que de persécutions ; quotidien que, parfois, troublent des visites. Survient un singulier bouleversement : « les monstres » deviendront beaux, « les normaux » infirmes. Alexandro donnera le jour à un enfant fort étrange. L'Idiot se mettra à philosopher, Hatdam à vouloir réorganiser la Russie. Puis... Tout redeviendra comme avant. Seule Sonia aura, peut-être, pris la décision de s'en aller. La famille des monstres est une fable cruelle sur notre désir de consolation. L'extrait choisi se situe à la fin du premier acte. Cette pièce a été sélectionnée par Théâtrales et devrait être publiée aux Éditions de l'Aire.
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HATDAM, prenant Natacha dans ses bras. — Natacha...
NATACHA. — Bonjour.
HATDAM, la soulevant. — Tu m'as manquée... Natacha...
NATACHA, poussant un petit cri. — Repose moi !
HATDAM, la reposant. — Natacha...
NATACHA. — Je ne sais pas... J'ai mal partout. Ça n'a pas été facile d'arriver jusqu'ici. J'ai complètement chiffonné mon imper. (S'éloignant de Hatdam) Laisse-moi
me défaire... (Elle fait un tour dans la chambre.) J'ai mal ici... C'est comme une brûlure... (Elle s'approche du poêle, passe ses mains sur les illustrations 1 ) Tu ne les as pas encore balancées...
HATDAM. — Non. (Il va vers elle, essayant de ne pas boiter.)
NATACHA, se tournant vers lui. —Est-ce que je ressemblerais encore à Esméralda ?
HATDAM. — Tu es plus belle... Moi, je suis Quasimodo.
NATACHA. — Elle est complètement tordue à cause de la chaleur...
HATDAM. — Il y a longtemps que tu n'étais pas venue... J'ai eu le cafard...
NATACHA. — C'est maman... Tu le sais bien...
HATDAM. — Je pensais qu'elle s'était rétablie. Le cafard que j'ai eu...
NATACHA. — Moi aussi, j'ai eu le cafard... (Elle pose la joue sur la bosse) Elle est devenue molle... Tu te souviens comme je t'ai couru après pour pouvoir toucher
ta bosse ? Tu m'as presque tuée.
HATDAM. — Oui, je me souviens... Tu m'as manquée... C'était aux bains... Tu t'en souviens ?
NATACHA. — C'était il y a combien d'années ?
HATDAM. — Douze.
NATACHA. —Tu as eu peur alors... Certainement personne ne t'avait jamais vu nu avant ça.
HATDAM. — Et moi, je n'avais même jamais vu de femme nue.
NATACHA. — Les gars ont voulu te tuer...
HATDAM. — J'ai cassé la main à l'un d'eux.
NATACHA. — Ah, c'était toi ?
HATDAM. — Oui, moi.
NATACHA. -- Lui disait qu'il avait glissé d'un rebord... Il mentait...
Pause
HATDAM, prenant dans sa poche l'or et les pierres précieuses 2. — Tiens... (Il les lui tend.) Un cadeau.
NATACHA. -- Merci... (Elle les prend, les examine) C'est un cadeau de prix. (elle les cache) Tu es bon... Ça sera pour les médicaments...
HATDAM. — Et toi, Natacha ?
NATACHA. — Quand maman mourra, je t'épouserai... Et ton père, on ne l'a toujours pas retrouvé ?
HATDAM. — Non, il s'est évaporé...
NATACHA. — Il est bien là où il est.
HATDAM. Il n'était pas mauvais... Quand il avait bu, il me battait.
NATACHA. — Sans la bosse, je ne t'aurais pas remarqué. Il y en avait beaucoup, des gars qui me couraient après... Des beaux... (Elle s'éloigne, s'assoit dans le fauteuil.)
Quel fauteuil... Pour les rois... ou les monstres... (Pause) Tu as envie de moi ? (Hatdam se fige, commence à gargouiller. Natacha se lève.) T'as envie. (Elle se frotte les côtes.)
Ça me fait mal... (Elle attrape le bas de sa robe, la passe par-dessus sa tête)
Hatdam commence soudain à se balancer d'une jambe sur l'autre, à pousser des râles. Il tombe sur le ventre, se débat dans des convulsions. Une fumée s'échappe de sa bosse. Natacha, en sous-vêtements, s'assoit dans le fauteuil, observe tranquillement Hatdam. Peu à peu, le corps de ce dernier s'apaise, la fumée se dissipe, Hatdam se soulève, regarde autour de lui sans comprendre, puis il se souvient et met convulsivement la main dans sa bosse, en sort une robe d'un blanc de neige.
HATDAM, se levant, tendant la robe à Natacha. — Tiens... Mets-la...
NATACHA, prenant la robe. — Seigneur, quelle robe !
HATDAM. Natacha...
NATACHA. —Je l'essaye ? (Elle passe la robe, regarde Hatdam.) Alors ? C'est comme si elle avait été cousue pour moi...
Elle tourne son visage vers la glace, dos à Hatdam. Dans le dos de la robe, il y a un énorme trou provenant d'une brûlure. A travers, on voit le dos de Natacha, entièrement recouvert de taches, de protubérances, d'excroissances hideuses.
HATDAM, poussant un cri. — Natacha, qu'est-ce que c'est ?
NATACHA, se tournant à moitié. — Où ?
HATDAM, accourant et la tournant. — Là !... Sur ton dos...
NATACHA. — Mais qu'est-ce qu'il y a ? (Elle regarde dans la glace.) Je... Je ne sais pas.
HATDAM. Je sais, moi... Je sais...
NATACHA. — Ça n'y était pas ! Qu'est-ce que c'est ?
HATDAM. Tu as une bosse qui...
NATACHA. — Non !
HATDAM. Tu as une bosse qui pousse !
NATACHA. — Tu mens ! Tu mens...
HATDAM, étreignant Natacha. — Tu es des nôtres... Tu es des nôtres !
NATACHA, frappant Hatdam au visage . — Tu mens ! C'est passager... Ça vient juste d'apparaître !
HATDAM. — Je le sais... C'est une bosse... J'ai eu la même chose...
NATACHA, repoussant Hatdam. — Laisse-moi ! Ne me touche pas (Elle se voit dans la glace) Je te déteste ! Je te déteste !
HATDAM. — Natacha, qu'est-ce qui te prend ?
NATACHA, arrachant la robe, la jetant à Hatdam. — Tu m'as contaminée !
La porte s'ouvre. Alexandro et les jumeaux entrent dans la pièce. Le visage de Sonia est en sang, ses vêtements sont déchirés. Alexandro est terriblement effrayé.
NATACHA, apercevant les nouveaux venus. — Qui est-ce ?
HATDAM. — Je vous l'ai pourtant dit, de ne pas vous montrer !
ALEXANDRO. — Ils sont là-bas... Avec des bâtons... Ils ont battu Sonia...
HATDAM, reprenant ses esprits. — Qui ?
SONIA. -- Des adolescents... J'ai reçu des cailloux dans la figure...
Une vitre vole à nouveau en éclats. Un brandon enflammé tombe dans la pièce. Hatdam prend la bassine de dessous le lavabo, éteint le feu. Prend une hache, sort en poussant un rugissement.
Pause.
ALEXANDRO. — Vous êtes Natacha ?
NATACHA, effrayée. — Oui... Et vous'?
ALEXANDRO. — Ben nous, nous vivons ici. Hatdam nous a sortis de l'internat. Voici Sonia et l'Idiot. Ce sont des jumeaux siamois. Hatdam est très bon. Il nous
aide. Sans lui, on ne- pourrait pas...
NATACHA, passant sa robe. — Oui, je... je comprends.. (Elle tremble).
Pause. Hatdam revient.
HATDAM. — Ils ont filé...
NATACHA. — Je vais y aller...
HATDAM. — Attends un peu...
NATACHA. — Il faut que j'y aille...
ALEXANDRO. — Restez... Nous boirons du thé... Vous dormirez sur le poêle, et vous partirez demain matin.
NATACHA. — Non... Non... (Elle recule vers la porte.) Je... J'écrirai... (Elle sort). On entend le bruit d'une voiture qui démarre et s'éloigne. Pause.
ALEXANDRO. — Ils nous ont balancé des pierres sans raison...
HATDAM, à Sonia. — Nettoie ton visage. Sonia lave son visage au dessus de la bassine.
ALEXANDRO. — Mais qu'est-ce que Natacha a dans le dos ?
HATDAM. — Ta gueule !
ALEXANDRO. — Elle a une voiture noire... qui brille... Ils ont cassé les cannes à pêche, ils ont jeté le seau dans l'eau...
HATDAM. — Va coller des boîtes.
ALEXANDRO. — Et Sonia ?
HATDAM. — Sonia a le visage qui lui fait mal... Va...
ALEXANDRO. — Je n'ai pas de lettre ?
HATDAM. — Va...
Alexandro va dans la pièce d'à côté. Pause.
SONIA. — L'Idiot dormait, lui.(Pause) Je voulais te dire... Hier déjà... (Elle s'approche de Hatdam.) Il vaut mieux que je te le montre... Regarde ce qui nous arrive... Elle entrouvre un long veston et montre un petit sac attaché au ventre.
HATDAM. — Qu'est-ce que c'est ?
SONIA, elle enlève le sac sous lequel se trouve une jambe embryonnaire et recourbée. — Voilà... Nous avons une quatrième jambe qui pousse...
