Partie française (sans les illustrations de C. Zeytounian-Beloüs) des numéros épuisés de la revue
Numéro 40 : Voix féminines
Introduction par Irène Sokologorsky... p.3
BIBICH. - La danseuse de Khiva ou l’histoire d’un cœur simple / trad. Cécile Deramond.....p.5
Valentina IVANOVA. - La vie, c’est l’absence de douleur / trad. Annette Melot.....p.11
Elena KAPLINSKAÏA. - Des chaussures à semelles de caoutchouc blanc / trad. Cécile Deramond.....p.15
Tatiana CHTCHERBINA. - Les tablettes d’azur / trad. Richard Roy.....p.19
Valentina SILANTIEVA. - Nos années d’étudiants / trad. Catherine Brémeau.....p.23
Dina RUBINA. - Le côté ensoleillé de la rue / trad. Yves Gauthier.....p.27
Anna KURT. - Deux roses / trad. et présentation de Catherine Brémeau.....p.31
Bella AKHMADOULINA. - La maladie du sapin / trad/ Christine Zeytounian-Beloüs.....p.33
Elena KATSUBA. - Poèmes / trad. Christine Zeytounian-Beloüs.....p.35
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Depuis une dizaine d’années, dans la littérature russe, les voix féminines se font entendre avec de plus en plus de force, et la place et le statut des femmes écrivains, non seulement dans le paysage littéraire actuel, mais aussi dans l’histoire des lettres russes, fera l’objet d’une étude dans l’un des prochains numéros de Lettres Russes.
Aujourd’hui, plusieurs textes particulièrement attachants viennent donner une première idée de la diversité des écritures et des thèmes abordés.
Deux d’entre eux ont pour point de départ un témoignage : Bibich évoque les difficultés du quotidien que connaît une immigrée arrivant d’Asie centrale, tandis que Valentina Ivanova rend compte du drame que constitue l’intrusion d’une terrible maladie dans une vie brillante et réussie alors que les soins sur lesquels on peut compter dans le pays sont si insatisfaisants. Pour reprendre l’expression d’Annie Ernaux, on pourrait parler ici de « Mémoires impersonnels ». Elena Kaplinskaïa, elle, rapporte un souvenir d’enfance à l’occasion duquel revit toute une époque, avec ses préjugés et ses traumatismes, tandis que Tatiana Chtcherbina et Valentina Silantieva se livrent à une réflexion sur le visage particulier de chacune des dernières décennies de l’histoire soviétique et que Dina Rubina, campe dans une fiction des personnages hauts en couleur.
Dans les revues, sur les étals des librairies, la place des poétesses est particulièrement importante, et nous présentons ici un poème récent de Bella Akhmadoulina dont nous avons déjà publié plusieurs écrits poétiques et de prose et qui continue à occuper une place notable sur le devant de la scène, mais aussi trois poétesses d’âge mur tout à fait inconnues en France et qui, dans des genres tout à fait différents, méritent attention : Elena Katsuba, Anna Kurt et Valentina Silantiéva. Irène Sokologorsky
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LA DANSEUSE DE KHIVA OU L’HISTOIRE D’UN CŒUR SIMPLE
Traduction de Cécile Deramond
Bibich (ce pseudonyme est en fait le diminutif du véritable prénom de l’auteur : Khadjarbibi) est née au milieu des années 60 dans un village ouzbek situé non loin de la ville de Khiva. Après une enfance marquée par la misère et une extrême violence, alors qu’elle est très douée pour la danse, Bibich part faire des études à Khiva, puis à Leningrad. Elle n’a pas su parler russe avant l’âge de dix-huit ans. Elle passe des années à errer dans toute l’Union Soviétique, toujours poussée par le rêve de devenir danseuse et de passer à la télé, puis elle s’installe à Samarkand et enfin au Turkménistan où elle rencontre son futur mari. Là, elle travaille sur des marchés.
À la chute de l’URSS, ils décident d’aller s’installer en Russie avec leurs deux petits garçons. C’est le début d’une interminable série de problèmes liés à leurs origines et à leur difficile intégration dans la société russe.
Son premier roman, La danseuse de Khiva ou l’histoire d’un cœur simple [Танцовщица из Хивы или история простодушной], est paru à Saint-Pétersbourg en 2004 et a joui d’un succès immédiat. Il a reçu le prix du « Best-seller national » en 2004 et a figuré dans la short-list du concours du « Livre de l’année ». Bibich a accumulé les interviews radio et télévisées, réalisant ainsi un rêve d’enfance. C’est sans doute cet immense succès et les sollicitations incessantes des media qui lui ont inspiré son second livre, Talk-show pour un cœur simple [Ток-шоу для простодушной] paru fin 2005, et qui a, lui aussi, obtenu un très grand succès.
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L’été de mes sept ans, le directeur de l’école est venu chez nous pour dire à mon père :
– Si tu veux, Nizom, j’emmène ta fille au camp de pionniers, qu’elle change un peu d’air avant la rentrée. Mes enfants y sont aussi, tu sais…
Soit dit en passant, le directeur a eu dix-huit enfants, dont douze ou treize vivants. C’est fou, hein !
– Entendu, je l’appelle, a dit mon père.
Et il m’a demandé :
– Alors ma fille, on t’envoie au camp de pionniers ?
J’avais très envie de savoir ce que c’était, je n’en avais aucune idée car je n’allais pas encore à l’école.
– Va te préparer ! On t’emmène tout de suite, m’a dit mon père.
Maman n’était pas là. J’ai ouvert l’armoire et revêtu tous les vêtements chauds que je trouvais : des pantalons, deux trois paires de chaussettes et plusieurs pulls. J’avais peur d’avoir froid ; le camp est loin d’ici, pensais-je, et il faut que je prenne mes précautions ! Or, dehors, il faisait quarante. Je suis sortie de la maison, le directeur de l’école m’attendait sur sa moto. Ni lui ni mon père n’ont prêté attention à la façon dont j’étais habillée, et nous sommes partis.
Le camp se trouvait dans notre kolkhoze, tout près de chez nous. Pour vous donner une idée, nous vivions dans le secteur numéro cinq, et le camp était dans le numéro un. Et moi qui pensais que nous partions très loin, là où il ferait froid ! Voilà pourquoi j’avais endossé tous mes vêtements d’hiver. Encore heureux que je n’aie pas mis mon manteau, et pourtant c’est ce que j’aurais dû faire (je plaisante). Arrivée au camp, je suais déjà à grosses gouttes comme si on m’avait plongée dans un bain bien chaud. J’étais ruisselante de transpiration.
Un vieux monsieur est sorti à notre rencontre. C’était l’intendant.
– Suis moi, je vais te donner un uniforme.
Il m’a menée dans un dépôt, m’a donné une tenue complète et m’a dit :
– Tiens, habille-toi et mets tes affaires de côté. Je viendrai les reprendre, et j’y inscrirai ton nom et ton prénom. Quand tu auras besoin de vêtements de rechange, elles te seront rendues et tu pourras les porter. Allez, dépêche-toi, les autres ne vont pas tarder à rentrer de randonnée, et ce sera l’heure de manger.
Je suis restée seule dans l’entrepôt. Mais il m’était absolument impossible d’enlever mes vêtements car tout ce que je portais était trempé de sueur. Je me suis escrimée pendant un bon bout de temps. Le vieux, inquiet sans doute de me voir si longue, s’est impatienté et a pointé son nez :
– Mais pourquoi n’as-tu pas mis ton uniforme ?
– Je n’arrive pas à enlever mes vêtements.
Il m’a fait asseoir par terre et a entrepris de me déshabiller tout en maugréant :
– Tu te voyais partir en Sibérie ou quoi ? Hein ? Je te pose une question : tu croyais partir en Sibérie ? Pour quoi faire tous ces vêtements ?
J’en ai pris pour mon grade car, à cause de son grand âge, il a eu bien du mal à me retirer tout ce que je portais. J’avais pensé, moi, qu’on y allait vraiment en Sibérie, alors qu’en fait, le camp n’était qu’à un pas de chez nous.
C’est ce genre d’histoires amusantes qui, maintenant, me reviennent souvent en mémoire.
* * *
Lorsque j’étais en deuxième ou troisième année d’école primaire, mon institutrice m’avait nommée chef de classe. Je voulais toujours être la première. C’est vrai, j’étais comme ça. Dans ma classe il y avait mes petites voisines, des copines qui vivaient dans la même rue que moi. On avait sympathisé aussi avec des filles d’une autre classe, et nous jouions toutes ensemble après l’école.
Un jour, l’une d’entre elles s’est fâchée avec moi parce que je ne l’avais pas laissée copier ses devoirs sur les miens. Le temps du trajet, elle avait déjà monté les autres contre moi. C’était juste le jour où commençaient les vacances. Quand je sortais jouer, mes camarades me fuyaient et ne me parlaient pas. Ça a duré longtemps, je souffrais d’être toute seule car personne ne voulait jouer et être amie avec moi. Je passais mon temps à la maison. Et la fille était bien contente de voir que personne ne me parlait.
Finalement j’en ai eu assez : j’étais encore une petite fille, j’avais envie de jouer, de sauter, de danser, de chanter. Ma mère avait deux très belles robes en crêpe de Chine. Elle en avait toujours pris grand soin et ne les portait que pour les mariages, les naissances ou lorsqu’elle allait à la ville. C’étaient bien là les seules occasions, sinon elles restaient pendues dans l’armoire. J’ai profité de l’absence de maman pour les sortir, puis, armée de ciseaux, j’ai commencé à les mettre en pièces. Avec les deux robes j’ai obtenu un assez grand nombre de petits morceaux. J’ai jeté les parties inutiles, les manches et les cols, puis j’ai pris ces bouts de tissu découpés en rubans, et suis sortie voir les filles ! Je leur en ai donnés à toutes, pourvu seulement qu’elles fassent la paix avec moi. Il va de soi que lorsqu’elles ont eu les beaux rubans entre les mains, on a été de nouveau amies.
Par la suite, cette amitié m’a coûté très cher. Ma mère a découvert la disparition de ses robes, et a dit à mon père qu’elle avait vu des fillettes portant des rubans du même tissu. Papa a tout de suite compris que c’était mon oeuvre, et j’ai pris une rossée dont je me souviens encore.
* * *
Cela faisait une semaine à peine que nous vivions dans notre nouvel appartement quand les problèmes ont commencé. Galia nous empruntait sans cesse de l’argent qu’elle mettait du temps à nous rendre. Est-ce qu’elle ne peut pas comprendre, pensions-nous, que nous transitons d’un appartement à l’autre avec deux enfants, et que nous avons vraiment besoin d’argent nous-mêmes ? Avant nous, ils ont bien vécu comme ils ont pu leurs vingt ans de mariage. On dirait qu’ils n’attendaient que nous pour emprunter de l’argent.
Nous ne disions jamais non à Galia. Nous lui donnions tout l’argent qu’elle demandait, et Ravil n’en savait rien. Elle avait fini par réclamer non seulement pour elle, mais aussi pour sa copine. Là encore nous ne refusions pas et donnions sans mot dire ce qu’elle demandait. Il est vrai, qu’à la différence de Galia, son amie nous remboursait toujours la somme dans les délais.
Le climat était sans cesse très tendu parce que Galia s’était mise à nous faire des scènes. Tantôt elle venait nous dire :
– Baissez le son de la télé ! Sinon les voisins vont encore se plaindre !
Un autre jour, c’était pour nous dire :
– Ravil est rentré, et il s’en prend à moi. Venez et dites quelque chose, vous êtes tout de même de la famille !
Elle ne connaissait aucune limite et pouvait nous réveiller aussi bien à six heures du matin qu’en pleine nuit. Cela lui était bien égal de nous priver de tranquillité. Elle frappait à la porte en criant :
– Au secours, Ravil va me tuer !
Des scènes de ce genre étaient assez fréquentes. En plus, elle ne pensait pas à nous rendre notre argent.
Une fois, elle est venue me demander :
– Si ton mari passait son temps à t’insulter ou à te battre et à te mettre à la porte, qu’est-ce que tu ferais, toi ?
Je lui ai dit :
– On a déjà bien assez de problèmes en dehors des disputes. S’il s’en prend à moi, je me tais, parce qu’au bout d’un moment, ça lui passe.
– Comment tu peux supporter une chose pareille ! Il ne manquerait plus que ça ! Peut-être que chez vous, en Orient, on accepte ça, mais ici on est en Russie !
– Je ne vais pas demander le divorce pour quelques paroles et faire de mes enfants des orphelins. Ils ont besoin de leur père. Personne ne peut remplacer un père.
Bref, rien n’y a fait, je n’ai pu ni la convaincre ni la calmer. Chacune a campé sur ses positions. Nous vivions dans cet immeuble, en paix avec les voisins. Seule Galia nous poussait à bout avec ses cris, ses larmes et ses querelles de couple.
Neuf mois ont passé. En neuf mois nous avons pu acheter grâce à nos salaires une télévision couleur ; mais c’est bien là la seule chose.
L’automne est arrivé. Et voilà qu’au milieu du mois de novembre, Galia nous déclare :
– Faites vos valises, la propriétaire de l’appartement arrive. Elle veut le vendre.
– Quand est-ce qu’il faut partir ? lui ai-je tout bonnement demandé.
– Demain si vous voulez. Il faut vous trouver un nouvel appartement.
– L’hiver approche, le temps de chercher, de trouver… Ça pourrait peut-être attendre une semaine ?
– Impossible, elle arrive. Elle a téléphoné pour dire que l’appartement devait être libéré au plus vite.
