N°36 -L'Institut littéraire
Introduction par Irène Sokologorsky
Anna MIRONOVA. - De la jalousie et de l’alcool. Le tigre et la libellule / trad. de Patricia Viglino
Galina VAÏGUER. - Remède contre l’ennui / trad. de Marie-Noëlle Pane
Andreï KOROTEEV. - La roulette russe. Mon hiver / trad. de Hélène Remaud et Maria-Luisa Bonaque
Valeria DIAKOVA. - Les champignons / trad. de Patricia Viglino
Nina BOJIDAROVA. - Le bal des pauvres / trad. de Ludmila Abdoukadirov
N. LENARTOVITCH. - La solitude de Fiodyr / trad. de Jean-Claude Xambo
Olga CHEMIAKINA. - Un mec à Izmaïlovo / trad. de Florence Corrado
Alexeï IVANOV. - De l’autre côté de la route / trad. de Dimitri Kisline
Anna MARANTSEVA. - La quémandeuse / trad. d’Irène Sokologorsky
Poèmes de Anna MAMAENKO, Odisseï CHABLAKHOV, Diana KODENKO, Igor BOLYTCHEV, Stas EFROSSININE, Maksim ZAMCHEV, Anna ROUSS / trad. de Maria-Luisa Bonaque.
L’Institut littéraire Maxime Gorki de Moscou, 25, Boulevard de Tver
On sait ce que représente la perspective Nevski pour Saint-Pétersbourg. Moscou, elle, s’est long-temps enorgueillie de son Boulevard de Tver, large artère au milieu de laquelle court une spacieuse promenade et qui, en plein centre ville, à cinq minutes du Kremlin, conduit de la place Pouchkine aux portes Nikitinski.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle déjà, c’était le lieu de détente préféré des Moscovites qui, l’été, faisaient volontiers halte sur ses bancs en attendant d’aller déguster un sorbet ou savourer une limonade dans la pâtisserie orientale qui avait pris place en son milieu. On aimait également y faire promener les enfants, et le petit Griboedov, accompagné de son gouverneur allemand, y a sans doute croisé Nikita Mouraviev, le futur décabriste, qu’amenait là son gouverneur français. Un siècle plus tard, Marina Tsvetaeva petite fille devait refaire cette même promenade. Le vaste boulevard est ainsi marqué par le souvenir d’écrivains et de créateurs aussi nombreux et divers que Pouchkine, Lermon-tov, les frères Aksakov, Gogol, Batiouchkov, Ostrovski, les actrices G. Fedotova et M. Ermolova, Tolstoï, Tchekhov, Gorki, Andreev, Fédine, Kataev, Boulgakov. Beaucoup ont habité les immeubles qui le bordaient, tous ont fréquenté les nombreux salons abrités par ses hôtels ou s’y sont simple-ment promenés avant d’y situer des aventures de leurs personnages.
C’est avec tendresse que Karamzine, premier écrivain à le célébrer, évoque dans ses Notes d’un vieux Moscovite [Записки старого московского жителя, 1803] l’ombre encore fluette des tilleuls qui viennent tout juste d’y être plantés. Quelques années plus tard, à la veille du grand incendie, Ba-tiouchkov, lui, écrit :
« Les belles matinées d’avril et les douces soirées de mai attirent sur le boulevard une foule d’oisifs. Le bon ton, la mode, exigent des sacrifices, et, à minuit à peine passé, on voit y accourir de tous les bouts de la ville le dandy, la coquette, la vieille buraliste et le financier obèse. Quelles toi-lettes étranges, quels visages ! Vous avez là un officier tout juste arrivé de Moldavie, le petit-fils d’une antique beauté de la cour, l’héritier d’un podagre, tous sont perdus d’admiration devant un uniforme multicolore et des farces innocentes. Plus loin un élégant de province venu se mettre au courant des modes semble dévorer des yeux l’heureux homme venu en chevaux de poste des berges de la Seine avec sa culotte bleu clair et son veston démesurément et ridiculement large. Là, une jeune beauté entraîne derrière elle la foule de ses adorateurs, là-bas une générale bavarde avec sa voisine, et, tout à côté d’elle, un fermier des spiritueux, lourd et pensif, fermement persuadé que Dieu a créé une première moitié de l’humanité pour fabriquer de l’alcool et l’autre pour le boire, va de son pas pesant accompagné de sa somptueuse épouse et d’un nain… Un polisson fredonne des vaudevilles et fait peur aux passants avec son caniche tandis qu’un poète public déclame des épi-grammes et quête des compliments ou une invitation à déjeuner… La liberté totale d’aller et de venir avec qui bon vous semble, une foule innombrable de gens connus et inconnus… » [Promenade dans les rues de Moscou / Прогулка по Москве, 1811, in B. Kraevski 25, Boulevard de Tver / Тверьской бульвар, 25, Moscou, 1978]
La nouvelle de Gogol La perspective Nevski est, elle, datée de 1835.