La lumière baisse.
1. Les illustrations. Décrites dans les didascalies initiales, elles représentent Quasimodo et Richard III.
2. L' or et les pierres précieuses. Ce sont les « produits » de la bosse de Hatdam que nous allons sous peu voir en action.
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Nina SADOUR
Allez, roulez !
(extrait)
Pièce en un acte
Traduction de Lily Denis
Née en 1950 dans une famille d'intellectuels, Nina SADOUR n'a jamais rien fait d'autre que d'écrire des pièces et des récits. Son inspiration tout-à-fait inhabituelle, excentrique, extraordinairement diverse, va du comique absurde d'Allez, roulez ! aux énigmes de la psychanalyse en passant par la pure inventivité néo-surréaliste d'autres oeuvres. Et partout, les significations universelles ne sont pas loin. Ainsi dans Allez, roulez ! les rails qui vont se perdre à l'infini portent la destinée humaine. Ainsi, le moujik qui veut se suicider « parce qu'il est de nulle part » offre une parabole de la solitude. Une parabole à mourir de rire.
Parmi ses autres pièces, citons L'hirondelle démasquée et Tout doux, tout roux, également traduites en français par Lily Denis. Allez, roulez ! a été jouée dans de nombreux théâtres de Russie. Elle a fait l'objet d'une lecture au Théâtre de l'Odéon organisée par la Maison Antoine Vitez dans le cadre de la saison russe à Paris.
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Une voie ferrée. LE MOUJIK, la tête posée sur les rails. LE MÉCANICIEN de la locomotive qui a réussi à freiner, essaye de le faire dégager, tour à tour à coups de gueule ou en le raisonnant. Très vite, c'est LE MOUJIK qui le prend à partie, lui reproche de mettre son convoi en retard et de lui refuser son suicide. A plusieurs reprises, LE MÉCANICIEN croit avoir gagné, mais régulièrement, le MOUJIK se recouche sur les rails en ponctuant son geste d'un « Allez, roulez ! » péremptoire.
LE MÉCANICIEN. — Autre chose. Je vis de ma paye, pas vrai ? Et tu te rends bien compte que chez nous, elle est grasse... Eh bien, y en a quand même à qui elle suffit pas. J'avais un équipier, Golikov qu'il s'appelait — il a volé vingt-huit avertisseurs.
LE MOUJIK. — Et alors ?
LE MÉCANICIEN. — Alors ? Pas alors ! Un avertisseur, tu sais combien ça coûte ? Soixante-dix roubles.Il en a fauché vingt-huit. Ils ont perquisitionné dans sa cabine, ils se sont douté de quelque chose, vu tous ces avertisseurs qui disparaissaient. Une vie de con, qu'est-ce qu'on en a à foutre ? Et sa femme, c'était du pareil au même. Ils vont habillés comme des princes. Elle a de l'or ici, là, partout. Jusqu'aux dents. Elle, elle travaille à la confiserie industrielle. Golikov m'en a donné, une fois : « Ces bonbons-là, c'est quatre-vingt-cinq roubles le kilo », il m'a dit, Galla les sort à raison de cinq ou sept à la fois. Sans compter ceux qu'elle mange sur le tas. Alors, il m'en a donné : un demi !
LE MOUJIK. — Et alors ?
LE MÉCANICIEN. — Dis voir, vous en faisiez autant, à la guerre ?
LE MOUJIK. — De quoi ?
LE MÉCANICIEN. — D'offrir un demi-bonbon à un copain ? Un demi ! Une moitié ! Même à quatre-vingt-cinq roubles.
LE MOUJIK. — Il a quand même fini en taule.
LE MÉCANICIEN. — Qui ça ?
LE MOUJIK. — Celui des bonbons.
LE MÉCANICIEN. — Oui.
LE MOUJIK. — Tu vois !
LE MÉCANICIEN. — Une vie pareille, moi j'en veux pas.
LE MOUJIK. — Et alors ?
LE MÉCANICIEN. — Le principal, c'est que je ne comprends pas si c'est qu'il n'a pas peur ou si c'est qu'il a un culot monstre.
LE MOUJIK. — Qui ça ?
LE MÉCANICIEN. — Ben, mon équipier Golikov.
LE MOUJIK. — N'empêche qu'il est en taule.
LE MÉCANICIEN. — C'est bien ce que je dis. Et les enfants... C'est vrai qu'ils n'en avaient pas, Mais si, par exemple, elle en avait un, elle lui donnerait le sein... avec
ses dents en or ?
LE MOUJIK. — Tu dérailles ou quoi ?
LE MÉCANICIEN. — Pourquoi ?
LE MOUJIK. — Qu'est-ce que t'as après eux ?
LE MÉCANICIEN. — C'est seulement que je ne marche pas dans la magouille.
LE MOUJIK. — Ben, n'y marche pas. (Un temps.) J'ai froid.
LE MÉCANICIEN. — Dans le fond, ça t'est égal, alors, je vais te dire. Je ne l'ai jamais dit à personne. Mais toi, t'es un moujik à part... Tu vis tes dernières heures,
alors, je vais te dire.
LE MOUJIK. — Quoi encore ?
LE MÉCANICIEN. — Je ne sais pas me marier.
LE MOUJIK. — Quoi ? Tu n'as jamais...
LE MÉCANICIEN. — Connard ! Je te parle de l'état-civil. Si je l'épouse et que je lui fais un enfant, elle me poussera à magouiller.
LE MOUJIK. — Et tu magouilleras.
LE MÉCANICIEN. — J'ai la conscience pure. Il grandira, j'aurai beau le lui cacher, ça percera quand même.
LE MOUJIK. — Qu'est ce qui percera ?
LE MÉCANICIEN. — Que ses parents étaient des magouilleurs.
LE MOUJIK. — Bon, arrête les frais.
LE MÉCANICIEN. — Pourquoi ?
LE MOUJIK. — Ton horaire.
LE MÉCANICIEN. — Putain !... Je suis là comme un abruti... Faut que je me sauve... C'est bon, on en est là, Tu me dis... allons, adieu.
LE MÉCANICIEN va pour sortir. LE MOUJIK se couche sur son rail.
LE MÉCANICIEN. — Toi, alors !
LE MOUJIK. — Allez, roulez !
Un silence.
LE MÉCANICIEN. — Encore ! Mais, salaud, je t'ai... raconté ma vie !
LE MOUJIK. — J'ai froid. Allez, roulez !
LE MÉCANICIEN. — Alors, t'as donc pas de conscience ! J'ai trente-deux ans ! La vie devant moi ! Une maman toujours de ce monde. Je suis un honnête homme. Je n'ai jamais versé le sang. Quand je vais voir maman, je ne suis même pas capable de saigner le poulet ! Qu'est-ce que tu me veux ? Qu'est-ce que je t'ai fait ? Je t'ai ouvert mon coeur, et toi...
LE MOUJIK. — Propre à rien.
Un silence.
LE MÉCANICIEN. — Et toi ?
LE MOUJIK. — Moi ? Personne. Toi — un propre à rien.
LE MÉCANICIEN. — On ne peut pas en vouloir à un dingue. Fous le camp d'ici ou j'amène du monde pour te ficeler.
LE MOUJIK. — Regarde.
LE MÉCANICIEN. — Qu'est-ce qu'il y a encore ?
LE MOUJIK. — Regarde là-haut.
Il montre le ciel.
LE MÉCANICIEN. — Regarde toi-même. (Il crache) Demeuré !
LE MOUJIK. — Tu viens de causer, là, ben là-haut, personne ne t'a entendu. Propre à rien ! Zéro !
LE MÉCANICIEN. —Tu serais-t-il baptiste ? Ou hérétique, des fois ? A quoi bon causer avec un hérétique ? Je vais chercher du monde.
LE MOUJIK. — Et moi, je vais me cacher. Après, vous repartirez et moi, je me recoucherai. Allez, roule-moi plutôt honnêtement dessus.
LE MÉCANICIEN. — Alors, il y a pas mèche ?
LE MOUJIK. — Faut croire.
LE MÉCANICIEN. — Alors, t'es bien décidé ?
LE MOUJIK. — Oui.
LE MÉCANICIEN. — Et plus rien au monde ne t'intéresse ?
LE MOUJIK. — Plus rien.
LE MÉCANICIEN, criant. — Je suis gelé ! On va tourner en glace, ici !
LE MOUJIK. — Magouilli et magouilla, tournevire, ça te réchauffera !
LE MÉCANICIEN. — Ça va, je dégage toute responsabilité. Je vais chercher du monde, que le chef de train prenne sa décision tout seul, d'autant plus que ma
relève touche à sa fin et que mon équpier, ça va bientôt être l'heure qu'il s'y mette. (Il veut s'en aller. LE MOUJIK le rappelle d'un sifflement léger) Quoi encore ?
LE MOUJIK a subitement changé. Il a tout d'un malfrat pas très futé.
LE MOUJIK. — Pourquoi tu ne me le demandes pas ?
LE MÉCANICIEN, avec un léger mouvement de recul. — Quoi ?
LE MOUJIK, tournant la tête vers les rails. — Ben... ça... Ça ne t'intéresse pas?
LE MÉCANICIEN. — Qu'est-ce qui ne m'intéresse pas ?
LE MOUJIK. — Que j'ai perdu le goût de la vie. Tu ne me demandes même pas pourquoi ?
LE MÉCANICIEN. — Ben, c'est clair: t'es en plein stress.