Mon mari et moi étions dans tous nos états. Que faire ? Nous sommes allés voir l’oncle Sacha, chez qui nous vivions avant, et nous lui avons exposé la situation. Il nous a dit :
– Vous voyez bien qu’il ne fallait pas partir de chez moi. C’est toujours comme ça avec la famille : il vaut mieux vivre loin d’elle. Mais moi, maintenant, j’ai d’autres locataires.
– Comment ça ?
– Eh bien oui ! Ce sont des amis qui me les ont trouvés. J’avais besoin d’argent. J’héberge depuis quelques jours un jeune couple avec un enfant, un bébé d’un an. Je ne peux pas les chasser, c’est déjà l’hiver. Comment peut-on vous mettre dehors sans vous prévenir ?
– C’est bien ce qui s’est passé pourtant !
– Mais vous avez, vous aussi, des enfants ! C’est quand même pas permis de traiter les gens de la sorte. Et où est-ce que vous comptez aller maintenant ?
– Comment ça ? Dehors, dans la rue, chercher un appartement. Peut-être qu’on trouvera, peut-être pas, on ne peut pas savoir.
Là-dessus on s’est quittés. Nous sommes rentrés chez nous. Chaque jour nous avions droit à une irruption de Galia aussi fracassante qu’un tremblement de terre. Elle nous criait dessus. Tout cela devenait bel et bien insupportable. Les derniers temps elle était devenue comme enragée. Nous n’y pouvions rien pourtant si elle ne s’entendait pas avec son mari. Les voisins nous disaient :
– Nous avons l’habitude de ses scandales. On connaît bien son répertoire. On ne fait même plus attention à elle, on en a par dessus la tête. Leurs disputes n’en finissent jamais.
Alors qu’il nous restait deux jours, la voilà qui nous dit encore : « Allez-vous en ! »
Nous avons dit aux enfants d’aller chez tante Lida après l’école, et nous nous sommes mis en quête d’un appartement. Nous avons cherché jusqu’à minuit. En vain. J’ai failli devenir folle.
Le lendemain matin je me suis encore rendue au bureau de l’immigration. J’ai été de nouveau reçue par l’homme qui m’avait accueillie la fois précédente. À ses côtés se trouvait une secrétaire ou une collègue, je ne sais pas. Il m’a demandé :
– Que voulez-vous ? Quel est votre problème ?
J’étais tellement angoissée que je tremblais de tous mes membres. Je lui ai dit :
– Voyez-vous, je suis déjà venue vous voir, et j’aurais aimé savoir ce qu’il est possible de faire en Russie pour quelqu’un qui se retrouve à la rue avec des enfants en plein hiver.
– D’où venez-vous ?
– Du Turkménistan.
– Et pour quelle raison êtes-vous venus précisément dans notre ville ? Ici, on a déjà des immigrés à ne plus savoir qu’en faire.
– Et ailleurs, dites-moi, est-ce qu’il y a de la place pour nous ?
– Non, c’est partout pareil, toute la Russie est bourrée d’immigrés ! Qu’est-ce que vous êtes venus faire en Russie ? Rentrez chez vous !
– Nous avons des papiers du consulat de Russie qui attestent que mes enfants et moi sommes des citoyens russes. Si je suis venue ici, en Russie, c’est pour eux. Chez nous, au Turkménistan, la drogue est partout, et la vie y est maintenant très difficile.
– Et vous croyez que c’est plus facile en Russie, peut-être ! Vous ne trouverez rien de bon. On ne peut rien pour vous, rentrez chez vous.
– J’en suis partie, et je n’ai pas l’intention d’y retourner. Mes enfants n’ont aucun avenir au Turkménistan, ils ne parlent que russe.
Pendant qu’il discutait au téléphone, je me suis tournée vers la secrétaire, et je lui ai dit en pleurant :
– Vous savez, cela fait déjà un an et demi que nous sommes en Russie. Nous vivons dans des appartements, nous n’avons même pas assez d’argent pour nous acheter ne serait-ce qu’une pièce dans un appartement communautaire. À cette heure, je suis à la rue au sens propre du terme, sans domicile fixe ! SDF avec des enfants. J’aurais aimé savoir quelles mesures on peut prendre, ici, dans l’État russe, quand une personne est à la rue avec des enfants. On peut bien nous trouver un foyer, ou même un taudis abandonné, non ? Regardez, voici mes papiers, moi aussi je suis russe !
J’ai sorti tous mes papiers. Elle y a jeté un œil et m’a dit :
– Tous les papiers, vous les avez, mais le problème n’est pas là. Par les temps qui courent, vous ne trouverez tout simplement personne qui vous fera ou vous donnera quoi que ce soit, ni foyer ni rien.
– Comment ça ! On me laissera donc mourir de froid l’hiver avec mes enfants !
– Je ne sais pas, cela ne dépend pas de moi. Adressez-vous à des agences de location. Peut-être vous trouvera-t-on quelque chose contre de l’argent.
– En un an et demi, j’ai eu le temps de faire le tour de toutes les agences de la ville. Je n’y ai obtenu qu’une seule et unique réponse : on ne prend pas de personnes non russes, qui plus est avec des enfants.
Entre temps le chef avait raccroché, et voici ce qu’il m’a dit :
– En venant en Russie, qu’est-ce que vous pensiez, donc ? Ceux qui viennent ici vont chez des proches ou des amis, mais dans votre cas, c’était qui ?
Je ne voulais pas aborder cette question car, si nous étions maintenant à la rue, c’était précisément à cause de la famille. J’ai répondu :
– Personne. On ne compte que sur nous-mêmes.
– Dans ce cas, rentrez chez vous !
– Existe-t-il un seul endroit en Russie qui serait bon pour nous ?
– Allez vivre en Sibérie, dans la taïga, avec les ours !
– Bien, je vous remercie.
Je me suis retrouvée dans la rue, et j’ai pensé : à quoi bon alors avoir créé ce bureau de l’immigration ? C’est vraiment sans intérêt s’ils ne peuvent rien faire ? Et en plus, ils touchent un salaire – en vertu de quoi, donc ? Pour envoyer des ignorants comme moi vivre chez les ours ou quoi ? Moi je peux vivre n’importe où. J’ai enduré le désert, passé une nuit entière dans la forêt, et je n’en suis pas morte. Et maintenant, on m’envoie chez les ours. On peut aussi vivre avec les ours ! Mais la question n’est pas là. Pourquoi faire souffrir des enfants, au nom de quoi ? C’est ça la question ! L’État ressemble à un appareil à rayons X : on est transparents. Il a regardé à travers moi sans même me remarquer.
Tout en errant à travers la ville, je me disais :
– Est-il donc possible qu’on reste à la rue aujourd’hui ?
Je suis allée voir des amies sur le marché, et je leur ai dit :
– J’ai besoin d’un logement de toute urgence. Nous sommes à la rue, vraiment à la rue.
Épouvantées, elles m’ont demandé :
– Mais où sont les enfants ?
– À l’école.
C’était à celle qui m’inviterait la première. L’une proposait :
– Venez chez nous ! Vous y vivrez tant que vous n’aurez pas trouvé d’appartement. À vrai dire je vis avec mon fils dans une seule pièce, nous nous installerons par terre, ou bien ce sera vous. On trouvera bien une petite place pour chacun. Venez, d’accord ? Tiens, prends l’adresse.
Une autre me disait :
– Venez chez nous ! Mes enfants seront contents.
– Mais vous êtes cinq, et nous quatre. Non, non, merci.
– Mais où irez-vous ? Il vaut mieux venir chez nous, non ? Voici l’adresse.
Une autre femme qui était là, m’a dit :
– Écoute, dans notre immeuble il y a un appartement libre. Le propriétaire est un homme encore jeune, quarante ans, divorcé, qui vit la plupart du temps à la campagne avec son père.
– Et y a-t-il un moyen de le trouver ?
– Il m’arrive de le rencontrer.
– Oui, mais moi, c’est tout de suite que j’ai besoin de voir cet homme !
– Je comprends bien, mais où pourrais-je le trouver maintenant ? Si seulement cela pouvait attendre demain.
– D’accord, nous patienterons jusqu’à demain. Nous resterons chez nos amis. Quand vous l’aurez trouvé, prévenez-moi, s’il vous plaît. S’il tique à cause des enfants, dites-lui qu’ils ne font pas de bruit et qu’ils passent toute la journée à l’école.
– C’est entendu. Demain j’irai faire un tour au marché kolkhozien, il s’y rend parfois. Ou bien je passerai au magasin d’alimentation, celui qui est tout près d’ici, il y travaillait comme manutentionnaire. Si on ne l’a pas mis dehors pour ivrognerie, demain on pourra se mettre d’accord. Mais surtout ne t’en fais pas, tout va s’arranger.
– J’espère ! ai-je dit, réjouie.
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LA VIE, C’EST L’ABSENCE DE DOULEUR
Traduction de Annette Melot
En novembre 1998, paraissait dans Novy Mir un récit autobiographique intitulé sans la moindre emphase : La maladie.
Une femme belle, élégante, brillante, critique de cinéma d’autant plus appréciée qu’elle ose parler clair et haut et comptant d’autant plus de relations amicales qu’ayant fait comme lui, partie de la « pépinière de talents et d’idées » qu’était dans les années 1960 Moskovski Komsomolets, elle est l’épouse de Sergueï Essine, le directeur du Litinstitut (cf. LR n°36), apprend qu’elle est atteinte d’une grave maladie rénale sans doute génétique et dont l’issue ne peut être que rapidement fatale. Commence alors pour elle le tour des hôpitaux et des médecins puis les séances de plus en plus rapprochées de dialyse aux résultats chaque fois moindres.
On sait quelle était la situation de la médecine soviétique et ce sur quoi pouvaient compter même les représentants des milieux privilégiés, et bien des lecteurs trouvent dans le texte un écho à leurs propres difficultés. La nouvelle, rédigée dans une langue aussi élégante que limpide et pénétrée d’une vive douleur, est très remarquée. Des lettres de sympathie et de remerciement affluent.
Au départ, V. Ivanova ambitionnait de devenir écrivain. La revue Iounost avait d’ailleurs publié une nouvelle d’elle dans le même numéro que le premier texte d’Aksenov. Mais, à l’époque, rappelle-t-elle, « il fallait commencer par écrire longuement pour son tiroir avant d’avoir sa chance », et elle s’était tournée vers le cinéma. Dans les dernières années de sa vie, il lui aura été donné de se faire connaître également par la narration.
On ne peut que regretter de ne pas lui avoir offert la joie de voir au moins des passages de son récit traduits. V Ivanova est en effet morte en 2006.
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Que veut dire tomber malade dans notre pays ? Ce n’est pas seulement avoir mal, crier, être plié en quatre. Non, tout cela n’est rien, mais essayez donc de faire faire tous les examens qui s’imposent. Ou plutôt trouvez d’abord l’endroit où l’on vous délivrera les ordonnances indispensables. A la polyclinique me direz vous ? Très bien, allons-y
A l’époque, dans le service jadis réputé auquel j’étais rattachée, tout était vétuste et à l’abandon, et le plus grave était que les patients eux-mêmes, pour la plupart des intellectuels et des membres de diverses unions d’artistes, autrefois considérés comme l’élite de la société mais aujourd’hui pâles et inutiles fantômes laissés au bord du chemin, étaient, eux aussi, vétustes et à l’abandon. La majorité d’entre eux n’en avaient cependant pas vraiment conscience. Ils réclamaient encore des choses, essayaient de faire valoir leurs droits, mais les secrétaires ne leur accordaient plus la moindre attention.
C’est à cette époque qu’un néphrologue est arrivé à la polyclinique. La néphrologie est une profession rare où l’on rencontre soit des gens passionnés par le sujet soit des pistonnés, fils ou filles de médecins réputés, car c’est un métier d’avenir.
J’avais consulté toutes sortes de médecins dans ma vie. Un professeur en urologie m’avait signifié sans détours que je n’étais pas opérable et qu’il fallait sans doute me préparer, vous devinez à quoi. En outre, il n’avait même pas jugé utile de faire entrer sa patiente dans son bureau et m’avait parlé debout dans le couloir. Et alors ? La médecine contemporaine n’enjoint-elle pas de dire la vérité, rien que la vérité, aux malades ?
Les années ont passé. Touchons du bois, je suis encore en vie. Lorsque j’ai commencé une dialyse à laquelle il n’avait même pas fait allusion, on a trouvé que j’étais parfaitement opérable. Bon, qu’il se débrouille avec sa conscience !
J’ai fini par aller voir la néphrologue de ma clinique. Elle donnait des consultations une fois par semaine ou une fois par mois, et avait un air manifestement consultatif, c’est-à-dire absolument détaché, je pense même qu’elle regardait par la fenêtre en m’écoutant et qu’elle ne m’incluait, moi, que dans sa vision latérale. J’ai compris clairement, qu’avec mes épicrises et mes anamnèses, je lui faisais sans doute l’effet d’une mouche obsédante.
– Bon, mais pourquoi êtes-vous venue me voir, moi, particulièrement ? m’a-t-elle demandé à brûle-pourpoint comme si elle voulait enfoncer le clou. J’ai été un peu ébahie :
– On m’a adressée à vous, vous voyez bien de quelle maladie je suis atteinte.
– Nous n’avons pas de place en dialyse.
… Je me suis donc retrouvée à l’hôpital Botkine 1 où travaillait mon neveu, qui d’ailleurs n’était qu’un vague cousin à la mode de Bretagne et la cinquième roue du carrosse dans cet hôpital. Mais c’est bien lui, ce jeune homme pour un tiers géorgien, qui avait fui Tbilissi où il se sentait complètement étranger et que mon mari avait aidé à se loger tant bien que mal à Moscou, qui a prononcé le premier le mot d’« hémodialyse » destiné à devenir ma planche de salut.
