Partie française (sans les illustrations de C. Zeytounian-Beloüs) des numéros épuisés de la revue
SOMMAIRE du numéro 20 (novembre 1996)
Panteleïmon Romanov. – Histoire d'amour / Traduction de Bertrand Hardy
Ivan Bounine. – Nouvelles / Traductions de Madeleine de Villaine
Svetlana Ivanova. - Le théâtre du samedi / Traduction de Chantal Le Brun Keris
Andreï Dmitriev. - Le méandre du fleuve, extrait / Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Iouri Maletski. - Le refuge, extrait / Traduction d'Hélène Mélat
Iossif Penkine. - Un cercueil pour ma femme / Traduction d'Hélène Mélat
Anton Kozlov. - Le repas rouge, extrait / Traduction de Catherine Brémeau
Nicolas Gogol. - Visions nocturnes / Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Innokenti Annenski. - Thamyre le Citharède, extrait / Traduction d'Hélène Henry
Marc Chatounovski. – Poèmes / Traductions de Christine Zeytounian-Beloüs
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Panteleïmon ROMANOV
Histoire d'amour
Nouvelle extraite du recueil Dans les vergers, nouvelles de Neveroff, Romanoff, Jacovleff et Peregoudoff Aetos, Paris 1928
Traduction de Bertrand Hardy
Panteleïmon Romanov (1884-1938) a publié sa première nouvelle en 1911. Il est devenu célèbre dans les années vingt pour ses récits traçant un tableau acerbe de la Russie en pleine soviétisation. Mais après sa mort, violemment critiqué, il cessa d'être publié en URSS. Plusieurs de ses oeuvres furent traduites en français de son vivant. Deux recueils ont été récemment traduits par Luba Jurgenson aux Éditions du Griot (Des gens sans importance, 1993 et Des gens désenchantés, 1995). La traduction que nous présentons ici a été publiée en 1928 sous le titre Les candélabres, elle a été légèrement remaniée par nos soins.
***
Ils avaient décidé de se marier aussitôt qu'ils auraient vendu les candélabres anciens et les verres de Venise qui représentaient toute la dot de la fiancée.
Tous deux étaient d'honnêtes familles bourgeoises. Elle, avec ses grands yeux enfantins, était naïve et d'âme pure et tous les préjugés de ses ancêtres restaient intacts dans sa petite tête aux cheveux dorés. Matin et soir elle priait ardemment, agenouillée auprès de son blanc petit lit virginal et elle craignait le péché sous toutes ses formes
.Lui, au contraire, était fier de s'être libéré de tout cela ; il portait de hautes bottes et la chemise des paysans, parlait sur un ton grossièrement dégagé et, semblait-il, faisait tout ce qu'il pouvait pour ne pas ressembler aux personnes du milieu dont il était issu. Mais ce n'était pas un enthousiaste. Malgré ses vingt ans, il était d'esprit sobre, positif et pratique.
Il serait malaisé de dire ce qui les avait unis. Peut-être était-ce une habitude prise dès l'enfance, ou bien encore l'adoration absolue qu'elle lui avait vouée en sa qualité d'homme fort et, en même temps, un désir de sacrifice pour le salut de son âme endurcie et impie.
Peut-être aussi doit-on en chercher la cause dans ce qu'elle — faible, naïve, sans défense — était exceptionnellement ferme sur un point : la défense de sa virginité.
Elle avait posé à son fiancé la condition qu'elle ne lui appartiendrait qu'après leur mariage. Cette idée absurde était ancrée dans sa jolie petite tête frisée si solidement qu'aucun argument ne pouvait l'en arracher. Il avait essayé de la quitter. Elle s'enfuyait au jardin, se promenait les yeux gonflés de larmes, mais tenait bon.
Il arrive assez souvent que de petites femmes naïves aient une volonté plus ferme que des hommes grands et forts d'aspect.
— Tu ne m'aimes pas, disait avec irritation le fiancé, cela ne fait aucun doute.
— Mon chéri, comment peux-tu dire une chose pareille ? disait-elle, serrant ses mains sur sa poitrine comme on le voit faire sur les images aux enfants qui prient. Mais tu sais que l'amour, pour moi, c'est une chose si sublime, si...
— Oh, zut !
Ils arrivèrent à Moscou, apportant avec eux les candélabres et les verres. Leur rêve, modeste mais précieux, était d'en obtenir deux mille roubles.
Le fiancé descendit chez des parents, la fiancée, chez une amie. Dès le matin du premier jour le jeune homme sortit pour vendre les candélabres. Tous deux plaçaient leur plus grand espoir dans l'écusson gravé aux armes de l'ancien propriétaire, preuve de l'antiquité et du caractère aristocratique des objets proposés.
Il misait surtout sur l'antiquité, elle sur le caractère aristocratique. Au bout de deux jours, il n'avait toujours pas vendu les candélabres. La fameuse marque en laquelle ils avaient mis tant d'espoir se trouva être le plus grand obstacle.
La couronne et la croix ne conviennent pas au temps actuel, et puis l'on peut croire que ce sont des objets volés. Elle arriva de chez son amie l'air tout dérouté et resta longuement pensive.
— Partons d'ici, dit-elle enfin. Le fiancé s'étonna.
— Pour aller où ? et pourquoi ?
— Je ne comprends rien ici... Je ne reconnais pas Mariette. Elle était si modeste, si pieuse... Est-il possible que l'on puisse changer ainsi ? Elle travaille, vit seule, comme un homme. Il ne lui en coûte pas... d'être infidèle... ou comment appeler cela, puisqu'elle est libre et n'a personne à tromper ? Enfin, tu comprends... Et pour elle il n'y a rien de sacré, ni aucun péché...
— Mais il n'y a que toi qui considère les choses sous ce jour, comme si tu vivais au seizième siècle au lieu du vingtième, tu passes pour ma fiancée et tu ne m'appartiens pas encore, dit avec dépit le fiancé. Mais la jeune fille, assise sur le divan, absorbée par son idée dont l'insolubilité semblait l'écraser, dit :
— Figure-toi qu'elle a rencontré dernièrement en tramway un homme qu'elle ne connaissait pas le moins du monde, et qu'elle a eu là toute une aventure avec lui, ou plutôt que l'aventure a commencé là. Et ensuite il est venu chez elle. Et elle raconte cela comme quelque chose de très amusant et de très intéressant.
— Bravo. Elle vit gaiement et d'une façon indépendante, dit le jeune homme, haussant les épaules.
— Mais, chéri, non seulement gaiement, mais aussi... tu comprends ?... Et il n'y a dans tout cela aucun sentiment sacré, pas même d'amour et pas de jalousie. C'est épouvantable.
— Nous ne vivons plus au seizième siècle et il n'y a rien d'épouvantable. Mais la jeune fille n'écoutait pas.
— Il est venu pendant que j'étais là et il l'a embrassée. Ensuite est venue une amie à elle et il l'a embrassée également, comme s'ils n'étaient que des amis et des camarades, et qu'il n'y avait rien de gênant. Je lui demande : Est-il donc ton fiancé ? Et elle me répond : « Non, faut-il absolument être fiancé pour cela ? »
— Tu es un peu ridicule avec ton épouvante.
— Chéri, je veux dire que tout est devenu simple et qu'il ne reste plus rien de sacré dans ces relations.
— Sacré ! Allons donc ! Tout simplement un acte physiologique. Si tu considérais ces choses avec la même simplicité, cela vaudrait bien mieux, tandis que...
— Oh, mon chéri, comment te prouver que je t'aime ? Mais je ne t'aime pas comme tu voudrais que je t'aime, et cependant je suis prête à te sacrifier n'importe quoi.
— Est-il possible que tu ne sentes absolument rien quand je suis assis tout près de toi, comme cela ?... Elle s'éloigna avec effroi.
Elle était tellement chaste qu'elle coupait toujours court à des conversations de ce genre et changeait de sujet. Elle n'avait même pas pour ces questions la curiosité propre à son âge. Et le fait même qu'elle parlait maintenant de ces choses montrait combien le genre de vie de son amie avait frappé son imagination.
— Chéri, il vaut mieux que nous partions d'ici, dit-elle seulement.
Et son dos frissonna comme si une pensée désagréable lui traversait l'esprit.
— Il faut d'abord vendre.
— Eh bien, tu ne les as pas encore vendus ? demanda-t-elle, revenant le lendemain de chez son amie.
— Mais non. C'est toujours à cause de ce maudit écusson que personne n'en veut.
— Mon Dieu, que c'est fâcheux ! Et puis j'ai pitié de toi, pauvret, qui essayes tous les jours de les vendre et qui te tourmentes. Et.. qui m'attends... si longtemps.
— Il va falloir partir, dit le fiancé.
Elle se tut un moment, puis dit d'un ton hésitant :
— Non, pourquoi partir ? Il faut encore attendre. Peut-être un acheteur se présentera-t-il enfin ? Elle arpenta quelque temps la chambre, mordillant les ongles de ses petits doigts transparents, puis elle s'arrêta devant son fiancé comme si elle voulait lui raconter quelque chose et ne pouvait s'y résoudre.
— Je veux te demander une chose, dit-elle enfin.
— Quoi donc ?
— Il y a une question qui me tourmente. Hier, une espèce de soirée a eu lieu. Il y avait plusieurs personnes, une amie de Mariette avec son mari et quelques autres encore. Ils ont beaucoup bu. Puis tout le monde s'est étendu sur le tapis près de la cheminée... Je me demande ce que l'on peut ressentir quand un homme étranger vous touche. Je voudrais tant comprendre ce qu'elles éprouvent. Hier, je me suis tapie dans un coin et, de là, je les regardais. J'ai terriblement honte mais... est-ce que je puis te poser une question ?
— Mais naturellement, dit le fiancé. Dieu merci, il est temps de renoncer à ces cérémonies.
— Eh bien, voilà... non, je ne peux pas. C'est peut-être que je suis sotte. Allons, tant pis. Autrefois, une jeune fille défendait jalousement... comment dire ? Enfin, ce que je défends. Et maintenant, elles y sont parfaitement indifférentes. Est-il possible que cela ne vous soit plus précieux maintenant, à vous, les hommes ?
Le fiancé la regarda et dit :
— Puis-je parler franchement ? Tout à fait franchement ?
—Certainement, mon chéri. C'est pour cela que je te questionne, répondit-elle en rougissant.
—Eh bien, voilà : maintenant l'homme n'y accorde plus d'importance. Et il ne fera naturellement pas de drame s'il apprend que la jeune fille a couché avec quelqu'un avant lui.
— Quel horrible expression « a couché », dit-elle. Mais pourquoi donc, pourquoi ?
Le fiancé haussa les épaules.
— Les moeurs évoluent... Enfin, je ne sais pas pourquoi.
—C'est tellement étrange. J'ai vraiment honte de t'en parler, mais cela m'intéresse terriblement. Ce qui m'étonne, c'est que moi-même, j'ai commencé à considérer tout cela avec moins d'aversion. Comme si je m'étais habituée. Je pensais qu'ils seraient gênés après cette soirée. Mais en partant pour venir ici, quand j'ai demandé à Mariette comment elle se sentait, elle m'a dit qu'elle se sentait parfaitement bien. Pourtant, autrefois, seule une certaine catégorie de femmes vivait si librement.
—Et tous les hommes, ajouta le fiancé. Qu'y a-t-il d'étonnant ? Ces femmes, pour des causes économiques, avaient conquis leur liberté avant les autres, et maintenant toutes les femmes sont libres et, par conséquent, peuvent vivre comme elles l'entendent.
— Libres ? répéta machinalement la jeune fille, posant sur son fiancé un regard dans lequel paraissait une nouvelle pensée qui absorbait tout son petit être. Voilà ce que je voudrais te demander : les hommes sont-ils toujours jaloux, ou bien la jalousie peut-elle disparaître quand il y a évolution, comme tu dis ?
— Pourquoi cette question ?
— Hier, un jeune couple assistait à la soirée, l'amie de Mariette avec son mari, et je crois qu'ils... n'étaient pas du tout jaloux l'un de l'autre. La femme était assise sur le tapis près d'un autre homme et le mari n'avait pas l'air d'y trouver à redire...
— Mais lui non plus n'était pas seul probablement ?
— C'est justement ce qui est bizarre !... Il y a cependant de l'amour entre eux, comment peuvent-ils donc se comporter de cette manière, et encore en présence l'un de l'autre ?
— Je te répète encore une fois qu'il n'existe pas d'amour mystérieux et élevé, mais un simple processus physiologique. Et de plus, c'est pour cela qu'on boit...
— Un processus physiologique ?... Et quand on boit, tout semble différent ? Toi aussi, tu l'as éprouvé ?
— Qu'y a-t-il donc là d'extraordinaire ?
— C'est abominable ! Comment n'as-tu pas honte ? dit-elle.
Et elle se mit à pleurer comme une enfant.
— L'amour est un sentiment si beau, et toi...
— L'amour, l'amour... dit le jeune homme agacé, tes amies, elles, savent ce qu'est l'amour, tandis que toi, tu ne le sauras jamais. Pourquoi donc t'éloignes-tu de moi, comme si je te répugnais ?
— Mon chéri, je ne sais pas pourquoi... C'est tout à fait inconscient... ne pense pas...
Elle essuya précipitamment ses larmes, s'assit docilement sur le divan d'où elle s'était levée brusquement d'un air effrayé et, après un soupir, elle dit :
— Cet homme de leur connaissance... il s'est assis sur le canapé, les a embrassées, Mariette et son amie, est resté comme cela avec elles, et elles n'avaient rien contre. Tandis que moi, je ne peux pas. Peut-être devrais-je tâcher de m'y habituer ?
— Il faut tout simplement adopter un autre angle de vue. Et ne plus voir les choses comme les voyait ta grand-mère. Et surtout sentir quelque chose, au moins un tout petit peu.
— Sentir ? répéta-t-elle machinalement. Dis-moi, les femmes sentent-elles la même chose que les hommes, ou bien est-ce différent pour elles ?
Le fiancé haussa les épaules et répondit :
— Je pense que les sensations des hommes et des femmes ne diffèrent en rien.
Elle regarda quelque temps le jeune homme, puis elle dit en inclinant la tête :
— Je sais beaucoup de choses, tout au fond de moi-même... j'ai beaucoup réfléchi, et même je comprends tout... Oh, moins que toi, naturellement, mais beaucoup tout de même, quoique je sois pure. Moi aussi, j'ai eu toutes sortes de... désirs, mais je ne savais pas que cela arrivait à tout le monde, et que c'était permis...
Le cinquième jour, le jeune homme était au désespoir : les candélabres n'étaient toujours pas vendus. Et toujours à cause de la marque.
— Eh bien, comment vont les affaires ? demanda un ami en le rencontrant. Vous avez vendu ?
— Non. Maudit écusson ! Nous comptions tellement dessus, et c'est justement lui qui nous joue un mauvais tour.
Il rentra dans un tel état de dépression que les yeux de la jeune fille se remplirent de larmes en le regardant, impuissante à lui venir en aide.
— Je ferais n'importe quoi pour toi. Mon chéri, je t'aime tellement. Tu te sens malheureux, et je t'aime encore plus à cause de cela...
— Oh, laisse donc, je t'en prie.
— Chéri, tu ne me crois pas ? Pourtant toutes mes pensées t'appartiennent. Tu sais... je n'ai pas voulu t'en parler avant que ce ne soit décidé. Moi aussi j'essaye de les vendre là-bas. Et peut-être cet ami... qu'elle a rencontré en tramway va-t-il les acheter. Je suis prête à tout pour toi, seulement je pense à tant de choses... Tu sais, le jeune couple dont je t'ai dit qu'il n'existe pas de jalousie entre eux, ils ont besoin de changer de situation, c'est-à-dire que lui en a besoin, et cet homme, celui du tramway, est un personnage influent et, tu comprends, la femme lui permet beaucoup de choses, comme j'ai remarqué... Et le mari ne dit rien.
— Bravo. Ils font l'affaire ensemble, voilà tout.
— Et tout le monde trouve cela naturel.
— Considère-le non pas de ton point de vue hautement moral, mais sur le plan physiologique, et toi aussi tu trouveras cela naturel.
La jeune fille devint pensive, puis elle dit en soupirant :
— Ah, si c'était aussi simple... Tu préférerais vraiment que je voie les choses autrement ?
— Mais bien sûr. Je suis même content que tu abordes enfin cette question. Il est naturel à notre âge d'avoir le désir de parler de cet aspect de la vie. C'est si simple et tu es la seule à ne pas le comprendre.
— Tu n'as pas vécu avec eux et tu raisonnes exactement comme eux.
— Nous avons connu la même évolution, dit le fiancé, haussant les épaules.
— Mon Dieu, comme je voudrais pouvoir t'aider. Non, tu ne sais pas à quel point je t'aime ! Tu ne le sais pas ! Quelquefois, la nuit, quand je suis couchée, je regarde l'obscurité et je me demande quel sacrifice je pourrais faire pour toi... Et hier j'ai même rêvé que je t'avais apporté l'argent. Tout juste deux mille roubles.