LE MOUJIK. — Qu'est-ce que c'est que ça ?
LE MÉCANICIEN. — C'est quand on a vidé les étriers. En plus médical.
LE MOUJIK. — Les étriers, tu dis...
LE MÉCANICIEN. — Y a des spécialistes qui soignent ça.
LE MOUJIK. — Oui, mon gars, les étriers.
LE MÉCANICIEN. — Des médecins exprès. Instruits. Ferrés à glace.
LE MOUJIK. — Des étriers grands comme ça!
LE MÉCANICIEN. — Ecoute, moujik ! Tu m'as traité de propre à rien et je te l'ai pardonné. Il y a des hommes spéciaux pour ça, ils savent... t'entendre... ils sont
là pour ça... Pars avec moi ! Allez, roulez !
LE MOUJIK. — Tu sais ce que c'est, mes étriers ?
LE MÉCANICIEN. — Allez, roulez ! Je t'emmène, allez, roulez ! Moi, je suis comme ça. Les stress, ils les soignent d'un mode nouveau : par la gentillesse.
LE MOUJIK. — Non, je veux te le dire à toi.
LE MÉCANICIEN. — Moujik, va ! Va à l'hôpital. En train ! Y a du monde, du thé, il fait chaud, il fait clair ! C'est moi qui te l'offre. Et une fois rendu, ils te soigneront
en musique.
LE MOUJIK. -- Je ne veux le dire qu'à toi seul.
LE MÉCANICIEN. — Je t'ai pardonné le « bon à rien ».
LE MOUJIK. — Ce qui m'arrive, ce n'est pas la musique qui le guérira. Tu sais, c'est tellement...
LE MÉCANICIEN, le coupant. — Je te dis : allez, roulez ! Compte sur moi pour la boucler, et Sania, mon équipier, c'est aussi un type bien. Au moins, tu ne seras pas
seul...
LE MOUJIK. — Mais puisque je te dis que ce qui m'arrive...
LE MÉCANICIEN. — J'ai une vieille mère. Elle veut des petits-enfants. Et ici, il n'y a plus que des dingues ! Elle, elle veut un petit-fils qui irait au jardin avec sa
petite pelle... Les horreurs, j'en veux pas ! Je ne joue pas les hommes forts, moi ! Pour ça, il y a des médecins exprès. Je mène ma petite vie, et les gens, qu'ils
roulent ! Qu'ils boivent leur thé, et même qu'ils magouillent, s'ils sont assez fouspour ça... Moi, c'est les mioches que j'aime et que je plains. Les horreurs, j'en veux
pas !
LE MOUJIK. — Le principal, c'est que je suis allé la trouver et que je lui ai dit : « Je ne sais pas ce que j'ai, j'ai mal au crâne».
LE MÉCANICIEN. — Y a des docteurs exprès, éduqués, ils sauront faire.
LE MOUJIK. — « Donne-moi cinq roubles, je lui dis, c'est pour du vin rouge ». Elle me les as refusés.
LE MÉCANICIEN. — Maman
LE MOUJIK. — Refusés.
LE MÉCANICIEN. — Alors, tu... (Le moujik crache) C'est la peine capitale.
LE MOUJIK. — A qui ?
LE MÉCANICIEN. — Toi.
LE MOUJIK. — Pour quoi ?
LE MÉCANICIEN. — Meurtre.
LE MOUJIK. — Qui j'ai tué ?
LE MÉCANICIEN. — Elle, tu l'as bien tuée ?
LE MOUJIK. -- La tuer ? Cours toujours !
LE MÉCANICIEN. — Alors, c'est quoi, ton guignon ?
LE MOUJIK. — Ben, qu'elle m'a pas donné mes cinq roubles. Pour mon vin rouge !
Un silence
LE MÉCANICIEN. — Et c'est_pour ça que tu... (mouvement de tête vers la voie)
LE MOUJIK. — Ben, elle me les a pas donnés...
LE MÉCANICIEN, tombant à genoux. — Le moujik...
LE MOUJIK. — Hein ?
LE MÉCANICIEN. — Dis-moi que tu inventes.
LE MOUJIK. —Va lui demander. C'te grosse-là, elle bouge pas de son fauteuil : « Je te les donnerais pas, elle me fait, j'en ai besoin pour moi ».
LE MÉCANICIEN. — Dis-moi que tu inventes, moujik.
LE MOUJIK. — Ben, répète pas comme une mécanique.
LE MÉCANICIEN. — On ne se tue pas pour cinq roubles.
LE MOUJIK. — Justement : pour une fois en mille ans qu'il vient un homme à cinq roubles, on ne le laisse pas mourir en paix !
LE MÉCANICIEN. — Mais c'est que cinq roubles, moujik. Et la vie...!
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La jeune poésie russe
par Christine Zeytounian-Beloüs
La nouvelle vague poétique née à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, demeurée dans la clandestinité jusqu'à la perestroïka, a connu ensuite une notoriété fulgurante. En 1987-1988, des poètes comme Alexandre Eremenko, Igor Irteniev, Ivan Jdanov, Timour Kibirov, Alexis Parchtchikov, Dmitri Prigov, Lev Rubinstein..., encore auréolés d'un parfum d'interdit, rassemblèrent des salles immenses, et leurs oeuvres purent enfin être éditées.
Aujourd'hui, leurs cadets connaissent à leur tour des débuts difficiles, mais pour d'autres raisons. L'intérêt du public russe pour la littérature en général et la poésie en
particulier a décliné de manière alarmante. Dans une société en crise, la culture passe au second plan et les nouveaux venus ont bien de la peine à percer. Les revues et journaux traditionnels attendent benoîtement « un nouveau Pouchkine » ou « un nouveau Tolstoï » censé descendre miraculeusement du ciel littéraire et ne manifestent qu'un intérêt limité pour les jeunes créateurs en mal de reconnaissance. Ceux-ci éprouvent un sentiment chronique d'inutilité, mais leurs tentatives, même les plus saugrenues, pour attirer l'attention se soldent régulièrement par des échecs. Aujourd'hui, plus rien ne fait scandale, les quelques courageux qui ont rampé dans la boue le long de l'avenue Gorki ou qui se sont roulés sur les pavés de la Place Rouge en savent quelque chose pour n'avoir finalement récolté qu'un maigre entrefilet en dernière page du Moskovski Komsomolets, le quotidien à la mode. Le grand public a décidément d'autres chats à fouetter dans une situation de débâcle économique et politique. Seuls les auteurs de chansons rock peuvent encore espérer un vaste auditoire. Les autres doivent bien se résigner à n'intéresser qu'un public restreint. Remarquons toute de suite que ce public restreint ferait pâlir d'envie bien des poètes occidentaux de renom. En fait, les véritables amoureux de poésie sont demeurés fidèles à leur passion, encore faut-il leur faire découvrir des noms nouveaux à une époque où les éditeurs se trouvent confrontés aux pires difficultés financières.
Heureusement, il existe un grand nombre de petites revues littéraires. Beaucoup ne survivent que l'espace de deux ou trois numéros, le temps d'épuiser la générosité d'un sponsor, mais de nouvelles sont constamment créées ; les jeunes poètes naviguent entre leurs pages, et certains commencent déjà à s'affirmer. Plusieurs maisons d'édition privées (comme celles de Rouslan Elinine ou Andreï Belachkine) poursuivent leurs publications contre vents et marées, quittes à tirer à 1000, 500, voire à 100 exemplaires le premier recueil d'un jeune « vétéran » de l'underground ou d'un débutant plein de promesses.
A la fin des années quatre-vingt et au tout début des années quatre-vingt-dix, alors que la littérature marquait « une pause » relative, suite à une indigestion de découvertes, on a pu assister à l'émergence de plusieurs tendances nouvelles. On nota brusquement une intense activité de la part des vers-libristes, las d'être considérés comme des parents pauvres dans un paysage poétique où la rime régnait en despote plus ou moins éclairé. Trois gros recueils collectifs, fruits des efforts de Karen Djanguirov, virent successivement le jour, dont le principal, la monumentale Anthologie du vers libre russe, ne comptait pas moins de 360 auteurs, d'âges et de talents divers ! On vit naître, sous la présidence de Vadim Stepantsov, l'Ordre des maniéristes courtois dont la poésie déconcertante laissa pantoise une partie de la critique (celle qui continuait à s'intéresser aux événements).
Les plus jeunes représentants de la nouvelle vague précédente acquirent une maturité durant cet interrègne (ainsi Sergueï Soloviev, Iouli Gougolev ou Andreï Tourkine). Puis des noms nouveaux apparurent, en partie issus des séminaires de l'institut de littérature Gorki de Moscou (notamment la classe de Tatiana Bek). Certains se groupèrent rapidement par affinités : néo-classiques, compositivistes (Arseni Konetski, Dmitri Polianine, Marina Rovner), Lycée poétique (Leonide Joukov, Ludmila Khodynskaïa, Andreï Tsoukanov et Ludmila Viazmitinova, chaperonnés par Konstantin Kedrov et Elena Katsuba), bien d'autres encore. Saint-Pétersbourg et la province faisaient également preuve d'une grande activité.
La revue Voum !, fondée à Kalouga en 1991 par Valery Safranski fut la première revue purement poétique de la période post-soviétique, résolument tournée vers l'avant-garde. Parmi les autres publications, la gazette Gumatinarny fond fut sans doute celle qui soutint le plus activement les jeunes poètes.