Pendant un mois, je crois, je suis allée à l’hôpital Botkine comme on va au travail. Comme par un fait exprès, je le répète, c’était un printemps chaud, incroyablement chaud. C’est toujours rageant d’être malade, mais lorsque le printemps et les branches se parent de rose et de vert autour de vous, c’est tout simplement insupportable.
J’apporte les maudites ordonnances à l’hôpital. Comme d’habitude je fais la queue, debout, à jeun, avec la tête qui tourne à cause de la soif et de la faim, ma vie se concentrant sur les feuillets blancs froissés qu’on a tellement peur de mélanger ou pire encore de perdre et sur les différents bocaux et flacons. Je reviens chez moi exténuée et je m’affale dans mon appartement, mon petit chien noir se glisse avec détermination entre les deux portes, il faut aller le promener, mais je n’ai plus de forces, vraiment plus.
Après un mois de traitement à Botkine, on m’expédie au Centre de néphrologie de Moscou (conformément à mon lieu de résidence ; le plus curieux étant qu’ensuite on a tenté à maintes reprises de m’en déloger sous ce même prétexte, mais là je me suis cramponnée comme une tigresse à ma précieuse dialyse). Me voilà repartie pour la quatrième fois dans ce Centre, et, en le cherchant, je tombe directement sur la morgue : on prétend que c’est un bon présage. Je me trouve ainsi une « seconde patrie », l’hôpital où je serai maintenant en dialyse pour le restant de mes jours. Je peux également me faire opérer juste à côté, dans le service des greffes. Au moment où j’écrivais ces lignes, tout était encore possible, je n’avais pas encore décidé.
… Je rentre chez moi. Et là, dans l’entrée de la maison, une douleur atroce, insupportable dans la région des côtes me transperce littéralement. Comme je ne sais pas ce que c’est et pourquoi ça arrive, une angoisse plus grande encore me submerge. Que viennent faire les côtes là-dedans ? Tout me fait déjà assez mal comme ça, j’ai suffisamment de raisons de geindre : le matin j’ai la nausée, la tête me tourne, le cœur est fatigué, je suis jaune comme la Dame de pique et je peux à peine bouger les jambes. A cet instant je me dis : à quoi bon cette discipline stricte et sans relâche, ces éternels régimes sans viande, sans blanc d’œuf, ces marches exténuantes sur les traverses de chemin de fer le matin de bonne heure par temps humide derrière le VDNKh ou dans la vieille ville de Riga le long du bord de mer, tout près de l’écume bouillonnante et glacée, en direction d’une lumière vacillante dans la nuit, ou sur les pavés quand j’étais à l’étranger ? Levée avant le jour, je sortais dans la rue et en avant ! Toute ma vie, j’ai surveillé férocement mon poids, mon état général, et voilà le résultat. Le résultat d’une vie avec des ambitions déplacées. La vie, en fait, c’est l’absence de douleur.
La vie en deux dimensions
Demain matin je vais à la Maison Blanche, prendre part à une réunion du gouvernement sur les problèmes du cinéma. Je ne dors pas de la nuit par peur de ne pas me réveiller, et je demande à une amie de m’appeler au téléphone à sept heures du matin. C’est très tôt, je ne dois y être qu’à dix heures moins vingt, mais c’est la première fois que j’y vais, le bâtiment est gigantesque avec quantité de passages et d’entrées, et j’ai peur de me perdre.
Le portillon de contrôle ressemble à ceux des aéroports. Des gardiens vigilants inspectent mon sac à provisions, et je comprends que personne ne vient ici avec ce genre de sac.
– Et ça, c’est quoi ?
– Une bouteille thermos. J’ai sur moi une bouteille thermos métallique nouveau modèle, certes un peu inhabituelle et menaçante au premier abord. Excusez-moi, mais, après la réunion, je dois me rendre à l’hôpital.
Comment expliquer à ces gens ce qu’est notre vie et la mienne en particulier ?
J’ai l’impression d’avoir une vie en deux dimensions. Une journée dans la vie réelle avec tous ses soucis, ceux du métier, du travail, de la presse (sans parler de mes soucis personnels et familiaux, comme pour tout le monde, les miens n’étant pas des moindres et des plus légers à porter). Une autre sur un lit d’hôpital devenu depuis longtemps ma seconde, et peut-être même ma première demeure. En y arrivant, je me plonge immédiatement dans le monde des dialysés, agité lui aussi à sa manière où il n’est question que de maladies, de quantité de liquide prise par chacun, de celle qu’il faut évacuer, de la tension des uns et des autres, de la façon dont chacun a dormi, des médicaments qu’il a pris, des améliorations et des aggravations. Ensuite on se laisse tomber sur son lit pour quatre heures, et ce moment paraît délicieux : mon Dieu, maintenant on peut allonger les jambes, tout oublier et se plonger dans un demi-sommeil.
Je me souviens de mon dernier festival du cinéma à Vyborg. J’aime beaucoup cette ville, et j’avais décidé d’y rester au moins quatre jours. Mais j’ai commencé par avoir une insomnie : une nuit en train, et je me retrouve avec des lunettes noires parce que toute bouffie après un sommeil angoissé et fiévreux de tout juste deux heures. Dans le compartiment voisin, un groupe de journalistes que je connaissais a fait la fête jusqu’à cinq heures du matin. Avant, j’y aurais participé, moi aussi, c’est sûr. Maintenant, je passe la suite des heures à me retourner sur un oreiller énorme et dur, en maudissant la terre entière et en sentant avec effroi que la nuit est presque terminée et que je n’ai pas dormi une minute. Quelle tête je vais avoir en arrivant à Vyborg ?
Epouvantable. Sur le quai, le réalisateur Stanislas Iossifovitch Rostotsky, qui a l’air en parfaite forme pour ses soixante-quinze ans (il vit depuis un moment sur une île minuscule au large de Vyborg), vient à ma rencontre, et je lui dissimule honteusement mon visage. Jadis, au début de la Perestroïka, au moment où nos « jeunes réformateurs » l’avaient évincé de toutes ses fonctions, j’étais allée le voir sur le tournage de son film La vie de Fiodor Kouzkine et j’avais écrit tout une colonne sur lui, ce qui, à l’époque, l’avait aidé. Tout le monde s’était brusquement souvenu de lui. C’est depuis ce temps-là que nous sommes amis.
Mais maintenant je ressens presque de l’humiliation. Pourquoi suis-je venue ? Qu’est-ce que je vais faire ici ? Rester au lit dans ma chambre d’hôtel ? Me faire des masques à la pomme de terre pour atténuer un tout petit peu le gonflement de mon visage ? C’est sans espoir. D’ailleurs je me sens vraiment mal. Ce n’est même pas une question d’apparence, je marche avec difficultés, j’ai du mal à respirer, je ne dors pas la nuit, j’ai trop chaud, j’étouffe. Ma voisine, une journaliste de l’agence TASS, fait de son mieux pour m’aider, elle est aux petits soins, mais que peut-elle faire ? Le troisième jour, je n’y tiens plus et je commande un billet de retour. Heureusement que là il n’y a pas de problème. Je me hisse péniblement dans le train Helsinki-Moscou. Et de nouveau je me retrouve avec une joyeuse bande. Une chanteuse de variétés voyage dans le même compartiment que moi, et on vient l’accompagner avec du champagne et des fleurs. Elle disparaît je ne sais où et, vers deux heures du matin, cherche en s’excusant à extraire ses affaires qui sont sous ma couchette : dans l’affolement du départ, nous avons dû les mélanger. Ce changement de position est très pénible. Je ne vais pas dormir du tout, c’est sûr.
Et c’est bien ce qui est arrivé : je n’ai pas fermé l’œil. C’est à peine si je tiens debout. Je sors du wagon pour tomber dans les bras de mon mari venu me chercher, et on file directement à l’hôpital pour la dialyse. Là, sur le lit, je me laisse aller, j’allonge les jambes ; c’est une vraie bénédiction, et je supplie que l’on me fasse rapidement une piqûre d’euphiline. L’effet est magique, une minute après la douleur s’efface.
Je sombre dans le demi-sommeil qui m’est familier, mais en me réveillant j’apprends que la dialyse n’a pas marché. Je n’ai presque pas éliminé de liquide, il faut rester deux heures de plus…
C’est vrai que c’est une vie en deux dimensions. Le journalisme et la dialyse. Le travail et la maladie. Bien des choses ont changé dans ma vie, c’est sûr. Plus exactement ma vie est brisée, j’essaie seulement de ne pas y penser.
Même mon éternelle « rivalité » avec mon mari a pris maintenant d’autres formes, tout à fait inattendues.
Avant, elle portait toujours sur la création, aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui. Mon mari est un écrivain célèbre, et moi ? Une critique de cinéma portant un nom ordinaire 2.
Nous avons commencé ensemble au Moskovski komsomolets, qui d’ailleurs était tout à fait différent à l’époque, une pépinière d’idées et de talents. Combien de grandes figures actuelles viennent de ce journal ! Nous étions constamment en compétition les uns avec les autres, y compris avec mon futur mari. Pourtant, à ce moment-là, j’avais probablement de l’avance sur lui. Un texte de moi avait été publié dans la revue Iounost, très populaire à l’époque, dans le numéro même où figurait la première nouvelle d’Axionov.
A mes heures, j’écrivais aussi des récits. Certains avaient même été publiés. Certains seulement. D’une manière générale, je ne pouvais jamais écrire pour le tiroir. Mais il était impossible d’être écrivain si on ne le faisait pas. Mon mari en était capable, il l’a fait pendant des années avant que ses premiers essais de prose ne soient publiés.
C’est ainsi qu’il l’a emporté sur moi, par sa très grande patience. Mais maintenant que la vieillesse approche, d’autres soucis et d’autres « compétitions » nous assaillent. Maintenant, la rivalité ne porte plus sur des questions de création, mais sur autre chose, nous remportons des « victoires », disons, physiologiques. Il s’agit de savoir lequel de nous deux va le plus mal. Mon mari, qui jusqu’à présent n’avait jamais rien eu, est brusquement tombé malade et gravement : il a quelque chose aux poumons. Tout a commencé par un rhume banal et s’est terminé par de l’emphysème ou autre chose, je ne sais pas exactement comment cela s’appelle, bref, il s’agit d’une maladie chronique.
Moi, ces choses-là ne m’étonnent pas, mais lui, il s’est précipité dans la maladie comme dans un ravin, tous ces docteurs, ces conciliabules, ces pronostics et ces diagnostics se réfutant les uns les autres… Voilà donc maintenant entre lui et moi une nouvelle compétition non plus à propos de la création, mais … de la maladie.
Pour ma part, je sens que je me laisse de plus en plus aller. Ma deuxième vie, ma vie de malade, me tire vers le fond, et j’ai beau résister, elle m’entraîne toujours plus bas. Je me suis toujours beaucoup, exagérément peut-être, préoccupée de mon apparence, de mes vêtements et autres accessoires de mon look. Je me justifiais par le fait que j’étais toujours en représentation dans la haute société, en contact avec des réalisateurs, des acteurs, des écrivains, avec la bohême artistique. Maintenant, une simple visite à la Maison du cinéma (jadis notre alma-mater) est devenue pour moi un supplice. Le cinéma lui-même comme occupation a perdu de son prestige d’antan.
Depuis que je vais en dialyse un jour sur deux, je me fiche bien d’être habillée n’importe comment. C’est normal (encore que quelques unes des patientes, celles, comme par hasard, qui ne travaillent pas, prennent grand soin d’elles-mêmes, sachant qu’elles n’ont maintenant pas d’autres occasions de s’habiller), et, dans ma situation actuelle, il peut même m’arriver d’aller au travail avec des bottes non cirées et une jupe froissée. Et mes cheveux ! C’est devenu une véritable torture. Avant, j’avais mon coiffeur, un coiffeur à la mode bien sûr. Maintenant je me fais couper les cheveux à l’hôpital, et je fais ma mise en plis moi-même.
Hélas ! Où est donc le temps d’une vie non pas chic, mais tout simplement normale ? Je sens bien que, lentement mais sûrement, je bascule soit dans ce qui ressemble à la vieillesse, soit dans la maladie.
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1 Du nom de son fondateur, le célèbre médecin Sergueï Petrovitch Botkine (1832–1889), cet hôpital était considéré comme l’un des meilleurs de Moscou. La plupart des membres des Unions de créateurs y étaient rattachés.
2 Ivanov / Ivanova est le nom de famille russe le plus courant.
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Elena KAPLINSKAÏA
DES CHAUSSURES À SEMELLES DE CAOUTCHOUC BLANC
Traduction de Cécile Deramond
Née en 1928 à Moscou, Elena Kaplinskaïa a été élève du prestigieux VGIK, Institut National du Cinéma (section scénariste). Fille d’un « grand bâtisseur », ayant assumé des responsabilités importantes notamment dans les chantiers de la Lena (d’où le choix du prénom : Lena, Eléna), et familiarisée de ce fait dès son plus jeune âge avec le monde de l’usine, elle a en outre beaucoup voyagé dans l’Est dans le grand Nord, visitant essentiellement les ensembles industriels majeurs.
Dans le milieu des années 60, elle se fait connaître par un certain nombre de pièces de théâtre dans lesquelles elle met en scène le monde de l’industrie, ouvriers et cadres, notamment L’ingénieur [Инженер] (1979) qui, montée par le Maly de Moscou, rencontre un vif succès. Dans les années suivantes, elle écrit également des scénarios de cinéma et de télévision avant de se tourner vers la prose. La nouvelle Une affaire d’honneur [Дело чести] est suivie d’Histoire moscovite [Московская история] (1983), roman d’une écriture alerte et très moderne dont l’action se situe dans une usine de Moscou fabriquant des téléviseurs (traduction française chez Messidor en 1984).