— J'aurais préféré que cela arrive dans la réalité et non pas dans ton rêve. Alors qu'à cause de ce stupide écusson et de ta sotte morale, je suis condamné à attendre indéfiniment
Elle le regarda quelques instants, puis tout d'un coup, comme si elle avait pris une décision, le visage illuminé, elle dit :
— Non, mon chéri. Tu n'attends pas en vain. Je suis sûre que les candélabres vont se vendre.
Le sixième jour, le jeune homme rentra, jeta en silence les candélabres sur le divan et se détourna vers la fenêtre, sans mot dire.
Tandis qu'elle restait debout, le regardant avec une joie rayonnante et une expression de victoire et de délivrance. Ensuite, elle tira en silence deux mille roubles de sa poche et les lui tendit.
— Qu'est-ce que c'est ? D'où vient cet argent ?
— Je les ai vendus.
— Comment ? A qui ?... Alors, notre rêve s'est réalisé ?
— Il s'est même plus que réalisé : nous avons obtenu deux mille rien que pour les candélabres, et nous avons encore les verres.
— Qui donc les a achetés ?
— Le monsieur dont je t'ai parlé.
— Malgré la marque ?
— Malgré la marque...
— Mais tu es un vrai trésor !
Elle rougit et répondit, les yeux baissés :
— Je me suis dit que mon devoir était de te venir en aide.
— Raconte-moi, comment t'es-tu si bien débrouillée ? demanda le jeune homme quand ils se trouvèrent installés dans le wagon, tout heureux, tandis qu'elle ne lui défendait plus de l'embrasser en douce.
— Eh bien... nous étions tous assis à boire.
— Quel progrès !
— Ensuite tout le monde s'est couché sur le tapis devant la cheminée.
— Déjà ?...
— Non, pas tout de suite. Je t'en prie, ne pense pas...
— J'imagine très bien...
— J'ai dit que je ne boirais pas et que je ne me coucherais pas avec eux sur le tapis s'ils ne me trouvaient pas un acheteur pour les candélabres. Je pensais tout le temps à toi et à l'affaire.
— Eh bien, et après, quand tu as commencé à boire, ce n'étais pas aussi terrible que tu te le figurais ?
— Je ne pensais qu'à une chose, c'est que je le faisais pour toi ! Et plus cela me semblait effrayant et inadmissible, plus l'amour que je ressentais pour toi grandissait. Si je n'avais pas eu peur et si je l'avais fait facilement, il n'y aurait pas eu de sacrifice. Je me suis dit que pour toi j'étais prête à n'importe quel sacrifice. Mais... il est vrai que lorsqu'on fait la même chose que les autres, cela paraît beaucoup moins effrayant.
— Tout n'est effrayant qu'en théorie. Et que ressentais-tu ?
— J'étais quand même sévère, chéri, très sévère...
— Et tu empoisonnais l'humeur de tout le monde par ta sévérité ?
— Mais te serait-il agréable que je ne sois pas sévère ? demanda-t-elle.
— Certainement. Il m'est bien plus agréable que tu sois telle que tu es maintenant. Elle s'écarta de lui avec effroi.
— Non, je t'en supplie. Il me semble que je ne dois pas être près de toi en ce moment.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas comment t'expliquer... Attends... et s'il m'avait... embrassée ?
— Qu'est-ce que cela fait ? Cela ne t'aurait pas diminuée. Et même au contraire.
— Comment au contraire ?
— Mais oui. Une femme qui considère ces choses de cette façon possède l'expérience et la richesse que ne possède pas, par exemple, une jeune fille pointilleuse comme toi. Au fond, elle préserve sa physiologie au détriment de la complexité morale que pourraient lui apporter ses contacts avec des hommes. Car la vie complète et intense ne commence que lorsque certaines fonctions de l'organisme entrent en action.
— Dieu soit loué, dit-elle avec un grand soupir de soulagement. Dieu soit loué que tu penses ainsi. C'est exprès que je t'ai d'abord posé la question. Si tu avais répondu autrement, je n'aurais jamais eu le courage de te raconter ce que j'ai ressenti. Dieu, comme tout est embrouillé et incompréhensible, ajouta-t-elle, troublée et rougissante.
— Elle semblait n'avoir pas remarqué le bras de son fiancé qui lui avait enlacé la taille et la serrait doucement contre lui.
— Et comme, lorsqu'elle parlait, elle devenait plus accessible, comme entièrement absorbée par sa pensée ou par des sensations jusque-là inconnues, le jeune homme dit précipitamment, apparemment plus intéressé par le mouvement de son propre bras que par ce qu'elle disait :
— Mais certainement, raconte. Cela m'intéresse beaucoup, ce que tu ressentais.
— Tout ? Absolument tout ?
— Mais naturellement, pourquoi te gêner ? Toute sensation est propre à l'être humain et n'a rien de déshonorant ni de honteux. C'est un fait ! Et l'on ne peut rien changer aux faits.
— J'ai été très frappée par ce que tu as dit : « Cela ne t'aurait pas diminuée ». Et naturellement, je vois maintenant que c'est vrai. Tout cela n'a aucune importance en comparaison d'un sentiment véritable, comme mon sentiment pour toi. Il n'a fait qu'augmenter...
— Et tu es devenue beaucoup plus douce...
— Non, chéri, chéri, ne fais pas cela... Je vais te raconter.
— Elle s'empressa de s'installer plus confortablement sur la banquette et, ayant repris son souffle, comme devant quelque chose de décisif, elle dit :
— Eh bien, voilà... pendant que nous étions assis sur le tapis, j'ai bu et ma tête tournait, mais c'était très agréable. Je n'avais jamais eu de sensation pareille. Tout semble tourbillonner, flotter et les choses paraissent si simples, si faciles.
— Voilà qui peut servir d'illustration à tes idées au sujet d'une soi-disant âme : tu as bu un peu, et de coup tout est devenu simple, la morale et le reste.
— Oui... Eh bien, ensuite, nous... non, j'ai trop honte !
— Sottises, sottises, dit le jeune homme. Et, comme si ses aveux lui donnaient plus de droits sur elle, il la serrait de plus en plus fort contre lui. Ils étaient assis sur la dernière banquette, près du mur, invisibles aux autres voyageurs. Et cet isolement augmentait encore l'énervante intimité que créait entre eux cet entretien inaccoutumé.
— Eh bien, je vais tout te raconter... Ensuite je suis allée dans l'autre chambre avec cet ami. Il s'est mis à m'embrasser. Je ne pensais qu'à notre affaire. Et je ne parlais que des candélabres, je crois. Et de l'écusson. Il répétait tout le temps que l'écusson n'avait pas d'importance à ses yeux, qu'il était au-dessus des préjugés. Et ensuite, je ne sais pas comment c'est arrivé...
Elle sentit le bras dont il l'entourait s'immobiliser brusquement. Puis le jeune homme bondit :
— Que veux-tu dire ? Qu'est-il arrivé ? demanda-t-il d'un tel ton que le coeur de la jeune fille cessa de battre et qu'elle sentit des fourmillements au bout de ses doigts.
— Quoi ?... Chéri, ne va pas penser... Je ne songeais qu'à toi et à notre affaire...
— Qu'est-ce qu'il a fait de toi après ?
Son ton était toujours aussi dur et distant. Et dans ses yeux, qu'elle voyait à la lueur incertaine de la bougie qui vacillait dans la lanterne, elle surprit quelque chose de méchant et de jamais vu.
— Je ne sais pas, mon chéri... Je n'ai pas compris... Je voulais tout le temps l'arrêter, et ne parvenais pas à saisir le moment voulu, et je craignais qu'il ne renonce aux candélabres. Je croyais que tu n'y attachais presque pas d'importance, et que cela nous apporterait enfin le bonheur. Quant à moi, j'étais prête à tout te sacrifier. J'ai tant lutté contre moi-même, tant souffert, avant de parvenir à me persuader que ce n'était qu'un préjugé à surmonter.
Le jeune homme s'écria pâlissant :
— Mais tu es donc devenue folle ?... Tu...
Il se tut abruptement et alla s'asseoir loin d'elle, près de la fenêtre, les dents serrées.
Cinq minutes s'écoulèrent dans le silence. Elle le regardait avec inquiétude et effroi, puis elle se rapprocha timidement de lui
— Chéri, je t'en prie, parle-moi... qu'as-tu ?
Mais l'autre continuait à regarder par la fenêtre sans répondre et sans voir les yeux suppliants.
— Va-t-en au diable... Je ne veux plus de toi. Tout est fini entre nous.
Les yeux de la jeune fille s'étaient agrandis de terreur et de désespoir. Elle resta muette un instant.
— Chéri, que dis-tu, mon Dieu...
— Laisse Dieu en paix. Laisse-moi.
Il enfonça sa main dans sa poche avec colère et dégoût et en retira la liasse de billets.
— Voilà ton prix... tu comprends ? Quelle horreur ! Je ne puis toucher à cette saleté sans dégoût.
Et saisissant l'argent des deux mains, il fit un geste, comme s'il voulait le déchirer en deux et le jeter sous la banquette. Mais ensuite il se reprit, tapota nerveusement la liasse du pouce, puis la remit dans sa poche avec un dégoût accru.
Ils restèrent longtemps sans rien dire. Elle – abattue, foulée aux pieds, débordante d'amour, guettant son moindre geste ; lui – irrité, furieux, s'écartant d'elle avec dégoût, d'elle, contre qui il se serrait si passionnément il y avait à peine cinq minutes.
Mais son regard enfantin et désolé sembla le toucher. Et quand, d'un geste timide et suppliant, sans détacher de lui des yeux éplorés, elle effleura sa manche, il repoussa sa main avec agacement et mépris, mais sans colère. Des larmes de reconnaissance brillèrent dans ses yeux et, n'osant le toucher ouvertement, elle s'assit doucement près de lui, jouissant des moments où les cahots du train poussaient son épaule contre la sienne...
Lorsque le train s'arrêta, il dit sans se retourner
— Prends ta valise.
Et il s'en alla en avant, sans se soucier d'elle, tandis qu'elle portait derrière lui sa valise comme une esclave obéissante, sans essuyer les grosses larmes enfantines qui roulaient sur ses joues.
Se dirigeant vers la maison, ils continuaient à se taire dans l'obscurité. Il marchait devant, le col relevé. Mais on voyait qu'une question irrésolue le tourmentait. Enfin, sans regarder la jeune fille, il rabattit son col et demanda avec un reste d'irritation :
— Et les verres, personne n'en voulait là-bas ? Elle essuya précipitamment ses larmes et dit doucement :
— Je n'ai pas proposé les verres.
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Ivan BOUNINE
Nouvelles
Traductions de Madeleine de Villaine
Ivan Bounine (1870-1953), romancier et poète, prix Nobel de littérature en 1933, demeure encore incomplètement traduit en français. Nous avons déjà eu l'occasion de présenter une analyse et un extrait d'une nouvelle inédite dans notre numéro 14. Les trois miniatures publiées ici datent toutes de 1930.
LE VAGABOND
La campagne, un matin d'été, une troïka avance d'un trot régulier. Et sur le bord de la grand-route, devant, vient un pèlerin : sans chapeau, pieds nus, et la démarche si légère qu'on le dirait sur des ailes. Il arrive à la hauteur de la voiture, il apparaît un bref instant, puis disparaît. Maigre et sec comme un vieillard, ses cheveux longs décolorés par le soleil flottent au vent. Mais comme il est léger, et jeune ! Quel regard vif, rapide ! Et combien a-t-il devant lui de ces grandes routes blanches !
« Dieu donne la jeunesse au vagabond ».
LA TÊTE DE VEAU
Un petit garçon en costume marin d'environ cinq ans avec des taches de rousseur se tient sagement dans une boucherie, comme hypnotisé ; son père a pris son service à la poste, sa mère est allée au marché et elle l'a emmené.
Aujourd'hui nous aurons de la tête de veau avec du persil, dit-elle ; et l'enfant imagine quelque chose de petit, mignon et joliment parsemé de vert vif.
Et le voilà dans la boucherie, entouré de tous côtés par des choses énormes, rouges, qui laissent pendre jusqu'au sol depuis des crochets rouillés de courtes pattes sectionnées, et lèvent vers le plafond des cous privés de tête. Toutes ces masses béent par devant de leurs longs ventres vides striés de graisse nacrée, et leur fine pellicule de viande un peu sèche brille sur les épaules et sur les côtes. Mais lui, fasciné, n'a d'yeux que pour la tête qui est là, juste devant lui, sur le comptoir en marbre. Sa mère la regarde en discutant vivement avec le maître des lieux, énorme et gras lui aussi, enveloppé dans un grossier tablier blanc affreusement taché sur le ventre de salissures couleur de rouille, ceinturé bas d'une large courroie d'où pendent de gros étuis graisseux. Maman parle justement de la tête de veau et le boucher crie quelque chose d'un air courroucé en y enfonçant un doigt mou, c'est à propos d'elle que l'on se querelle, et elle reste inerte et absente. Son front bovin est lisse et tranquille, ses yeux d'un bleu trouble à demi fermés, ses gros cils paresseux, et ses narines et ses lèvres tellement gonflées qu'elles prennent un air insolent, mécontent... Et elle est toute nue, gris chair, et élastique comme du caoutchouc...
Puis le boucher, d'un unique et terrible coup de hache l'ouvre en deux parties et lance à Maman une moitié de tête sur un papier avec une oreille, un oeil et une grosse narine.
LE CRUCIFIX
Un frais matin de mai, le parvis d'une vieille église de district.
Tout là-haut la grande cloche mugit et vibre déjà, un son cuivré stridule aux oreilles.
Dans la cour se retrouvent des vieilles femmes, des mendiants, des pèlerins aux cheveux longs avec
des sacs et des bouilloires en fer blanc pendus sur eux, leur bâton à la main, ils marchent courbés avec
l'affectation qui leur est habituelle.
Dans la cour il fait encore sombre.
Les vieilles femmes s'approchent, s'asseyent un peu à l'écart sur l'herbe jeune, en pliant pudiquement
leurs jupes sous elles, les jambes étendues toutes droites.
Les mendiants se laissent tomber sur les dalles de pierre froides près du parvis.
Et les pèlerins vont au soleil, derrière l'église, là où se dresse au-dessus d'une vieille tombe un Crucifix
en fonte verdie au sommet d'un cube.
Sur la croix la tête du Christ couronnée d'épines est inclinée.
Sur le cube, un crâne et deux os, deux fémurs croisés.
Et les pèlerins font des signes de croix, se prosternent, puis tombent à genoux, les yeux levés vers le
haut, dans le ciel matinal couleur de bleuet.
Et le soleil éclaire vivement et gaiement la maigreur médiévale du Christ, son ventre creux, ses longs
bras tendus vers le ciel, il réchauffe les cheveux gris des pèlerins, leurs dos rapiécés, leurs ficelles, leurs
sacs, leurs bouilloires en fer blanc et leurs gobelets.
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Svetlana IVANOVA
Le théâtre du samedi
Nouvelle inédite
Traduction de Chantal Le Brun Keris
Svetlana Ivanova est née en 1952. Elle vit à Moscou et travaille dans une revue. Quelques-unes de ses nouvelles ont été publiées dans des recueils collectifs. Le texte que nous publions, par son côté cru et même cruel, reflète bien l'une des tendances dominantes de la prose russe actuelle.
« Le Temps ronge sa vie ; hâte sa renommée Pour garder mon amour de sa faux recourbée»* (Shakespeare)
Telle une cataracte, l'eau cinglait furieusement la baignoire.
« Las de tout, à la Mort le repos je réclame... »
L'eau avait atteint les bords de la baignoire, elle allait se précipiter à l'extérieur.
« ...Muse, où es-tu ? Depuis trop longtemps tu négliges
De parler du sujet dont tu tiens la valeur... »
Une seconde encore, et une trombe d'eau, que rien ne retenait, se déversa sur le sol, inondant les minuscules carreaux sales et les murs barbouillés de peinture.
A côté de la salle de bains se trouvaient les chambres. Aussi petites que des boîtes ou que les tiroirs d'une armoire métallique. Il y en avait deux. Et une personne dans chaque. Un homme et une femme. Tous les deux écoutaient l'eau couler, tous les deux attendaient.
L'homme, grand, massif, était à moitié allongé dans un large lit, la tête renversée sur l'oreiller. Dans ses yeux se mêlaient la joie, la naïveté, la folie. Cela faisait déjà quatre ans qu'il était paralysé, dans une immobilité presque totale. Seuls le bras et la jambe droite pouvaient encore bouger.
L'homme attendait, il brûlait d'impatience. Dans toutes les fibres de son corps il sentait, il voyait presque l'eau monter dans la baignoire. Dans un instant, enfin, il la tâterait de son côté droit encore valide ! Cette eau chaude, brûlante ! Il ne se donna même pas la peine de relever les mèches de cheveux gras qui lui tombaient dans les yeux. Allez, d'un coup dans l'eau, ce serait tellement plus voluptueux !.. Toute la semaine, il s'était préparé à ce jour de félicité. Toute la semaine, son corps avait accumulé, dégagé, rejeté une humidité délétère pour la dissoudre enfin, en ce soir du samedi si ardemment attendu, la mélanger à l'eau pure, chaude, rayonnante et au savon brun et corrosif, avec lequel on frotterait sa peau. Le samedi était le jour du bain.