Le 6 juin 1880, c’est à l’entrée de cette promenade qu’est érigé le premier monument en Russie à Pouchkine, et on sait l’importance de la cérémonie qui s’est déroulée à cette occasion et des discours qui ont été prononcés à commencer par celui de Dostoïevski.
Au tiers du boulevard, au numéro 25, un ensemble de taille moyenne, demeure de maître datant du XVIIIe siècle et bâtiments adjacents construits en 1882, est plus fortement encore marqué par les belles lettres. Peints aujourd’hui en jaune, les corps de bâtiment encadrent un petit jardin à la fran-çaise au centre duquel se dresse une statue de Herzen dont le portrait en bas-relief orne également l’un des deux poteaux d’entrée. L’écrivain est en effet né là, dans la maison de son oncle, en 1812. Six mois plus tard, l’invasion de Napoléon contraignait sa famille à s’exiler, et, s’il ne devait plus faire ici que de brefs séjours, il ne manque cependant pas d’évoquer sa maison natale dans Vécu et pensé [Былое и думы].
En 1840, acquérant la propriété, D. Sverbeev, transporte ici son salon littéraire que fréquentent Gogol, Belinski, Tiouttchev, Tchaadaev, Ogarev, les frères Aksakov, l’acteur Chtchepkine et bien d’autres et qui, au milieu du siècle, est l’un des tout premiers foyers de la vie culturelle du pays. C’est dans ces bâtiments également que fonctionne plusieurs décennies plus tard la maison d’édition des frères Alexandre et Ignat Granat, auteurs de la magistrale encyclopédie qui porte leur nom, dont le dernier volume devait paraître en 1940 et pour laquelle Lénine a rédigé en 1915 l’article « Marx ».
Au lendemain de la révolution, prenant acte de la vocation littéraire affirmée de cet ensemble, le Conseil des Commissaires du peuple le met en 1920 à la disposition des écrivains, et, recevant à cette occasion le nom de « Maison Herzen », celui-ci voit rapidement « venir s’y nicher une multitude d’oiseaux de toutes les espèces ». Il y avait là « l’Union pan-russe des écrivains, l’Union pan-russe des poètes, la Forge, la Fédération, et jusqu’aux Rienistes [Ничевоки] et aux Imaginistes qui, installés sur le rebord des fenêtres, déclamaient leurs vers à gorge déployée » relate V. Lidine.
Dans les bâtiments centraux, une pièce est attribuée à chaque groupement tandis qu’à l’étage une salle plus spacieuse sert de lieu de réunion et de lecture. Viennent là, dans les premières années, lire leurs œuvres des auteurs comme Gorki, Essenine, Maïakovski, Zamiatine. C’est là en particulier qu’a lieu, le 9 mai 1921, la dernière rencontre de Blok avec le public.
L’animation dans la maison est d’autant plus grande et les débats plus passionnés que, la rigueur des temps privant de logement bien des écrivains, une aile est rapidement réservée à leur accueil. C’est ainsi que séjournent au 25 du Boulevard de Tver, durant une période plus ou moins longue, des figures comme Vs. Ivanov, Platonov, Mandelstam, Sobolev, Sergeev-Tsenski, Klytchkov, Pasternak. Autre hôte célèbre de ces lieux, Boulgakov devait, dans Maître et Marguerite, décrire la maison Her-zen sous le nom de Maison Griboedov, la tradition populaire voulant que le bâtiment ait initialement appartenu à une tante du dramaturge.
Tout au long des années 20 en outre, durant les mois d’été, sont organisées sur le boulevard, à proximité du bâtiment, des foires du livre où les plus grands auteurs viennent signer leurs ouvrages et débattre. Maïakovski y prend part pour la dernière fois le 9 juillet 1929, et l’on voit alors se former devant sa table une longue queue de lecteurs désireux d’obtenir un autographe.
L’Institut littéraire : une institution originale.
En 1932, à l’occasion des quarante ans d’activités littéraires de Gorki et « en hommage au travail fait par celui-ci en matière d’éducation des nouveaux cadres écrivains issus des ouvriers et des pay-sans », le présidium du Comité central exécutif de l’URSS décrète la fondation à Moscou d’un Institut littéraire.
De quoi s’agit-il ?
Nullement de former des écrivains. Ni dans ce premier temps ni jamais par la suite, les respon-sables du Lit-institut n’ont été effleurés par cette ambition dont ils ne cesseront au contraire de dé-noncer l’absurdité. De quelle façon il est impossible d’apprendre aux gens à écrire tel est le titre que S. Essine, responsable de la chaire « le métier de l’écriture » et recteur de l’Institut, donne en 1999 à son introduction à un ouvrage collectif qui entend faire le point sur la pratique de l’établissement : Les principes d’une théorie qui n’existe pas [Принципы несуществующей теории, Moscou, 2000]. Dans la suite du texte, cet ouvrage sera désigné par le sigle PP).