Cependant, une intellectuelle de la capitale tournant son attention vers le monde des ouvriers n’était pas sans déranger quelque peu les clichés de l’époque, et ses œuvres n’ont pas toujours reçu l’écho qu’elles méritaient. Il n’en demeure pas moins que, faisant preuve d’une grande lucidité et ayant une excellente connaissance des milieux dépeints, elle est l’un des auteurs qui ont le mieux donné à comprendre de l’intérieur les grandes mutations sociologiques qu’a connues l’URSS dans sa dernière décennie.
Depuis les grands bouleversements, E. Kaplinskaïa excelle dans le genre de la nouvelle où son humour et le dynamisme de son écriture se déploient avec bonheur. En 1992, elle est lauréate du concours international de la meilleure nouvelle écrite par une femme. 1994 la voit honorée du prix de la ville de Moscou.
Dans son dossier préparé à l’occasion des Premières Rencontres Internationales de Femmes Ecrivains que l’association LRS a organisé en collaboration avec la revue Sphinx en 1989, notre revue a présenté des extraits de l’une de ces nouvelles : N’achetez pas une vache si vous ne savez pas la traire [Не покупайте коровы если не умеете ее доить].
Largement autobiographique et plus récente, celle dont nous publions ici la première partie évoque, dans la seconde, la mort de Mikhoëls, le metteur en scène et directeur du théâtre juif de Moscou.
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Nous étions à table en train de déjeuner. Tante Katia racontait presque à voix basse qu’à l’occasion de l’amnistie de 47, on avait relâché des prisonniers de droit commun, et des bruits couraient qu’ils avaient réussi à rejoindre la capitale. Des voisines disaient que les rues n’étaient plus sûres, que l’on pouvait se faire arracher son sac ou se faire agresser au couteau dans une ruelle obscure.
– Tu entends ? Et mademoiselle qui se promène dans les rues…
– Mais maman, moi, quand je me promène, je vole.
– Reste au moins dans les rues qui sont éclairées !
Mais j’avais beau choisir des endroits en pleine lumière et sans voyou, je me retrouvais de toute façon rue Stolechnikov. En hiver, quand la nuit tombait de bonne heure, de la rue les magasins semblaient éclairés d’une lumière vive. Derrière la vitre des pâtisseries les gens mangeaient des petits gâteaux, debout près de hautes tablettes de marbre. Et voilà qu’un homme grand et vêtu d’un manteau à col de castor sortit du fin fond d’un débit de tabac aux murs bariolés.
La suite s’est passée le plus naturellement du monde.
Il aurait fallu que je sois une vraie gourde pour ne pas reconnaître, dans ce manteau à col de castor, un artiste célèbre. Je l’ai tout de suite identifié, et j’ai réussi à me mettre en travers de son chemin en me plantant juste devant lui sur le trottoir. Et, au cas où cela n’aurait pas suffi, je lui ai avoué que je l’avais reconnu et que je lui vouais une vénération sans borne. En retour, l’artiste m’a adressé un salut courtois et a tenté de me contourner par la gauche, mais il y avait une plaque de verglas. Pendant qu’il répétait sa manœuvre par la droite, je lui ai fait comprendre qu’il devait se réjouir de parler lui aussi à une actrice, enfin… à une future actrice.
Ce qui ne l’a pas empêché de vouloir poursuivre son chemin et de s’engager dans une ruelle d’un pas quelque peu pressé. Mais je ne le quittais plus. Tout en trottinant et en sautillant pour marcher au même pas que lui, je lui faisais part de mes idées sur Stanislavski.
Nous marchions en direction du magasin qui se trouvait au coin de la rue Stolechnikov. À mesure que nous approchions, mon plan mûrissait et prenait forme. C’était un chef-d’œuvre de logique et d’imagination. Je ne voyais rien d’impossible à ce qu’un artiste célèbre et une future actrice utilisent le système de Stanislavski pour entrer dans un magasin et jouer l’oncle qui vient faire essayer une fourrure à sa nièce préférée.
Pour un artiste si célèbre, un coryphée au talent et au génie si sublimes, exécuter ce canevas à la Stanislavski n’était vraiment rien.
Le sublime talent s’est arrêté et m’a examinée de la tête aux pieds, y compris mon pauvre manteau et mes moufles qui dépassaient au bout des manches. D’une main, comme si je demandais l’aumône, je tenais une petite valisette de danseuse, comme tout le monde en avait alors à Moscou : les étudiants, les écoliers, les vendeuses et même les officiers, tout un chacun en portait. C’était le dernier cri. Minauder avec ce tout petit accessoire de danseuse passait pour le summum du chic. Pour satisfaire un de mes rêves ardents, ma mère venait de m’en offrir un pour mon anniversaire. Et c’est ce sac, preuve de mon incontestable respectabilité, que je tenais fiévreusement, dans un geste suppliant.
– Eh bien…, a dit le coryphée en jaugeant parfaitement ce qu’il avait sous les yeux. Pourquoi pas en effet ? Cela fait un sacré bout de temps que je n’ai pas joué une petite partie. Allez-y, je vous suis. Une minute plus tard, j’entrais dans le magasin au bras de mon cher oncle. Instantanément les vendeuses se sont mises au garde-à-vous. La caissière a sorti à la hâte son tube de rouge. En ce temps-là, le pays connaissait ses artistes.
– Quelle fourru-u-re te ferait plaisir, ma chérie ? a demandé bien distinctement notre artiste national en se penchant vers mon bonnet tricoté comme l’eût fait un parent.
– Celle-ci !!
Le vieux vendeur a sorti le chinchilla de l’armoire d’un geste gaillard et a dit :
– Je crois savoir que notre demoiselle l’a déjà remarquée.
– Ah, je vois, a fait l’artiste en m’envoyant un regard rempli de « bravos ». Les choses sont déjà préparées !
J’ai piqué du nez dans la fourrure.
– Alors, comment me trouves-tu, oncle… Micha ?
– C’est ravissant, a dit l’artiste qui n’était pas aveugle. Tu peux la porter la tête haute. Vous êtes faites l’une pour l’autre. Préparez-nous un reçu, je vous prie.
Le petit vieux, la mine enjouée, a eu un signe d’assentiment et s’est muni séance tenante d’un crayon.
J’ai soudain repris mes esprits.
– Attends, oncle Micha ! Une minute ! Tu sais combien elle coûte ? Tu n’as même pas regardé le prix.
– Qu’est-ce qu’un prix, mon ange ! – Et j’ai vu passer une petite flamme diabolique dans ses yeux. – Du misérable métal ! Que veut dire le prix comparé à la perfection ? La fourrure nous plaît, nous la prenons.
– Mieux vaut réfléchir jusqu’à demain, ai-je proposé en faisant appel à mon sens de la répartie. Aujourd’hui, tu es pressé, tu dois te rendre au théâtre !
– Foutaise ! a répliqué l’artiste avec un sourire impitoyable. Pourquoi réfléchir ? On risque encore de changer d’avis ! Non, non, l’affaire est conclue. Donnez-moi le reçu.
Le vendeur a rempli son papier en un éclair, griffonnant une suite de zéros tellement longue que j’avais envie de crier « Assez ! ». Mais je me contentais de jeter sur l’oncle Micha des yeux paralysés d’horreur.
– Et voilà, dit notre célébrité en portant un regard satisfait et admiratif à la somme. Au théâtre, chère petite, il faut toujours s’attendre à des miracles. Tu sauras, mon ange, qu’on ne fait pas de théâtre sans jouer la comédie. Cela dit, tu as raison, me voilà bien en retard pour le spectacle. Remettez-lui le reçu dans ses blanches mains. Où as-tu mis l’argent, dans ton sac, non ? Bien, c’est une affaire qui roule. Sur ce, je file. Maintenant, débrouille-toi toute seule.
Dans un tourbillon la porte tambour a happé et avalé l’artiste.
Pour la première fois je me retrouvais seule sur scène. Le vieux vendeur a fourré le reçu dans ma petite paume toute moite. Derrière sa caisse, la caissière s’est redressée sur son haut tabouret, avec l’air féroce d’un oiseau de proie. J’étais cernée par les spectateurs du magasin qui me dévisageaient.
Fidèle à l’enseignement de Stanislavski, je me suis prise en main pour me concentrer sur ma haute tâche. MON théâtre ne devait pas s’écrouler. Je devais jouer mon rôle jusqu’au bout.
D’abord, j’ai fait celle qui était lassée. J’ai jeté un regard blasé sur le miroir où tout au fond, derrière le chinchilla, se reflétaient des visages curieux. Traitant par le dédain leurs mines intéressées, j’ai soupiré (comme le font les amants déçus, « revenus des feux de la passion »). Je me suis dressée sur la pointe des pieds et j’ai mollement agité la fine feuille du reçu en guise d’éventail (« le doute prend le dessus sur le désir »).
– Oh, ai-je dit en faisant la mine froissée des capricieuses, …et puis non. Finalement je ne vais pas le prendre maintenant, ce chinchilla. Je ne suis pas d’humeur ! Il me faudrait d’abord d’autres chaussures…
J’ai plié le reçu en deux.
– On verra plutôt ça demain. Oui, demain mon oncle me ramènera dans sa Zis.
Le vendeur a tendu les bras pour reprendre le manteau. La caissière a bâillé et passé les doigts dans ses cheveux bouclés pour les faire bouffer. Le visage des spectateurs se refermait. Les projecteurs s’éteignaient l’un après l’autre. J’ai récupéré mon petit sac sur le comptoir, et je me suis dirigée vers la sortie en m’efforçant de ne pas courir.
Un petit vent glacé fouettait la rue Stolechnikov, soufflant une première neige poudreuse qui vous soufflait sur le visage et s’engouffrant dans le col. J’ai serré mon petit sac contre moi pour me réchauffer un peu. Je n’étais pas encore une vraie actrice, mais simplement une écolière à l’avenir prometteur. Au coin de la rue, le feu a allumé son œil rouge. Avenue Petrovka, un tramway approchait en brinquebalant.
– Hep, a résonné une voix au-dessus de mon oreille. J’ai quelque chose pour toi ! Tu n’aurais pas besoin de chaussures ?
En me retournant, j’ai vu un type portant un pardessus à l’aspect douteux, chaussé de bottes en accordéon et coiffé d’une toque. Il tenait contre lui, dissimulé derrière un pan de son manteau, un paquet enveloppé dans du journal.
– Je n’ai besoin de rien. (Fuir, fuir à tout prix ce genre de type.)
Le tramway s’est éloigné avec son cliquetis métallique. J’ai traversé la rue. La toque ne me lâchait pas.
– Jette au moins un coup d’oeil au lieu de faire la mijaurée !
– On se tutoie ?
– Mais n’aie pas peur, espèce d’idiote. Ça ne va pas t’user les yeux de regarder !
J’ai jeté un regard de côté et failli trébucher. Du papier journal dépassait un tout petit bout de semelle blanche, aussi blanche que du sucre. La toque a fait briller une dent en or.
– Alors, on essaye ?
– Laissez-moi ou j’appelle la police.
Et à tout hasard j’ai serré plus fort mon petit sac contre moi… Le type a ricané.
– C’est ça ! C’est ça ! Ma parole, t’es vraiment timbrée. La chance lui tombe dessus, et elle, elle appelle au secours. C’est sûr, elle a un grain.
– Mais je n’ai besoin de rien, c’est clair ?
– De quoi n’as-tu pas besoin ? Essaye d’abord !
La toque a craché un grand coup entre ses dents et m’a expliqué que c’étaient des pompes américaines avec des semelles en caoutchouc. Il les bradait pour pouvoir se payer le billet qui le ramènerait chez lui, auprès de sa vieille mère. Chez vous, à Moscou, les gens sont lourds, durs à la détente quand il s’agit de voir leur intérêt. Essaye d’abord, me conseillait la toque, philosophe, tu réfléchiras après.
J’ai tenté une dernière fois de résister :
– Ce n’est peut-être pas ma pointure.
– Tu chausses du combien ?
– Du trente-sept…
– Et ben voilà ! Pile poil ! C’est la bonne pointure !
Je me suis dit qu’essayer, finalement, ce n’était pas un crime : pour voir au moins ce que peut rendre sur mon pied le caoutchouc américain. Je peux voir et dire que ça me serre, et on en resterait là.
La toque m’a habilement entraînée non loin de là, sous une porte cochère sombre et déserte comme un tunnel en pleine montagne. Sous les voûtes invisibles résonnait un bruissement sourd. Des planches rugueuses ont craqué sous nos pieds. Près d’une gouttière gelée était amassée une neige grisâtre. Pas âme qui vive, semblait-il, derrière les petites fenêtres qui donnaient sur la cour abandonnée. Ce coin perdu de Moscou n’abritait rien d’autre qu’un silence hostile. J’ai eu peur en me voyant prise au piège. Je pouvais toujours essayer de m’enfuir ou de crier…
La toque a jeté un coup d’œil alentour puis ouvert tout grand une porte grinçante qui donnait visiblement sur une entrée de service. Sottement pétrifiée et ayant parfaitement conscience qu’il ne fallait pas y aller, poussée par le destin, je suis entrée dans un tambour étroit, imprégné d’une odeur fétide et muni d’un escalier raide qui ne devait voir passer que des chats. La force hypnotique de la logique de l’action avait fonctionné jusqu’à un certain point et s’était arrêtée ; comme il arrive parfois dans un rêve où l’on se voit courir à toutes jambes sans pour autant avancer d’un pas.
Le type a jeté par terre son paquet froissé et a sorti une chaussure.
– Allez grouille !