La femme — sa femme — attendait ce moment, la mort dans l'âme. Quatre ans plus tôt, quand son mari avait été atteint de paralysie, elle s'était fixé ce samedi soir comme dernier supplice de la journée. Au début, elle se consolait à l'idée qu'après le samedi, il y a le dimanche pour se reposer. A l'époque, elle voyait ses amies, allait au cinéma, au théâtre. Vu de l'extérieur, on aurait dit que, dans sa vie, rien n'avait changé. Cela dura ainsi tout juste deux ans.
Et puis elle prit sa retraite. Soudain, elle se trouva devant une masse de temps libre. Elle ne savait
comment se distraire. Sans qu'elle comprît pourquoi, ni ses amies, ni ses autres occupations ne lui procuraient plus de plaisir. Elle sortait de moins en moins souvent de chez elle, restait couchée des heures entières. Vide, léthargique, immobile. Par moments, il lui semblait que, soudain, curieusement, son corps la quittait, qu'il cessait d'exister, qu'elle ne pourrait plus rien bouger. Alors, saisie de panique, elle tordait ses jambes et remuait les doigts de pieds. Étrange, son corps lui obéissait toujours, elle était bien vivante !
Et voilà qu'aujourd'hui, c'était encore samedi ! Aujourd'hui, elle devrait à nouveau se forcer à agir, se forcer pour la énième fois à accomplir ce geste désespéré d'abnégation et d'humanité.
« La baignoire est sûrement pleine... Il va falloir aller arrêter l'eau. Et retourner dans la chambre où il attend. Quelle odeur il répand à la fin de la semaine ! Ce qu'on peut endurer !... »
La femme se leva, se traîna dans la salle de bains, coupa l'eau. Avec ses carreaux de faïence blancs, la baignoire était béante, inhospitalière. Une mer naine et mouvante. La seule joie d'un homme qui un jour lui avait été cher... Non, pas la seule. Il y en avait une autre !... la plus terrible !... Mais non, pas maintenant ! Il valait mieux ne pas y penser. Il y avait d'abord l'épreuve du bain.
L'homme, dans sa chambre, entendit des pas. Dans la salle de bains, on coupait l'eau. Il le vit comme s'il y était. On allait venir le chercher. Les pores de sa peau se dilatèrent en exhalant de nouvelles effluves malsaines. Puis sa femme entra.
Il se hâta de prendre un air indifférent, impénétrable. Elle savait sûrement comme il attendait ce bain, elle ne pouvait pas l'ignorer. « J'aimerais bien savoir à quoi elle pense en ce moment ? Quel visage fermé, résigné !... »
La femme s'approcha du lit.
Au début, quand tout avait commencé, elle était différente : douce, compatissante. Chaque fois, en bavardant avec son mari malade, elle essayait de le distraire, de l'égayer. Comme si tous ces soins n'étaient qu'un amusement simple et même agréable qui leur procurait du plaisir à tous deux. Mais le temps avait passé, et avec lui elle avait changé. Ses gestes s'étaient faits brusques, utilitaires. Elle cachait de moins en moins souvent son aversion. L'homme impotent, dépendant qu'il était devenu, l'irritait, l'énervait, lui faisait croire que tous les malheurs et les échecs de leur vie étaient de sa faute à lui. Elle sortait souvent de ses gonds, et il arrivait qu'elle se moquât de lui, le rabrouât ou même lui fit mal.
Debout devant le lit, la femme se pencha au-dessus de son mari. De son bras droit valide, celui-ci lui enserra le torse. Puis il attendit qu'on le soulevât, qu'on lui donnât sa canne, qu'on le conduisît, qu'on le traînât jusqu'à cette trouée d'eau purifiante. Mais qu'est-ce que sa femme faisait donc ? Qu'est-ce qu'elle attendait, pourquoi ne bougeait-elle pas ?
L'homme commença à manifester de l'impatience. Prenant appui de son bras droit sur le matelas, il essaya de se soulever. « Qu'est-ce qui lui prend ? Que veut-elle faire ? »
Il fallut encore un moment avant que la femme ne sortît de sa torpeur. Elle serra plus fort le corps de son mari, noua ses mains dans son dos. Sa robe de chambre s'ouvrit sur sa poitrine et elle surprit le regard avide qui palpait sa gorge dénudée. Elle rougit, réajusta sa robe de chambre, attacha le bouton. Puis elle passa à nouveau les bras autour de son mari.
Maintenant il lui fallait rassembler toute son énergie, soulever la chair raide, la forcer à trouver un semblant d'équilibre. Alors elle pourrait le tirer.
L'homme sautillait sur sa jambe droite et traînait la gauche. Il savait que, maintenant plus que jamais, sa femme le tenait en son pouvoir, qu'elle le détestait, qu'elle était prête à l'anéantir. Mais en cet instant, il ne redoutait qu'une seule chose : qu'on le privât de son bain.
Lentement, pas à pas, centimètre après centimètre, ils approchaient de la salle de bains. « Ça y est, on arrive, on y est presque ! »
La salle de bains était une étuve. Le petit miroir était couvert de buée. La vapeur chaude montait à la tête. La femme appuya le corps pesant de son mari contre le mur. « Je me repose un peu et je le déshabille ».
...La chemise sale tomba par terre. Puis le maillot de corps et le pantalon. Maintenant, il fallait ôter le caleçon. Apparemment, rien de plus simple. D'ailleurs, qu'y avait-il d'extraordinaire à cela ? Elle l'avait bien fait des milliers de fois. Mais elle attendait, retardait le moment comme si elle redoutait quelque chose. Dans cette salle de bains calfeutrée, terriblement exiguë, pleine de vapeur chaude, tout semblait étrange et irréel. Ce qui lui paraissait impensable une seconde plus tôt, quand elle se trouvait dans la chambre, puis dans le couloir, devenait ici possible, inévitable, tentant. La femme attendait.
Ils étaient maintenant figés tous les deux dans une action euphorique, ils s'y étaient plongés et n'existaient déjà plus dans la réalité. Comme si cet acte avait pris une forme bizarre, contre nature : un infirme, qui serait tombé s'il n'avait eu sa femme à ses côtés, et une femme, malade d'épuisement, et pourtant tout entière possédée du désir qui l'a saisie. Un érotisme sauvage et dénaturé faisait trembler toutes les cellules de son corps.
La femme commença à retirer lentement le caleçon de son mari. Centimètre après centimètre, le tissu usé libérait la chair comprimée, jadis si ferme. Maintenant, molle, froissée, elle ne donnait plus aucun signe de vie.
Le caleçon glissa à terre. L'homme le poussa de son pied valide et s'appuya sur elle. Maintenant il était nu.
La femme se tenait tout près. Son visage, tout son corps étaient proches, à une proximité excitante. L'homme saisit sa femme par les épaules et se mit à les presser, les pétrir, cherchant de ses lèvres tremblantes la bouche humide et fardée.
La femme sentait maintenant sur elle l'haleine chaude, lourde. Elle cédait déjà, prête à oublier et à se laisser griser par un court instant de béatitude. Quand soudain... l'homme chancela. L'instant d'après, la masse déséquilibrée de son corps, incontrôlée, anémique, se précipitait sur sa femme, qui, obéissant instantanément à un instinct de survie bien naturel, fit un bond de côté.
...Heureusement, la main droite de l'homme était encore suffisamment ferme. Il réussit à saisir le bord de la baignoire et ne dut qu'à cela de rester debout, de ne pas se rompre les os, ni heurter de la tête les carreaux du mur de béton.
La femme, quant à elle, réagit d'une façon étrange. Elle se redressa lentement, enfila sans la moindre hâte la chaussure qu'elle avait perdue, réajusta sa robe de chambre et remit de l'ordre dans ses cheveux. Elle paraissait calme, indifférente. Comme s'il n'y avait pas eu en elle ce désir sauvage, effréné, qui avait fait battre le sang dans son corps avide de se donner, troublant sa raison dans l'attente de la félicité. Elle devint flasque, terne ; retrouva des gestes précis, des pensées claires : elle était de nouveau prête à agir.
Maintenant il lui faudrait faire entrer le corps de son mari dans la baignoire — une entreprise très pénible, un travail de virtuose presque.
Ouf !... La jambe énorme, grise, venait de plonger dans l'eau. Voilà ! Le plus dur était fait ! L'eau se chargea du corps lourd, on aurait dit qu'elle avait pitié des pauvres mains féminines.
L'homme, lui aussi, poussa un soupir de soulagement... Des filets de salive gluante coulaient des coins de ses lèvres sur son menton. Il considérait la partie morte de son corps comme s'il s'était agi d'une masse étrangère et superflue. Avec l'aide de sa femme, il commença à s'enfoncer dans l'eau.
« Enfin ! Quel bonheur... quel délice de sentir l'eau envelopper le corps et vivifier le sang ».
«...Et gagne trois fois plus
Que mes maux m'ont coûté »*
Dans le regard qu'il jeta à sa femme, il y avait presque de la gratitude.
Elle était debout, les bras ballants, la figure mouillée, les traits tirés. Avec le temps, son joli petit visage de poupée s'était rétréci, creusé jusqu'à devenir presque monstrueux. La vapeur et l'eau chaude avaient resserré, contracté les vaisseaux sanguins, et le fard jetait un éclat trop vif sur les joues presque blanches. Le rimmel avait coulé sous les yeux rouges et larmoyants. Une actrice, une ancienne actrice A la retraite depuis longtemps déjà, mais qui continuait à se surveiller, comme on dit : tous les matins, gymnastique, douche froide, maquillage. Pour qui ?... Personne ne sauverait plus le corps vieillissant : les paupières étaient gonflées, les plis des lèvres s'étaient creusés, le menton s'était alourdi.
Dans sa jeunesse, il y avait eu une époque où elle se demandait souvent où était sa vie réelle, celle dans laquelle elle éprouvait des sentiments authentiques, de la joie ou de la douleur. Elle se surprenait à penser qu'en dehors de la scène, dans la rue, à la maison, elle était comme une éponge desséchée et que curieusement sa vie réelle s'était transportée dans un monde où tout était fictif : les événements comme les gens ou les passions. C'est là seulement que se révélaient entièrement sa nature et ses instincts.
...Avec le temps, elle avait changé de rôles. Au lieu d'héroïnes brillantes, on lui avait proposé des rôles secondaires, et elle avait encore essayé d'y trouver quelque chose d'original et d'authentique. « Ses femmes » étaient toujours attirantes. Il y avait en elles le charme incomparable de la passion : un geste rapide, un regard, un port de tête. Non, ce ne sont pas là des choses qu'on peut feindre... Et puis la pause de l'entracte, ce moment délicieux où l'on sait que tout va continuer, que ce n'est pas fini, encore quelques minutes et cet autre monde, unique et mystérieux, va soumettre tout ce qui l'entoure et vous entraîner inexorablement dans ses rêts sublimes, voluptueux, inconcevables...
Mais tout cela était fini, lui avait été arraché à tout jamais. Pour qui donc se maquillait:elle encore tous les jours, pour qui s'éreintait-elle à tirer la révérence ? Était-ce vraiment pour lui ?
L'homme détourna son regard de sa femme : pour le moment, il devait se concentrer sur lui-même. goûter pleinement ce plaisir chaud, brûlant.
«...Et gagne trois fois plus
Que mes maux m'ont coûté »
On aurait dit qu'il s'était endormi, pour toujours.
La femme sortit sans bruit. Maintenant elle pouvait se reposer un peu. Dans une demi-heure, il appellerait à nouveau, et alors il faudrait aller savonner ce corps, le frotter avec l'éponge, le retourner. le soulever. Et encore, ce n'était pas le pire, le pire viendrait ensuite !
Elle retourna dans sa chambre. Sous l'abat-jour rouge, la lampe de chevet diffusait une lumière tamisée. Cet abat-jour, c'était elle qui l'avait cousu autrefois. Il y avait bien longtemps. Elle s'en souvenait, ils venaient juste d'emménager. Ils voulaient meubler les pièces avec lustre et élégance, construire un petit nid fait pour les caresses, l'amour, la détente. Et elle s'était donné de la peine, se dépensant sans compter. Il lui semblait possible de tout réaliser de ses propres mains, de faire preuve de suffisamment d'ingéniosité, de patience, d'intelligence. Mais non, jamais confort, ni ordre, ni propreté ne sauraient masquer la pauvreté, le manque d'argent... Et le couvre-lit avec ses amples draperies, et la petite table « à l'ancienne » — tout trahissait les efforts désespérés de la propriétaire pour embellir la vie de tous les jours, donner une impression de chic et d'élégance. Un lustre en faux cristal pendait misérablement du plafond. Ses pendeloques en verre ne brillaient pas, elles jetaient juste un faible reflet lorsqu'on allumait la lumière. De jour, elles étaient mates et sales... Mais, à vrai dire, la lumière du jour pénétrait peu dans la pièce. Les stores étaient presque toujours baissés. La petite lampe sous l'abat-jour rouge brûlait souvent du matin jusqu'au soir. La femme se sentait bien ainsi, voilà tout !
Elle se coucha sur le canapé, s'étira, passa une main derrière la nuque. La courte robe de chambre d'indienne se souleva, découvrant des jambes vieilles et laides. Jamais, même dans sa jeunesse, elle ne s'était autorisée à porter des jupes au-dessus du genou. Maintenant, elle ne quittait pratiquement plus cette vieille robe de chambre que les lessives avaient raccourcie et décolorée. Sa peau était flasque, striée de veines rouges. Cette peau qui autrefois avait été sa fierté. Que le temps faisait de ravages !...
Elle était étendue et se consumait... Une fois de plus, elle attendait, rassemblait ses idées. Car ce qui allait suivre était bien plus difficile que tout ce qui avait précédé. Finalement, traîner son mari jusqu'à la baignoire, le savonner, puis tout ranger, ce n'était pas un travail si pénible que cela, en tout cas pas pour elle. Il exigeait seulement un effort physique, et elle en était capable, elle était vigoureuse. Alors que pour le reste, après, là, il fallait des forces d'une tout autre nature. Bientôt, elle ne pourrait plus... Ainsi, aujourd'hui... elle ne se voyait pas participer à ce spectacle.
De la salle de bains, on appelait « Déjà ! Ça ne doit même pas faire dix minutes. Ce qu'il est pressé !... »
La femme se leva. Au passage, elle jeta un coup d'oeil dans le miroir à trois faces. « Ce que je suis laide ! Pouah ! » Et pourtant, dans quelques minutes, il faudrait qu'elle soit différente. Qu'elle le veuille ou non, elle devrait se forcer à être une autre. Elle le faisait déjà depuis quatre ans. Une fois par semaine, le samedi soir.
Dans quelques minutes, elle devrait paraître jeune et belle. Aimer encore une fois et être aimée. Éprouver de la passion, des sentiments. Sentir le feu dans ses veines, pleurer de bonheur, rire, oui, rire, faire tout ce que lui dicterait son rôle. Rire, très fort même, sans se soucier de la mauvaise insonorisation de l'appartement moderne.
« Que doivent penser les voisins ? Toute la semaine, il règne ici un silence que rien ne vient troubler. Et le samedi seulement... ces voix mystérieuses... Ils se disputent à propos de quelque chose et essaient de se convaincre mutuellement... Et puis ces pleurs, soudain, ces gémissements, parfois... et aussi ce rire, un rire énorme, dément ».
« Mais qu'est-ce qu'ils font ? Ils deviennent fous ? » se disent-ils sûrement. « Et pourquoi toujours le samedi, une fois par semaine, le soir ?... »
Autrefois, elle attendait ces spectacles qui se répétaient régulièrement. Comme à son mari, ils lui apportaient un peu de la joie d'être sur scène, d'éprouver des sentiments vrais. Puis elle s'était lassée et s'était mise à rechigner. Et voilà qu'aujourd'hui... aujourd'hui, elle jouerait son dernier rôle !
« Il faut placer le miroir en face de la lampe pour que la lumière tombe juste dessus ». En actrice professionnelle, elle connaissait très bien tous les mauvais tours que peut jouer l'éclairage latéral.
Une fois dans la salle de bains, elle se mit au travail. Jamais elle n'avait utilisé pour elle-même ce savon brun à l'odeur désagréable. Jusqu'au linge qu'elle frottait avec un savon de toilette. Mais pour laver son mari, éliminer la saleté accumulée pendant une semaine, il n'y avait vraiment que ce savon-là. Bon marché, il fondait à une rapidité étonnante. Ce que la crasse du corps humain peut être vorace !
Elle enduisit l'éponge de savon et se mit à frotter la poitrine, le ventre et les jambes de son mari allongé sur le dos. Quand elle eut savonné le devant, elle le tourna avec beaucoup de mal sur le côté et frotta avec rage son cou bouffi, son dos, ses hanches. Le savon corrosif et l'éponge laissaient sur le corps des traces rouges, qui ensuite mettaient longtemps à disparaître. Après l'avoir complètement savonné, elle ouvrit la douche sur l'eau chaude.