Le premier objectif, tel qu’il est exposé dans la résolution du CCE, est : « de donner à des écri-vains s’étant déjà fait connaître comme tels, et, en premier lieu, à des écrivains issus de milieux ou-vriers ou paysans, la possibilité d’élever leur qualification, de recevoir un développement large et approfondi et d’assimiler de façon critique l’héritage du passé. » Dans le pays entier en effet, c’est en masse que des jeunes et des moins jeunes, porteurs chaque fois d’un vécu d’une grande richesse, sont venus à l’expression littéraire sans posséder bien souvent les rudiments d’une culture humaniste. Il s’agissait de les aider à les acquérir et de leur apporter des compléments d’instruction substantiels de nature à les conforter dans leurs projets d’écriture.
Pour être originale, l’idée n’était pas nouvelle. Au début du siècle, partant lui aussi de l’idée que « l’on ne peut devenir un créateur : il ne peut s’agir là que d’un don inné. Il est cependant impossible de devenir un créateur accompli sans étudier », Brioussov le premier avait créé une académie litté-raire de ce même profil qui avait connu une courte existence.
Le nouvel établissement, qui devait recevoir en 1936 le nom de Gorki, est tout naturellement lo-calisé à la Maison Herzen, et les enseignements y débutent en décembre 1933 dans les sections Poé-sie, Prose, Théâtre, Satire et Critique, accueillant dès la première année 130 jeunes d’origine ouvrière ou paysanne. En 1935, s’ouvrent des groupes de traduction littéraire de l’anglais, du français et de l’allemand ; en 1938 c’est le tour de l’ukrainien, du biélorusse et du tatare et 1956 voit la mise en place d’une importante chaire de traduction des langues des peuples de l’URSS.
Dans les décennies suivantes, alors que l’effort colossal d’acculturation générale conduit a pro-gressivement fait disparaître le besoin initial ayant motivé sa création, loin d’interrompre ses activi-tés, l’Institut littéraire les développe, acquérant en particulier, en 1945, les prérogatives d’une univer-sité et habilité désormais à délivrer le titre de docteur [аспирантура].
Deux facteurs essentiels expliquent cette place croissante prise par l’établissement dans le pay-sage culturel soviétique.
Au fil des années certains de ses élèves étaient certes devenus des écrivains en vue, la plus grande partie d’entre eux cependant, persévérant ou non pour eux-mêmes dans la création, étaient allés oc-cuper des places de rédacteurs, s’étaient insérés d’une manière ou d’une autre dans des équipes de rédaction de journaux, de revues ou de maisons d’édition, avaient travaillé pour la radio ou la télévi-sion. Et, promotion après promotion, c’est essentiellement autour d’eux que s’était constitué un mi-lieu de jeunes avertis des choses de la culture qui, de plus, du fait de liens personnels qu’ils pouvaient avoir conservés, se trouvaient en prise directe sur la création vivante. Un milieu dont le manque se faisait cruellement sentir dans un pays qui venait de voir son intelligentsia soit émigrer massivement soit se trouver victime de répressions violentes. Grâce au Lit-institut, dans des conditions pour bien des raisons peu propices à un épanouissement culturel, l’URSS avait ainsi réussi, en moins de dix ans, à se doter, dans le domaine de la gestion des lettres, d’un personnel solidement qualifié. Dans les décennies suivantes, cette vocation devait se préciser, et, sans devenir aucunement un institut profes-sionnel, le Lit-institut s’est trouvé de fait le lieu de formation, au sens large et non artisanal, des plus hauts cadres de la vie littéraire. Aujourd’hui encore d’ailleurs la plupart des animateurs des maisons d’édition et des revues littéraires en sont issus.