En 1991 toujours, l'union des jeunes auteurs Babylone, créée en 1989, publia un virulent manifeste pour affirmer son existence et celle de toute une génération. Grâce à ses efforts fut organisé, en novembre de cette même année, le premier festival de la jeune poésie, avec
un grand concours qui vit affluer des textes de tous les coins de l'ex-URSS : près de cinq cents auteurs de moins de vingt-cinq ans répondirent à l'appel. Un jury composé d'Alexandre Aronov, Evgueni Bounimovitch, Ivan Jdanov, Victor Krivouline, Alexandre Kouchner et Iouri Levitanski, tous poètes reconnus, fit une sélection de soixante-douze noms, parmi lesquels on peut citer Polina Barskova, Vladimir Krouglikov, Stanislav Lvovski, Oleg Pachtchenko... Babylone fit ensuite paraître une revue (deux numéros, un troisième en préparation) rédigée par Dmitri Kouzmine et contribua à éditer une série de recueils.
D'autres forums plus modestes suivirent, notamment celui que le groupe Presqu'île — Mikhaïl Laptev, Andreï Poliakov, Maria Maximova, Igor Cid, bientôt rejoints par Nikolaï Zviaguintsev — organisa en 1993 en Crimée.
Il suffit de visiter les deux librairies spécialisées de Moscou, 19octobre et Guilea, pour constater que les nouveaux poètes existent et sont publiés en dépit de tout. Joignons à cela un samizdat toujours vivant (pour des raisons désormais économiques) et des lectures poétiques organisées de manière régulière ici et là.
Tout récemment, en mars 1994, vient de se créer la Ligue de littérature (Lilit en abrégé) qui réunit deux fois par mois les jeunes poètes moscovites sous la houlette de Kirill Kovaldji (qui a déjà beaucoup aidé la génération précédente) et d'Evgueni Bounimovitch. Dans le même temps, le Gumanitarny fond s'est scindé en deux, donnant naissance à la Nouvelle gazette littéraire qui se veut l'organe de toutes ces nouvelles voix. La revue poétique Arion, fraîchement éclose- (deux numéros parus), entend également publier des jeunes à côté de poètes plus aguerris.
Quant à Babylone, qui correspond de plus en plus à son nom par son ampleur et la diversité de ses membres, elle vient d'organiser un second festival en 1994, mais les
découvertes y ont été moins nombreuses. En fait, la liste des jeunes poètes intéressants est déjà d'un'e longueur impressionnante. Une trentaine de noms émergent, et le temps permettra certainement d'y voir plus clair.
L'auteur de cet article tient à remercier Dmitri Kouzmine, Valery Safranski et tout particulièrement Evgueni Bounimovitch pour leur aide précieuse.
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Chamchad ABDOULLAEV
Poèmes traduits par Christine Zeytounian-Beloüs
Chamchad Abdoullaev est né en 1957. Il vit à Fergana, en Ouzbekistan. Auteur d'un recueil : Intervalle (1992). Il est responsable du secteur poésie de la revue L'Etoile de l'Orient. Il vient d'obtenir le prix Andreï Biely 1994 (une bouteille de vodka, une pomme et un billet d'un rouble) qui a notamment été attribué, avant lui, à Guennadi Aïgui, Victor Krivouline, Alexis Parchtchikov et Elena Schwartz. Les poèmes traduits ici sont extraits du recueil 24 poètes et 2 commissaires (Nouvelle lune, St Pétersbourg, 1994) et de la revue Brouillon N°8.
NATURE-MORTE
Ainsi qu'une chauve-souris, un bouquet de lumière froide a jailli
au dessus de la nappe couleur de blé clair, évitant le regard, droit
vers le miroitement du cercle où le cadran de la pendule est coincé,
mais son reflet vacillait en dessous, abaissant
le centre visuel vers la béance grise
où remuait à peine un nuage en l'absence de vent,
tranché net au sommet par le rebord de la fenêtre comme par une lame.
Je connais cette longue sensation d'immobilité.
La sombre soirée s'étirait :
on aurait dit qu'un homme torturait une femme
sans même l'effleurer ; tout se noie
dans une indifférence délicieuse. Le temps s'écoule
plus lentement que... On s'entend même
respirer dans les intervalles entre
les battements des portes et des ailes du coq. Disparaître, sauter,
des chaussures pourrissent au bord de l'Etna.
APRÈS MIDI
La fenêtre est ouverte sur le milieu de l'été
jacassement d'oiseau : vite,
vite, ce n'est pas important ; le reflet
de l'eau stagnante a balafré
le soleil ; la nuit colossale est loin, comme si
Lautréamont avait déjà traversé l'océan. A trois heures
de l'après-midi, tu regardes en bas où chaque minuscule objet,
clairement dessiné, a des airs de reproche ; à mi-voix
dans la chambre blême quelqu'un lit
une prière ; qui donc ? Un été pour les malheureux,
aurait dit mon ami.
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Polina BARSKOVA
Poèmes traduits par Hélène Henry
Polina Barskova est étudiante à l'université de Saint-Petersbourg. Agée de dix-huit ans seulement, elle fait déjà beaucoup parler d'elle et participe à des festivals internationaux de poésie. Elle a publié deux recueils. Les poèmes traduits ici sont extraits du second : La race des écoeurés (Argo-risk, Moscou 1993).
Je suis riche seulement des coïncidences de l'esprit et de la chair,
Des consonances des lignes, des parfums, des voix.
Du sens perdu. Des horloges arrêtées.
Tel le fils le plus jeune de l'inquiet Buonarroti,
Le-David aux yeux clairs, si svelte, si petit, si triste et si espiègle,
Ce produit du hasard. Trésor de l'usurier.
Tantôt c'est la tendre fossette dont frémit, joyeuse, la joue,
Tantôt c'est le crayon fluo niché dans la main. Et voilà que nasille
La voix des vieilles institutrices, celle des livres déchirés exprès,
Enflammée de désespoir. Glacée de mépris.
Ainsi ira la vie. On fera un pique-nique.
Se posera le papillon, vivant ou mort.
Un papillon bleu nuit. Celui qui à la fin
Sauve la belle du maniaque ou le sage de l'erreur.
Que cache ce visage étranger et banal,
Sinon un destin terrible et l'absence de tout sourire ?
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Je meurs de soif à côté du ruisseau.
L'eau entre en moi de force et m'agace les dents,
Et me brûle la gorge, et la dernière neige
Perd sa couleur comme un sucre qui fond :
Le novice, premier sacrifié.
Je voudrais effleurer des lèvres ce miroir mobile,
Mais j'ai peur d'y voir un reflet
De confiserie, ou un masque de plâtre,
Ou une toison dévorée par un chiffre.
Je veux toucher ces eaux, cette neige qui fond,
Mais je sens la joue creuse et le menton piquant.
Je n'irai pas jusqu'à l'agrafe.
Pour étancher ma soif, je devrai arracher
A la berge mon corps et ce surplus de poids
Qu'on appelle d'un nom qui coupe : l'âme.
Pour ne pas périr de soif au-dessus du ruisseau,
J'irai mourir égorgé en-dessous.
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« Ci-gît quelqu'un dont le nom fut écrit sur l'eau »
La sangsue, témoin impartial,
Collée aux flancs du cuveau brun,
Se souvient d'un matin d'oeuf jaune et gluant comme l'éloge.
Les enfants silencieux étaient allés remplir
A la rivière leurs gourdes croupies :
Légères sur le sable étaient leurs traces.
Savourant par avance le soir à la joue barrée d'une cicatrice humide,
Un gamin en chemise sale aspirait la grande chaleur vibrante.
L'enfant agile tâtait le ciel couvert de traînées citron, ornement
Ciselé de la Terre. Seul un semis salé sur la tempe
Trahissait le travail des glandes, seule dans les yeux turquoise
La lueur guerrière de la fièvre, la tension seule du front hâlé,
Ces vagues ondulant toutes pareilles —
Disaient la morne banalité du destin.
Il descendait au fond, sans grimaces, sans repentirs,
Il voulait la mort, seulement elle.
Et pourquoi une souffrance brève ?
Il regardait clignoter les taches jaunes du ciel,
Tandis que ses lèvres happaient les haricots bleus des bulles.
Vivre est impossible.
Et personne jamais ne restituera
Ce qu'ont coûté les langes et les manuels
les préservatifs et les barrières.
Aucune résignation n'y fait rien n'y peut rien
Tout engendre souffrance et délire étouffe défigure
La naissance est si simple. La mémoire ne se justifie pas
Avalant la prunelle de mon interlocuteur je n'ai pas su ruser
Et le monde s'est étranglé
Il a toussé très fort.
Ouate des peupliers.
Vent qui court, vent...
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Alexandre BRIGINETS
Poèmes traduits par Christine Zeytounian-Beloüs
Alexandre Briginets est né en 1962 à Kiev. Il est journaliste de formation. Ses poèmes ont notamment été publiés dans deux recueils collectifs Temps X (Prométhée, Moscou 1989) et Anthologie du vers libre russe (Prométhée, Moscou 1991).
DEMAIN
Tu offriras généreusement à un autre
mes yeux,
mes lèvres,
mes paroles,
mes pensées.
Et sans remarquer la différence,
tu iras te promener avec lui
dans les squares,
sur les places,
le clavier du trottoir,
et les cordes du soir
que je t'avais donnés.