— Aïe ! cria son mari. Tu es folle ?
La femme tourna machinalement le robinet d'eau froide.
— Ça suffit ! Essuie-moi !
La femme se pencha, saisit son mari sous les bras, tenta de le soulever, de l'asseoir. « Ce qu'il est lourd ». Ses mains sentaient à travers la serviette la peau flasque et flétrie. Comme si tous les muscles qui autrefois tendaient son corps n'étaient plus maintenant que de la graisse épaisse et molle.
— Ça va ! Ramène-moi, maintenant !
Cinq minutes plus tard, l'homme était déjà allongé dans sa chambre. Propre, apaisé, satisfait. Il portait une chemise blanche à jabot de dentelle. Sur sa tête trônait une splendide perruque brune, telle qu'on en portait au Moyen-âge et qui pouvait être celle d'un beau jeune homme. Une frange épaisse descendait en ondulant sur le front. Les cheveux souples, légèrement bouclés, tombaient sur les épaules.
Avec son visage rouge et bouffi, l'homme, sous cette perruque, avait un air effrayant. Le jabot de dentelle empesé renforçait l'impression de bouffonnerie. Il avait les yeux fermés. Seules ses lèvres remuaient. On aurait dit qu'il murmurait une prière. Il attendait sa femme.
«...dieu d'amour auquel je suis lié...»**
Ses lèvres s'élargirent en un sourire étrange. Ses mains, non, sa main valide, la droite, se tendit vers quelqu'un ou quelque chose qu'il voyait déjà, qu'il sentait presque...
Une porte grinça, des pas se firent entendre... Sa bien-aimée... Juliette, tu es là ?
Ses paupières battirent et il ouvrit les yeux.
Une femme se tenait à côté du lit, voûtée, les cheveux retenus à la hâte par des épingles, vêtue d'une robe de chambre sale et chiffonnée. L'homme scrutait avec insistance ce visage étrange qui lui était horriblement familier sans qu'il sût trop pourquoi. Cette silhouette en chair et en os semblait venir à lui d'infiniment loin, d'un monde à moitié irréel.
Pauvre Roméo ! C'est Juliette qu'il attendait !... Dans le trouble et l'excitation, il attendait le rendez-vous prévu à l'acte I de la tragédie de Shakespeare. Il brûlait d'impatience et, tout tremblant, prêtait l'oreille aux pas tout proches. Et soudain... Quelle était cette diablerie ?...
Il avait devant lui une pauvre créature vêtue d'une simple robe de chambre en coton, sans maquillage, sans opulente chevelure répandue sur les épaules.
« ...Où est donc Juliette ? Pourquoi ce monstre à sa place ? D'où sort-il ? Et son visage... Pourquoi m'est-il si familier ?»
Lentement la réalité s'imposa de nouveau à lui, réveillant la rage, le désespoir, la haine.
« La garce ! » Comment pouvait-elle lui jouer un tour aussi perfide, aussi cruel ? Mais peut-être avait-elle oublié ? Ils avaient pourtant décidé ensemble une semaine plus tôt de jouer « Roméo » ce samedi. Il l'avait tant suppliée qu'elle avait promis. Il s'en souvenait ! Elle avait même dit : « Que ce soit une fête pour nous deux ! »
« La garce ! L'idiote ! » L'homme tremblait. Le sang tantôt lui montait à la tête et lui battait violemment les tempes, tantôt se glaçait jusqu'aux extrémités de ses doigts décolorés.
Peu importe, il la forcerait à faire ce qu'il voulait. De sa main valide, il essuya la sueur qui couvrait abondamment son visage et son cou.
« L'ordure ! La sale vieille ! » Comment avait-elle osé ? Ils s'étaient pourtant mis d'accord ! Il était déjà rentré dans son personnage. Il attendait Juliette. Il brûlait du désir ardent de caresser son cou gracile de jeune fille, d'embrasser sa poitrine juvénile... Elle était tellement bien dans ce rôle, proprement éblouissante. C'était alors seulement qu'il l'aimait, uniquement dans ces moments-là... Le tromper, le trahir maintenant, quand il attendait avec tant d'impatience...
« Chienne ! » Elle savait comme ces instants lui étaient chers. Toute la semaine, il s'était préparé, s'était remémoré les monologues, les avait étudiés à nouveau...
Immobile, la femme se tenait toujours près du lit. Sur son visage, tout d'abord impassible, apparut une expression de joie presque mauvaise. Enfin, elle avait su se venger pour de bon, dire non une fois pour toutes. Tout était apparemment bien fini !
Avec sa perruque de jeune homme qui avait glissé sur le côté, son jabot de dentelle empesé, sa face cramoisie et trempée de sueur, il était effrayant et affreusement vieux. Toutes sortes de grimaces exprimant tour à tour la douleur, la haine, l'humilité, la peur, se succédaient sur son visage. Mais la femme ne s'en allait toujours pas.
Si l'homme avait pu, il l'aurait tuée. Ici même, dans cette pièce, il se serait acharné sur ce visage honni jusqu'à le mettre en lambeaux, il aurait griffé, lacéré cette peau, déchiré cette robe de chambre en mille morceaux, brisé ces pauvres jambes difformes, car c'étaient celles de Juliette qu'il rêvait de voir aujourd'hui.
Mais il était impotent, paralysé. Tout le côté gauche de son corps était mort. Pourtant le droit... le droit, lui, était bien vivant. Sa main droite était valide ! Elle était suffisamment ferme, ce n'était pas pour rien qu'il la soumettait quotidiennement à un entraînement spécial !... Elle était puissante, sa main droite.
La femme se tenait tout près. Il suffisait d'un seul geste adroit pour la saisir à la gorge, serrer ce maigre cou d'oie, sentir sous la peau la chair vivante et docile... Ensuite, c'était un jeu d'enfant ! Il saurait en l'espace d'une seconde comprimer la fine valvule qui fait le lien entre la vie et la mort et l'étouffer. Maudite soit cette vie qui le privait de la seule chose qui lui restait : son petit théâtre ! Elle n'avait pas pitié de lui, alors qu'il demandait si peu : juste quelques heures d'oubli ! C'est pour elles qu'il menait depuis quatre ans cette vie végétative, silencieuse, épuisante. Pour elles qu'il acceptait l'humiliation, la haine et les offenses... Il ne demandait ni ne regrettait rien... Maudite soit cette vie!
Tout le côté droit de son corps tendu, le pied en appui sur le matelas, l'homme se jeta sur sa femme.
Tout alla si vite qu'on aurait pu croire qu'il ne s'était rien passé du tout. Seul retentit le choc sourd d'un corps qui tombe.
La femme n'avait pas bougé. C'était comme si dans la pièce rien n'avait changé, tant le silence qui s'était installé était immobile, statique.
Seul l'homme n'était plus dans son lit. Il était par terre sur le dos dans une posture grotesque. Une de ses jambes était partie en arrière, entraînant à sa suite le bas du corps qui se dressait maintenant en une masse monstrueuse au-dessus de la tête. La jambe gauche paralysée était rejetée sur le côté comme un objet totalement superflu. L'homme gisait, immobile, comme mort. A quelques pas de là traînait la perruque soyeuse de Roméo.
«...dieu d'amour auquel je suis lié...»
Elle clignait des yeux et, comme dans un kaléidoscope terrifiant, voyait défiler devant elle des images fulgurantes : une nuque dégarnie, une chemise froissée aux épaules, une jambe affreusement tordue.
« Voilà ! C'est fini ! » Leur étrange vie de couple s'était terminée d'un seul coup. Il n'y aurait plus ersonne à baigner, à soigner... Plus de spectacles le samedi, personne n'aurait plus besoin de ces textes de rôles. Combien de fois n'avaient-ils pas été joués, ces rôles, au cours des quatre dernières années ! Ophélie, Médée, Violette... Maintenant, c'était terminé... terminé ?...
Désormais elle serait seule dans un appartement vide, une pauvre créature inutile...
C'était la vie !... Une vie peut-être étrange, absurde, épuisante, mais la vie !... Et ces spectacles du samedi qui demandaient une préparation longue, minutieuse, pour lesquels il fallait revoir les textes, répéter... Et ces bains qui étaient une joie pour le malade, et les menus soucis, le train-train de la maison...
« C'est terrible ! » Elle sentit que toute sa vie était tributaire de celle de cet infirme qui gisait à côté d'elle.
«...dieu d'amour auquel je suis lié...»
« Que faire ?... Vite, vite !... Je ne t'abandonnerai pas, tu vivras ! »...
La femme tressaillit, reprit ses esprits. Elle se précipita vers le corps étendu, le souleva et se mit à le secouer en répétant :
— Tu es vivant !... Hein, que tu es vivant !... Tout va changer maintenant... Mais vis, vis !... Je mettrai pour toi la robe de dentelle blanche de Juliette... Tu t'en souviens ? Ça fait une éternité que je ne l'ai pas mise, tu me le demandais, mais je ne la mettais pas, exprès. Tu n'arrêtais pas de m'en prier... Elle est sûrement devenue trop juste pour moi, mais je vais la refaire, je l'élargirai. Je ferai tout pour toi... Vis... Et tu verras ta Juliette ! Tu l'aimeras encore, ta bien-aimée... Tu connaîtras avec elle tous les délices, tu seras heureux comme jamais personne ne l'a été, même en rêve... Tu n'es ni vieux, ni pitoyable ! Tu es Roméo ! Parole d'honneur, tu es le vrai Roméo !... Quels merveilleux cheveux tu as, comme tu es beau...
Elle parlait, parlait, s'embrouillait, se reprenait. Mais le corps qui pesait de tout son poids sur ses genoux restait immobile et sourd.
Pleine d'angoisse, épuisée, perdant presque la raison, elle colla sa joue contre la poitrine de son mari. Les battements du coeur, aussi faibles que le frémissement d'une feuille, s'arrêtaient parfois assez longtemps pour reprendre ensuite comme si la vie dans un ultime effort tentait de s'accrocher à une .brindille.
« Il est vivant ! »
Quand l'homme ouvrit les yeux, il était de nouveau dans son lit, mi-assis, mi-allongé. Par-dessus la chemise de dentelle blanche, il portait un magnifique gilet de velours. Une épaisse frange ondulée encadrait son front. Ses vêtements exhalaient une odeur légère de parfum français.
Son regard glissa jusqu'à ses pieds. « En voilà une surprise ! »
Par Dieu sait quel miracle, ses jambes déformées étaient moulées dans un fin collant blanc. Mais le plus étonnant, qui faisait battre son coeur plus vite, c'étaient les souliers ! De splendides souliers vernis à boucles ouvrées. Des chaussures qu'il n'avait pas portées depuis des dizaines d'années se pavanaient à ses pieds. Comment avait-elle réussi à les conserver et à introduire les énormes pieds difformes dans cette éblouissante oeuvre d'art ?
« Quel trésor ! Comme elle est gentille ! Il faudra la remercier, trouver quelque chose qui lui fasse plaisir ! Mais quoi ? Que pourrait-il bien faire ? Bah, ce n'est pas important, on verra ça plus tard... Pour le moment, il faut se presser, se préparer au plus vite, entrer dans le personnage !... Depuis combien d'années n'a-t-il pas prononcé ces monologues merveilleux, combien d'années les a-t-il gardés dans sa mémoire, s'en souvenant par coeur ! Plus vite, plus vite... Juliette va entrer... J'entends ses pas... »
«...dieu d'amour auquel je suis lié...»
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*Shakespeare, Sonnets. La Pléiade, Gallimard, Paris 1959
**Shakespeare, Les drames historiques et les poèmes lyriques, Desclée, de Brower, Paris, 1943.
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Le Booker Prize russe a été créé en décembre 1991 sur le modèle du Booker anglais. Il est organisé et sponsorisé par la même société et consiste en deux prix : le Booker proprement dit qui récompense le meilleur roman russe de l'année précédente et le mini-Booker qui a récompensé successivement la revue reflétant le mieux la littérature contemporaine russe (92) le meilleur recueil de nouvelles et récits (93), la meilleure revue russe de province (94), la meilleure revue en langue russe des ex-républiques de l'URSS (95). Cette année, le mini-Booker couronnera la meilleure première oeuvre en prose.
Une première liste comprenant entre 40 et 50 oeuvres est établie par une quarantaine de critiques, écrivains et universitaires, majoritairement russes. Le jury composé de cinq membres (qui changent chaque année) sélectionne trois à six finalistes : la « short list » qui est proclamée fin septembre-début octobre. Le lauréat est connu en décembre.
Ces prix sont très prestigieux et représentent de plus des sommes conséquentes (12500 $ cette année pour le vainqueur, 1000 $ pour les autres finalistes et 3000 L pour le mini-Booker). Ils sont également très contestés, surtout à l'étape finale. Un prix « Anti-booker » a même été créé fin 95 par le journal Nezavissimaïa Gazeta (L'Indépendant), décerné pour le meilleur roman de l'année en cours. Il a été attribué à Alexeï Varlamov pour La Naissance /AJ-leiccell Bawiamos : PoxeJermel
Le Booker 1992, le premier « cru », est celui qui a le plus créé la surprise : il a été décerné à Mark Kharitonov. Les suivants ont tous été attribués à des écrivains de la génération des années 60-70, ce qui est l'un des nombreux reproches faits au prix. Malgré cela, le Booker prize offre un assez bon panorama de la littérature actuelle, surtout grâce à la première liste de sélection, et exerce une action stimulante sur la vie littéraire.
Hélène Mélat
1992
Lauréat : Mark Kharitonov : La mallette de Milachévitch (trad. Marc Wenstein, Fayard 1994)
Autres finalistes
Friedrich Gorenstein : La place (trad. Anne Coldefy-Faucard, De Fallois 1991) ; Alexandre Ivantchenko : Le monogramme ; 'Vladimir Makanine : La brèche (trad. Christine Zeytounian-Beloüs, Belfond 1991) ; Ludmila Petrouchevskaïa : La nuit m'appartient (trad. Anne Coldefy-Faucard, Robert Laffont 1994); Vladimir Sorokine : Les coeurs des quatre.
Mini-Booker :
Ex-æquo les revues Solo /Carlo/ et Vestnik Novoï Literatury (Messager de la nouvelle littérature) /BeCTHHK 110B0ii JIHTepaTyphil
1993
Lauréat : Vladimir Makanine : Une table avec une nappe et une carafe au milieu (in La route est longue, romans, trad. Bernadette du Crest, Gallimard 1994)
Autres finalistes : Victor Astafiev : Maudits et tués; Oleg Ermakov : Le signe de la bête (trad. Françoise Gréciet, Albin Michel 1994) ; Semion Lipkine : Mémoires d'un locataire l, Valeria Narbikova : Échos (trad. Luba Jurgenson, Albin Michel 1991).
Mini-Booker
Victor Pelevine : La lanterne bleue, nouvelles.
1994
Lauréat : Boulat Okoudjava : Le théâtre aboli
Autres finalistes : Piotr Alechkovski : Biographie du putois ; Iouri Bouïda : Don Domino ; Igor Doliniak : Le troisième monde ; Mikhaïl Levitine : Indécence ; Slapovski :
Le premier second avènement
Mini-Booker : La revue Volga /Bwira/ de Saratov.
1995
Lauréat : Gueorgui Vladimov : Le général et son armée.
Autres finalistes : Evgueni Fiodorov : Odyssée ; Oleg Pavlov : Conte officiel.
Mini-Booker
Ex-aequo : les revues Rodnik (Source).
En 1996, 37 nominateurs ont retenu 51 oeuvres. Le jury, composé de Irina Prokhorova, rédactrice en chef de la revue de critique littéraire Novoe Literaturnoe Obozrenie (Nouveau Panorama Littéraire), de l'écrivain Evgueni Popov, des critiques Alexandre Arkhanguelski et Vadim Skouratovski, ainsi que du professeur Vittorio Strada, a sélectionné six finalistes.
Le lauréat sera connu le 16 décembre 1996.