Une autre originalité du Lit-institut a cependant joué un rôle non moindre dans sa montée en si-gnification : dès le départ, à côté d’enseignements généraux, a été mis en place à la Maison Herzen un encadrement des élèves par des écrivains et des critiques professionnels. Semaine après semaine, et ce pendant 5 ans, chacun ayant à suivre un séminaire animé par un poète, un prosateur ou un critique, celui-ci ayant lui-même fait au départ le choix de ses dix à douze étudiants. De la sorte, un nombre non négligeable de représentants de chaque génération désireux de situer leurs activités dans le do-maine de la littérature, tout en se côtoyant longuement et en s’enrichissant mutuellement, se sont trouvés placés, à l’âge où se créent les liens les plus forts, dans des relations de familiarité avec les créateurs souvent les plus intéressants du pays. Cette conjonction s’est trouvée particulièrement pré-cieuse dans les décennies difficiles. Au lendemain de la guerre, dans les années 60 et 70, directement rattaché à l’Union des écrivains, l’Institut littéraire n’a, non seulement pas été à l’abri des diverses campagnes idéologiques, c’est au contraire de plein fouet qu’il les a subies. Cependant, dans le même temps, les contacts quotidiens des jeunes entre eux ainsi que les relations étroites dans lesquelles ils se trouvaient avec ceux des créateurs qui, plus soucieux que d’autres du « lien entre les époques », avaient activement recherché cette fréquentation des générations montantes, ont permis aux uns et aux autres d’en savoir plus, de prendre de la distance, et donc de résister davantage et mieux. Les propos tenus par Paoustovski le 23 janvier 1954, lors de la célébration solennelle des 20 ans de l’Institut, sont déjà particulièrement éloquents à ce sujet : cherchant à définir l’établissement, il dé-clare « Le Lit-institut, c’est aussi un club au sens le meilleur du terme, un lieu pour débats et pour empoignades, un lieu pour une vie littéraire très dynamique », et, se tournant vers le président de la séance qui n’est autre que le président de l’Union des écrivains, il ajoute non sans ironie: « Je pense que A. Sourkov ne m’en voudra pas si je dis que dans les murs de l’Institut littéraire la pensée vit d’une manière beaucoup plus dynamique, infiniment plus adéquate aux tâches essentielles de notre littérature que ce n’est le cas dans les sections de l’Union des écrivains. »
Les témoignages d’anciens élèves abondent sur l’importance qu’ont eue pour eux les rapports avec leurs camarades et avec les écrivains des séminaires ainsi que sur l’ouverture d’esprit difficile à imaginer pour l’époque dont il était fait preuve, au moins dans les couloirs du Lit-institut et dans les chambres de sa cité universitaire durant les périodes les noires. Le poète Igor Kouznetsov, ex-élève de l’établissement, écrivait ainsi en 1998 dans la revue Novy mir: « Au début des années 1980, quel autre auditoire voyait enseignants et étudiants parler de Nabokov et de Georgui Ivanov, de Soljenit-syne et de Goumilev, de Rozanov et de Sacha Sokolov ? Quant aux auteurs « soviétiques » que l’on aimait à l’Institut, ce n’était même pas Trifonov ou Axionov, mais Victor Kourotchkine, Konstantin Vorobiev et Juri Kazakov, ce qui témoigne pour le moins d’un assez bon goût des enseignants et des enseignés. » [En souvenir de l’Institut littéraire / Памяти Литинститута. Novy mir, 1998 n°2]
Un second objectif avait cependant été, dès le départ, assigné à l’Institut: « être un laboratoire pour l’étude de la littérature des peuples de l’Union soviétique ». L’une des priorités de Gorki avait toujours été de veiller à faciliter, voire à susciter, les contacts entre les jeunes des nombreuses natio-nalités. Cette pratique s’est poursuivie avec détermination au 25 du Boulevard de Tver jusqu’à la fin de l’URSS, et on a vu chacune des promotions de l’établissement rassembler Kirguiz, Tatares, Avars, Biélorusses, Tchouktches.... « Je suis convaincu qu'il n'existait pas dans notre pays de nationalités ou de peuples non représentés à l'Institut littéraire. » déclare B. Nikolski, élève de l'établissement de 1948 à 1952 et actuellement rédacteur en chef de la revue Neva [25, Boulevard de Tver / Тверьской бульвар, 25. Néva, 2002 , n°2] « L’un des charmes des couloirs du Lit-institut consistait en ce que des gens des nationalités les plus diverses y mélangeaient la fumée des cigarettes qu’ils venaient de se piquer les uns aux autres. Et entre eux les pensées circulaient tout comme le feu passant d’une ciga-rette à une autre » note Evtouchenko [Souvenirs sur l’Institut littéraire 1933-1983 / Воспоминания о Литинституте, 1933-1983. ed. Sov. Pisatel’, Moscou, 1983]. Ainsi, c’est pour une très grande part dans les murs de la Maison Herzen que s’est forgée la réalité multinationale de la littérature so-viétique .
Dans la Russie d’aujourd’hui.
En 1991, les changements entraînés par l’effondrement de l’URSS ont immédiatement fait planer un premier danger grave sur l’Institut du fait de son rattachement à l’Union des écrivains. Déchirée par des querelles violentes, celle-ci a en effet rapidement éclaté pour le moins en huit structures mal définies et aussi incapables les unes que les autres de prendre en charge un établissement de cette importance. Toute la pugnacité du recteur S. Essine a été nécessaire pour obtenir son rattachement au ministère de l’Enseignement général et professionnel de la fédération de Russie et sauver ainsi l’institution.