J’ai retiré l’un de mes souliers usés protégé par un caoutchouc, et j’ai enfoncé le pied dans la merveille américaine…
– Alors ? a demandé la toque d’une voix rauque et énervée. On va rester plantés là longtemps ? Tu te crois à un défilé de mode ?
Je voyais bien que ses yeux tournaient en tous sens, et cela ne me disait rien qui vaille. Son regard me scrutait, moi, mais aussi tout ce qu’il y avait autour de nous, le haut et le bas de l’escalier, les portes closes des appartements ; et une étrange odeur, d’inquiétude et d’impatience, une odeur de risque et de désespoir, de détermination et de haine, s’est dégagée des pans ouverts de son manteau sale, et s’est répandue alentour.
– J’ai l’impression qu’elles me serrent, ai-je déclaré fièrement dans un mensonge désespéré.
– Comment ça ! a rugi la toque. T’as qu’à essayer la seconde ?! Ça serre où ? Et quoi encore ! Déchausse-toi !
La seconde Américaine est tombée lourdement sur le papier journal.
– Remue toi ! T’es empotée ou quoi ? Passe-moi ton sac ! Je vais te le tenir.
Il n’a eu aucun mal à me soutirer mon trésor que je tenais d’une main molle. Je me suis inclinée, le dos tourné, pour retirer mon second caoutchouc et dissimuler un petit trou dans mon bas d’où l’on voyait dépasser le gros orteil. De toute façon j’étais prise au piège. Encore une seconde, et il allait me balancer un objet sur la tête et faire quelque chose de terrible. Et là, soudain, derrière moi, j’ai entendu quelqu’un dévaler les marches avec fracas ; il y a eu un énorme bruit, et la porte d’entrée a claqué. J’étais plongée dans un silence menaçant.
… Le temps de jouer à « Tu bouges-t’es mort » comme quand j’étais petite, le temps de me rendre compte que j’avais un pied dans une chaussure américaine et l’autre sans rien, de remettre mes souliers et de ramasser les merveilles en caoutchouc, mon voleur devait sans doute déjà filer dans un train qui l’emmenait chez lui où l’attendait sa vieille mère, avec sur les genoux mon petit sac de danseuse, qui, comme me l’avait rappelé le célèbre acteur, contenait la somme d’argent mythique destinée au chinchilla.
Ah, théâtre, théâtre ! Ah, nous autres, acteurs de Moscou ! Un vulgaire voyou pourrait-il prétendre rivaliser avec nous ?
… À la maison, nous avons longuement réfléchi pour décider, en toute conscience et en toute honnêteté, du sort des chaussures américaines. Comment des gens honnêtes comme nous devaient se comporter en pareil cas ? Fallait-il les apporter à la police ? Ou bien profiter de la bêtise du garçon, mais, du même coup, ne pas valoir mieux que lui en s’appropriant quelque chose qui ne nous appartenait pas ? Ou bien encore considérer tout cela comme un échange librement consenti ?
C’est maman qui s’est le plus amusée de cette histoire en imaginant la tête du jeune gars ouvrant mon sac pour y découvrir… des cahiers d’algèbre !
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Tatiana CHTCHERBINA
LES TABLETTES D’AZUR
Traduction de Richard Roy
Née en 1954 à Moscou, Tatiana Chtcherbina a fréquenté une Ecole Spéciale orientée vers le français avant de faire des études de lettres à l’Université de Moscou.
Ecrivant de la poésie depuis l’enfance et surtout en abondance depuis l’âge de 23 ans, elle travaille depuis 1985 dans le journalisme tout en étant, de 1986 à 1991, largement éditée en samizdat dans des revues underground de Leningrad comme Le Journal de Mitia, Graal, mais aussi en volume. Six recueils d’elle, tirés ainsi à une cinquantaine d’exemplaires, sont aujourd’hui des raretés bibliographiques.
Journaliste attitrée à Radio Svoboda de 1989 à 1994, correspondante successivement de plusieurs revues et journaux, T. Chtcherbina séjourne longuement à Munich et à Paris, ses articles paraissant notamment dans des journaux allemands, dans Le Figaro, dans Kommersant. Un recueil de poèmes traduits du russe par Christine Zeytounian-Beloüs est publié à Paris aux éditions Le Castor Astral en 1992 : Parmi les alphabets. En 1995, L’âme déroutée, regroupant des poèmes écrits directement en français, paraît au Québec aux éditions Ecrits des Forges qui publient également, en 2005, un autre recueil traduit du russe par Ch.Zeytounian-Beloüs : Antivirus. Sa poésie est également traduite dans d’autres langues, notamment en anglais.
Depuis 1991, en Russie où elle est retournée vivre en 1995, cinq livres de poésie (dont le dernier, paru en 2008, s’intitule Fuite de sens [Побег смысла]) et deux de prose sont parus. Ses poèmes sont publiés également dans des recueils poétiques ainsi que dans des revues comme Le messager de l’Europe, Octobre, Arion. Poétesse, journaliste et essayiste, T. Chtcherbina est aussi traductrice, elle a notamment traduit Mallarmé et fait paraître en 1995, à Moscou, une Anthologie de la poésie française actuelle.
Extraits de son recueil de prose Les tablettes d’azur [Лазурная скрижаль], les trois passages que nous publions ici font apparaître l’acuité et l’intelligence du regard qu’elle pose sur la réalité de son pays.
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Le Moscou des années soixante
Mon enfance fut baignée de chansons aux accents bravaches qui résonnaient partout, des haut-parleurs dans les rues comme des « reproducteurs » aujourd’hui tombés dans l’oubli : les postes à transistors n’existaient pas encore, et, sur des prises murales spéciales, on branchait des appareils qui chantaient, retransmettaient les matchs de football et déclamaient des pièces de théâtre. Puis, comme je commençai à aller à l’école, apparut une nouveauté : le téléviseur. C’était du noir et blanc, avec un tout petit écran. Il diffusait toujours les mêmes films et nous rapportait des informations identiques concernant les records battus par des trayeuses ou les exploits de mineurs. On pouvait aussi y voir ceux qui chantaient à la radio. Maman, elle aussi, chantait, comme ça, à la maison, et je me souviens que le début des années soixante a été une époque où tout le monde avait envie de chanter. Il en résulta une nouvelle invention : le magnétophone. Le premier modèle fut un gros appareil encombrant à bobines sur lesquelles on enroulait des bandes. Mon père rapportait des bandes qui nous faisaient entendre des choses tout à fait différentes. On se mit à parler de « bardes », de « ménestrels », et à appeler leurs chansons « chansons d’auteurs ». Ce sont eux précisément qui commencèrent le travail de sape sous le gigantesque Léviathan au sein duquel tous n’étaient que des « petites vis de l’appareil d’Etat » en introduisant la mode du « personnel » qui jusqu’alors n’était évoqué qu’en termes injurieux : mentalité petite-bourgeoise, thématique indigente ou manque de conscience sociale. Dans la chanson d’auteur comme dans la variété, on avait aussi plus généralement du romantisme. Comparez d’un côté : « L’aube colore de nuances tendres les murs de l’antique Kremlin, Avec le jour tout le pays soviétique s’éveille» et de l’autre : « Et moi je vais, je pars, A la recherche du brouillard, Du brouillard et des parfums de la taïga ».
Cette humeur romantique était sans cesse nourrie par quelque chose de nouveau : non seulement on inventait quasiment chaque jour des objets étonnants, mais, pour la première fois, un homme s’envola dans le cosmos et il était question de chantiers grandioses et de récoltes inouïes. Dans tous les domaines on nous rapportait des chiffres record qu’étrangement on comparait avec l’année 1913. Maman elle-même disait : « Quelle chance on a de vivre ici et maintenant ! » Mais, plus le temps passait, et plus le bonheur devenait une obligation. Le sourire « à l’américaine » ne s’accommoda pas du climat soviétique ; il était en effet requis sous peine de punition, comme une maîtresse autoritaire exige, dans un jardin d’enfants, l’obéissance des petits. Des peintres avant-gardistes firent leur apparition et déchaînèrent disputes et scandales. Deux écrivains furent mis en prison pour avoir publié à l’étranger 1, à Leningrad un poète fut l’objet d’un procès pour parasitisme, à savoir pour n’avoir aucun lieu de travail déclaré 2. A la fin des années soixante, je compris que je détestais le pouvoir soviétique et tout ce qui allait avec : ses chansons, ses films, la « saine famille soviétique », les ouvriers et les paysans tout comme les « combattants pour la paix dans le monde ».
Le Moscou des années soixante-dix
Dans les années soixante-dix les illusions du « socialisme à visage humain » se dissipèrent et on put penser que ce régime impudent était invincible et éternel. Une troisième vague d’émigration commença (la première avait eu lieu juste après la révolution, la deuxième au lendemain de la Seconde guerre mondiale). Mais plus nombreux encore furent ceux qui choisirent l’émigration « intérieure ». Les spécialistes en sciences humaines concentrèrent leurs recherches sur un passé lointain pour s’éviter tout contact avec la « grande force dirigeante du Parti communiste » ou sur des thèmes étrangers : sous prétexte de démasquer « l’idéologie bourgeoise pourrie », ils s’attachaient à faire connaître ne fût-ce qu’un peu l’art ou la philosophie des autres pays.
Je me retrouvai, moi aussi, dans l’émigration intérieure. Poètes, peintres, musiciens que l’on devait plus tard rassembler sous l’étiquette de « seconde culture », nous nous réunissions dans les appartements des uns et des autres pour y monter des expositions, y organiser des soirées littéraires ou musicales et débattre de la vie courante. Nous échangions samizdats et photocopies de toutes sortes de livres interdits ou introuvables, c’est-à-dire de tous les livres intéressants. Les films, nous les voyions dans le cadre de projections privées où l’on se glissait aux côtés de quelqu’un qui y avait ses entrées. A la vérité, cette époque qui, par certains côtés, peut sembler aujourd’hui insupportable, avait aussi de très bons côtés. Le goût du fruit défendu avait engendré l’enthousiasme pour la connaissance, aussi ma génération est-elle globalement plus cultivée que les précédentes ou les suivantes. Et ce grâce à l’apparition des photocopieuses : tout livre qui arrivait à Moscou (et ils n’arrivaient qu’à Moscou pour ne parvenir que partiellement à Leningrad) faisait l’objet d’une diffusion par milliers de copies. Et c’est ainsi que Kierkegaard, Nietzsche, Jung, Steiner, Vladimir Nabokov et autres Roland Barthes furent tous lus et largement étudiés.
Beaucoup apprenaient les langues étrangères pour pouvoir lire les textes non traduits en russe ou pour se préparer à un éventuel départ. Les générations soviétiques précédentes avaient été privées de la possibilité d’accéder à tout ce qui n’entrait pas dans le cadre officiel, les suivantes, au contraire, furent placées dans une situation de paresse : quand on a tout, on fait ce qu’il faut pour gagner son argent et, dans le temps qui reste, on se distrait : clubs, bars, restaurants, shopping, télé, vacances à la mer. On n’a plus alors ni temps ni énergie à consacrer à son développement personnel, à la recherche du sens de la vie ou à une création désintéressée. Dans les années soixante-dix, apparut le concept d’ « impérissable » appelé à devenir bientôt ironique pour désigner ce qui n’était pas produit dans l’espoir d’une rémunération mais « pour l’éternité » : livres destinés aux fonds de tiroir, films « pour l’étagère », tableaux sans espoir d’être jamais exposés.
Une autre supériorité de cette époque fut que le cercle des intellectuels quitta la rumination collective (l’habitude de lire les journaux entre les lignes, de décrypter les voix des stations étrangères au travers de leur brouillage radio) pour se tourner vers la dimension individuelle.
Le Moscou des années quatre-vingt
Au début des années quatre-vingt, la pression du pouvoir se fit plus lourde et le vers de Boulat Okoudjava « Amis, prenons-nous par la main pour ne pas sombrer chacun de notre côté ! » devint d’une actualité brûlante. Moscou et « Piter » firent désormais cause commune, la culture « officielle » et « la seconde culture » se coupèrent définitivement l’une de l’autre, le rock et la pop devinrent incompatibles tandis que des barricades s’élevaient sur tous les fronts. Et voici que se produisit une percée : Gorbatchev lança la Perestroïka.
Le rejet de la ville disparut comme par enchantement, et Moscou se remit à vivre : sur l’Arbat, des jeunes chantaient, déclamaient des vers, vendaient des tableaux tandis qu’apparaissaient les premiers restaurants et magasins « coopératifs » (c’est-à-dire tout simplement : privés). Dans les rues on faisait des blinis et des camions venus directement du sud vendaient des fruits. Les spectacles faisaient salle comble : les scènes officielles montaient maintenant tout ce qui la veille encore était clandestin et, lors d’expositions, de concerts ou de soirées littéraires, il arrivait que l’on ait à faire appel à la police montée pour empêcher ceux qui n’avaient pas pu entrer de prendre le bâtiment d’assaut. Ce furent des années sans égales d’unité enthousiaste, de jaillissement d’énergie créatrice, des années où l’espoir d’une vie désormais paradisiaque en Russie se changeait en certitude. De plus, le monde s’ouvrit à nous, et il s’avéra qu’on nous aimait, nous qui avions tant adoré l’étranger par procuration.