Œuvres retenues :
Piotr Alechkovski : Vladimir Tchigrintsev ; Tchaboua Amiradjibi : Le mont Mborgali ; Victor Astafiev : Une telle envie de vivre ; Sergueï Babaian : le capitaine Nejentsev ; Mikhaïl Boutov : Musique pour les initiés ; Naoum Brod : Naoum Brod ; Vladimir Charov : Si moi je n'avais pas pitié... ; Nicolaï Chmelev : Je suis tombé malade en chemin ; Galina Chtcherbakova : Love-Storia ; Andreï Dmitriev : Le méandre du fleuve ; Dmitri Dobrodeev : Retour en URSS ; Sergueï Gandlevski : La trépanation; Georgui Gatchev Vivre avec une pensée. Livre d'un homme heureux (pour l'instant...); Guennadi Golovine : Vivre autrement Ireinia ; Nina Gorlanova et Viatcheslav Boukour : Roman d'éducation ; Lev Gourski : Tuer le président ; Fazil Iskander : Sofitchka ; Valeri Iskhakov : Ekaterinbourg ; Alexandre Kabakov : Le dernier héros ; Iouri Katzmann : Les ombres blanches; Bakhyt Kenjeev : Portrait de l'artiste dans sa jeunesse ; Boris Khazanov : Chronique N°. Mémoires d'un homme illégitime ; Anatoli Kim : Onliria Oleg Kling : Le papillon n'atteindra pas le milieu de la rivière ; Leonid Kostioukov : Nous jouons un quatuor ; Mikhaïl Kouraev : Le N°241 ; Pavel Kouzmenko : Katabasis ; Vladimir Krakovski : L'époque la plus heureuse aria ; Oleg Krystaël : L'homuncule ; Mikhaïl Levitine : Assassins idiots ; Mikhaïl Levitine : Ploutodrame; Tatiana Lioubetskaïa : A moitié sur l'amour ; Alexandre Melikhov : Les Atlantes bossus ou le nouveau Don Quichotte ; Anatoli Naïman : CI-NÉ ; Valeria Narbikova : A travers ; Ivan Oganov : Un été profond ; Mikhaïl Peskov : Sur la colline, mémoires d'un fils de paysan Iouri Poliakov : Chevreau au lait ; Evgueni Reïn La bottine ; Elena Sazonovitch : L'artiste de cirque ou le pays des pissenlits jaunes ; Andreï Sergueev : L'album de timbres ; Dmitri Stakhov Histoire de frontière ; Alexandre Terekhov : L'hiver des rats ; Alexeï Varlamov : La naissance ; Alexeï Varlamov : Le benêt ; S. Vititski [Boris Strougatski] : Recherche d'une prédestination ou le vingt-septième théorème de l'éthique ; Evgueni Voïskounski : Rêves de jeune fille ; Valeri Volodine : Il est temps, vivre ! ; Anatoli Zagorodni Dissertation sur l'argile divin, les vaches dorées et le mécanisme de la raison ; Valeri Zalotukha : La grande campagne pour la libération de l'Inde ; Sergueï Zalyguine : Les homonymes.
Finalistes :
Piotr Alechkovski, Victor Astafiev, Nina Gorlanova et Viatcheslav Boukour,Andreï Dmitriev, Dmitri Dobrodeev, Andreï Sergueev.
Œuvres retenues pour le Mini-Booker :
John Astonville-Mac (Joukov) Le grand rêve russe ; Mikhaïl Bezrodni : Fin de citation ; Valery Bylinski : Le récif ; Iouri Ekicheev : Protégé ; Sergueï Gandlevski La trépanation ; Lev Gourski : Tuer le président ; Alexeï Ivanov : Le temps en novembre ; Natalia Kouzmina : Nouvelles ; Pavel Lemberski : Nouvelles ; Sergueï Medvedev : Partita en mi mineur ; Victor Santchouk : Nouvelles / ; Sergueï Schatz
Castrat Timofeevitch /Cepreiifflau KacTpaT TrimoBeeBipil ; Boris Tsytovitch : La fête des vaincus /Boplic UbITOMILI: Ilpa3gn-HK no6e2Ka-eHHE,Ix1 ; Igor Zotov : L'odeur de la cardamome /Hropb 3oToB: 3anax KapjamoHal
Les membres de la rédaction n'ayant pas eu le temps ni la possibilité matérielle de lire tous les livres présentés, certains titres sont traduits de manière approximative.
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Andreï DMITRIEV
Le méandre du fleuve
(extrait)
Roman publié dans la revue Znamia N°8 1995
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Andreï Dmitriev fait partie de la génération des jeunes auteurs de la Russie post-soviétique. Un livre regroupant plusieurs de ses récits doit prochainement paraître à Moscou aux éditions Siovo. Il figure, avec Piotr Alechkovski, Nina Gorlanova (déjà présentés dans notre numéro 15-16), Andreï Dobrodeev et Victor Astafiev, dans la liste des six finalistes du Booker prize russe 1996 pour son bref roman, Le méandre du fleuve dont nous donnons ici un extrait.
Un sanatorium pour enfants tuberculeux, une vieille fresque dans un ancien monastère. Quelques personnages se croisent. Une belle écriture classique. Tout est dans les sensations, les réminiscences (notamment littéraires, avec l'évocation de La montagne magique de Thomas Mann), la subtilité de l'atmos-phère. Un père est venu chercher son petit garçon dans l'espoir que sa présence empêchera sa femme de quitter le domicile conjugal. Le médecin refuse de laisser partir l'enfant, craignant que les conflits familiaux n'aggravent sa santé. Il demande au garçonnet d'aller se cacher quelque part pour éviter qu'on ne l'emmène.
Un corps noir se coule entre les branches, à travers leur enchevêtrement compact, frisson d'une respiration, deux flashes jaunes transpercent le buisson d'une lueur fugitive... L'enfant ne ressent aucune peur. Une couleuvre, ça n'a rien d'effrayant, c'est une bête familière : les pentes de la montagne en recèlent un grand nombre. Quand son père l'a amené ici, la première chose qu'il a vue, c'étaient des couleuvres mortes, longues et droites, comme des courroies en caoutchouc. Elles étaient alignées sur le sentier et de grosses fourmis rouges parcouraient avidement leur peau noire qui se desséchait au soleil... D'autres couleuvres pendaient aux branches des pommiers, attirant de lourdes mouches vrombissantes, ou pourrissaient, écrasées, dans l'ombre humide des murs... Dès qu'une couleuvre vivante bruissait imprudemment dans l'herbe, les hurlements guerriers des enfants ébranlaient la montagne. Les baguettes sifflaient, les pierres volaient, et cela se répétait quotidiennement, jusqu'au jour où le médecin chef finit par se fâcher. Il ordonna de sonner le rassemblement, fit aligner tout le monde en deux colonnes et se mit à crier, à s'indigner, à agiter le poing, à traiter ses petits patients de sadiques, de fascistes et de tortionnaires, il prononça aussi d'autres mots qui firent naître chez beaucoup des rêves de vengeance — éphémères il est vrai. « D'où vous viennent ces pratiques ignobles, bande de sales morveux ? Où allez-vous chercher ça ?... Mais je sais bien qui vous inspire ! Ah si je pouvais... » Puis, brusquement fatigué de crier et de menacer, il s'affaissa, se ratatina comme un ballon d'oxygène qu'on vide et, sans les regarder dans les yeux, entreprit de leur raconter diverses histoires passionnantes sur la vie des couleuvres ; il évoqua même la légende de la belle El qui était tombée amoureuse du roi des couleuvres et l'avait suivi dans son royaume... Le docteur avait oublié la fin du conte, il dit seulement : « ...Eh bien, devinez tout seuls, ou alors inventez la fin qui vous plaira. » Puis il ajouta : « Vous êtes libres », et sans se retourner, il se dirigea d'un pas traînant vers son infirmerie... Les enfants ne touchèrent plus aux couleuvres, ils leur cédaient la route, parfois les garçons les attrapaient pour faire peur aux filles, mais les relâchaient aussitôt... Et si l'un des nouveaux en tuait une par ignorance, on le jugeait en secret hors de sa présence et on le punissait non pas en le tabassant dans le noir ni en l'enduisant de dentifrice, mais en lui infligeant le pire des châtiments : la poursuite.
...Le petit nouveau ne se doutait de rien, encore tout excité d'avoir tué un serpent, il jouait dans son coin, sans prendre le temps de se demander pourquoi personne ne se joignait à ses jeux, ne lui parlait ni même ne s'approchait de lui. Et pendant ce temps, petits et grands s'assemblaient en foule à bonne distance, ménageant un vaste espace pour mieux prendre leur élan... Alors, les apercevant de loin, surprenant les regards de dizaines d'yeux qui le guettaient, il commençait à ressentir les prémices encore modérées d'une peur pareille à de l'étonnement, et un premier frisson léger lui parcourait l'échine... Puis il entendait un hululement faible et plaintif dont la menace grandissait, et toute la bande s'élançait à grands bonds avec force cris et glapissements, galopant droit sur lui ; alors une autre peur, celle-là vraiment effrayante, le prenait à la gorge, et le petit nouveau, n'ayant même pas la force de crier ni de pleurer, fuyait à toutes jambes, tandis que la foule le poursuivait en s'égosillant de plus belle, le poussant en avant, mais sans chercher à le rattraper... Et durant cette course qui ne durait pas longtemps et se terminait sur rien — elle cessait d'elle-même, ralentissait et se dispersait, car son but et son intérêt résidaient uniquement dans lapoursuite en tant que telle — durant cette fuite, ce n'était plus de la peur, aussi terrible fût-elle, que ressentait l'enfant poursuivi, mais une terreur inhumaine, sans bornes, qu'il était par la suite incapable d'oublier — il s'en souviendrait toujours, tout au long de sa vie... Le petit garçon n'avait jamais été poursuivi, et quand il participait lui-même à une poursuite avec tout le monde (car si tu ne veux pas te retrouver victime, tu dois faire ce que font les autres) il ne hurlait jamais, et s'il poussait des cris, c'était plutôt sous l'impulsion d'une tristesse et d'une peur incompréhensibles, et il se laissait toujours distancer.
Le vent tambourine méchamment la montagne, faisant voler vers les eaux lointaines des brindilles sèches, des mottes de terre et des gravillons. Dans les branches bruissantes, on n'entend plus le chuintement de la couleuvre, ni son sifflement. Le garçonnet repousse l'idée qu'elle a fui, effrayée par sa présence. Il voudrait l'attraper et la rassurer en la caressant doucement, puis, quand elle se calmera et cessera de se débattre, paniquée, dans son poing, la réchauffer contre sa poitrine, jouer avec elle et lui parler. Il fourre dans la profondeur du fourré une main grelottante, tâtonne avec une excitation craintive, et la retire aussitôt, piqué par une épine sèche d'églantier. La contrariété de cette douleur lui fait oublier la couleuvre, et le vide ambiant, immense et froid, empli seulement de vent fracassant, lui rappelle sa solitude. Et pour la première fois, dans ces hauteurs, il ne se sent pas joyeusement indépendant, planant librement au dessus du fleuve et de la plaine avoisinante, mais enchaîné au mur, victime d'un châtiment injuste. Il tente de se distraire à nouveau en contemplant la lutte des courants bigarrés du fleuve, mais le vent redouble, les vagues troubles cabrent l'échine, et un lourd nuage survole brusquement la montagne, recouvrant le chaos chamarré des eaux de son ombre épaisse. Le dos de l'enfant se glace sous le souffle froid du mur. Là-bas, de l'autre côté, son père doit sans doute le chercher, faisant claquer ses bottes, il l'appelle et étale sa rage au vu de tous. Et la honte et la pitié que l'enfant éprouve à son égard transpercent son être d'une fulgurance familière...
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Iouri MALETSKI
Le Refuge
(extrait)
Roman publié dans la revue Continent N°81, 1994
Traduction d'Hélène Mélat
Iouri Maletski est né en 1952 à Smolensk. Le roman Le Refuge, nominé au Booker 1995, entre dans la mouvance actuelle de retour sur soi et sur les dernières années du régime communiste. Le narrateur évoque sa jeunesse provinciale dans les années 70, puis sa vie à Moscou dans le contexte des bouleversements sociaux et idéologiques que connaît la Russie d'aujourd'hui. `À ce tableau du monde qui l'entoure, il mêle une réflexion sur son univers intérieur. Au fil de son introspection et du récit de ses relations avec les femmes qu'il a aimées, se tisse le portrait d'un être sensible et porté à l'auto-analyse.
Et me voilà un jour allongé sur mon vieux divan, en train de siroter ma liqueur de cassis (je ne me suis pas donné du mal pour rien), et de manger une galette de gruacollante et plutôt indigeste, je n'avais pas eu le temps de faire un saut à la boulangerie, et le soir on peut toujours courir pour avoir du pain, j'ai dû en faire moi-même, encore une fois quelle occupation, je suis couché et j'écoute « Dépression maniacale » de Jimmy Hendricks, un des rares disques que je peux encore supporter, et mes doigts battent la mesure contre le mur qui me sépare d'un voisin inexistant, je me dis : dommage de ne pas avoir de télévision et pas de rentrée d'argent en perspective pour en acheter une, elle aurait créé un fond sonore, et puis il y a de gentilles émissions, comme « Bonne nuit, les petits » par exemple... Je continue à taper contre le mur et soudain je me mets à penser, tout à fait dans l'esprit d'un homme que je déteste, mais qui a, bien malgré moi, déterminé ma vie entière :
« Le mur est pourri ; si on y enfonce le doigt, il s'écroule. »*
Et le mur fléchit, vibre, c'est du carton. Et j'ai encore pensé : « Non, je ne peux pas... »
Et puis : « Et pourquoi pas ? Je peux bien. »
Qu'est-ce que ça peut faire que ça ne soit pas légal. Ce n'est quand même pas à moi, digne fils de mon peuple, de réfléchir à de telles broutilles ? Non, j'avais un peu peur ; je pouvais y laisser des plumes. Si on me contrôlait... Mais qui contrôle quoi actuellement ? Et si on y mettait quelqu'un ? Mais qui consentirait à habiter ici ? Dans 8 m2 ? Et puis apparemment la maison doit être démolie.
Et je n'ai pas pu résister. Sans encore comprendre pourquoi — ce n'était pas une question de place, seul, de combien ai-je besoin ? — mais persuadé que j'en avais, je ne sais pourquoi, grand besoin. Que c'était bien de ça dont j'avais besoin.
Mais, comment faire ? Très certainement, en sciant. Et comment percer l'orifice par où passer la scie ? De ma vie je ne m'étais occupé de quoi que ce soit de ce genre et n'y avais même jamais pensé. Et voilà que ça m'intéressait. La vie est vraiment imprévisible.
Je doute que cela importe à quelqu'un de savoir où j'ai trouvé les gens qui m'ont donné des conseils, qui m'ont procuré des outils. L'important, c'est que je l'ai fait, que j'ai mené cette entreprise à bien.
J'ai donc reposé ma scie à main. Simple, comme tout ce qui est génial. Auparavant, j'avais cloué tant bien que mal une poignée à la partie du mur que j'avais enlevée ; maintenant, on pouvait entrer.
Traversant le mur peu épais, j'éprouvais un sentiment curieux de léger dédoublement ; comme si c'était d'abord moi qui passais de la pièce vide à l'autre, et qu'une fois passé, ombre instantanée, furtive, ce n'était déjà plus moi. Et que quelqu'un était resté dans la pièce vide. C'était aussi moi et ce n'était pas moi. Cette impression ne s'atténuait pas et j'eus soudain une illumination : c'était ce dédoublement que j'avais cherché. Je pouvais maintenant m'appuyer sur moi-même et, tout en étant dans une solitude complète, ne plus être solitaire. J'avais un voisin, ce n'était pas du tout pareil que de partager un deux-pièces ; certainement l'arrière goût de transgression, de passage dans un espace étranger, qui ne t'appartient pas, dans un autre monde en un certain sens, change tout à l'affaire.
La pièce était petite, vide à l'exception d'étagères au mur, vides elles aussi, et, dans un coin, d'un carton ayant contenu du cognac Rémy Martin. Le carton était-il vide ou non, je n'ai pas regardé.
J'ai dû vendre beaucoup d'ongles** pour acheter un lit pliant, dont le prix, autrefois de 19 roubles, était maintenant terrible à dire, et ne serait-ce qu'une mince couverture. Une pièce vide sans ampoule, et un lit pliant ; installation suffisante pour le but que j'avais en tête.
Je vais enfin expliquer de quel but il s'agit, si tant est qu'on puisse le formuler avec des mots. Les mots, ce n'est pas l'essentiel... En fait, je voulais simplement jeter un coup d'oeil au-delà des ténèbres, au-delà de la solitude. Simplement comprendre une seule chose, mais la plus importante : quand je ne serais qu'avec moi-même, sans les ajouts trompeurs des liens sociaux, sans les entrelacements diffus de mon destin avec celui des autres, quand je m'éloignerais en moi-même, qu'est-ce qui viendrait à ma rencontre dans les ténèbres, d'où aurait disparu toute l'apparence du monde, qu'est-ce qui se dresserait entre moi et moi (ou entre moi et encore quelqu'un d'autre ?). Je voulais comprendre, ne serait-ce qu'en partie, ce qu'était mon moi, cette petite boule chaude et humide encore vivante.
L'abomination de la réalité ambiante ne me permettait pas de me distraire grâce à son apparence, si séduisante et si désirée dans les pays civilisés, qui vous détourne de l'essentiel, elle ne faisait que me pousser à me concentrer sur mon but.