Après quoi il a fallu tout simplement survivre, continuer à accueillir les étudiants, chauffer, éclai-rer, payer le personnel… avec une subvention de l’Etat ne correspondant, au pire moment, en tout et pour tout qu’à 53% des sommes nécessaires au seul règlement des salaires. Connaissant au début des années 90 le sort de bien des établissements d’enseignement supérieur du pays non pris en charge par une municipalité ou une région, l’Institut n’a réussi à poursuivre son fonctionnement qu’en louant une partie de ses locaux, en transformant un étage de sa cité universitaire en hôtel, en permettant à une structure privée d’ouvrir un restaurant dans ses murs et enfin en accueillant dans ses groupes des étudiants payants, notamment des étrangers.
Plus que d’autres établissements parfois, c’est en veillant à s’écarter le moins possible de ses mis-sions culturelles que le Lit-institut a ouvert se portes à des activités annexes. Des commerçants ma-fieux ayant proposé de louer une partie de la cité universitaire ont ainsi été éconduits malgré les belles sommes qu’ils offraient, ce qui a d’ailleurs valu au recteur Essine de voir son appartement in-cendié. L’Institut a en revanche accepté d’accueillir dans ses murs les prestigieux cours d’anglais de Natalia Bonk qui aujourd’hui ne sont pas sans apporter leur contribution à l’éclat de l’établissement. Le restaurant Forte, qui a obtenu le droit d’exploiter l’ex-réfectoire en soirée à la condition de nourrir gratuitement 300 étudiants à midi, est un club musical de beau niveau.
D’autres établissements ont réussi dans ces années difficiles à recueillir le soutien d’un mécénat. L’appauvrissement brutal des écrivains qui auraient eu vocation à le pratiquer a totalement exclu cette possibilité. Quant à d’autres mécènes, l’air du temps les a poussés à trouver plus prestigieuse la création de nouveaux lieux d’enseignement prioritairement orientés vers la gestion, le commerce, l’économie ou, au mieux, les sciences sociales. C’est ainsi, qu’ayant su regrouper un ensemble d’enseignants et de chercheurs de très haut niveau et novateurs scientifiquement et pédagogique-ment, le RGGU (Université russe d’Etat des sciences humaines) a paru un moment éclipser le Lit-institut. Du fait de ses orientations par trop modernistes et surtout des péripéties de sa gestion et de l’affairisme de sa direction, son éclat n’a pas résisté à l’épreuve du temps. Aujourd’hui, même si les travaux qu’imposent le délabrement et l’exiguïté des bâtiments tardent toujours, même si sa situation matérielle, bien que nettement améliorée, laisse encore à désirer, le petit square Herzen, « où des ombres augustes se profilent derrière les jeunes qui se destinent à la création littéraire », a incontes-tablement retrouvé sa place prestigieuse entre toutes et qui n’est pas sans évoquer, toutes choses égales d’ailleurs, celle qu’occupe dans la vie intellectuelle française la rue d’Ulm. En atteste ample-ment le nombre de candidats par place mise au concours d’entrée et plus encore l’obstination que certains n’hésitent pas à montrer pour s’y faire admettre, le record ayant été battu par quelqu’un qui est allé jusqu’à présenter sa candidature 7 fois.
Cependant, alors que se multipliaient ces difficultés matérielles, un autre danger, plus redoutable encore, lié à des dissensions internes s’est fait jour. Dans le tournant des années 1980 1990, imposant à chacun de se déterminer face aux événements, les premiers pas de la vie politique du pays avaient fait voler en éclats les connivences et les solidarités qui, lors des dernières années brejneviennes, rapprochaient l’ensemble des intellectuels soviétiques autour d’une attitude ironique et distante à l’égard du pouvoir. Comme au sein de l’immense majorité des communautés d’intellectuels, l’Institut littéraire a vu alors des gens qui, jusque-là, avaient le sentiment de partager l’essentiel de leurs enga-gements adopter des positions tout à fait différentes, voire radicalement opposées et inconciliables. Exacerbées par des antipathies personnelles qu’une communauté de créateur n’évite que fort rare-ment, ces dissensions, qui ont un moment conduit à des querelles violentes, menaçaient la poursuite des activités de l’établissement qui a connu alors des moments difficiles.