Sous la Perestroïka Moscou se remit à vivre, mais n’embellit pas pour autant. La Moscou soviétique, c’était des rues absolument sombres et des immeubles lépreux couverts de poussière et de suie. On leur repassait parfois un coup d’un sinistre badigeon d’une couleur passe-partout. Sinistre parce que telles étaient les couleurs en ce temps-là, et passe-partout (le langage populaire dirait « caca d’oie ») parce que, de toute façon, ils étaient destinés à se resalir. Les murs ainsi refaits étaient encore plus laids qu’avant car on appliquait de l’enduit par-dessus, sur les fissures, sur les bosses, ainsi que sur les angles qui s’écaillaient. Des remises en état sérieuses semblaient alors trop difficiles et peu nécessaires. Il existe un syndrome de la laideur qui prend plaisir à s’enlaidir encore. Si une entrée d’immeuble est déjà horrible, avec des murs cloqués et une cabine d’ascenseur pire qu’une tombe, enfants et adolescents vont s’employer à la couvrir d’inscriptions obscènes, à la fouailler à coups de canif, tandis que les alcolos viendront y boire à trois et y faire leurs besoins. Et c’est toujours comme ça : on n’a jamais envie de faire les moindres travaux d’entretien dans un bâtiment hideux, pas plus qu’on ne prend la peine de transformer en nid douillet un appartement minuscule dans un quelconque taudis, car, quoi qu’on fasse, il pourra difficilement ne plus faire penser à une cellule carcérale.
Si le Moscou des années soixante avait chanté et dansé, si celui de la décennie suivante avait eu soif de connaissances et cherché le moyen de survivre, le Moscou des années quatre-vingt se libéra de tous ses sentiments longtemps contenus : haines, humiliations, vengeances. Et, pour un court moment, les gens se rapprochèrent tellement les uns des autres et se prirent d’une telle affection que tout cela se traduisit par une succession infinie d’histoires d’amour tumultueuses.
Le Moscou des années quatre-vingt-dix
L’essor de Moscou advint au cours de cette nouvelle décennie. En quelques années les vieux immeubles furent restaurés, et l’on s’aperçut qu’il existait une architecture de la capitale. On abattit les masures, et l’on restaura ou réhabilita ce qui pouvait l’être. Beaucoup de nouveaux édifices sortirent de terre, et Moscou se mit à briller de mille feux jour et nuit. Des vitrines luxueuses, des ensembles de bureaux aux façades impeccables apparurent, les chaussées furent refaites, et on construisit de nouveaux échangeurs. Il s’avéra que notre capitale n’était ni la zone ni un dépôt d’ordures, mais l’une des plus belles villes du monde. L’honnêteté oblige à reconnaître que c’est au maire Loujkov que nous devons tout cela. En Russie, ce qui se rencontre de hideux comme ce qu’il y a d’admirable n’est jamais le résultat d’efforts collectifs réguliers et sur le long terme, mais le fait de flambées soudaines et d’individus isolés.
En majorité la population fut mécontente de ces changements, et même ceux qui avaient traité l’époque soviétique de tous les noms s’abandonnèrent à la nostalgie : nostalgie des cent roubles touchés également par ceux qui travaillaient pour de bon comme par ceux qui ne faisaient que de la figuration, nostalgie de l’égale pauvreté et de l’égal manque de liberté de tous (à l’exception des privilégiés). Ils regrettèrent jusqu’à l’interdiction de manifester son mécontentement. Car désormais l’opulence des uns côtoya la misère des autres, c’était le capitalisme sauvage sans la moindre protection sociale ou presque. Mais, en revanche, on avait la liberté et la liberté de choix. On pouvait désormais dire et faire ce qu’on voulait. Moscou devint l’objet de la haine du pays tout entier ; elle était devenue tellement plus belle et plus riche que les autres villes que celles-ci en furent fâchées. Si quelque part en Russie on chérit aujourd’hui la liberté, c’est à Moscou car Moscou a désormais beaucoup à perdre.
En 1989, Iouri Afanassiev, l’un des premiers démocrates de la vague gorbatchevienne, a qualifié les députés tenants de la tyrannie de « majorité agressivement soumise ». Il ne comprenait pas alors qu’il parlait de la majorité du peuple russe resté soviétique, qui ne ressentait pas la liberté comme nécessaire et ne supportait pas l’inégalité. C’est précisément la liberté qui rend le peuple russe agressif et impuissant, tandis qu’il est docile sous le knout. Moscou est une exception.
Dès le XVIIIe siècle, Karamzine a écrit : « Depuis le temps de la Grande Catherine, Moscou est réputée républicaine. On y jouit incontestablement de plus de liberté qu’ailleurs ». Le Moscou de l’an 2000 est une ville comparable à n’importe quel Etat d’Europe occidentale. Les gens seulement y sont différents, ni occidentaux ni orientaux. Qu’on les appelle à l’aide, ils vous écoutent, vous sortent d’affaire et vous soutiennent. Ces dernières années de nombreux étrangers se sont installés à Moscou, attirés surtout par la chaleur presque familiale des relations humaines. On peut aussi, soit dit en passant, s’y faire injurier pour un oui ou pour un non. C’est ce que l’on appelle les « mystères de l’âme russe ».
Malgré toutes les guerres et les révolutions Moscou reste étonnamment indestructible. Aucun cataclysme n’a porté atteinte au clocher d’Ivan le Grand situé sur le territoire du Kremlin, et il existe même une croyance populaire selon laquelle aussi longtemps que ce clocher restera debout, Moscou ne sera jamais détruite. La Place Rouge a vu toutes sortes de changements, mais sa surface pavée et convexe (comme pour rappeler la rotondité de la terre) reste le centre intangible, le point de référence, un symbole. Tant que l’on n’en aura pas retiré la dépouille de Lénine, c’est la populace (c’est-à-dire la population non constituée en société civile) qui conduit le bal. Aujourd’hui, les éclats romantiques ont fait place à la fatigue de l’histoire et à la compréhension de l’inutilité des bouleversements sociaux. Mais les Moscovites se sentent vaillants et s’en remettent plus que jamais à la Providence. Selon l’adage bien russe : « si Dieu ne me trahit pas, les petits cochons ne me mangeront pas ».
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Il s’agit d’Andreï Siniavski / Terts et de Iouli Daniel / Arjak
2 Il s’agit de Iosif Brodsky.
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Valentina SILANTIEVA
NOS ANNÉES D’ÉTUDIANTS
Traduction de Catherine Brémeau
Valentina Ivanovna Silantieva est comme l’incarnation de la ville de Vilkovo, implantée dans le delta du Danube au sud de l’Ukraine, appelée « petite Venise » et réputée pour sa population russe de vieux croyants installés là depuis Pierre le Grand. Elle y est née, y a grandi et y demeure profondément attachée. Actuellement professeur de littérature russe et étrangère à l’université d’Odessa, elle est le brillant témoin de la culture russe en Ukraine. Spécialiste de Tchékhov, elle s’est par ailleurs attachée dans de nombreux ouvrages à montrer le lien entre la littérature et la peinture. Sa poésie est empreinte d’humanisme : elle poursuit le dialogue amorcé durant sa jeunesse avec ses poètes préférés. Pouchkine fait partie de sa vie, mais aussi Essénine, Akhmatova et tant d’autres. Dans le recueil Mon bonheur narquois [Мое насмешливое счастье] (2003), on retrouve l’intonation lyrique mais aussi le regard douloureux, jamais vindicatif, sur le XXème siècle qui caractérisait déjà le précédent Poèmes d’un philologue [Стихи филолога].
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Quand on a percé le secret des choses vraies
Et qu’on chérit en soi le miel des aphorismes,
Il n’y a plus sous le ciel d’arbres dépouillés
Ni rien de monstrueux sur notre pauvre terre.
Pardonnons aux égarés, le XXème siècle
Ne les a pas choyés, mais broyés, affamés
Et poussés à trahir, après quoi, impuissants,
Il les a violés, torturés, couverts d’insultes.
Je crois aux vêtements rendus blancs comme neige,
Et ne crois plus du tout aux discours bien ronflants ;
Née au bord d’une route, mais pas vraiment d’ici,
Humiliée, mais pas pour autant menée en terre,
Voici ce que je sais, et je vais répétant :
Protège-nous, pécheurs, êtres inconsistants,
Entachés à jamais de mépris pour avoir
Laissé nos tombes se recouvrir de gravier
Et traité de haut les miséreux, mais, surtout
Ne nous permets pas d’oublier, – garde-nous en,
Les routes infinies marquées par le malheur,
Pavées d’ossements au fond des cachots obscurs,
Cette voie tortueuse, souillée par le GOULAG.
Qu’on se rappelle aussi nos pauvres obélisques,
Car ils ont jalonné la grand-route guerrière
De mes concitoyens, maltraités et tués,
Trahis non pas au combat mais en temps de paix.
Dans la bousculade, les marécages des jours,
Où la vie n’est pas vie, – et seule y crie la chouette,
S’il est impossible d’accorder le pardon,
Fais qu’au moins nous puissions rassurer nos enfants.
Comme les autres, j’ai péché et ne suis pas sainte,
En moi tinte le syndrome du « Soviétique »,
Mais que la jeune Russie vive,
Et, s’il le faut, qu’elle vive sans moi.
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Ô, ce festin de révélations inouïes,
Quand Aristote est ton confrère et ton ami,
Quand Shakespeare, Virgile, « le camarade Lénine »
Serrés en leurs tomes sévères, partout t’entourent.
Dans l’armoire, sur les étagères, et sous ton lit,
« Tu te couches, et aussitôt tu es dans leurs bras »,
Telle est la règle. Ô, cette marche sur un fil :
Tu tiens ? Tu décroches, et tu voles en chute libre ?
Rendez-vous. Au diable, les oracles et mon anglais !
Dans l’espace éblouissant il n’y a PERSONNE,
Rien que LUI, avec son ridicule blue-jean
Et cette pièce en cuir, cousue entre les jambes.
J’ai planté mes racines en terre, et j’ai fleuri
Là-bas, près des falaises bordées par la mer.
« Le Dauphin », ce n’est pas qu’une plage, mais l’acmé
Des passions d’étudiant : vent violent et bourrasque.
Nous sommes dans l’aorte de l’être, à la source,
Sainte vérité de tous les commencements
Nullement destinés à se changer jamais
En maison ou jardin, ni ponton pour longtemps.
Mais combien d’années, ô mon Dieu, combien d’années
Ma mémoire est restée aimantée aux soirées
Où mon barbu, vêtu de sa vieille chemise,
Venait m’attendre en bas, au foyer étudiant.
Nous apprenions la vie, pas rien que dans les livres,
Car elle « s’engouffrait dans toutes les maisons », 1
Espoir toujours vivant de nos Années Soixante
Et immense défi de nos exploits cosmiques.
Et nous voguions sur notre vie, comme arrachés
A ces chaînes, à ces fers antérieurs au congrès, 2
Rompant avec la peste brune stalinienne,
Sentant germer des mots pour des hymnes nouveaux.
Et dans ce délire mémorable, juvénile,
Pour les jours à venir, nous inventions des danses
Et des nouveautés dont le rythme, tel le Vésuve,
Allait en enflant, explosant et bouillonnant.
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Il bouillonnait. Mais chaque fois se fracassait
Au bord, contre « la rive lointaine et déserte » ; 3
Comme cet ordre, de supprimer un paragraphe
Sur l’auteur du GOULAG, dans le journal de la faculté.
Et nous, qui avions choisi pour maîtres et juges
Des auteurs comme Astafiev, Biélov et Choukchine,
Nous avons soudain compris que Brejnev non plus
N’avait rien à faire d’eux, ni de Raspoutine. 4
Ô, Etangs du Patriarche des quartiers aimés, 5
Folie des justes, balbutiements d’arts immatures,
Nous sommes jeunes, encore, et ne connaissons pas
Les hauteurs du chagrin, les gouffres de l’ennui.
Et le secret d’un engendrement marginal,
Acte d’amour, peut-être ? – la vulgarité guette,
C’est alors que nos vêtements de baladins
Se sont transfigurés en parure royale.
Des Abel simples d’esprit : Vyssotski et Dal, 6
Chagrin et cri, dévergondage et beuveries,
A nouveau s’en allait notre jeune Russie,
Laissant chez nous, en poste, la vieille miséreuse.
Hélas, sans rien savoir, sans connaître l’écho
Qu’allaient avoir mes rêves, dans ces « vols en plein jour », 7
Erudite et sainte, jusqu’à en être stupide,
J’ai quitté la ville pour le village en disant : « Je vais au peuple ». 8
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Citation de Maïakovski
2 Il s’agit du XXème congrès du PCUS de 1956 au cours duquel Khrouchtchev a dénoncé dans son rapport les crimes staliniens. Cette date marque le début du Dégel. 3 citation de Pouchkine
4 Valentin Raspoutine ; les auteurs cités ont marqué la prose des années 70, et font partie des « campagnards ».
5 Référence au Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov
6 Le chanteur Vladimir Vyssotski (1938-1980) et l’acteur Oleg Dal (1941-1981) ont été extrêmement populaires.
7 D’après le film à succès « Vols entre rêves et réalité » de Roman Balayan de 1982, avec Oleg Iankovski dans le rôle principal.
8 Allusion au populisme russe de la fin du 19è siècle, quand les intellectuels voulaient « aller au peuple ».
Les Notes sont du Traducteur.
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Dina RUBINA
LE CÔTÉ ENSOLEILLÉ DE LA RUE
Traduction de Yves Gauthier
À propos de Dina Rubina…
Née en 1953 (« mais après la mort du Moustachu », tient-elle à préciser), elle passera successivement trois jalons dont le roman que nous présentons porte la triple marque :
- Tachkent qui l’a vu naître, capitale ouzbèke en pleine Asie centrale où « personne n’échoue de son plein gré » car la ville fut à la fois un point de chute du grand exode de la Seconde Guerre mondiale et une destination obligée pour certains peuples ou individus déportés par Staline ; en revanche, Rubina, écrivain juif, évoque l’endroit comme le plus favorable à l’expression de l’identité juive dans l’Empire russe : « Oui, Tachkent était plus doux, plus chaleureux à l’égard des Juifs. Nous n’étions pas obligés comme ailleurs de troquer notre judaïcité contre de fausses origines hellènes. Il y avait là une authentique communauté de Juifs de Boukhara. Et les Ouzbeks, eux-mêmes froissés dans leur identité, nous regardaient d’un œil plus compatissant. Bref, la liberté du Midi colonial. » (Un Midi colonial évoqué d’une plume alerte et drôle dans la nouvelle Zoom avant, et surtout, bien sûr, dans le roman Côté soleil.)