Il était clair depuis le début que l'homme dans la première pièce et l'homme dans l'autre ne devaient, si possible, rien avoir en commun. J'avais maintenant le droit intérieur de rendre ma propre pièce confortable au maximum, alors que dans l'autre je devais garder l'atmosphère la plus ascétique. Là-bas, un lit pliant, une bougie sur un tabouret, des étagères vides et rien d'autre. Ici, des étagères croulant sous les livres, dans un coin une rangée bien ordonnée de bouteilles de liqueurs, de vin et de bière en fermentation, sur le rebord de la fenêtre dans des bacs, au lieu de fleurs, de la coriandre, de la menthe, de l'aneth, du cresson, du basilic, dans un autre coin des miettes pour la souris. Ici, faute de télévision, une prise pour la radio. Là-bas, elle avait été enlevée. Logiquement, je m'efforçais d'être ferme en ce qui concernait le partage, si je me trouvais dans l'autre pièce, la sombre, je ne décrochais pas le téléphone installé dans ma pièce, je n'ouvrais pas ma porte aux rares visiteurs qui sonnaient, et, évidemment, je ne parlais jamais à personne, ni ne montrais ce trésor que j'avais trouvé. Au contraire, un panneau vietnamien tressé, acheté d'occasion au marché aux puces, en barrait l'entrée secrète au milieu du mur.
Nous habitons maintenant à trois dans l'appartement : un monsieur correct qui fait cours devant un auditoire correct, un petit monsieur que pousse le vent avec un sac rayé de commerçant et, enfin, un rêveur pas rasé à demi-affamé, qui reste couché des heures durant sur son lit pliant grinçant à contempler l'espace obscur et vide. Il est vrai que seuls deux d'entre eux sortaient, le troisième n'en avait pas le droit, sauf si, après être sorti par la porte secrète et avoir traversé la pièce légitime, il arrivait à se raser, s'habiller, avaler quelque chose à toute vitesse, et à se transformer en l'un des deux premiers ; mais le troisième était le plus important, les deux autres existaient peut-être seulement pour lui. C'est pourquoi, appelons le troisième « moi », et réunissons les deux autres sous le vocable « je ».
Je gardais une bougie dans ma pièce comme seule source de lumière non par mysticisme romantique, mais pour des motifs pratiques, si l'on peut dire. Par leur tonalité généralisante, unie et douce, l'éclairage au plafond, un lampadaire ou une applique transforment l'homme et son milieu ambiant en un ensemble unifié et trompeur. L'âme semble marcher sur un tapis moelleux, tout est étouffé, on n'entend aucun grincement provocateur ; que peut-on comprendre dans ce confort pommadé et mensonger ?
Les ténèbres, ce n'est pas pareil ; ici, tout ce qui n'est pas toi avance, approche, se reproduisant soi-même, c'est une menace pour ta petite nature... Oui, petite ; quand vous êtes deux dans l'obscurité, toi et ta femme, une femme, vous vous refermez l'un sur l'autre, vous renforçant doublement, amenant votre étreinte jusqu'à une protection complète. Vos sentiments, votre toucher intérieur, votre capacité d'anxiété sont fermés, concentrés sur eux-mêmes ; et les ténèbres reculent, cessent complètement d'être perçues, ou sont perçues comme un milieu d'habitation neutre et moussu, indifférent à vous et à lui-même : un ensemble d'objets inanimés, le lit, l'armoire, le tapis par terre. Quand on est deux — il n'y a rien à dire, quand on est deux, on n'a peur de rien, on est sauvé jusqu'à un certain moment, mais voilà que ce moment arrive, et l'un n'est pas de force à empêcher l'autre de partir définitivement vers les ténèbres, et comme alors se révèle le caractère illusoire de cette protection et de ce courage ! En revanche, quand tu es seul, couché comme une petite boule de vie, dans la nuit moscovite sans étoiles ou de bonne heure un soir de novembre, comme tu es incomplet, complexé, endommagé, béant pour l'aiguillon de l'angoisse, comme tu es ouvert, et quelle lourde pierre de peur se coule dans ton âme pitoyable... Mais c'est maintenant en toute honnêteté, sans les artifices de la tendresse et du confort. Il n'y a que cela, et seulement cela, cela de plus en plus et, en dehors de cela, il n'y a à l'ultime fin que la mort.
Voilà ce qu'au commencement j'ai tiré de mon expérience de la solitude ; et dans cette expérience d'immersion dans la peur la bougie m'a aidé, faible source de lumière qui ne faisait que renforcer la sensation de puissance des ténèbres, de leur masse sauvage, semblable à du ciment en train de durcir qui enfonce l'âme dans le corps et le corps dans le lit pliant. En fait, la bougie est la représentation de moi-même avec ma faible lumière intérieure à la limite de la cécité extérieure et l'impossibilité de voir ne serait-ce que quelque chose au loin, dans le futur. A la limite... Seules la bougie et la lune... Cependant, je me passais souvent de bougie, restant à la seule lumière de la lune — gloire à Dieu aussi pour l'argent mélancolique de sa lumière... c'est malgré tout de la lumière ; parce que personne n'est à même de supporter de vraies ténèbres, complètes.
Je dis qu'elle m'a aidé dans cette expérience de la peur, comme si je devais avoir peur, comme si j'avais envie d'avoir peur longtemps, très longtemps. Mais qui est-ce qui se veut du mal ? Car, en réalité, je me voulais du mal, je voulais revenir à la peur qui m'avait interpellé dans mon enfance, qui avait provoqué la paralysie de ma volonté adulte et qui s'y était émoussée ; mais sans sa plénitude, sans immersion à l'intérieur de la peur, il manquerait quelque chose d'important dans ma vie, comme quand j'ai été à Paris pour la première, et probablement la dernière fois.
J'ai été dans une ville où la civilisation ne s'était pas contentée d'atteindre la puissance, comme en Amérique ; ici, elle avait aussi acquis grâce à un travail de longues années l'élévation du goût, une sécheresse de ton noble. Ici, l'alcool de la liberté et de la dignité était purifié à travers le charbon activé de l'éducation des sentiments, délivré des « gesticulations » et autres substances toxiques. Et ici, il me manquait tout ce qui avait toujours provoqué en moi l'horreur et le dégoût : l'odeur de la décomposition, l'arrière-goût de poussière, la sensation tactile de boue, la vue du bardeau qui dépassait du mur unique de ma masure entaillée. Il me manquait la doublure de la vie, ce dessous de la vie où tout ce qui est terrestre n'est qu'un cailloutis, un tas de briques pilées, toute sorte de balayures, arrosées d'une bouillie de neige fondue que l'on n'a pas enlevée et qui est mélangée à de l'urine, des crachats, de l'eau chaude s'échappant d'une tuyauterie crevée en hiver, où un dragon femelle en blouse blanche sale te lance un morceau de merde qui porte le nom de « fromage », où l'odeur des gaz d'échappement se mêle à celle de pourri de la décharge, où la vie vous donne des nausées et où la mort est palpable comme une femme couchée à vos côtés. Il me manquait la connaissance qui efface toute apparence. Et maintenant je m'enfouissais dans la peur, tout en la craignant, et je souffrais de la peur de la peur, mais je m'enfouissais de plus en plus, pour trouver la connaissance. Ce n'était pas la peur du noir de mon enfance, la peur d'une menace imaginaire, non, c'était la peur d'une certaine réalité, plus ou moins, d'une manière aiguë ou confuse, mais presque toujours clairement perceptible. Mais alors, qu'était-ce donc que cette réalité ?
Me percevant comme le coeur palpitant des ténèbres, j'avais l'impression de sentir près de moi un autre coeur des ténèbres, plus grand, battant régulièrement en face de moi. L'obscurité entière, autant qu'il y en avait, se condensait en un être vivant m'attendant en silence, un être dont je sentais que d'une certaine façon mon destin dépendait. Qu'est-ce que c'était, ou plutôt qui était-ce ? Peut-être la mort elle-même ? Ou bien...
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1) Il s'agit d'une citation de Lénine.
2) Pour gagner sa vie le narrateur est obligé de vendre des marchandises asiatiques bon marché, en particulier des faux ongles.
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Iossif PENKINE
Cercueil pour ma femme
Nouvelle publiée dans la revue Solo N°14, 1994
Traduction d'Hélène Mélat
Sous le pseudonyme double de Iossif Penkine et Eksakoustodian Ismaïlov se cache un jeune écrivain de 25 ans, Aïdar Pavlov, qui habite à Saint-Pétersbourg. Le texte présenté, nominé pour le Booker prize 95, est extrait de sa première publication : Cercueil fait main, un ensemble de courts récits à deux voix alternées qui composent des variations humoristiques sur le thème ô combien sérieux de la mort.
Que vous l'aimiez ou non à la veille de sa mort, envoyer votre femme au cimetière est toujours un événement des plus graves. Le divin Baudelaire a écrit à ce propos :
Ma femme est morte, je suis libre !
Je puis donc boire tout mon soûl.
Lorsque je rentrais sans un sou,
Ses cris me déchiraient la fibre.
—Me voilà libre et solitaire !
Je serai ce soir ivre-mort ;
Alors, sans peur et sans remord,
Je me coucherai sur la terre,
En désaccord avec Baudelaire, Eksakoustodian déconseillait de s'enivrer aussitôt après. Il est impossible, disait-il, d'être pleinement heureux de son destin si l'on n'a pas l'absolue certitude que sa femme repose à cet instant précis dans son cercueil. Aussi convient-il de lui préparer un cercueil non moins soigneusement que pour soi et d'accorder la plus grande attention à la qualité du matériau. Le bois est à éliminer. La préférence doit être donnée aux métaux. Évidemment, tout un chacun ne peut se permettre d'inhumer sa femme dans un cercueil plombé, il faut néanmoins s'efforcer à ce que la combinaison des matériaux s'en rapproche autant que possible.
Une fois prêt, le cercueil contenant votre femme doit être soudé, hermétiquement fermé et enterré le plus profondément possible. La profondeur et le matériau sont déterminants pour votre état futur, c'est-à-dire ce dont parle le même Baudelaire :
Autant qu'un roi je suis heureux ;
L'air est pur, le ciel admirable...
Nous avions un été semblable
Lorsque j'en devins amoureux !
Pour ma part, j'ai enterré de mon vivant trente-deux femmes. Et je n'ai eu la chance de pouvoir enterrer dans des cercueils convenables que les deux dernières, c'est-à-dire seulement après avoir fait la connaissance d'Eksakoustodian.
Est-il nécessaire de dire que mes deux dernières femmes n'aimaient pas beaucoup Eksakoustodian ? Dès qu'il arrivait, la dernière, si elle ne réussissait pas à s'échapper, s'enfermait au verrou et était prête à rester des heures à étouffer dans le débarras ; Fiokla (c'est ainsi que se prénommait mon avant-dernière), au contraire, se mettait en quatre pour nourrir Eksakoustodian. Elle avait toujours en réserve, en cas de besoin, des seaux de champignons salés dans du lait et une soupe invraisemblable, où seul manquait le diable, semble-t-il. Et le cas de besoin était, comme vous l'avez deviné, le jour de la visite d'Eksakoustodian.
— Mange, Eksakoustodian, avait-elle l'habitude de dire...Tu n'as pas dû manger depuis un mois ?
— Un mois, oui et non, répondait Eksakoustodian, touillant les champignons avec sa cuiller. Un mois, Fiokla, oui et non...
— Tu as une sacrée faim ! reprenait ma femme.
— Comment vous dire...
— Dis-le donc, riait Fiokla. Je ne suis pas idiote, voyons.
— Et si je te remplissais la bouche avec ces champignons ? s'intéressait soudain Eksakoustodian, tu ne les mangerais pas, voyons, tu les vomirais.
— Mais comment tu ferais pour me remplir la bouche ? disait-elle en riant.
— Facile à faire ! répondait Eksakoustodian. On t'attache les mains derrière le dos, on t'entrave les chevilles, et on t'ouvre la bouche sans cérémonie avec un tournevis.
— C'est moi qui vais t'attacher, espèce de saleté, et te faire tout ça avec mon ongle en guise de tournevis, disait ma femme en souriant.
Et elle le faisait ! Et même sur le champ ! Eksakoustodian quittait parfois Fiokla en ayant dans le ventre, la bouche, les oreilles, excusez-moi, dans les narines, de 5 à 6 kilos de champignons et 7 à 8 litres de lait, ou bien 12 à 13 litres de soupe, ou encore une dizaine de kilos d'un assortiment où le jambon voisinait avec un paquet de sel, la vodka avec le yaourt et une noble boîte de caviar, les tomates avec du raisin, et où la crème fouettée avait été saupoudrée avec la ration mensuelle de tabac.
Fiokla et Eksakoustodian ne s'aimaient pas beaucoup. S'il avait pu bon an mal an habituer à l'idée du cercueil mon autre femme qui, pendant le dernier mois de sa vie, était si fortement influencée par mon ami qu'elle ne pouvait penser à rien d'autre, Eksakoustodian se montra totalement démuni avec Fiokla.
Cependant que d'efforts il avait déployés pour habituer Ksioucha, ma dernière épouse, à l'idée du cercueil ! Mais ceci est une autre histoire.
...Après avoir expédié Fiokla dans un bon cercueil à 36 mètres sous terre, je rencontrai Ksioucha. C'était un vrai ange de 17 ans, la peau laiteuse d'un enfant, de longs cils et des yeux naïfs qui n'avaient jamais rien vu. J'en suis tombé immédiatement amoureux. Ksioucha répondit à mon amour et nous convolâmes modestement en justes noces.
A peine l'eut-il vue qu'Eksakoustodian s'empressa de ratifier mon choix et la surnomma sur le champ muguet des cimetières tant elle était belle. On sait que le muguet pousse dans des endroits marécageux. Mon ami pensait qu'il pousserait encore mieux dans les cimetières. Il me disait qu'il faudrait absolument en planter sur la tombe de Ksioucha. C'est ce que je fis six mois plus tard.
Lors de leur première conversation, deux choses en Ksioucha étonnèrent Eksakoustodian : la première, sa beauté insolite faite d'un mélange de vivacité extraordinaire et de tendresse, une harmonie avec la nature parfaite bien que totalement inconsciente ; et la deuxième, une complète et absurde absence de pensée de cercueil, désespérée, semblait-il.
Désespérée pour tous, sauf pour Eksakoustodian !
Mon ami, à peine eut-il fait sa connaissance, se conduisit avec Ksioucha avec une habileté que je ne lui soupçonnais pas.
Il bombardait Ksioucha de fleurs, de compliments, n'arrêtait pas de rire en l'obligeant à rire aux larmes, il dansait et faisait danser les hommes, même centenaires.
Tel Orphée, Eksakoustodian chantait en s'accompagnant au piano, à la guitare ou tout simplement a cappella ! Mon Dieu ! Quelle voix ! Cette voix, qu'il m'avait été donné d'entendre de trop rares fois, était capable non seulement d'entraîner à sa suite toutes les vierges encore célibataires, mais aussi de réveiller les bonnes femmes bien établies, de remuer des montagnes, de faire sauter en l'air des gens, des réverbères, des maisons, des villes ! De faire se lever les morts de leur cercueil et les emporter sur l'Olympe d'une voluptueuse extase.
Ksioucha était folle de lui. Elle l'adorait, pensait à lui jour et nuit. Et là, je sentis que Ksioucha ne me dispensait plus la sérénité que je connaissais si bien. Cela me mit sur mes gardes.
Et les voilà tous les deux devant moi, m'intimant l'ordre d'abandonner mon épouse légitime. Ils prévoyaient apparemment que j'allais bondir et me lancer aussitôt à la recherche d'une nouvelle épouse. Je ne m'attendais pas à une telle vilenie de la part de mon meilleur ami.
J'avais besoin de temps pour bien peser le pour et le contre...
Il s'agissait du principe. En principe, je leur proposai le bonheur à trois. Cela ne leur plut pas. Je me mis alors en colère et, les menaçant de mon fusil de chasse, refusai clair et net de laisser entrer dans mon lit quelqu'un d'autre que Ksioucha. Je mis un point final.
A partir de ce moment, Ksioucha changea du tout au tout. Elle se mit à fuir Eksakoustodian, me consacra tout son temps. Elle se mit à détester Eksakoustodian et à se cacher toujours à son arrivée, et bien que la nuit je n'aie pas encore senti le changement survenu, il était évident que le retour de la sérénité n'était plus qu'une question de temps.
Nous eûmes un jour la conversation suivante :
— Comment sera mon cercueil, Iossif ?
— Il sera beau et grand, Ksioucha.
— Pourquoi ne l'ai-je pas encore vu ?
— Tu veux vraiment le voir ? demandai-je.
— Oui, répondit-elle.
— Alors, allons-y.
Je l'amenai à son cercueil. C'était une sévère boîte en zinc, construite selon de bons gabarits, de neuf
mètres de long, avec possibilité d'agrandissement.
Ksioucha sortit de l'atelier sans un mot.
Dès ce moment, elle devint triste et songeuse.
— Pourquoi ne veux-tu plus voir Eksakoustodian ? lui demandais-je de temps à autre. Il vient souvent à la maison et prend de tes nouvelles.
— Je le déteste !
— C'est donc ça ? Ah, les femmes, les femmes ! disais-je en secouant la tête. Soit elles aiment à la folie, soit elles détestent...
— Je le déteste ! répétait Ksioucha.