S’il faut rendre hommage aux deux recteurs successifs, E. Sidorov et surtout S. Essine qui ont su solidariser les écrivains et les enseignants les plus divers autour de la sauvegarde et du respect des valeurs de culture et de création, paradoxalement, la situation matérielle catastrophique de l’établissement a sûrement, elle aussi, joué un rôle. Dans un univers aussi frénétiquement que bruta-lement envahi par les valeurs d’argent, « réduits eux mêmes à une situation de SDF » (A. Kim), peut-être les écrivains ont-il ressenti avec plus de force encore tout ce que représentaient pour eux leurs activités au sein de l’Institut. Acharnés à continuer d’animer leurs séminaires sans se soucier de leur rétribution, se contentant pendant plusieurs années d’un salaire qui tournait autour de 24 dollars par mois, travaillant tous « uniquement par amour de leur tâche » (Sergueï Ivanov, responsable de l’un des séminaires de poésie [PP p. 121]), ils se sont finalement trouvés soudés de fait dans la défense de leur établissement.
Aujourd’hui la diversité des opinions professées par les élèves et les enseignants demeure ex-trême. Parmi les enseignants, beaucoup, sortis de la maison Herzen, se montrent des adversaires résolus, voire haineux. « On serait emprisonnés dans une même cellule, qu’on ne se parlerait pas, observe V. Goussev, ici, nous agissons ensemble ». En ce qui concerne les étudiants, A. Rekemtchouk note : « Il m’arrive de voir apparaître tout à coup l’un de mes étudiants sur l’écran de ma télévision : il agite un drapeau noir sur lequel je lis « l’anarchie est la mère de l’ordre ! », un autre arrive au sémi-naire en proie à une toux sèche, non, il n’a pas pris froid, il a simplement avalé un peu de gaz lors de la dispersion d’une manifestation. Les nouvelles qui nous parviennent des barricades ont des colora-tions radicalement opposées dans la mesure où nos étudiants, qui, autour de nous, constituent un groupe amical, se sont hier battus des deux côtés opposés des barricades » [PP p. 49-50]. Au Lit-institut, toutes les opinions ayant cours dans le pays sont représentées, ce qui, loin d’être un obstacle à son fonctionnement, en constitue l’une des richesses.
Cependant, l’Institution étant sauvée, quelles ont été les conséquences des événements sur la poursuite de son recrutement ?
La première, quasi immédiate, a été la disparition des étudiants des républiques devenues auto-nomes. Mettant brutalement fin au caractère multinational de l’établissement, cette disparition a également eu des effets fâcheux sur la pédagogie : « De mon point de vue, la présence d’étudiants écrivant en d’autres langues apportait beaucoup aux séminaires de création. Il est vrai que la commu-nication à travers les traductions littérales [подстрочник] créaient un certain nombre de difficultés, mais celles-ci étaient largement compensées par la découverte de la culture poétique d’autres peuples avec ses particularités irremplaçables » observe E. Sidorov (PP p.107)
En Russie même, l’appauvrissement radical de la population contraignant les gens à se consacrer à leur survie et à celle de leur famille et rendant en même temps les déplacements dans le pays très difficiles, bientôt le recrutement s’est pratiquement cantonné d’une part aux résidents de Moscou et de la banlieue proche, d’autre part aux plus jeunes, et l’Institut a couru le risque de devenir un simple établissement d’enseignement supérieur.
Plus importante encore a été la faillite dans tout le pays des valeurs de culture et la perte de pres-tige de la création littéraire ainsi que des professions liées à elle. En 1994-1995, une véritable panique s’est emparée des enseignants de l’établissement : « La littérature s’effondre littéralement sous nos yeux, les ouvrages commerciaux balayent des étagères les livres véritables, les écrivains s’enfoncent dans la misère » notait avec angoisse A. Rekemtchouk qui ajoutait : « dès l’année prochaine sans doute, les demandes d’accès au Lit-institut vont se tarir ». Il devait reconnaître en 1999 : « j’avoue avoir connu un moment de peur : j’avais l’impression que la littérature n’allait pas survivre à la dégra-dation, qu’elle allait disparaître, périr. » [PP p. 49]
Au milieu de la dernière décennie du XXe siècle, l’Institut littéraire a, en effet, comme l’immense majorité des établissements d’enseignement supérieur en Russie, connu une grave crise de recrute-ment.
Cette chute des candidats a cependant été brève, et, dès 1996, A. Rekemtchouk observe que « les bureaux de la commission d’admission croulent sous les manuscrits », et il s’en étonne : « Seigneur ! Quelle force peut bien attirer dans cette petite cour du boulevard de Tver des jeunes gens et des jeunes filles serrant sur leur cœur des cahiers de vers ou des feuillets-machine de prose ?… » [PP p. 47]. Depuis, le nombre de candidats par place s’est régulièrement et fortement accru, et de nouveau nombreux sont ceux qui n’hésitent pas à présenter leur dossier à plusieurs reprises.
Tout récemment, la rentrée de 2004-2005 a apporté une autre surprise heureuse : pour la pre-mière fois depuis une dizaine d’années, ont pu être admis des jeunes venus de l’Oural, de la Sibérie occidentale, de Khabarovsk. Le Lit-institut est redevenu aujourd’hui un établissement de toute la Russie.