- Moscou (à partir de 1984), évoquée par elle comme « la Rome de la littérature russe » où les écrivains se précipitent « comme des mouches sur du miel » ; car, dit-elle, « si la province de l’Empire a toujours été un "fournisseur de talents", Moscou demeure pour eux la seule terre d’accueil favorable à leur épanouissement. »
- Jérusalem (à partir de 1990) où elle habite désormais et qu’elle décrit comme un encrier pour sa plume d’écrivain : « C’est une roulotte qui va son chemin dans le genre de la tragicomédie où je me suis fait ma place, calée confortablement sur le marchepied, avec mon masque, ma capuche de bouffon et ma valise de magicien sous le bras… Jérusalem regorge de sujets littéraires, de caractères, de télescopages de toutes sortes… C’est, depuis la nuit des temps, l’une des arènes favorites du Grand Metteur en Scène, une ville théâtrale, cinématographique… »
Les critiques notent que l’émigration a insufflé une dimension d’universalité à la prose de Rubina, ce qu’attestent ses écrits sur Venise, Amsterdam, Israël, etc., ainsi qu’un livre de voyage qui vient de paraître en Russie (Eksmo, 2005) sous le titre Un printemps froid en Provence ; mais que cette même prose n’en reste pas moins russe par sa langue qui, dit l’intéressée, « est la seule patrie de l’écrivain ». De là l’étrange présence de la Russie dans son œuvre, s’agissant d’un pays quitté par l’auteur (qui parle de « divorce »), et dont les habitants « ont sombré sous les eaux de l’Atlandide soviétique ».
Réputée légère, proche de la langue parlée, portée par une narration plus riche en verbes d’action qu’en adjectifs qualificatifs, flirtant volontiers avec la satire et le grotesque, telle est la prose pétillante de la Rubina d’avant Jérusalem (que le public français a pu découvrir il y a dix ans avec la traduction de deux titres d’elle parus chez Actes Sud : Le Double nom de famille et Les Pommes du jardin de Schlitzbuter) ; mais avec Jérusalem commence la période mûre de Rubina dans un registre inédit de gravité : La marée haute des Vénitiens compte parmi les nouvelles marquant cette rupture de genre, avec une héroïne qui bute sur un double écueil, la mort et l’inceste (en français dans le recueil Zoom avant, Phébus, 2006). Ceci sans que l’auteur ne cesse de revendiquer au fil des interviews sa fidélité à la tradition tchekhovienne et à son credo de toujours : « c’est, dit-elle, dans les scories du quotidien qu’on trouve la sagesse de l’être ; il faut la cultiver ». Résultat, ce qu’un critique résume ainsi : « Un style ironique, dynamique, facile, une aptitude déconcertante à coller à la langue de la rue, une ouïe hypersensible à la matière pourtant si délicate de l’oralité… voilà, je crois, les principales qualités littéraires de Dina Rubina, ce qui loin d’exclure le sérieux des problèmes qu’elle évoque : la mort, la maladie, la guerre, nous force au contraire à les ressentir avec une acuité décuplée qui confine à l’ivresse. Il y a dans cette prose-là, selon le mot de Pouchkine, "comme une ivresse du bord de l’abîme…" » Cette gravité de ton est d’ailleurs clairement revendiquée par D.Rubina : « Ceux qui ne gardent pas le souvenir des pertes endurées par leur peuple sont des êtres légers ; ils ne s’embarrassent pas de la mémoire. Un portable dans une main, un agenda dans le sac… Pfft ! L’époque est morte, vive l’époque ! Or, je l’avoue, je ne fais pas confiance aux gens légers. Je suis moi-même quelqu’un de lourd… »
S’il y a un dénominateur commun à l’œuvre de Rubina, c’est bien la présence d’une femme héroïne qui apparaît sous des identités diverses.
Extrait d’interview :
« - De livre en livre, votre héroïne finit par être une et indivisible. Dans quelle mesure est-elle autobiographique et comment a-t-elle évolué ?
» - En effet, dans la plupart de mes récits, nouvelles ou romans, il y a une héroïne qui peut être ou ne pas être le personnage principal, mais qui joue le rôle du chœur grec (c’est une façon de parler). C’est ma béquille, mon bouc émissaire, mon accusateur, mon défenseur. Quand la vie m’en fait voir, mon défenseur, dans ma prose, lui rend la monnaie de sa pièce. »
On peut relever un autre dénominateur commun d’ordre à la fois esthétique et biographique : la présence de la musique et de la peinture dans la prose de Rubina, elle-même professeur de piano, fille et épouse d’artiste peintre, qui pratique une écriture plus picturale, figurative et rythmée que descriptive. Le tout participant d’un style. Anatoli Aleksine : « Un auteur sans style individuel n’est pas un écrivain. À la lecture d’une seule page je peux vous dire si c’est du Rubina ou de l’imitation. »
Le roman Côté soleil (Moscou, éd. Eksmo, 15 avril 2006)
Inspirée du fameux air de blues The Sunny Side of the Street, cette saga ouzbèke pourrait aussi bien s’intituler Tashkent Blues : on y voit la peinture nostalgique d’une agglomération à la fois orientale et cosmopolite au cœur de l’Asie centrale de l’après-guerre, où fourmille tout un peuple d’exilés – réfugiés de la Seconde Guerre, naufragés du Goulag, délinquants, bandits et criminels.
Tout commence par Katia, une orpheline rescapée du siège de Leningrad et que l’exode a poussée jusqu’à Tachkent ; d’emblée la jeune fille entre dans la vie par la porte du crime, et se fera bientôt connaître sous le sobriquet de l’Artiste comme un cerveau du trafic de drogue centre-asiatique. D’une liaison glauque naîtra Véra, le personnage central du roman, enfant détestée par sa mère et livrée à l’école de la rue. Mais quelle école ! De la vermine émergent bientôt des personnages eux-mêmes accablés par la machine sociale (la maladie, l’alcoolisme, la misère) mais édifiants, pathétiques et souvent cultivés. Ils seront à eux seuls les « universités » de Véra qui se découvre peu à peu une fibre artistique que l’on voit éclore au fil du roman, au point qu’elle rencontrera bientôt la renommée publique. Sous la plume de l’écrivain, la pittoresque ville de Tachkent paraît peinte par le pinceau de Véra. Cette reconnaissance la porte jusque dans les bras d’un critique d’art allemand qui l’épousera, puis dans les mégapoles occidentales, New York notamment où elle retrouvera un Juif émigré de Tachkent, Léonid, qui fut à la source de son éclosion artistique. Une nouvelle union amoureuse se fait jour entre ces deux enfants de Tachkent, une ville que le lecteur découvre à la fin sous un nouvel aspect, celui de l’Asie postsoviétique. Dans le corps du récit s’insinue le je de l’auteur par le biais d’évocations autobiographiques intimement mêlées à l’histoire, qui aboutissent en épilogue à la rencontre insolite de la romancière avec son propre personnage.
L’extrait qu’on va lire se situe au milieu du roman. Adolescente, Véra vit alors une initiation intellectuelle et humaine déterminante avec Micha qu’elle a recueilli dans la rue, un soir où il gisait ivre-mort. C’est un homme à forte personnalité morale, mais brisé par l’alcoolisme.
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Véra fut autorisée à quitter l’hôpital par une chaude journée de juin. C’est oncle Micha qui vint la chercher. Il débarrassa sa table de chevet, offrit une boîte de bonbons Zerafchan au médecin-chef et, la laissant enfiler ses habits, descendit l’attendre au rez-de-chaussée. Mais Véra passa d’abord prendre congé de l’infirmière.
Celle-ci suivit du regard oncle Micha qui se dirigeait vers le bout du couloir, ses paquets à la main, et demanda à Véra :
– Dis donc, c’est qui celui-là ? Ton pater ?
– Non… répondit Véra après un silence.
– Qui alors ?
Elle marqua un temps de réflexion et dit :
– Personne… et, au fond d’elle-même, tout s’insurgea, se rebiffa et tempêta… Elle ressentit aussitôt un fort besoin d’inventer à Micha une place auprès d’elle, pour qu’il devienne quelqu’un dans sa vie, quelqu’un de définissable…
Dehors, sur la place, il y avait une fête ouzbèke. Un gigantesque karnaï 1 claironnait, une doïra 2 tambourinait. Des vendeurs allaient et venaient avec des cornets d’amandes, de la barbe à papa qui fondait dans la bouche en un nuage douceâtre, des crottins de kurut 3 sec et salé, des parvarda 4 au goût de bonbons durs et farineux, du maïs grillé… Dans les airs, sur un câble tendu entre deux chevalets très haut dressés, un funambule, un sarouel de velours noir pris dans des bottes souples et dans un gilet de velours rouge liseré d’or oscillait avec un balancier. Il marchait dans le ciel en jouant de sa longue perche, s’accroupissait sur sa corde, virevoltait, faisait des sauts périlleux… et d’en bas, la plante de son pied leste qui glissait imperceptiblement semblait, d’en bas, aussi souple que le creux d’une main…
– On y va ? dit oncle Micha en l’entraînant vers le tramway, un bras posé sur son épaule. Elle songea qu’elle venait de le traiter de « personne », de le trahir, lui qu’elle tenait désormais pour l’être le plus cher au monde !... Et de nouveau elle se dit qu’il allait falloir le situer, le définir… Un frère, peut-être, un cousin ? Ou bien un oncle, au vrai sens du terme…
Au reste, elle n’eut pas à s’en soucier longtemps, car peu de temps après sa sortie de l’hôpital, et d’une façon comme toujours soudaine, sa mère réapparut.
Elle entrait toujours chez elle comme dans la crainte d’une souricière tendue par la milice ou par ses propres comparses… Un tour de clé brutal, un violent coup de pied dans la porte qui volait en heurtant le mur du couloir, puis quelques instants d’immobilité sur le seuil, l’œil et l’oreille aux aguets…
C’était un soir. Véra et oncle Micha dînaient dans la cuisine. On ne peut pas dire qu’ils ne l’attendaient pas du tout. Ils l’attendaient, et comment ! Chaque jour de liberté gagné était pour Véra une joie indue; quant à oncle Micha, qui, depuis trois mois, n’était plus chez sa mère adoptive qu’un visiteur, il savait parfaitement que son séjour dans la famille ne pouvait pas durer longtemps.
Katia pénétra dans l’appartement, tira ses paquets et balluchons dans le couloir (elle était capable de soulever des charges inimaginables), et pressa nerveusement le pas vers la cuisine d’où venait la lumière.
Sur le seuil, elle marqua un temps d’arrêt. A la table elle découvrit Véra, les cheveux en bataille, maigrichonne, ayant follement grandi ; en face d’elle se tenait Volodia, le cousin de Katia, fils de la tante Natacha, celui-là même qui était mort pendant le siège de Leningrad. Ou plutôt non, elle comprit bientôt que ce n’était pas lui, mais comme il lui ressemblait !… Un Géorgien lui aussi, sans doute… Tante Natacha était mariée à un Géorgien, directeur d’une maison d’édition, l’oncle Lado, qu’on était venu chercher en trente-huit dans son bureau et que personne n’avait plus jamais revu…
Debout sur le pas de la porte, elle le regardait sans dire un mot… Oui… Le regard de Volodia… doux et profond… même beauté aristocratique.
– C’est quoi encore que ce bonhomme-là ? fit-elle d’une voix sombre.
Oncle Micha se leva, avança une chaise et salua d’une révérence cérémonieuse.
– Bonsoir, Katérina Sémionovna ! Je m’appelle Micha Livchitz. Mais ne voulez-vous pas manger un peu après la route ?
– Voilà qu’on m’invite à dîner sous mon propre toit, maintenant… dit Katia comme si elle se parlait à elle-même.
Micha eut un sourire et dit :
– Sous votre toit, certes, mais c’est moi qui ai fait sauter les pommes de terre.
La tête dans les épaules, Véra ne bronchait pas, comme se préparant à recevoir un coup.
Sa mère déboutonna sa veste mangée de poussière, puis l’ôta, la jeta sur une chaise et gagna la salle de bain… L’instant d’après, on entendit l’eau couler… Peut-être ne fera-t-elle pas d’histoires, se dit Véra qui se ravisa aussitôt : Comment ça pas d’histoires ?! Au nom de quoi sa mère tolérerait-elle chez elle un intrus… ivrogne et vagabond par-dessus le marché. Elle allait le mettre à la porte, à tous les coups. Finir sa toilette et le chasser. Encore heureux si elle n’allait pas lui taper dessus…
Oncle Micha intercepta son regard et lui fit un clin d’œil : ne te fais pas de mauvais sang, fillette !
Ils n’échangèrent pas un mot.
Quand sa mère sortit de la salle de bain, Véra vit combien elle était exténuée, amaigrie et maussade. Etait-ce à cause de ces mèches mouillées qui pendillaient sur ses joues, ou parce que son visage blême était lavé de son fard naturel, le hâle et la poussière de la route, toujours est-il qu’elle avait l’air d’une louve traquée…
Oncle Micha, sans une parole, lui servit une assiettée qu’elle vida d’un trait, sans rien dire non plus. Les pommes de terre étaient divines, il les avait accommodées avec des graines de carvi et avec des herbes, chose que personne ne faisait.
