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Lettres Russes

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N°32 - Écrivains de Saint-Pétersbourg (décembre 2003)

 

Introduction par Irène Sokologorsky

 

Valery POPOV. - Les talents vont par petites bandes / trad. Irène Sokologorsky

Mikhaïl TCHOULAKI. - Interview avec André Ariev. Une nouvelle attraction [extraits] / trad. Irène Sokologorsky

Viktor GOLIAVKINE. - Nouvelles / trac. Marianne Gourg

Maroussia KLIMOVA. - Nouvelles / trad. Annette Melot

Alexandre OBRAZTSOV. - Nouvelles / trad. Catherine Brémeau et Hélène Remaud

Valery RONCHINE. - Comment s'appelle le chien de Pavlov ? / trad. Maria-Luisa Bonaque

Vladimir CHINKAREV. - Boris Grebenchtchikov et ses fans / trad. Irène Sokologorsky

Alexandre KOUCHNER. - Poèmes / trad. Christine Zeytounian-Beloüs

Elena SCHWARTZ. - Poèmes / trad. Hélène Henry

Sergueï STRATANOVSKI. - Poèmes / trad. Hélène Henry

Alexeï POURINE. - Poèmes / trad. Christine Zeytounian-Beloüs.

 

 

Après 70 ans d'une histoire difficile

 

          En 1918, le transfert de la capitale à Moscou avait été pour Saint-Pétersbourg un choc d'autant plus rude qu'il avait été suivi par plusieurs décennies de mise à l'écart et de brimades de toutes sortes. Bien que débaptisée en Leningrad en 1924 en l'honneur du chef du prolétariat mondial, la cité, symbole visible d'un passé désormais honni, a en effet été victime d'une politique favorisant très fortement Moscou. Première ville à connaître des répressions massives au lendemain de l'assassinat de Kirov en 1934, frap¬pée avec une force particulière lors de la grande purge de 37, vivant de septembre 41 à janvier 44 un blocus de 900 jours dont l'horreur est dans toutes les mémoires, Leningrad était parvenue à l'après-guerre exsangue, comptant moins de 600 000 habitants et ayant perdu l'immense majorité de ses intel¬lectuels et de ses créateurs, les uns partis à Moscou, les autres arrêtés ou disparus, qui dans les années 30, qui durant le blocus.

          Un bref moment, on avait pu espérer que le martyre enduré allait assurer à la ville un traitement plus favorable. Bien au contraire, dès 1946, c'est elle encore qui devait subir les premiers feux du jdanovisme. Lançant la grande mise au pas de la culture, ce sont en effet les deux grosses revues littéraires de la ville, Zvezda et Leningrad, coupables d'avoir publié des textes de l'écrivain humoriste Zochtchenko et de la poétesse Akhmatova, accusée d'antisoviétisme, qu'avait prises à partie la résolution du Comité Central du mois d'août. Avant d'assumer les fonctions d'idéologue du parti au plan national, Jdanov n'avait-il pas, jusqu'en 1944, dirigé le parti à Leningrad ? Dans les années suivantes, la campagne « anti-cosmopolite » s'y était déchaînée, cette fois encore avec une violence particulière, conduisant à l'enfermement, à l’exil, voire à l'élimination d'un grand nombre d'intellectuels et de créateurs parmi lesquels Grigori Goukovski, Ilya Serman, Naoum Berkovski, tous brillants professeurs d'origine juive de l'université de Leningrad. Boris Eichenbaum, célèbre chercheur et représentant de l'école formaliste, avait, lui, été chassé de la chaire de littérature qu'il dirigeait dans cette même université.

          Advenaient alors des années particulièrement sombres pour la culture de Leningrad, cette dernière apparaissant, aux dires de beaucoup, comme n'étant plus désormais qu'une « grande cité au destin provincial ».