En même temps le niveau des candidats s’est très sensiblement élevé. Dans le dernier tiers des années 1990, « nous avons tous été ahuris par la qualité des manuscrits qui ont commencé à nous parvenir pour le concours d’entrée » note encore A. Rekemtchouk. [PP p. 49] « Dans ces toutes der-nières années, nous avons affaire à un type d’individus nouveaux. Je dirais que ce sont les jeunes d’après le mirage [послемиражные] …. Quelque chose que nous ne saurions définir est arrivé à la nouvelle génération chez qui est apparue sinon la volonté, du moins l’aspiration à se réaliser en tant que créateur » note également V. Tsybin, animateur d’un autre séminaire de poésie. [PP p.110]
Aujourd’hui l’établissement connaît de toute évidence un souffle nouveau. Sa présence et son ac-tion sont déterminantes dans de nombreuses initiatives et manifestations culturelles nationales comme par exemple le prix Début, les forums annuels pour jeunes auteurs de Vologda et de Peredel-kino organisés depuis 2001, le festival cinématographique « Littérature et cinéma » de Gatchina. Des œuvres de jeunes qui viennent tout juste de le quitter ou même de ses élèves paraissent dans les plus grosses revues (nous en donnons ici plusieurs exemples), figurent en bonne place dans le palma-rès des grands prix (Oleg Pavlov, prix Booker 2002 est un ancien élève du Lit-institut, Anna Rouss, et Oleg Zobern, lauréats de l’un des prix Début respectivement en 2001 et 2002 et en 2004 étaient alors élèves). Nombreuses sont en son sein les initiatives éditoriales. Mentionnons en particulier la revue internet Prologue [Пролог < www.ijp.ru >] initiée par les élèves de l’établissement en 2001 et qui se donne pour objectif de faire connaître des jeunes auteurs de tous les horizons. Depuis deux-trois ans, on assiste également, au sein de l’établissement-même, à la création de groupements littéraires. A ainsi été fondée en 2004 la Ligue de l’art ascendant [Лига восходящего исскуства] qui regroupe des prosateurs, des poètes, des peintres et des graphistes autour de plusieurs élèves du Lit-institut. Nous présentons d’ailleurs aujourd’hui deux des principales animatrices de cette association : A.Mironova et surtout G. Vaïguer. Dénonçant la délectation morbide manifestée par la plupart des écrivains qui occupent actuellement le devant de la scène, la Ligue entend promouvoir un art plus responsable et plus respectueux du lecteur. Un groupe qui s’intitule les Futuristes du XXIe siècle, qui s’est constitué en mars 2005, se déclare, lui, résolu à créer « un art tout à fait nouveau, un art princi-palement nouveau ». L’un de nos prochains numéros reviendra sur ces jeunes auteurs et sur leurs nombreuses initiatives.
Bornons-nous aujourd’hui à constater qu’à deux pas des boutiques aussi peu fréquentées qu’élégantes de la rue de Tver, de petits groupes de garçons et de filles, jeunes et un peu moins jeunes, aux tenues souvent grises et élimées, heureux de pouvoir à la mi-journée orienter leur pas en direction de la cantine gratuite mise à leur disposition, frappent le curieux qui pousserait la grille par leur allure déterminée, l’éclat de leur regard et la passion des discussions qui les animent. L’atmosphère qui règne ici est tout à fait particulière. « Tout à fait particulière, bien sûr, acquiesce une jeune étudiante de quatrième année dans une interview récente. Il y a là une telle concentration de talents ! Et toutes ces légendes qui courent sur les génies que ces murs ont vus !… Et, en plus, on a là des « classiques vivants » qui vont et viennent et qui sont nos professeurs ». Ici, « au lieu de l’habituel « Salut ! », ce qu’on entend entre les élèves, c’est « Alors, tu l’as lu ? Qu’est-ce que tu en penses ? », commente la journaliste, « et les débats sur la littérature se transportent des auditoires aux couloirs et dans les coins fumeurs. » [Un établissement d’enseignement supérieur pour passion-nés / ВУЗ для одержимых : Interview de N. Tokareva, www.litinstitut.ru, 18 mai 2005] Lieu d’échanges et de débats, lieu de création vivant entre tous, l’Institut littéraire prépare de toute évi-dence un avenir nouveau aux lettres russes.