Et moi, je resterai
dans un coin,
la main tendue,
sans yeux, sans pensées,
sans rues ni musique.
@@@
A peine ai-je appris
à partir en partant,
que je ne peux plus
en restant rester. Et moi qui croyais
que c'était de l'amour.
@@@
Je m'en souviens bien :
on n'a eu
que deux guerres mondiales,
pourquoi donc affirmer
que je suis mort
au cours de la troisième ?
LA RÉALITÉ
Le passé
s'est achevé hier.
Le futur
arrivera demain.
Le présent
est une couche de poussière
entre le peintre et le restaurateur.
@@@
Rouslan ELININE
Poèmes traduits par Christine Zeytounian-Beloiis
Rouslan Elinine est né en 1963. Il vit aux environs de Moscou où il a fondé sa propre maison d'édition qui publie surtout des jeunes auteurs d'avant-garde. Il est l'auteur de poèmes très brefs, dont nous donnons quelques exemples (Sverlibres, à parage aux Editions Prisma-15 à Saint-Pétersbourg).
Il faut encore
que je te pardonne
ma propre faute
@@@
Il est mort
en essayant
de vivre
@@@
Ce jour là
j'ai noté un poème :
ton numéro de téléphone
@@@
La pluie a vieilli
et va mourir peut-être
sans attendre
l'humidité de l'aube
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Mes souvenirs se font plus clairs
de nuit en nuit
Depuis longtemps ils ont éclipsé
nos rencontres
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Leonide TICHKOV
Poème et dessin [non reproduit dans cette archive] extraits de la revue Dirigeable
Les barreaux du lit
s'élèvent si haut
au dessus de ma tête
Petit sabre pointu
en guise de miel
douleur sucrée
nichée à la surface
de la langue
et désormais
les ombres
du jour passé
ne me font plus peur
(traduction de Ch. Zeytounian-Beloiis)
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Iouli GOUGOLEV
Poèmes traduits par Christine Zeytounian-Beloüs
Iouli Gougolev est né en 1964. Ancien élève de l'institut de littérature, il vit â Moscou. Ses poèmes ont été publiés dans des revues, dont Iounost et Sobesednik, et des recueils collectifs. Le poème suivant est extrait du Sablier, poèmes des étudiants de l'institut de littérature (Ulysse, Moscou 1993)
TIRÉ DU LIVRE DES QUATRE COMMANDEMENTS
En pensant que tu dors, fais semblant d'être mort.
Dissimule ton nom, comme tes paumes
dans la plainte nocturne et l'escargot du bruit.
Dans l'escargot du bruit, les paupières sont closes,
le cristallin du verre dans la glaire solaire,
tu n'as pu le goûter, porteur d'un flabellum.
Oh, que la marche est lente :
en plein midi, mais vers le crépuscule,
le lion se dirige, remportant la victoire,
escalade le mont et cherche le palais,
il aperçoit un arbre dans l'escargot du bruit.
Ne te réveille pas avant que je te dise.
Par le trou de serrure le médecin visible
circule dans la pièce, il va de l'étagère
à la porte, mais la clochette, où est-elle ?
Où sont les ornements de teinte immaculée,
et le cierge, et les bols de grain ?
Le médecin furieux s'efforce de nourrir
le ciel avec du riz qui se dissout.
Le médecin voit des ambassadeurs craintifs —
bagues sinistres, mauvaises paroles :
si sur la route, le harnais du médecin se rompait
si son bagage brûlait,
s'il entendait des cris : tuez-le,
tuez-le, ou s'il voyait un meurtre,
ou si quelqu'un sortait d'une maison,
porteur de grain, marchant à sa rencontre,
si la vaisselle se brisait, si traversaient le chemin
un chat, un serpent, un singe, une loutre,*
si le feu s'éteignait sans un souffle de vent,
ne te réveille pas avant que je te dise.
Dans ton rêve, voyage en direction du sud,
cherche de l'or et combats l'ennemi,
acquitte la gabelle, prends fiancée,
et tout nu mets-toi à table avec elle,
rase-toi le crâne, bois jusqu'au frisson,
rencontre un homme nu qui s'en va vers le sud,
et tombe dans un gouffre et dors au cimetière,
contemple en rêve un crâne d'homme nu.
Tu vois en rêve jaillir de ton coeur
un palmier épineux, et puis un lotus rose,
et sur ta tête pousse un buisson ceint d'un nid.
Tu vois en rêve : ta promise en rouge
est près de toi, vêtu d'ornements rouges,
tu danses pour la joie du Maître.
Tu vois en rêve : dans la rivière noyé,
embourbé dans la vase, un poisson t'avale,
voici que tu retournes au ventre maternel,
tu sens que la peau de ta jambe est partie.
La veilleuse s'éteint. La fumée n'est pas plus visible
qu'une main effleurant tes cheveux.
Sur ta tête de diamant,
des raies sinueuses paraissent,
autour de l'oeil et sur le front,
ainsi que des veines, la lune sanglote.
Le tranchant de la main peut couper ton regard.
Engloutis la lumière, détends ton cristallin.
Ténèbres, tremblement sur le dos de la langue.
Cristallin détendu,
les formes se diluent et plongent dans le son.
Escargot détendu,
Et le son devient vague, évolue vers l'odeur.
Ailes détendues, les odeurs s'éteignent,
la langue se fige, le toucher se dissout.
La force de la Terre s'enfonce dans l'Eau.
Le regard illicite perd sa liberté
de mouvement, le cheval regarde d'un oeil exorbité.
La force de l'Eau s'enfonce dans le Feu.
La force du Feu s'enfonce dans le Vent.
Les coins se fanent, les orifices se dessèchent.
Et la paume se tend vers la bouche endormie.
Un lapin tremble entre les cils noués.
C'est fini, bien fini, c'est le vide, Réveille-toi.
Le Vent s'envole vers le vide.
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Oleg IOURIEV
Poèmes traduits par Hélène Henry
Oleg Iouriev est né en 1959. Après des études d'économie, il se consacre entièrement à l'écriture traduction (poésie anglaise), articles de culturologie, littérature enfantine, poésie, théâtre (cinq pièces de 1984 à 1987), plus récemment textes de fiction (Promenades à la nouvelle lune, 1993).
Les poèmes publiés ici sont des extraits des Vers de l'attirail céleste, publiés en 1989 à Moscou dans le recueil collectif (quatre poètes) Bulletin de consigne.
SOUVENIR DU SUD I
Mercure et soie, roucoulements,
Lune marine aux yeux bridés,
Partout, dans mes bras, dans mes reins,
Dans mon corps coule du sang d'homme :
Comme un rayon glisse à l'étang,
Comme le brouillard brouille l'astre,
Comme l'air fait bouger le rideau,
Ou comme ma main sur ta taille,
Il se penche un peu, puis se tend
Et reste-glisse, doucement.
(Mais quand dans la pénombre pierreuse
Des collines rondes étagées sur la mer
Je me suis remémoré d'autres jours,
Et tressailli de honte et de douleur,
Tout mon sang — du faîte aux racines ! —
S'est pris à bruire et à chanter ;
Bien qu'il n'eût point de liberté,
Le voilà qui fait dans mon corps
Une brèche, et monte, à tire d'ailes, tout entier...
... Alors en moi coula le sang de Dieu...)
O DES MERS DÉVÊTUES ÉTOILE TÉNÉBREUSE
O des mers dévêtues étoile ténébreuse,
Des mers immobiles et gémissantes sur leur couche déclive.
O ténèbres tendues au-dessus de ma chambre
Qui roule vers la brûlure du couchant.
Je ne sais plus dormir seul. Tant de jours passés
Avec la modestie des mers dans le lit vide...
Et quand tombe la nuit on voit plus clairement
L'épée claire et rouillée qui brille entre nous deux.
Qui sait quelles débauches encor peuvent m'attendre
Dans cette vie-ci, future ? Et dans l'autre, l'actuelle...
Aujourd'hui je suis bien. Je dors. je vis. Et j'aime
L'étoile obscure qui forge l'ombre sur ma couche.
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Leonide JOUKOV
Poèmes traduits par Catherine Brémeau
Leonide Joukov est né en 1955 à Moscou. Il est l'un des responsables du « Fonds humanitaire Pouchkine » qui réunit des poètes et écrivains d'avant-garde. Il participe également au « Lycée poétique », un groupe dirigé par Konstantin Kedrov. Les poèmes que nous traduisons sont extraits de son recueil Fragments (Prométhée, Moscou 1990), ainsi que du recueil collectif Le lycée poétique de Konstantin Kedrov (« LIA DOK »Moscou. 1993)
Tout est dans ce que tu dis,
le reste n'est qu'un moule en forme de son,
un objet qui n'est pas là,
un silence seulement.
C'est pour ça, le son appelle la souffrance.
En vérité, la mite
est plus transparente que la flamme,
et le mal plus dense que le mal
qui résonne comme un rôle.
Mais il me manque le vouloir
pour avoir l'air pour de vrai,
comme la flûte de Shakespeare.
@@@
Je ne crains pas la mort, car elle est magnifique :
Une lente lumière luit à l'intérieur,
un espace sonore t'emporte,
aux ailes de l'esprit qui à rien se réduit.
Non, je ne la crains pas ! Ça m'intéresse même !
La conscience a besoin d'un choc soudain.
Limite dont l'idée se languit sans un mot
pupille du revolver où elle se mire.