          Et pourtant, nonobstant toutes les tentatives pour les éradiquer, la culture et la création n'avaient pas déserté la ville de Pierre, encouragées à se maintenir par plusieurs facteurs essentiels. Le décor d'abord. Peu touché au moment de la révolution, le patrimoine architectural, fortement endommagé par la guerre, avait été scrupuleusement reconstitué dans les toutes premières années qui avaient suivi la fin des hosti¬lités, et, bien que mal entretenu, il demeurait prestigieux. Parallèlement, une tradition d'élégance, héri¬tière des valeurs de l'Empire, avait malgré tout survécu, constituant un fort contraste avec Moscou. Dans ce contexte, l'idée que Leningrad demeurait un lieu générateur de culture ne pouvait que persister dans les esprits, confortée par la présence dans la ville de deux très grandes figures : Olga Bergholtz, la « Madone du blocus », dont on connaissait en outre les traitements particulièrement inhumains que lui avait fait subir le NKVD ainsi que la mort en prison de son premier mari, le poète Boris Kornilov, et surtout Anna Akhmatova, la poétesse de l'âge d'argent, rentrée d'évacuation en juin 1944 et perçue comme dépositaire de la mémoire nationale.

          Paradoxalement, des conditions d'existence particulièrement difficiles avaient, elles aussi, favorisé la permanence et le développement de la vie culturelle. Au lendemain de la guerre, l'entassement dans des appartements communautaires particulièrement exigus du fait des destructions massives avait conduit les jeunes, voire les avait contraints, à reporter sur leurs lieux d'études leurs activités personnelles. C'est à l'université, dans leurs instituts, qu'ils avaient pris habitude de lire, d'écrire, et donc, plus naturellement qu'ailleurs dans le pays, d'échanger leurs impressions et de se soumettre leurs premiers essais de plume. À Leningrad, plus qu'à Moscou, la nouvelle génération avait ainsi, au tournant des années 40-50, déve¬loppé une convivialité particulière dont les conséquences allaient être multiples.

          À quelques années de là, le Dégel avait permis à ces jeunes de formaliser davantage leurs relations et de créer des cercles et des groupements littéraires ou poétiques qui avaient tenté de développer des acti¬vités plus ouvertes : organisation de soirées de lecture, fabrication de recueils... C'est ainsi par exemple, qu'était apparu à l'institut des Mines un cercle poétique d'où devait se dégager notamment Andreï Bitov. Dans une ville traditionnellement tenue en mains par des chefs du parti plus orthodoxes les uns que les autres (souvenons-nous en particulier de Tovstikov et de Romanov de sinistre mémoire), ces tentatives avaient malheureusement le plus souvent avorté. Ainsi par exemple, apprenant que les jeunes de l'insti¬tut des Mines avaient publié un recueil ronéoté, les autorités de la ville avaient donné l'ordre de le brûler publiquement dans la cour de l'établissement.