Malheureusement de nouvelles menaces se profilent. Selon une loi récente, un citoyen de Russie ne peut plus recevoir qu’une seule formation supérieure à titre gratuit. Or la coexistence d’élèves tout jeunes et d’autres ayant un parcours personnel riche et le plus souvent titulaires déjà d’autres di-plômes est l’une des spécificités les plus fécondes du Lit-institut. Il est par ailleurs envisagé de classer du point de vue des dotations à leur attribuer les établissements d’enseignement supérieur en trois catégories. Sachant que le prestigieux MGIMO lui même, qui prépare les diplomates, ne ferait pas partie de la première catégorie, étant donné la quantité très réduite des étudiants qu’il accueille et la qualité très exceptionnelle de l’encadrement qu’il leur offre (pratiquement un enseignant pour 2 élèves), l’Institut littéraire a toutes les chances de se trouver classé dans la troisième catégorie et de n’être pratiquement plus subventionné par l’Etat.
Ce sont là des difficultés nouvelles qui s’annoncent, des batailles qu’il faudra mener. La place qu’occupe de plus en plus solidement l’établissement dans le paysage culturel de la Russie nouvelle et la vitalité dont il fait preuve lui donnent toutes les chances de les gagner.
Irène Sokologorsky
Parmi les écrivains ayant suivi les enseignements du Lit-institut on compte notamment : T. Aïtmatov, B. Akhmadoulina, M. Aliger, L. Ameline, M. Arbatova, V. Astafiev, G. Baklanov, V. Belov, I. Bondarev, I. Drounina, R. Gamzatov, M. Rochtchine, S. Kapoutikian, S. Kale-dine, I. Kazakov, R. Kireev, N. Korja-vine, A. Kourtchatkine, I. Kouznetsov, K. Kovaldji, S. Kozlov, S. Mikhalkov, M. Paleï, A. Pristavkine, M. Rochtchine, R. Rojdestvenski, V. Rozov, V. Sangui, R. Sentchine, K. Simonov, V. Solooukhine, O. Souleïmenov, I. Trifonov, S. Vassi-lenko, T. Zoulfikarov. E. Evtouchenko, expulsé en 1953, a fini par obtenir son diplôme en 1994, V. Pelevine y a été élève durant trois ans.
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Ont animé ou animent aujourd’hui des séminaires de création (poésie, prose ou critique) des auteurs aussi divers que N. Asseev, T. Bek, O. Brik, A. Bitov, E. Dolmatovski, S. Essine, F. Gladkov, K. Fé-dine, V. Goussev, Vsevolod Ivanov, R. Ki-reev, S. Kirsanov, I. Kouznetsov, L. Léonov, V. Lidine, V. Lougovskoï, V. Makanine, A. Mejirov, Olesia Nikolaeva, V. Novikov, V. Orlov, K. Paoustovski, I. Poliakov, A. Pris-tavkine, E. Reïn, A. Rekemtchouk, V. Rozov, O. Sedakova, I. Selvinski, E. Sidorov, O. Tchoukhontsev, S. Tchouprinine, L. Vassilie-va, I. Vichnevskaïa, I. Vinogradov, E. Vinokourov, I. Volguine.
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Parmi les enseignants des chaires de lettres et de sciences humaines, on a compté ou on compte aujourd’hui des chercheurs comme V. Asmus, S. Bondi, A. Demine, M. Eremine, A. Gorchkov, V. Smirnov, A. Tchoudakov, M. Tchoudakova, B. Tara-sov, A. Orlov, A . Reformatski, S. Rochtchine, L. Skvortsov, M. Slonimski, V. Smirnov, B. Tomachevski, G. Vinokourov. A son retour en Russie en 1998, c’est à l’Institut littéraire que Zinoviev est allé enseigner.
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L’Institut accueille chaque année 60 étudiants, 7O poursuivant ces mêmes études par correspondance. L’accès de ces deux filières se fait par concours, le candidat ayant à fournir une ou plusieurs œuvres de poésie, de critique ou de prose, publiées ou non. Ces documents sont lus tout au long d’une année par la commission scientifique de l’établissement et par les écrivains qui se proposent d’ouvrir un séminaire, ces derniers finissant par établir la liste de ceux qu’ils sou-haitent accepter dans leur groupe. Se tient alors un second concours de niveau général, semblable à celui qui donne accès aux diffé-rentes universités de sciences humaines du pays, et seuls ceux qui ont satisfait à ces deux concours deviennent élèves de l’Institut.
Ils reçoivent alors pendant 5 ans un ensei-gnement dans les différentes disciplines des sciences humaines et en informatique tout comme dans les université d’Etat, mais cha-cun assiste en outre à un « séminaire de création » conduit tout au long des cinq an-nées par le même écrivain.
A l’issue de leurs études, ils ont à la fois à satisfaire aux épreuves d’un diplôme de con-tenu général et à présenter et à défendre une œuvre dans le genre littéraire qu’ils ont choisi.
Depuis 1953 existent également des Cours supérieurs [высшие курсы] qui accueillent pour un cycle de deux ans 30 écrivains déjà confirmés sans leur décerner de diplôme.