Le dernier mois de la vie de Ksioucha, leurs relations s'améliorèrent ; Eksakoustodian nous entretenait de cercueils, donnait des cours particuliers à ma femme. Depuis le point final que j'avais mis à la question de l'échange de ma femme, mon ami avait bien changé : il écrivait beaucoup, réfléchissait, faisait des conférences. Je lui disais :
— Tu as du talent. Tu ne dois pas te lier longtemps avec les femmes. Elles te détruiront, enfouiront tes ailes sous terre. Laisse donc les araignées s'étioler en famille, tu ne prendras jamais ton essor si...
— Est-ce que je suis lié à quelqu'un ? demandait-il, étonné.
Et effectivement Eksakoustodian ne se oououoo//de rien. Et je ne le lui parlai de rien.
Quant à Ksioucha, elle but un plein verre de cyanure de potassium qu'elle avait pris pour du yaourt et en mourut.
Je plantai du muguet sur sa tombe. J'en parlai à Eksakoustodian.
— Du muguet ? demanda-t-il. Quel muguet ?
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Anton KOZLOV
Le repas rouge
(extraits)
Essai inédit
Traduction de Catherine Brémeau
Anton Kozlov, dont nous avons eu l'occasion de présenter quelques poèmes dans notre numéro 14, est né en 1962 à Leningrad et a émigré en 1978 aux États-Unis. Il a étudié la philosophie à l'Université de New-York et l'anthropologie de la religion à l'université de Harvard. Il a travaillé comme journaliste en Russie. Anton Kozlov vit actuellement à Paris où il enseigne à l'Université américaine à la faculté des sciences politiques et relations internationales.
Dans Le repas rouge, qui date de 1992-93, l'auteur analyse le rôle de la « table festive » dans les structures du régime communiste depuis sa fondation. Nous donnons ici quelques extraits de ce texte long d'une quarantaine de pages.
La période brejnevienne est restée dans la mémoire populaire comme « des années d'attablement collectif* ». Dans les années 70 on a fait du jour où le budget des républiques de l'Union était adopté, le « jour de la cuisine nationale ». Le fait d'offrir, par exemple, un cochon de lait à tel ou tel ministre pouvait jouer un rôle non négligeable dans les décisions relatives à ce budget. Le pays fêtait en ces mêmes années toutes sortes de jubilés qui étaient devenus, selon la remarque d'un observateur soviétique, « le signe marquant, constitutif, de l'époque... Outre les jubilés d'État et ceux du Parti, on s'était mis à fêter avec de plus en plus d'éclat les dates anniversaires d'administrations et de dirigeants dont le seul mérite était d'avoir vécu jusqu'à la date en question. » Bien évidemment ces anniversaires équivalaient à des beuveries autour d'une table. Le 19 décembre 1976, jour des soixante-dix ans de Brejnev, on a distribué aux ouvriers modèles et à d'autres travailleurs émérites de Moscou des bons gratuits pour aller au restaurant. Le pouvoir présentait de la sorte un modèle de comportement culturel à l'ensemble de la société, tout en se conduisant conformément à un paradigme culturel archaïque et patriarcal.
Le peuple en ce domaine suivait les autorités. Selon les enquêtes sociologiques effectuées en 1969 et 1970, la population citadine estimait que le principal défaut dans l'organisation des loisirs était le manque de cafés et de restaurants. Dès le milieu des années 70, l'esthétique du restaurant devint en URSS l'esthétique pansociale de la culture politique de masse, à laquelle appartenait également l'appareil du parti, et elle devint finalement culture de masse tout court. « Ici, le restaurant est le centre du monde », c'est ainsi qu'un observateur a défini la vie de la province soviétique du début des années 80, et ce n'est pas par hasard. Le restaurant, qui représentait un système esthétique organisé, la force fondamentale du développement culturel de la société, était devenu la nouvelle « forme littéraire » de la vie soviétique. La culture du restaurant a articulé la culture de masse, cette dernière n'étant rien d'autre que le développement dialectique de la première. Et ce n'est pas un hasard non plus si le thème gastronomique a envahi non seulement « le discours » du pouvoir, mais aussi celui de l'opposition. La revue Grani, publiée à Francfort, a présenté en 1962 un choix de poèmes écrits par des opposants soviétiques où l'on pouvait lire en particulier :
Nous sommes peu encore, faibles aussi, tant pis !
Notre nombre peu à peu ira grandissant,
Et nous nous attaquerons aux planches pourries
Du bistroquet d'en-haut, où c'est sombre et humide,
Où la bonne nourriture n'a point de place
Où le poivre et le sel inspirent la terreur,
Raifort, moutarde y sont interdits de séjour...
En URSS, le restaurant était plus qu'un simple lieu où l'on consommait de la nourriture./.../ On allait au « restaurant » pour « passer un moment » et tout le monde en faisait autant, que ce soient les ouvriers, l'intelligentsia, ou les gens de l'appareil, seule la nature du « restaurant » variait, pour les uns c'était une cuisine où on se réunissait entre amis, pour d'autres un porche d'immeuble, pour d'autres encore un vrai restaurant, voire même le Kremlin. La table festive était le seul endroit où avait lieu l'illusion de la possession, et où s'ouvrait la possibilité d'une conceptualisation dialogique, d'une interpénétration entre l'existence et la possession, d'une dialectique de la liberté et de l'esclavage, de la jouissance et de la mort. Pour beaucoup, que ce soit au niveau du pouvoir ou dans le peuple, ce processus s'est révélé mortel. Car il tournait autour de l'alcool, dont il était organiquement inséparable, l'alcool qui a été ces trente dernières années la principale unité de consommation, qui a tenu la part essentielle, si ce n'est intégrale, dans toute activité autour d'une table de « restaurant ». L'alcool ouvrait la porte d'un sur-immédiat, d'une sur-existence qui excluait la banalité, l'impasse ontologique sinon l'angoisse de toute existence individuelle. On a beaucoup écrit sur l'alcoolisme russe et nous ne nous étendrons pas ici en détail sur des faits largement connus. Il faut néanmoins donner quelques chiffres pour compléter le tableau. /.../
De 1940 à 1975 la consommation d'alcool en URSS a été multipliée par six. De 1975 à 1983 elle a augmenté de 26%. En Russie entre 1965 et 1972 les consommateurs représentaient 94,6% de la population âgée de plus de quinze ans, parmi lesquels 19% buvaient avec excès. Si, dans les années 60, 40% des personnes de sexe masculin commençaient à consommer des boissons alcoolisées avant leur majorité, ils étaient 80% au début des années 80. D'après d'autres sources, 70 à 95% des écoliers buvaient dans les années 70. Selon un célèbre exposé de l'Académie des Sciences de l'URSS du début des années 80, on comptait 40 millions d'individus à être passés par les « dessoûloirs », parmi lesquels 23 millions, soit 11,5% de la population âgée de plus de quinze ans, étaient des alcooliques chroniques ou des ivrognes. D'autres données indiquent que de 12 à 15% de la population adulte en Russie passent chaque année par les dessoûloirs. Ajoutons que 99% des enfants handicapés ou retardés intellectuellement le sont à la suite de la trop grande consommation d'alcool de leurs parents. A la fin des années 801es femmes constituaient 20% des alcooliques en Russie. Au cours des années 80, 110 à 120 000 enfants handicapés sont nés en URSS chaque année de parents alcooliques. En 1983, 16,5% des enfants nés en URSS présentaient des signes évidents d'anomalies, parmi lesquels 3,5% d'anomalies graves. Les chercheurs soviétiques estiment qu'une diminution de la taille du cerveau est observée chez 95% des alcooliques et chez 85% des buveurs plus modérés. En d'autres termes, un adulte sur neuf est un alcoolique, c'est-à-dire qu'il présente des signes de dégénérescence réelle ou potentielle, et que son hérédité en est affectée, et un enfant sur six est atteint de débilité. Si une telle destruction de la santé physique et morale d'une nation a été possible, c'est bien parce que l'union rituelle autour de la table « au nom de la consommation » a été une réalité authentique (à la différence de la pseudo-union idéologique des réunions de parti, des meetings et des défilés) et qu'elle a représenté la victoire de « l'abondance communiste » — la nappe magiquement garnie des contes de fées — non pas dans un seul pays, mais dans une seule pièce.
Le restaurant s'est trouvé être un lieu énergétiquement différent des autres endroits de socialisation de masse des citoyens soviétiques, car il était source d'une énergie de consommation qui à son tour produisait une qualité nouvelle, bien meilleure, d'existence individuelle et collective. Là on pouvait atteindre un état dans lequel on se sentait « différent », en rupture avec l'écoulement monotone d'une vie sans avenir : l'avenir soviétique était déjà là, « ici et maintenant »./.../
Le restaurant était devenu le lieu où l'illusion de la stabilité prenait des contours réels. Et c'est justement pour cela que les deux principales classes consommatrices, la criminelle et celle de l'appareil administratif, « se sont retrouvées » en cet endroit./.../
Après l'époque de la Corruption est venue celle de la Métacorruption ou du Restaurant Total. L'unité de mesure du pouvoir — la violence physique élémentaire — a perdu son maître unique : la société a perdu la « peur » des autorités et sa « confiance » en elles. Les démons du chaos, échappés du domaine de l'Interdit, de l'obscurité carcérale et sibérienne de l'inconscient, sont remontés à la surface du Permis. Une telle situation était dans le prolongement logique du paradigme de la société de consommation autour de la table. Qui avait le pouvoir réel de consommer en URSS ? Et qui était en mesure de « produire » ou de « reproduire » cette capacité, de la « partager » ou de la « distribuer » ? Ceux qui avaient la force pour la prendre ou l'acheter, ou bien encore les deux : l'élite de l'administration et de l'industrie. Et puis aussi ceux qui étaient les doubles de l'appareil et du KGB, tous les caïds, les chefs de bande, les trafiquants de devises, les contrebandiers, etc., nouvelle classe consommatrice restée hors système, tout simplement à cause de la surpopulation criminelle en Union soviétique. L'appareil était trop restreint pour satisfaire les besoins de consommation de tous ceux qui y aspiraient, il n'y avait pas suffisamment de « repas rouges » pour satisfaire tout le monde dans le cadre de l'a-légalite. Les besoins des uns et des autres étaient cependant les mêmes, concentrés en un même point, autour d'une table, au restaurant. Ce dernier était un lieu ouvert à tous, tout aussi indifférent à l'idéologie que l'étaient les membres de l'appareil et les bandits, qui travaillaient de concert à l'élaboration d'une micro-idéologie et d'un micro-pouvoir./..../
Le repas rouge, telle une gigantesque déflagration nucléaire dont l'épicentre se situerait en 1917, a emporté sur son passage l'Etat, l'Église, la culture et le fonctionnement du pays. Dans la zone de radiations, au milieu des ruines, vivent encore aujourd'hui des millions de gens. Le paradigme du « cabaret » soviétique, qui correspond à la société russe actuelle, a pris les dimensions gargantuesques de l'Eurasie. Le pouvoir n'a fait que suivre la logique de l'évolution de la réalité, qui suivait une logique définie par les particularités de ce même pouvoir, c'est-à-dire une logique de consommation. Le slogan « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » est plus d'actualité que jamais en Russie. Car si l'on considère la forme passive, vide de sens, de ce slogan comme une conséquence de la destruction du régime terroriste stalinien, il apparaît clairement que dans la réalité actuelle, cela signifie : « chacun satisfait ses besoins selon ses capacités et ses possibilités, en l'absence de toute limitation juridique ». Le palais de cristal dont rêvaient Tchernychevski et ses amis est devenu un cabaret : « Au palais de cristal. » /.../
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* Jeu de mots sur Zastoï : stagnation et Zastolie : repas de fête.
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Nicolas GOGOL
Visions nocturnes
Traduction de Christine Zeytounian-Beloiis
Comme beaucoup de grands prosateurs, Nicolas Gogol (1809-1852) écrivit des poèmes dans sa jeunesse. En 1827, il composa Hans Kuhelgarten, « une idylle en tableaux » signée du pseudonyme de V. Alov, narrant en vers et en versets la touchante histoire d'un fiancé trop aventureux qui quitte sa fiancée avant de revenir repentant vers elle. Dans cette oeuvre oubliée d'un jeune homme de dix-huit ans, certains passages sont pourtant remarquables, et particulièrement cet étonnant poème intitulé Visions nocturnes, inséré dans le texte de manière assez inattendue et censé refléter les angoisses de la pauvre Louisa abandonnée par son promis. On peut y trouver comme un avant-goût des contes fantastiques des Veillées à la ferme de Dikanka , rédigés quelques années plus tard.
Assombri, le soir rouge s'éteint ;
Et la terre en extase sommeille ;
Voici déjà qu'au dessus de nos champs
S'élève altier le clair croissant de lune.
Tout s'illumine, tout est transparent ;
La mer pareille à du verre étincelle.
Au ciel des ombres singulières
Se défont et s'entrelacent,
Et magiques se précipitent
A l'assaut des marches célestes.
Tout s'éclaire : deux chandelles ;
Deux chevaliers chevelus ;
Deux épées en dents de scie,
Des armures ciselées ;
Ils cherchent on ne sait quoi ;
Ils s'alignent ; se déplacent,
Ils s'affrontent et miroitent,
Ne trouvant pas ce qu'ils cherchaient...
Tout se fond dans l'obscurité ;
Et sur les eaux la lune luit.
Et le rossignol-roi remplit d'échos
Brillants tout le bosquet. Sa voix s'écoule.
Doux souffle de la nuit ; à travers songe
La terre écoute sa chanson, pensive.
Pas un frisson dans la forêt ; tout dort,
Et son chant seul se propage, inspiré.
Le palais aux murailles d'air
D'une fée sublime apparaît,
A la fenêtre le chanteur
Lance ses merveilleuses trilles.
Sur un tapis argenté
Tout festonné de nuages,
Un esprit vole, ceint de flammes ;
Ses ailes couvrent nord et sud.
Il voit la fée prisonnière qui dort
Derrière des barreaux de corail ;
Il fait tomber les murs de nacre
Sous ses larmes cristallines.
Ils s'embrassent... se fondent dans la nuit...
Et sur les eaux la lune luit.
Au travers brume tout scintille un peu.
Quelle masse de pensées secrètes
Invoque l'étrange bruit marin !
Le dos d'une immense baleine surgit ;
Le pêcheur dort, emmitouflé ;
Et la mer inlassablement bruit.
Soudain de charmantes filles
Émergent de l'océan ;
Des filles d'azur et de feu
Qui fendent l'écume blanche.
Et les vagues songeuses bercent
Leurs seins de lys. La jeune
Beauté ne respire qu'à peine...
Et sa jambe magnifique
Dresse deux rangs de jets d'eau...
Souriante, riant aux éclats,
Elle appelle, elle ensorcelle,
Et sa nage se fait pensive,
Elle veut, elle ne veut pas,
Elle chante un air rêveur
Qui parle d'elle, jeune sirène,
Et d'une affreuse trahison.
Et sur la dure voûte bleue,
Baignant les eaux, la lune luit.
A l'écart un cimetière
Entouré de murs branlants,
Des croix, des pierres... De la mousse
Couvre la demeure des défunts muets.
Seul l'envol et les cris des chouettes
Troublent le rêve des cercueils vides.
Un cadavre en linceul blanc
Se relève, long et lent,
Solennel, il époussette,
Brave gars, ses os poudreux ;
Son vieux front est tout glacé,
Et son oeil crache le feu,
Il chevauche un grand cheval
Gigantesque masse blanche
Qui grandit à l'infini,
Pour emplir bientôt le ciel ;
Et les morts de leurs tombeaux
Sortent en immense foule.
Puis la terre se fend et pouf :
Les ombres y tombent... Ouf !
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Innokenti ANNENSKI
Thamyre le Citharède
(extraits)
Traduction et présentation d'Hélène Henry
On redécouvre aujourd'hui, en Russie mais aussi en Europe occidentale, la figure importante et méconnue d'Innokenti Annenski ( 1855-1909). Il est, au sein de la culture « fin-de-siècle » en Russie, un grand isolé : témoin critique et passionné du renouveau poétique et philosophique que connaît son pays à partir de 1890, il ne s'engage cependant dans aucun des grands mouvements littéraires — Décadence, Symbolisme — qui marquent son époque. Savant helléniste, traducteur, critique perspicace de la prose (Dostoïevski, Tchekhov) de son temps, c'est aussi l'un des poètes les plus originaux qui soient en Russie. Son oeuvre intense et brève (Chants à voix basse, 1904 ; Le Coffret de cyprès, 1910) annonce par la complexité de sa poétique (dislocation du langage, prosaïsme, mise en question du moi, allusivité, expérimentation) les recherches des poètes de la génération qui suit : Akhmatova, Mandelstam, Pasternak, qui tous voient en Annenski leur maître.
Poète-psychologue et post-dostoïevskien, Annenski est peut-être le seul poète du subconscient en terrain russe. Il hérite de façon privilégiée de l'intonation et des thématiques des poètes français (« Parnassiens » et « Maudits »), dont il est un traducteur exigeant. Proche par son inspiration de Cros, de Corbière, de Laforgue, il greffe la tradition poétique française sur celle de sa langue et de sa culture, méritant ainsi le surnom de « Mallarmé russe ».