          D'une manière générale, la libéralisation apportée par l'ère de Khrouchtchev avait été à Leningrad bien moindre qu'à Moscou. « Leningrad ne doit pas répéter les erreurs de Moscou ! » affirmaient avec détermination les maîtres de la cité. C'est pourquoi, à l'heure où le Dégel avait rendu possible des rela-tions entre des créateurs par-delà la distance, si les Moscovites avaient été heureux d'initier une espèce de redécouverte du pays profond, ils n'avaient que très peu tourné le regard vers Leningrad où ils sa-vaient retrouver les contraintes dont ils venaient à peine de se libérer. Ainsi, par exemple, est-ce essen¬tiellement à l'occasion de ses brefs séjours à Moscou, lors de ce que l'on avait appelé « les akhmatoviades », que la poétesse voyait s'exprimer l'adulation générale dont elle était l'objet ; dans sa ville natale, ses visiteurs extérieurs étaient moins fréquents. À Leningrad aussi cependant, écrivains, peintres, musiciens s'étaient sentis moins obligés de garder le silence et de rester frileusement enfermés dans leur univers familial ou amical réduit. Riches d'un passé culturel prestigieux, ils avaient éprouvé le besoin de l'évo¬quer, de s'en souvenir. N'ayant cependant que très peu d'espoir d'entrer en contact avec le monde occi¬dental ni même, d'une manière sérieuse, avec le milieu de la capitale, ils avaient cherché un auditoire sur place et s'étaient alors tournés vers les jeunes qu'ils avaient commencé à accueillir couramment autour d'une tasse de thé et d'une bouteille de vodka. La compositrice Galina Oustvolskaïa avait pris l'habitude de réunir chez elle ses élèves musiciens ; les jeunes peintres s'étaient retrouvés qui autour de Vladimir Sterlig, ancien élève de Malevitch rentré de camp et de sa femme Tatiana Glebova, élève de Filonov, qui au sein du groupement artistique Saint-Pétersbourg fondé par Mikhaïl Chemiakine. Dans le domaine de la littérature, des personnalités aussi intéressantes que le Serapion Mikhaïl Slonimski et que Lidia Guinzbourg, élève de Tynianov, recevaient fréquemment des étudiants. Durant l'été 1963, Evgueni Reïn avait fait connaître Akhmatova à Joseph Brodsky, introduisant celui-ci dans ce que la poétesse appelait son « œuvre de magiciens » et dans lequel elle voulait voir une relève de la poésie russe. Ces tables modestes avaient pour finir joué dans la vie culturelle de la ville un rôle capital en rétablissant la relation entre les générations et en assurant de l'une à l'autre la transmission culturelle que voulaient à tout prix éviter les instances officielles. Découvrant ainsi de la manière la plus directe l'Àge d'argent et le grand bouillonnement littéraire des années 20, bien des créateurs des années 6o s'en étaient sentis les héritiers et les continuateurs.

          Les dimensions relativement moyennes de la ville jointes à cet enfermement sur elle-même facilitant les relations et créant solidarités et connivences, Leningrad était devenue à nouveau le lieu d'une vie intellectuelle et créatrice intense. Rapidement, en littérature, des noms nouveaux étaient apparus : Andreï Bitov, mais aussi Sergueï Dovlatov, Victor Goliavkine, Konstantin Kouzminski, Gleb Gorbovski, Victor Krivouline, Elena Schwartz, Bella Oulanovskaïa, Vladimir Maramzine et bien sûr Victor Sosnora, Alexandre Kouchner, Joseph Brodsky... La vie artistique et littéraire avait cependant dans la ville la particularité de se développer en quelque sorte dans deux camps : les uns, comme Daniil Granine qui en était l'un des « chefs », mais aussi comme Sosnora et Kouchner, étant membres de l'Union des écrivains et bénéficiai¬res des avantages divers qu'elle conférait, appartements, commandes, voyages, position sociale et sur¬tout tranquillité (ne risquant pas en particulier d'être invités à quitter le pays), les autres n'y étant pas acceptés ou ne voulant pas en être et produisant leur œuvre dans la quasi clandestinité. Cette différence de statut déterminait entre les créateurs une opposition, voire une hostilité d'autant plus marquée que les plus « officiels » avaient souvent, eux aussi, une production occulte et que les propos tenus en privé par les uns et par les autres différaient parfois fort peu.

         À la fin de l'époque de Khrouchtchev, quand à Moscou les relations entre le pouvoir et l'intelligentsia créatrice s'étaient de nouveau gâtées, Leningrad, elle, avait vu se mettre en place un véritable « microcli¬mat réactionnaire », microclimat qui devait d'ailleurs perdurer longtemps, jusqu'à retarder très sensible¬ment, sous la férule drastique du chef du parti Romanov, les effets de la perestroïka.