Le sang se figera dans mes veines, et pourri,
le fruit tombera de l'arbre, et morte ma langue
lentement égrènera l'alphabet,
le cri durcira,
les yeux disparaîtront, regard maussade au fond,
visible clapotis, sourde voix du cabot,
aboiement d'impatience ! douloureuse pensée,
aiguille, fusée, sel, nerf, sonde, épée, couteau, faux !
Je m'étendrai là, pierre, mon corps se fera lourd,
ma collection d'os et de muscles ira à la casse :
objets livrés au travail du scalpel,
numérotés par un crayon parcimonieux.
Moi, moi, je suis douleur ! Je suis brûlure ! Faim !
Bulle de vanité ! Miel au poing du destin.
Je vis pour le moment à l'histoire rivé.
La mort n'est pas plus terrifiante que l'insouciance de la foule.
@@@
Ludmila KHODYNSKAÏA
Poèmes traduits par Catherine Brémeau
Ludmila Khodynskaïa est membre du « Lycée poétique ». Les deux poèmes traduits sont extraits du recueil collectif Le lycée poétique de Konstantin Kedrov (« LIA DO K » Moscou. 1993)
Le contour des lèvres a jailli du crayon
habitude de respirer sous pilote automatique
voici l'ange de feu qui sans hâte
se pose
et gratte le ciel resté sur lui comme une dorure
dans la barque des lèvres amidonnées
le duvet jaune
n'a plus rien de familier
c'est, penché sur moi,
le roi des lyres, des harpes et des trompettes
le roi des métaphores — jeu des impondérables
LE CUBE
Le crabe de la pleine lune
Crapaüte dans la chambre
Le cube du crabe,
c'est la chambre en pleine lune.
Cercueil fait du cri des doigts colorés,
du rouge aux joues s'enfonçant dans le gouffre,
éclair du bleu dans le regard
vers le lointain,
geste d'offrande
mais c'est,
tissée dans les rayons,
la pince mordante du vide
Sépare Sirius de l'orangé...
La couleur se sépare
du rouge,
le ciel
se décante des étoiles,
la supplique
inscrite sur le mur
se dessine
de l'autre côté de la lune.
Tu prononces un mot
tu tombes dans le cube.
Il se sépare, Sirius, de l'orangé.
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Dmitri KOUZMINE
Poèmes traduits par Christine Zeytounian-Beloüs
Dmitri Kouzmine est rédacteur de la Nouvelle gazette littéraire et de la revue Babylone , il est certainement le propagateur et le porte-parole le plus actif de la jeune poésie.
Débordant de love, guerre et printemps,
D'inévitable terre et d'herbe,
La pupille irritée par l'étoile communautaire,
Bande l'arc de l'horizon.
Remplis ton tourbillon sonore renversé
D'azur, de boisson aux raisins
Qui inonde le monde d'orageuse surdité
Et de silence tintant.
Se cambrant, l'arc vrombit d'une voix de basse,
Bleu fluvial sillonné d'un tranchant.
Souffre-joie capiteuse, tendresse rigide,
Sans laquelle il fait mal s'endormir.
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Soirées du hameau près du Golgotha.
Les feuilles sont tombées, les arbres sont nus.
Les oiseaux sont partis. Six mois ont passé.
Brouillard au crépuscule. On n'y voit goutte dans la vallée.
Les charrettes s'enfoncent profond dans la boue.
Histoires d'exécutions, racontars sur Madeleine.
Avec l'automne quelque chose dans l'âme s'est brisé.
Et les apôtres sont un peu perdus
D'avoir trop bu sans doute, sur la route d'Emmaüs.
Abreuve-toi de thé à la confiture de figues,
Console-toi, pensant que toi aussi tu aurais pu...
La couche est froide, et les cils sont humides.
Se pourrait-il qu'en vain nous ayons piétiné cette argile ?
Aurions nous donc raté l'arrivée du Messie ?
C'est d'impuissance qu'on pleure ici, d'impuissance.
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Sergueï KROUGLOV
Poèmes traduits par Christine Zeytounian-Beloüs
Sergueï Krouglov vit à Minousinsk. Il a été l'auteur le plus remarqué du second festival de la jeune poésie. Nous donnons ici deux exemples de sa « prose poétique ».
Quand le soleil du soir disparaît et que les pins sont silencieux, je pose le recueil des révélations du docteur Moody, abeille besogneuse et bornée qui butine son miel dans les vallées de la disgrâce, et je pense à mon âme, petit paysage au doux nom d'Annabel. Clairière de fraîcheur, Annabel ! Tu n'es pas moi, les terribles tunnels de lumière ne sont pas pour toi, tu ne saurais distinguer les voix qui sermonnent ; tes cheveux sont les ondes d'un fleuve rapide, deux moulins gothiques et le vent : voici ton regard, baissé à proximité, juste devant toi, et les plis de ton pubis sont les foins qu'on fauche au loin et la douceur de la pourpre. Dans le rêve de mon âme Annabel, près des bosquets bleus, deux garçons jouent : Elis et Maldoror ; les gestes de leurs jeux sont fragiles, contournés, les mots résonnent dans le silence, leurs lèvres sont des loutres écorchées vives qui palpitent entre les mains du trappeur, dans l'agonie d'une première, enivrante et amère amitié, mais conservent la grâce fluide d'une déité fluviale moustachue ; ils n'ont que douze ans. Leurs cils frémissent, la balle vole, les mollets blancs flamboient dans la pénombre des herbes, petit paysage ! Il obture la porte, l'inévitable porte dans le mur ; paupières closes, se mordant la bouche, rauque, Annabel glisse vers le bas, dos contre la cloison, elle coule, tentant de le retenir, le long des grossières moulures de cuivre, de la patine, des griffons et des phalles ; là-bas, derrière la porte, c'est l'enfer des éveils. Le paysage dégouline sur le mur, et dedans, parmi les eaux, les libellules et les moulins, ces deux-là, leurs jeux, leurs voix invraisemblables, leur éden adolescent ; douze ans seulement ! mais l'ange qui renomme, glorifie, expert en topogr'aphie, trace d'un doigt de feu dans le ciel d'aquarelle : « SODOME », et la terre de sienne du ciel se concentre. Ame, mon âme ! pas la force de le retenir, le mince fil d'argent vacille ; les garçons, Elis et Maldoror, effrayés, disparaissent sous la voûte tissée dru de la forêt, la balle est perdue, l'eau l'agite, les voix s'éteignent ; le mur tremble sourdement ; le cadre tombe du clou, et quelque chose découpe au scalpel les volets de tes paupières, Annabel ! C'est l'aube de l'âme, la solitude se mue en unité. Les boucles de cuivre explosent, Annabel. Fil d'argent mince, seul visible dans le noir. L'enfer triomphe. Amen.
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La faculté. Bibliothèque de midi. Lumière tachetée de juin. Rêve gluant, listes, articulations de livres ; pauvre mémoire panique, tendre, carnassière : qu'es-tu, substrat ou accident ?..
Dieu et Diable bavardent dans les couloirs poussiéreux et ensoleillés de l'université, comme des professeurs, dont l'un est maigre, brouillon, distrait et génial, et l'autre, d'un naturel pacifique, brode lui-même ses mouchoirs, possède un chat, des pantoufles et des hémorroïdes ; la conversation porte sur des sujets abstraits, l'un d'eux tripote le bouton de son interlocuteur, problème : se faufiler poliment entre les deux, car là-bas, devant, on te fait signe et on t'attend ; le soleil, l'été, l'avant-dernier examen.
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Evguenia LAVOUT
Poème traduit par Christine Zeytounian-Beloüs
Evguenia Lavout est née en 1972, elle vit à Moscou et étudie à l'université. Elle est l'auteur d'un recueil : Poèmes sur Gleb, sur le bon Monsieur, le roi David, Thomas et Jéremie, Luther et les autres. (Appartement d'Edition A. Beliachkine / Agence littéraire et artistique Guilea, Moscou 1994)
Luther dort avec sa grande tête sur l'oreiller,
ronde comme une pierre,
il rêve de paroles, de lieux et de corps,
de hache, de foule, de rumeur.
A côté de la tête ses deux poings reposent ;
son cou arrondi est humide,
et ses côtes inquiètes palpitent sous le drap,
par la fenêtre luit la lune bleue.
Il est minuit ; une souris grignote sa chaussure
puis un bout de bougie, et Noël est passé.
Le diable vient avec un sac de noix
doucement s'asseoir à son chevet.
Luther a de la bière qui joue dans son crâne,
il sue, et renifle et soupire.
Le diable dans son sac de ses doigts répugnants
prend des noix et les croque d'un air détaché.
Le corps martyrisé du prédicateur tremble ;
et ses temps mouillées, la lune les caresse
derrière le carreau où dans le ciel ,
en proie au désespoir, tourbillonne un petit oiseau gris.
Tantôt surplombant le toit er pointe,
tantôt tombant, il crie ou peut-être soupire,
tel le klaxon d'une auto invisible
d'où va descendre Dieu.