– Tu es cuisinier ? demanda-t-elle.
– Non. Chimiste…
– Ah !... le chimiste qui eut en tête…
– …Qui eut quoi en tête ?
– Maman ! supplia Véra qui connaissait par cœur les perles du folklore maternel.
– Tiens donc, ricana Katia sans faire attention à sa fille. Tu ne connais pas le couplet ? Un chimiste eut en tête…
– Maman !!!
– La ferme, saleté, quand ta mère dit ce qui lui plaît sous son propre toit ! Je disais donc : Un chimiste eut en tête de faire des pépètes. Mais au lieu de pépites, il fabriqua des…
– Moi aussi je connais ce couplet …
– Ainsi donc, que fais-tu sous mon toit, chimiste ? Qu’est-ce que tu fricotes ?
Micha se leva et s’appuya sur le dossier de la chaise pour lui répondre :
– Vous avez parfaitement raison, Katérina Sémionovna. Ma présence sous votre toit apparaît pour le moins étrange. Voyez-vous, je suis un homme malade, un grand buveur qui parfois ne répond plus de lui-même… et votre fille, par bonté d’âme, m’a recueilli un jour dans la rue et m’a ouvert votre porte. Voilà comment je suis arrivé ici. Mais je dois m’en aller, bien sûr, et je vais partir dès maintenant…
Katia se chauffait les mains sur la tasse de thé qu’il venait de faire infuser pour elle et s’efforçait de ne pas le regarder.
Elle avait peur d’elle-même, peur d’avouer le trouble qui venait de s’emparer d’elle. La façon qu’avait cet homme de parler, ses gestes doux et pleins d’une grâce contenue, ce visage qui l’avait subjuguée d’entrée… en vain essayait-elle de dompter le désir d’homme qui couvait depuis trop longtemps dans le tréfonds de son être et qu’elle avait su maîtriser de longues années durant, le piétinant avec rage et fureur au mépris de sa propre nature et de toute sa vie…
Durant toutes ces années, elle avait eut affaire à une telle racaille que son dégoût naturel s’était chaque fois mutiné, lui interdisant de franchir le pas… Et voilà maintenant qu’une pulsion vive et impérieuse se libérait et bouillait au fond d’elle-même avec une force inflexible et languide , comme si elle n’avait pas passé la semaine sur les routes, en chien pantelant, pour rentrer d’où elle venait, du diable vert...
– Assez bavassé ! coupa-t-elle. Monsieur le tribun… Il est déjà nuit ! Celle-là, donc, est cha-ri-ta-ble… et moi, je suis une chienne de garde… Capable de mettre un homme à la rue … Alors voilà, la petite fille charitable va déplier son lit de camp près de moi, ici… toi, tu iras te coucher sur le lit, là-bas. C’est bien là que tu dors, non ? Je suis fatiguée… On réglera ça demain.
Elle ne regardait pas sa fille. Tous les trois se fuyaient des yeux comme par peur, par pudeur… comme pour obéir à la voix d’un scénariste qui aurait mis en scène leur vie à venir…
…Une fois sa fille endormie, Katia se leva sans bruit et fila pieds nus par le couloir dans la pièce voisine. Là, s’approchant du lit, elle tira la couverture d’un geste vif et se blottit contre lui, contre son corps brûlant… Il ne dormait pas… aussitôt il l’enlaça, la serra contre lui…
– Minute ! lâcha-t-elle d’une voix rauque en le prenant à la gorge. Parle-moi comme à confesse mon salaud : tu n’as pas souillé ma fille, au moins ?!
A voir la façon dont il s’écarta d’elle, elle comprit tout, et eut alors la présence d’esprit de prononcer un mot qu’elle croyait avoir oublié depuis longtemps :
– Pardonne-moi, murmura-t-elle en haletant… Va, pardonne-moi… mon ami…
Allongée sur son lit de camp, Véra n’osait ni bouger ni faire le moindre bruit de ressort… Elle ne dormait pas, bien sûr, et elle avait entendu sa mère s’éclipser de la pièce et presque tout de suite gémir, se débattre, comme pour se débarrasser d’un objet lourd au prix de spasmes douloureux…
C’était sans doute bien, oui, c’était bien : maintenant, elle ne chasserait plus oncle Micha de la maison… Les choses étaient arrangées… Désormais, elle pourrait l’appeler devant tout le monde comme il convenait : beau-père. Mon… beau-père…
Au creux de son lit, elle goûtait sa joie, une grande joie, tout en essuyant de la main les larmes de colère qui couraient sur ses joues…
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Cor en laiton
2 Tambourin
3 Crottin de fromage blanc sec
4 Confiserie orientale, croquette à base de farine caramélisée
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Anna KURT
DEUX ROSES
Traduction et présentation de Catherine Brémeau
Née à Moscou en 1961, Anna Kurt y a fait ses études à l’Institut des Langues Etrangères et y a toujours vécu. Elle a traduit les Lectures de la littérature russe de V. Nabokov (1995), l’Adieu à Berlin de Ch. Isherwood, des essais de W. Auden et de Léon Bloy. Spécialiste de Paul Claudel, elle a traduit (avec Anna Raïskaïa) des extraits importants de son œuvre en prose et quelques poèmes rassemblés sous le titre Une goutte de miel divin [Капля божественного меда], préfacés par G. Tchistiakov (2003). Toujours avec A. Raïskaïa, elle vient de traduire Le sang du pauvre [Кровь бедняка] de Léon Bloy (à cette œuvre sont joints sous ce même titre des extraits de Exégèse des lieux communs, et L’âme de Napoléon). La prose de Bloy est ainsi proposée pour la première fois au lecteur russe, avec une préface de Nicolas Berdiaev et une plus récente de Nikita Struve.
A. Kurt a publié un recueil de poésie Les deux roses [Две розы] en 2004 (ed. Nezavisimaïa Gazeta) d’où sont tirés les poèmes présentés ici. Elle s’inscrit dans la tradition de la culture humaniste et de la poésie lyrique.
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O, comment maintenir la balance
En mon âme, sans heurter la tienne…
R.M. Rilke
Je romprai mon vœu de silence,
Mais fais-moi grâce d’un conseil :
Comment maintenir la balance
En mon âme, sans heurter la tienne ?
S’en aller, se taire, s’éloigner
Sans paroles, sans signe de main,
Tant qu’à blanc ne seront gommés
Tous les brouillons de mon destin.
La porte est si étroite, en somme,
Mais il n’est nulle diversion
Pour qu’en bon russe au moins résonnent
Trois vers jaillis de la passion.
Prière
Je ne suis plus une lave aveugle
Ni cette ombre suscitant la peur,
Je suis, Seigneur, une argile souple
Entre Tes mains miséricordieuses.
Se pourrait-il qu’immortel et fort,
Comblé de tant de gloire et d’honneur,
Tu accordes à l’art du modelage
Et du ciselage, Ta préférence ?
Et sans mépris pour ce genre inférieur,
Jusqu’au jour enfin du Jugement,
Tel un maître potier sur son tour,
Tu me façonnes au long de mes ans.
Ne prépare pas de sac pour la route
Et rappelle-toi, aux contrées lointaines,
Que si tu te gardes fidèle à Dieu,
А ta femme aussi tu seras fidèle.
Sans souci des faiseurs d’opinion,
Renouvelle donc tes passions,
Paris depuis longtemps ne vaut plus une messe
Et, bien moins encore, ton amour.
Et quant à moi il faut sans doute
Tirer un trait sur le passé,
Qui s’en est allé reviendra,
Mais tout autre alors devenu.
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Bella AKHMADOULINA
LA MALADIE DU SAPIN
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Née en 1937 à Moscou, Bella Akhmadoulina atteint le sommet de sa célébrité dans les années 1960 où ses lectures, à l’égal de celles de Evgueni Evtouchenko, d’Andreï Voznessenski et de Robert Rojdestvenski, réunissent des milliers d’auditeurs enthousiastes. Dans les décennies qui suivent, l’auteur évolue vers une complexité grandissante en conservant sa voix inimitable et tous les éléments familiers de son paysage intime. Parmi ses très nombreux recueils : Leçons de musique [Урок музыки] (1969), Le cierge [Свеча] (1977), Le secret [Тайна] (1983), Rangée de pierres [Гряда камней] (1995), Près du sapin [Возле елки] (1999), Un bouton dans une tasse chinoise (2001) [Пуговица в китайской чашке]. Elle est également l’auteur de récits en prose, dont Beaucoup de chiens et un chien [Много собак и собака] publié en samizdat dans l’almanach Metropole en 1979, d’essais et de traductions de poésie géorgienne.
L’oeuvre d’Akhmadoulina a été traduite dans de nombreuses langues, mais aucun recueil n’existait jusqu’ici en langue française. Ce poème de 2002, subtile variation sur le fameux « le bonheur n’existe pas, mais seulement le calme et la liberté » de Pouchkine, est extrait de Histoire de Pluie et autres poèmes, choix et traduction de Ch.Zeytounian-Beloüs, à paraître prochainement aux éditions Buchet-Chastel, dans la collection Poésie.
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Le bonheur n’existe pas, mais qu’en est-il du calme et de la liberté ?
Une perceuse à l’harmonieuse dissonance divague dans la conscience :
dièse amoureux du bémol. Enfantines aiguilles de sapin !
A l’Epiphanie, quelqu’un se soucie-t-il de nous ?
La cire complique l’eau et goutte sur les cartes.
Que savent les bougies et l’imbroglio des miroirs ?
A la fenêtre un corbeau : - Croa ! comment vas-tu ?
La faim orpheline de l’oiseau est avide de tendresse.
Depuis longtemps j’aime son vol derrière la vitre ;
nous nous voyons en bas : tiens, prends une friandise.
Fabulistes, Esope ou Krylov, je renie le style contourné :
j’ai le fromage, mais ne puis me lever.
Vivre et porter la faute de crimes, de guerres,
de disputes mondiales ?
Rendons aux yeux le don de vue.
– Sous ton bras grince le nombre quarante,
me répond le serviable, bien que silencieux, Celsius.
Ma dignité est grande aux territoires discrets !
Lit, permets-moi d’être souffrante, sans mentir d’un mot,
sans imposer aux jambes des leçons de marche,
rester couchée comme on reste debout, comme un soldat au garde-à-vous.
Me serais-je endormie à mon poste ?
Voici le calme, voici la liberté. Le seul pouvoir
que je reconnaîtrai : celui des souverains Maladie et Loisir.
Le chien, le chat et le corbeau m’ordonnent de me lever.
Je me lève, et je marche à grand-peine... Une variante
de l’œuvre de Jérôme Bosch s’offre à mon regard.
La vaisselle m’échappe, se brise sans lésiner.
– Cela porte bonheur, dis-je, à ce qu’on dit.
Ma main est un bouquet de frissons, l’arabesque du givre lunaire
fait croître un ornement dans mon esprit en l’honneur des aiguilles d’ozone.
Un prisme fleurit dans les éclats cristallins du vase,
comme une pensée arc-en-ciel : le bonheur existe dans l’instant.
20-21 janvier 2002
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Elena KATSUBA
POÈMES
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs
Née en 1946 à Kamensk, dans la région de Rostov, Elena Katsuba a fait des études de journalisme à l’Université de Kazan. Elle vit à Moscou. Fondatrice dans les années 80, avec son mari Konstantin Kedrov, du mouvement poétique DOOS [Добровольное Общество охраны стрекоз] (Société protectrice des libellules), elle n’est publiée qu’à partir de 1990.
Parmi ses recueils : Ad Verbum (1994, avec K. Kedrov), Les Beaux ont toujours raison [Красивые всегда правы], 1999, eR-eL, poèmes et mutations poétiques (Эр Эль 2002), Paradis des jeux [Игр рай], 2003. Elena Katsuba est également l’auteur d’un impressionnant dictionnaire palindromique du russe en deux volumes. Son œuvre manie les assonances et les tracés visuels qui contribuent à enrichir le sens sur le plan métaphorique. Les poèmes traduits ici sont tirés de la revue Les enfants de Ra [Дети Ра].
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Le personnage avant sa naissance vivait en enfer
en lettres sur le mur il s’inventa
Les cheminées d’usines soufflèrent une fille de soufre
l’aniline de ses lèvres nargue le couchant
mieux vaut te rendre sans combattre
au tranchant vert de son iris
Flasque est la marche des ans.
lame blême de la lune
lame de la lune blême
lune de la lame blême
appel blessé de la pomme coupée du couchant
lame – lame – la-me-la – mela – mela*
* mela : pomme en italien
Le cierge de la peur
Le cierge a peur du noir
Plus sa peur est grande plus sa lumière est claire
Plus sa lumière est claire plus sa vie est brève
Plus sa vie est brève plus sa peur grandit
Plus la peur est grande plus la lumière est claire
Plus la lumière est claire plus la vie est brève
Plus la vie est brève plus la peur grandit...
... ?
Trois fois trois
Hautbois de l’automne
Flûte de l’été. Gong du printemps.
Grincement de la neige... d’hiver.
RE-séda, liLAs,
MImosa, bouton D’Or,
PasSIflore. Chantons, voulez-vous ?
Carré : maison.
Rond : soleil ou lune.
Et le triangle ?
Balance d’automne
INNOCENCE
clarté tissée en néon
furieuse hélice d’automne
veines du câble pendant
à l’ombre des trembles
sans partage dormant
sommeil danse aux cent guêpes
où nage la note « si »
née et niée
dans la sonate du songe
nouvelles de nos vies
en scène
vin de sion
à l’est du vin
le sein de Tais
ôte-toi de la tête toute
NAIVETE
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