L'oeuvre dramatique de Annenski (quatre pièces sur des sujets antiques) est directement en prise sur ses recherches d'helléniste érudit et sur son long travail de traducteur d'Euripide. D'Euripide, Annenski se veut l'élève, l'imitateur, le continuateur. Le traitement euripidien du mythe (accent sur l'individualité) lui paraît le plus propre à exprimer, des siècles plus tard, la part éternelle de l'âme humaine à travers les complexités et les blessures d'une sensibilité moderne.
Thamyre le Citharède, la dernière des pièces d'Annenski (1906), participe de cette esthétique de la faille et de la discordance. A demi « tragédie » (le destin y joue un rôle dominant), à demi « drame de Satyres » (avec des passages grotesques), la pièce frappe par un certain éclectisme baroque (selon l'expression du contemporain d'Annenski, V. Ivanov) qui en rend déroutante la première lecture. Le héros, Thamyre, est une sorte d'innocent, de « fol en musique » pour qui n'existe que la réalité des sons de sa cithare. La malice des dieux et la concupiscence de la Nymphe qui l'a engendré, mère-amante et destructrice, l'amènent à rivaliser avec la Muse, et cela signe la perte de Thamyre : privé par décision divine du don d'entendre la musique, il se crève les yeux. Doublement condamné à la surdité et à la cécité, habitant de l'ombre et du silence, il rejoint l'existence des pierres ses amies, portant à son comble la position de contemplation « idiote » qui d'emblée était la sienne.
Annenski n'a jamais cherché à voir représentées ses pièces à l'antique. Cependant, en 1916, six ans après sa mort, Alexandre Tairov (qui fonde à Moscou en 1914 le théâtre Kamemy où il cherche une troisième voie entre les recherches de Stanislavski et celles de Meyerhold) entreprend de monter Thamyre. Il s'assure la collaboration d'Alexandra Exter, qui conçoit les costumes et les décors dans un esprit proche du cubisme (escalier monumental, disposition rythmique des masses géométriques, rôle de l'éclairage etc...). La pièce est volontairement traitée comme une oeuvre chorégraphique qui donne la première place à la « poésie du corps » et fait alterner chant, danse, texte parlé et pantomime. La lecture donnée de la pièce est délibérément archaïsante, loin de la réécriture « moderniste » du mythe qui était celle d'Annenski. Le travail de Tairov fit grande impression, au point qu'on vit dans Thamyre les bases d'une « nouvelle théâtralité ».
Nous donnons ici des extraits de la scène quatre, « d'émail bleu ».
Thamyre. Jeune, imberbe, mince et fin, des mains blanches — il paraît plus jeune que son âge. Pauvrement vêtu, il n'a pas conscience de sa vêture. Il ne porte pas d'arme. Il a sa lyre à l'épaule, à la ceinture un rameau, un bâton à la main.
Thamyre seul, puis avec la Nymphe.
Thamyre
Le coeur des hommes est inquiet. Mais j'aime
Dans les monts les pierres chenues.
Me voici au port./.../
A la porte apparaît la Nymphe.
Une femme ! Et qui sort de ma hutte !
L'une à coup sûr de ces admiratrices,
Ménades lascives, mites sournoises
Dans un manteau qu'on oublia de battre.
(à la Nymphe)
Va, quitte ma maison. Je suis un pauvre citharède.
Tu te trompes de seuil.
Ici on festoie
Sans couronne et sans flûte.
As-tu faim ?
Prends du pain dans le panier. Je ne joue
Que pour les étoiles, jamais pour les femmes.
La Nymphe
Mon enfant ! Mon enfant très cher...
Voilà ce que souffrir veut dire ! Sur cent mille
Je le reconnaîtrais... Pourtant nous eûmes
Si peu de temps... avant que la folie
Ne vienne voler ce monde à la Nymphe,
Vingt années, ce monde, à la pauvre Nymphe.
Thamyre
(d'un ton moins assuré)
On ne soigne pas les fous en ces lieux. Va-t-en. Tu es folle, oui.
Mais pourquoi donc
M'appelles-tu tien, je ne comprends pas... J'ai tout mon bon sens.
Serait-il possible
Que de ta folie tu m'aies infecté, De ton angoisse frémissante ?
(Il fait un pas vers elle.)
Qui donc es-tu ? Qui ?
La Nymphe
La Nymphe Argiopé. Née là sur les hauteurs. Puis abandonnée. /.../
Thamyre
(à voix basse)
Tu as bien dit, femme, que j'étais tien?
La Nymphe
Je t'ai engendré, oui. Tu veux savoir
Pourquoi abandonné... Écoute mon récit.
Il fait mal, et pourtant donne ta main, écoute./.../
T'a-t-on raconté les métamorphoses
Des Dieux étreints par le désir ?
Chronide fut cygne, et taureau, et pluie
Pour cajoler ses belles .... Sémélé,
Pour elle il fut la Mort, la réduisant en cendres...
Mais cette blanche main dont tu redoutes
Tant le contact ne l'a pas accueilli
Sur cette poitrine...
Je me rappelle,
Le jour était brûlant. Épuisés par la chasse
Nous dormions sur les monts. Or une guêpe
Se prit dans mes cheveux et bourdonnant
M'éveille. Je me redresse — à l'instant
Deux yeux noirs et bombés me fixent, me
Fascinent... Et là, prélassant au soleil
Son corps vert...
Un lézard sort de sous une pierre.
Lui encore !
Un instant... A nouveau, le même...
Thamyre
Perdrais-tu
La raison ? A-t-on peur des lézards ?
La Nymphe se lève et s'éloigne de lui.
Mais continue ta caresse. Les sons
De ta voix sont doux. Comme l'aube ils enflent
Leurs flots, comme l'aube brumeuse,
Et l'on voudrait dormir !
La Nymphe
(elle s'assied tout près )
Impuissante à fuir la languide caresse
Des rayons tamisés par les feuilles, j'allais
Me rendormir... Chronide alors m'eût prise,
Consentante. Car nul jusqu'à ce jour
N'avait défait mes tresses odorantes.
Mais voilà qu'à nouveau la guêpe
S'égare dans mes boucles, et que son dard
Pique ma peau. Dans un grand cri
Je saute sur mes pieds, ma main
Chasse l'espiègle. Une queue d'émeraude
Disparaît dans les pierres. Un feu double
Et sec éclate avec fracas, venu
De cette coupe renversée par le soleil
Après qu'il l'a bue toute. Et l'on eût dit
Que se brisait la voûte de verre : elle craque
Et crisse, et crie — Le vallon s'emplit de fumée.
Thamyre
Que ce rêve est terrible, qu'il est beau :
Sous un voile blanc des rayons vermeils...
La Nymphe
Zeus ne m'a pas pardonné. Et pourtant
Jamais il ne m'a fait des yeux sévères...
Il me regarde tendre et souriant
Encore aujourd'hui quand il me rencontre...
0 sourire de Zeus ! Vous ne le comprendrez,
Vous, mortels, qu'à la fin, — quand pour toujours
Nous vous le léguerons imprimé dans la pierre
Du tombeau sur lequel nous dormirons dociles
Au ciseau d'un maître sculpteur... Mains jointes,
Sur le ciel vide fixant des yeux vides...
Thamyre
C'est tout ?
Là s'arrête le conte ?... Quel dommage...
La Nymphe
Raconter m'est si dur — que j'aimerais,
Thamyre, quitter cette route noire Et menaçante où je m'avance...
(Elle abaisse son voile et chuchote)
L'heure vint
Où la nymphe aima. Triste destinée !
Philammon et moi nous nous connûmes.
Plus tard j'oubliai son visage. Tu
M'as rappelé si vivement ces noces : cette nuit
Parmi l'embrun salé et les prières,
Le murmure des pins et les vagues hurlantes,
Et ma honte vermeille, et de mes bras vaincus
Les noeuds abandonnés.../.../
Et neuf tristes lunes durant
Peu à peu je défis ma ceinture de vierge.
Un fils naquit. Par une autre nuit noire.
Deux seulement sont accordées aux nymphes,
De ces nuits-là... /.../
Pour assouvir ta vengeance, Chronide,
N'est-ce pas assez de vingt ans d'errances?
Oui, vingt années, poursuivie par la guêpe,
J'ai divagué sans répit ni refuge
Par les forêts vides, sur les rocs durs,
Les flèches de sable, parmi les vagues /.../
Thamyre
/.../ Toi, ma mère ? Et pourquoi pas ma fille ?
Tu parles de tourments, et sur tes lèvres
Sans cesse erre un sourire.
La Nymphe
C'est un masque,
Enfant. Nous sommes jeunes nous déesses
De teint, de visage, éternellement.
Si tu voyais le coeur !
Thamyre
Essaye alors
De te rendre au palais de Philammon.
Fais-y ton récit.
Quant au citharède,
Il l'a assez entendu.
Mon destin
Ne comporte, ô mélodieuse,
Ni mère, ni père, ni soeur :
je ne vis
Que pour les lointains noirs et pleins d'étoiles.
Eux seuls chantent parfois pour moi
Dans leur langage tendre et nonchalant
Comme le souffle clair-coulant des soirs...
J'essaie d'en saisir au vol l'harmonie
Pour la redire, mais, las ! mon angoisse,
Mon angoisse seule anime mes cordes.
Je ne te veux pas, femme, et nous n'avons
Pas de passé en commun.
Ton récit —
J'en entends volontiers les rythmes, je les aime
Peut-être —, mais il ne m'est pas plus proche
Que dans l'anse secrète aux clartés de la lune
Les bonds des poissons fous. Mon âme
Veut s'ouvrir au monde, et point à la Nymphe, Même dans la souffrance.
Adieu à toi !
(il veut rentrer à l'intérieur)
La Nymphe
(cherchant à le retenir, avec violence)
Ne pars pas, attends... Oui, je comprends que
Tu ne m'aimes pas, que la folle Nymphe
Ne peut espérer pardon pour le froid
D'une enfance privée de tendresse et de ces
Malices enfantines à jamais mémorables :
Quand la mère nous gronde et puis se met à rire,
Nous caresse et pleure... Alors qu'aux fenêtres
Il y a des arbres, et que plus jamais
Nous n'en verrons d'aussi grands, d'aussi verts...
Tu n'as pas confiance non plus.
Que faire ? /.../
Tu n'as pas connu la tendresse. Nous
Rattraperons la tendresse ! Je veux
Te rendre les joies de l'enfance toutes...
Je sais des contes merveilleux!...
Attends !
Mais peut-être aimes-tu, et seule la pudeur
T'interdit de nommer...
Tu fronces le sourcil ?
Ce n'est pas cela...
Mais tu as parlé
De ta musique. Tu es mécontent
De ton propre jeu : je pourrais peut-être
Aller trouver les Muses.
Qu'en dis-tu ?
Thamyre
(il s'anime)
Tu promets, toi, les Muses à Thamyre ?
Beau rêve ! Mais les Muses, jouer pour nous,
Est-ce possible ?...
(Une pause, il étouffe un soupir, puis parle rapidement)
Si je pouvais, Nymphe, entendre autrement
Que par bribes, que par éclairs, —
Comme l'écho dans les forêts à l'aube —
Si je pouvais ouïr Euterpe chanter,
Ou seulement même accorder sa lyre
Dorée, juste pour moi, alors, oh, Nymphe,
Je t'aimerais.
(saisi d'une étrange émotion)
Car je t'aime déjà
Pour ce mot : Muses. Dans ce mot j'entends
Frémir des sons qui veulent s'évader,
Une mélodie dont je dénoue les liens...
Viens ici. Donne ta main.
La Nymphe
(elle se serre contre lui avec un gémissement)
Mon Thamyre !
Thamyre
(en extase)
A tous, à ma mère, aux Dieux et aux hommes
Je pardonne toute offense. Ils peuvent
Se moquer de moi, — peu m'importe, si
Mes yeux se noient dans l'éclat de la lyre
Et si mon coeur se fond en frémissant
Aux sept célestes, aux sept cordes célestes !...
La Nymphe
(elle caresse Thamyre avec emportement)
0 mon Thamyre ! O mon fils ! O l'éveil
De mon âme ! O toi, ma clarté, mon dieu,
Mon ciel, mon désir, mon angoisse !...
Thamyre
(il se dégage de son étreinte)
Assez.
Laisse moi. Tu me fais peur. Est-ce là
L'amour d'une mère ? On m'a dit
Que leurs chants étaient doux comme une brume...
Mais toi, tes mots et tes caresses brûlent
Comme le vin et brouillent la mémoire.
J'aime mieux la forêt. On y est libre.
Seul le rossignol y aime, ou la mouche.
Seule la biche y lèche ses petits,
Et l'homme là-bas chante, ou prie, ou pense...
(Il s'éloigne dans la forêt).
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Marc CHATOUNOVSKI
Poèmes
Traductions de Christine Zeytounian-Beloiis
Marc Chatounovski, que nous avons jadis eu l'occasion de présenter dans notre numéro 4, est né en 1954 et vit à Moscou. Il a fait ses études à l'Université de Moscou et fait partie des poètes de la nouvelle vague moscovite. Ses vers ont été publiés dans de nombreuses revues. Un recueil est paru à Paris en langue russe (Sensation de vie, Amga 1990). Il est également l'auteur d'une pièce de théâtre, La trajectoire de l'escargot, qui fut montée avec succès à Moscou il y a quelques années et d'un « néoroman » récemment publié dans la revue Postscriptum N°5, 1995, La discrète continuité de l'amour.
(à Nina Iskrenko)*
retire ton corps comme un gant,
promène toi l'âme nue devant tout le monde,
à quoi bon regretter que ton buste soit plat,
puisqu'aujourd'hui tu ne l'as pas mis.
rencontrer Dieu, ce n'est pas compliqué,
c'est comme passer à la radio avec toute sa classe,
au pire aller toute seule chez le gynécologue :
finalement, l'important, ce n'est pas d'être enceinte,
mais que le Gynéco soit tout miséricordieux et se conduise bien.
tu passes la visite médicale et tu peux partir en balade
dans le jardin d'eden, pareil à un parc soigneusement agencé,
c'est un peu monotone, mais ce sont les règles du lieu :
régime végétarien et normes d'abattage sanitaire.
tu relâches enfin la tension de la ligne de mire —
plus d'odeurs de ministère du rail
ni de saucisson des mille et une nuits**,
tout est totalement sans objet, on ne porte même pas de culotte,
si c'est gênant tant pis, qu'est-ce que tu croyais ?
es-tu bien convaincue de la futilité des misères subies en ce monde ?
nous as-tu assez vus des hauteurs qui te siéent ?
as tu déjà choisi pour ceux qui te suivront des buissons
favorablement situés et touffus
pour y prendre nos aises avec nos provisions et nos petites affaires ?
as-tu déjà pondu tout plein de poèmes bien sentis à ta façon ?
tu nous les liras, dis ? et tant pis si comme des imbéciles
nous nous montrons sévères,
si la vie n'est qu'un texte, alors la mort commence à la ligne précédente
après un blanc létal insignifiant.
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les arbres telles des pensées nues
sont posés sur la neige rassie,
d'un point de vue terre à terre
ils ont une dette envers leur propre vie.
les corneilles sur leurs embranchements
se perchent comme autant de preuves
qu'appréhendant les manifestations
nous en devenons tributaires.
(paris-moscou)
quand tu regardes de tes yeux concaves
le paysage indistinct
ils te paraissent presque dingues
les sites déposés dans la soute à bagages
et les plantes indifférentes
malades des mots « mauvaise récolte »
et l'hiver qui mâchouille les gens d'une rage neurasthénique
patriotisme nébuleux
pardonne-moi mais tu dérailles
sous ta tutelle sourcilleuse
je file vers moscou et j'envoie paris paître
au dessus du pays qui louche de profil
tu es pulvérisé comme un aérosol
laisse ma conscience tranquille
c'est déjà presque une cloque
(c'est la vie)
l'air poursuit un but :
c'est d'être respiré tout entier,
devenir creux comme un mur de fausses briques,
aussi friable qu'un biscuit,
tomber en miettes sur le sol,
être détruit jusqu'aux fondements
dans l'appartement où toutes les distances
sont multipliées par un,
on peut le balayer
en une poignée de mots noircis et de névroses,
comme de la chaux qui s'écaille
symptôme annonciateur des grands froids.
ensuite le résultat des tourments
n'a pas la moindre importance,
lumière aveugle peut-être,
ou mutisme du gel :
l'habitat sert sans doute
de clé à la prose banale des jours,
insensée comme de marmonner
coincé dans le temps, en gardant la pose.
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* Nina Iskrenko, dont nous avons présenté les poèmes dans nos numéros 4 et 14, est morte d'un cancer en 1995, à l' âge de 43 ans. Poète de talent et d'une grande originalité, elle était l'âme du club « Poésie » qui unissait les poètes moscovites de la Nouvelle Vague, organisant depuis des années rencontres et « happenings ». Tous ceux qui l'ont connue ont cruellement ressenti sa disparition. Nous rendons ici hommage à sa mémoire. (N.d.t.)
** Citation d'un poème de Nina Iskrenko (N.d.t.)