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Maniaque disparais entrave donc ta chair
Vois d'un oeil différent l'ordre de l'univers
Laisse moi Laisse moi
je suis le pou de Dieu
Qui marche sur le crâne de la terre
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Alexandre MAKAROV-KROTKOV
Poèmes traduits par Christine Zeytounian-Beloüs
Alexandre Makarov-Krotkov est né en 1959. Il vit à Moscou et fait partie de l'union des vers-libristes.
j'ai passé vingt ans
à apprivoiser une fourmi
un jour elle m'a dit :
mais c'est que
tu fais déjà des progrès
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je me brise les côtes
craquements terribles dans l'univers
c'est Eve que je veux créer
je me brise les côtes
c'est Eve que je veux créer
mais j'en crée d'autres
désossé
au rire des étoiles et des chiens errants
je constate
qu'elle vient d'être créée
par un vieil ivrogne
et que c'est assez ressemblant
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La vie ne dure que le temps d'un baiser tout le rente,
ce sont des mémoires
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je compose des vers
tu composes des vers
il compose des vers
nous poursuivons une tâche commune
le pays souffre
d'une pénurie de papier
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Andronik NAZARETIAN
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Andronik Nazaretian vit à Karaganda, il est l'auteur d'un recueil Le thème de toi (Atamura/ Kazakhstan, Alma-Ata 1993).
Depuis le seuil, mon amour, depuis le seuil je parle ...
Du coude de la route, légère comme elle chantait
Doucement, et dansant enlacée, tout un siècle :
Les chiens nous conduisent comme des lépreux
Dans leur aboi le cri du réverbère forgé...
Écoute bien la cendre des gencives brûlées
Fais-moi entrer dans ta maison d'enfant.
Dois-je me faire sang ou cailloutis
Ne serait-ce pas mieux — tu le penses, je sais,
Ne serait-ce pas mieux... Par la mer passeront —
Qu'ont ils à faire, ceux-là, du sens ou bien
Du nom des pierres ? Tu sais, moi aussi
Sur la plage, preste sauvage enfantin,
J'aimais mettre des coquillages dans mes poches
Et ils y reposaient doucement, sans bouger.
@@@
Ces capitales qu'on ne quitte pas,
Oui, celles-là. Ici c'est avril, un moyen
De supporter le triste voisinage des pertes,
Encore élève, encore des sciences,
D'un souffle faire fondre la neige légère.
Tout le reste est siècle, ligne et de nouveau
Un mot tracé d'une main rapide,
Ligne et siècle, strophe, ligne et siècle.
Mettons de côté les recherches : du tabac.
La mort est loin, et ça aussi...
Et chaque jour est plus vif et sévère,
La lumière est plus dure et la main plus spectrale.
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Oleg PACHTCHENKO
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Oleg Pachtchenko a vingt-deux ans. Il vit à Moscou. Il est membre du groupement de jeunes auteurs « Babylone ».
Il est également journaliste et dessinateur. Il a notamment illustré la revue Babylone, La nouvelle gazette littéraire et le dernier recueil de Polina Barskova.
L'âme a glissé au travers vers le haut
la viande à vide était en embuscade
tendant vers l'âme ses mains orphelines
elle l'a prise entre ses paumes
l'a effleurée des lèvres craignant de l'effrayer
l'emporte vers son terrier
la tête est à sa place
mains et pieds fonctionnent à la perfection
elle l'emporte vers son terrier
elle l'emporte et l'emporte
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j'ai pourtant dit que non plus jamais j'ai dit
c'est la dernière j'ai dit et aussi que
cet été pour nous passera très vite
vite nous léchons sur nos lèvres la salive de nos amours
nous jetons des regards rapides souriants
quelque part et si légèrement comme du testament nouveau
et nous disons c'est la dernière je l'ai pourtant bien dit
et nous partons en brouillant
non presque sans brouiller
les cartes
et comme une montre notre machine à vie
où brouillés les petits moteurs marchent bien
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Andreï POLIAKOV
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Andreï Poliakov a vingt-six ans et vit à Simféropol en Crimée. Il fait partie du groupe Presqu'île.
L'insouciant écolier contemplait son verre ;
ainsi qu'un cocher gelait parmi
le pâturage condamné des lettres ; comme on court
vers l'incendie, se hâtait, serrant dans son poing
son pitoyable écot : dinar, obole,
menue monnaie muette, verbe.
J'ai dit :
— Regarde encore à travers toi,
ainsi que Proust l'a conseillé jadis ;
vois-tu, c'est le cimetière des pauses et des phrases,
des lèvres scellées par la crampe des rimes ;
l'âme le veut, ça veut dire il est temps
d'abreuver l'écolier jusqu'à l'évanouissement.
Il a dit :
— Bien que l'âme n'ait pas d'âme,
sans doute qu'elle a faim,
puisqu'elle peut un instant détruire les étages
du ciel babylonien, en vidant
à fond la bouteille...
— Mais non, penses-tu ;
tu te trompes, stupide ivrogne !
Mon pauvre, ce n'est pas de l'âme que tu parles,
c'est l'esprit qui n'a pas d'âme,
car il ignore qui je vais suivre.
L'Écolier a souri :
— Dis-moi donc qui tu suis. J'ai fondu en larmes :
— Ça, personne
parmi les hommes ne te le dira.
Les parleurs sont muets, et les filles sont mortes,
ou le contraire, je ne sais pas.
Même toi, mon ombre, tu ne prévois pas
hélas ce qui va t'arriver bientôt,
que tu désigneras du nom de Dieu, hélas...
— Non, jamais, me dit-il, non, jamais !
@@@
Mon triste ami à la fenêtre bat de l'aile
Piquant à coups de bec sa pitance sanglante...
Des ides de mars aux calendes anglaises,
herbier sans poussière, âme-fleur stérile,
bruisse, lilas à moustiques,
pendant que préposition et sujet du mot-forme
forment une ombre de mot.
Tant que le verbe n'attaque pas le verbe,
accueille à l'aube la piqûre hâtive
dans l'avant-coeur, gauche et droit,
et sors au propre des classes, des écoles,
livrant Psyché au déchaînement
sinon de la chair sauvage, de la bave léonine,
de l'aphasie, de quelque saleté du sous-sol
qui du dehors vous tombe dans les mains...
Nous avons grandi tout vifs dans ce pays
grand, méchant et sans liberté.
Le silence luira sur toi, telle une lame,
à tâtons tu trouveras ta pitance sanglante
par un mouvement du discours étiré,
et de nouveau tu survivras ou bien tu périras
dans ce grand, méchant et médiocre.
@@@
Evgueni POSPELOV
Poèmes traduits par Christine Zeytounian-Beloüs
Evgueni Pospelov vit à Moscou. Il est l'auteur de deux recueils : AO (Radiansky Pysmennyk, Kiev 1991), en commun avec Lena Maria, avec qui il a fondé « L'atelier artistique de la ré-avant-garde constructiviste » et Ceux qui chantent sur les radeaux (Ukrainski Pismennik, 1992).
Ainsi voler
battre des ailes contre le tambour
de l'air et de l'espace
mon esprit
inébranlable vol
sans s'écarter
de la largeur envol
atteindre
dans les eaux du ciel miroir
les coquillages roux
les faire tomber
des mollusques du corps du progressif
battre des ailes
et sentir
l'acérée clarté
toutes les pointes des rayons
et gazouiller
au dessus des planètes cailloutis
et dans son coeur
se souvenir
du Jardin
et vers l'appel
inébranlable vol
sans s'écarter jamais
d'envol instant
@@@
Le diapason citron vibre dès le matin
il accorde le jour,
définit
sa tonalité
et sa valeur modale.
Donne encore du poisson et du lard
à l'accordeur. Aussitôt, il parviendra
à mettre dans de l' l'énergie...
la be hu de
cour meur
Nous saurons apprécier les signes de la joie
et la foi à l'épreuve de la vie de la Mésange !
@@@
Marmonnement à travers la mort
quand les lèvres sont suspendues au bord
de la vie renversée,
saga joyeuse
du temps-où-tu-n'es-pas,
où tu marmonnes
à travers la mort :
dans une gorge étrangère
qui te boit bien avant
la fin de la conversation...
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Irina RACHKOVSKAÏA
Poèmes traduits par Christine Zeytounian-Beloüs
Irina Rachkovskaïa est née en 1963 à Kalouga. Ancienne élève de l'institut de littérature, elle a commencé à publier sous le nom de Slepaïa. Ses poèmes sont parus dans des revues et recueils collectifs, elle est l'auteur d'un recueil Transformations (Vremia, Kalouga 1990, publié sous le nom de Slepaïa).
Elle est membre de l'association d'écrivains Avril. Les poèmes traduits sont tirés de La nouvelle gazette littéraire N°5.
ni vent ni tempête
c'est tout autre chose
sur le banc mouillé des bains
une écharde sous la clavicule
une aile griffue sous la joue
il ronfle enfonçant les pattes
au travers de tes côtes sèches
il crie enfournant sa langue
entre tes dents et plus loin encore
le brouillard rapièce les trous
des tanières les plus secrètes
avec des gouttes de sang
sur les bords.
@@@
un ciel gras regarde un ciel enroué mais au fait c'est pour rien
qu'on a meurtri les flancs de la chienne assise dans la niche songe
le palais de la chienne — marches vers un autre espace
autre mon espace natal d'au-delà
avec puanteur bâillements entrailles sucs digestifs
ma chienne se regarde intérieurement d'un oeil pensif
dès le matin pour moi elle avale un morceau de soleil
et la nuit un bout de lune
sur les longs doigts de la chienne bracelets et bagues étincellent
le soir je danse sur son foie tout noir levant bien haut les jambes
elle sourit et sombre dans le sommeil
dans son ventre dans une autre dimension
la nature bâtarde réjouit le regard exigeant
j'enfourche un ver rouge et nous rampons au bas de la pente
solennels laissant une trace blanche derrière nous
mes cheveux
sentent la fuite les restes l'oubli
ma petite maison velue
si tu veux je serai ta côte
si tu veux nous mourrons ensemble
si tu veux dès le matin nous irons
rosser ce vilain chien
je t'aime à la folie
mais si quelque chose ne va pas et si tu me vomis
je te tuerai
à coups de hache
@@@
Andreï TSOUKANOV
Poèmes traduits par Catherine Brémeau
Andreï Tsoukanov vit à Moscou. Il est membre du groupement « Lycée poétique », auteur d'un recueil, Acte (VGF. Moscou. 1992), paru sous la même couverture que le recueil de Ludmila Viazmitinova.
Un verre en folie
Sur une fenêtre
Remplie du thé de la nuit —
Les arêtes sont floues —
Attend l'aube, désespéré.
Dans la chambre voisine
Gît sans lumière
Sous un drap de lin encore brûlant
La froide image d'une femme
Bue. Les aiguilles
Métalliques, phosphorescentes,
Reprises par les heures de hasard,
Sont marquées par ses yeux.
Un biscuit de velours jaune
A été jeté au fond du précipice
D'une assiette sèche et brillante.
Le biscuit, la femme, sont au bord
De la sécheresse la plus claire.
La nuit a laissé des cercles dans le verre :
C'est la vodka bue, renversée, brûlante,
Breuvage mouillé, gelé.
Et moi, rempli d'humidité puisée
En eux, et terriblement épuisé par eux,
Je ne les sens pas comme des vivants.
@@@
Le chien
A les pattes nues
Et son destin
Est triste,
Telle une tragédie
De début
D'averse
Qui croupit
Dans une flaque,
Et vivifiante humidité
S'infiltre dans les entrailles
Du chien,
Et reflète
Des morceaux
De la malheureuse bête
En regardant le ciel.
@@@
...Et je passerai auparavant,
Où je suis passé par la suite,
J'y ai trouvé la limite
Où je la laisserai :
A la pointe de l'aiguille
Où la goutte pèse sur la goutte
Et s'émousse au tranchant du couteau,
Luisant du bord découpé
Qui est posé
Entre les couches d'air et de ciel,
Et coulant en beurre
Dans les interstices de pain,
Imprègne la couleur.
@@@
Ludmila VIAZMITINOVA
Poèmes traduits par Catherine Brémeau
Ludmila Viazmitinova vit à Moscou. Elle fait partie du «Lycée poétique ». Les poèmes traduits ici sont extraits de son recueil L 'espace de grandir (paru sous la même couverture que le recueil d'Andreï Tsoukanov VGF, Moscou 1992).
Quand on m'a crucifié la première fois,
j'ai pleuré,
j'ai crié,
j'avais mal.
Mais j'ai ressuscité
et,
m'a-t-il semblé,
j'ai compris
quelle était ma faute.
Quand on m'a crucifié la seconde fois,
j'ai attendu en silence,
je savais
que je ressusciterais.
Et j'ai souri à cette fable, le christianisme,
et j'ai compris
d'où elle avait surgi
et pourquoi.
Quand on m'a crucifié la troisième fois,
la souffrance n'était plus là,
et j'ai enfin compris :
tout simplement, j'étais né pour être crucifié.
Et crucifié je suis
entre ciel et terre,
et l'élan de mes mains,
embrasse l'infini plus et moins,
une fourmilière grouille en moi :
ce sont les âmes humaines,
le flux des événements gronde,
et le pilier vertébral est enserré d'une double spirale
où le temps gît, où bat son pouls...
je suis
je suis dieu
je suis esprit
je suis homme
@@@
Un énorme tambour résonnait
au fond des accomplissements.
Son leurre était
magnifique et parfait.
Et tous allaient vers lui, rang après rang,
traversant des nuées de poussière.
Et tous s'en repaissaient,
avant de repartir.
C'était le jour du jugement, mais à l'envers :
un défilé de désirs.
Moi je voulais passer devant.
Mais on ne me laissait pas faire.
Et on me criait : « Attends ! ».
On avait peur.
Avance en rang d'abord
avec les autres.
Et on me murmurait : « Pas si vite !
Dans ton propre intérêt,
retiens le cri immature de ton âme,
ne te torture pas. »
Le jour poussiéreux est passé à l'ouest,
et moi avec tous.
L'ombre de la foule immense portait
le coeur des craintes.
La nuit a léché sur les joues humides
la trace de l'échec.
Ma chance repassera...
Sinon, comment faire ?...
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Dmitri VODENNIKOV
Poèmes traduits par Christine Zeytounian-Beloüs
Dmitri Vodennikov vit à Moscou. Il fait partie de la Ligue de littérature qui regroupe de jeunes poètes.
Oh qui d'autre pourrait regarder
avec ces pauvres yeux de brebis
cette flamme en train de germer,
ce berger qui vient pour monter la garde,
cette tapisserie de moutons et de cieux.
La brebis bleue a la tête qui fuit,
le loup ne voit pas l'indigo ni le vert,
mais il flaire à distance le rouge délicieux,
La brebis n'est pas seulement concombre
ni bleuet innocent :
sous son masque et dans son intérieur
elle est tomate énorme tendre cramoisie.
Elle avale de l'air, de l'eau, de la prairie,
et dans son ventre ils reposent en couches,
mais la flamme d'enfer ne s'éteint pas,
comme une réfugiée, la brebis regarde alentour,
elle voit le berger, ses compagnes d'azur.
Que faire ? Avec des yeux menteurs
elle les lèche de sa souffrance
et les avale comme des bonbons.
Ah, créature ! Non ce n'est pas une créature.
Elle grandit, comme une brioche de fête,
duveteuse, elle fleurit en rameaux,
dans son regard, de la folie, ffiais pas de haine.
Elle voulait être transparente et soumise,
mais non pas rouge et comestible,
elle ne mérite pas d'être battue.
Surtout qu'elle ne mange plus et ne boit plus,
mais répand des miasmes tout autour de soi,
et l'herbe ici est la première à reverdir.
Mais que faire ? Le loup fleurit tout à côté,
scarabée friand de fumier, grondant comme un roquet,
il n'oublie pas les plaies écarlates,
elle reprendra conscience, et il l'engloutira.
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Nikolaï ZVIAGUINTSEV
Poèmes traduits par Christine Zeytounian-Beloüs
Nikolaï Zviaguintsev vit à Moscou. Il est l'auteur d'un recueil, Le dos de celui qui boit dans la mare (Babylone, Moscou 1993). Il fait partie du groupe poétique « Presqu'île ». Il est l'un des poètes les plus remarqués du premier concours poétique organisé par Babylone.
Feu des fenêtres, cours ébouriffées,
Vaisseau pareil au tranchant de la main,
Le pâturage déserté des pissenlits
Fait tomber les volets du choeur.
Il est du lin dans les tympans du temps,
Il peut faire jour jusqu'à l'orée du bois,
Quand on n'éprouve plus la mi-carême,
Le chien se tait dans la maison d'autrui.
Et je prie en mon nom, moi qu'on a entraîné,
Accueilli de nouveau, qui voulait
Lire, traverser l'Allemagne,
Gourmand de monologues.
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Effrayant de croquer du sucre en morceaux
Parmi les véhicules et les mécanismes,
Respirer de la tempe jusqu'à l'aine
Le poteau qui régit ta carrière.
Très douce fête de la servitude,
Extrait de quelques paragraphes.
Ton pardessus a des taches élastiques,
Pour la première fois j'apprécie au printemps :
Le glissement du drap qui la couvrait,
La doublure toute usée.
Un mois de vie et deux d'escarpins
Sous la table vide.
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Rentrant de toutes chasses, vite : le plein des briquets !
Fouille amoureuse parmi les adresses des renards,
Rêve d'expédition que le plomb n'atteint pas,
Où la guêpe évite le faîte des pavots.
La ville passait en trombe, on réparait ses meubles.
Et par le vasistas surmontant l'eau des feuilles,
La cheminée de briques — échelle vers le ciel,
L'allée du bac de sable — Corridor de Gdansk*.
* Corridor de Gdansk : entre les deux guerres, étroite bande de territoire polonais donnant sur la Mer baltique. enserrée par des terres allemandes (note de l'auteur)
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Ce numéro 15-16 "Spécial jeune littérature" présentait au fil des pages un
PANORAMA DES REVUES, RECUEILS ET ANTHOLOGIES :
L'Age d'or : p. 8; Brouillon : p. 14 ; Glas : p. 18 ; Le Messager de la nouvelle littérature : p. 40 ; Solo : p. 40 ; Demain : p. 57 ; Ptioutch : p. 58 ; Crépuscule : p. 62 ; Labyrinthe-ExCentre : p. 68 ; Ceinture A : p. 72 ; Dirigeable : p. 81 ; La nouvelle gazette littéraire : p. 82 ; L' Etoile de l'Orient : p. 86 ; Almanach de l'Agence d'édition littéraire R. Elinine ; Babylone : p. 102 ; Arion : p. 104 ; Jeune Poésie 89 : p. 106 ; Anthologie du vers libre russe : p. 108 ; 24 poètes et 2 commissaires : p. 110 ; Strelets : p. 114 ; Quartier latin : p. 116 ; Voum : p. 120 ; Voyage à l'île d'amour : p. 122 ; Le Sablier : p. 124 ; Gumatitarny Fond : p. 126.
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