          Dans le tournant des années 60-70 en tous cas, les créateurs de la ville s'étaient une fois encore trou¬vés en premier ligne. C'est à Leningrad qu'avait eu lieu en février 1964 le premier procès contre un homme de lettres en tant que tel, le procès de Joseph Brodsky, accusé de « parasitisme ». De même les intellec¬tuels de la ville avaient-ils été frappés avec une force particulière quand avait été lancée la politique d'expulsion en Occident de ceux qui étaient considérés comme constituant un danger. L'expulsion de Brodsky en 1972, l'une des toutes premières, avait en effet été suivie notamment par celle du poète Lev Lossev, du prosateur Sergueï Dovlatov, du peintre Mikhaïl Chemiakine. Dans ce contexte qui se dégra¬dait, de nombreux départs volontaires, officiellement présentés comme dictés par des choix sionistes (comme d'ailleurs la plupart des départs forcés) étaient rapidement venus s'ajouter à ces expulsions, appauvrissant encore le milieu culturel de l'ex-capitale.

          Cette émigration leningradoise de la première moitié des années 70, importante tant par le nombre que par la qualité des figures qui la composaient, devait d'ailleurs avoir un destin spécifique. À la différence de leurs collègues dissidents de Moscou qui s'étaient largement dispersés dans l'ensemble du monde occidental, l'essentiel des créateurs de la Palmyre du nord, écrivains (K. Kouzminski, S. Dovlatov, I. Brodsky...), peintres, musiciens, mais aussi danseurs (Valery Panov, Mikhaïl Barychnikov...), s'étaient, eux, retrouvés aux USA et plus particulièrement à New York où ils avaient repris leurs relations et leur œuvre avec d'autant plus de facilité qu'ils avaient le sentiment d'avoir suivi dans leur périple la voie frayée par leurs trois grands aînés qu'étaient Nabokov, Balanchine et Stravinsky.

          Au lendemain de cette douloureuse coupure du monde de la création soviétique en deux, à Leningrad plus encore qu'à Moscou, la conviction profonde s'était installée que rien n'allait changer pendant long¬temps et que le contrôle du processus culturel par les autorités politiques était destiné à durer pour le moins de très longues décennies.

Ce climat déprimant n'avait cependant pas conduit à la désertification culturelle de la ville.

          À partir de 1975, la censure brejnévienne relâchant progressivement son emprise, à Léningrad comme dans le reste du pays, s'était imposé le samizdat, les dimensions de la ville donnant à celui-ci une effica¬cité particulière. On peut aisément affirmer que, dès la fin des années 70, c'est toute l'intelligentsia de la ville qui avait lu le Requiem d'Akhmatova et La Maison Pouchkine de Bitov (l'ouvrage ne devait être publié dans son intégralité en URSS qu'à la Perestroïka), tout comme elle prenait assez largement con¬naissance des écrits parvenant sous le manteau de l'étranger, œuvres de créateurs russes comme Brodsky et Nabokov, mais aussi d'auteurs occidentaux.

          Cette même décrispation de l'atmosphère avait conduit à un début d'ouverture sur le reste du pays. Des auteurs jouissant déjà d'une certaine notoriété, comme Daniil Granine, Mikhaïl Tchoulaki, Victor Konetski, mais aussi des écrivains « de la contestation » comme Bitov (qui participe en 1979 à l'Almanach Métropole), avaient poursuivi leur trajectoire en se rapprochant davantage des revues de la capitale et en s'imposant à un public plus large. De nombreux contacts entre les dissidents de Leningrad et ceux de Moscou avaient eu lieu, des relations s'étaient tissées : Krivouline était entré en relations avec les « conceptualistes » Dmitri Prigov, Lev Rubinstein, Timour Kibirov ; le peintre Evgueni Roukhine, chef de file de la dissidence picturale, mort de façon suspecte dans l'incendie de son atelier, s'était mis à fréquenter assidûment les Moscovites Vladimir Nemoukhine, Oscar Rabine, Boris Svechnikov.

          Dans ces mêmes années en outre, non sans relation avec cette réappropriation de l'héritage culturel qu'avait permis la période précédente, un très grand nombre de jeunes, souvent d'un immense talent, étaient venus à la création littéraire ou picturale. Manifestant le plus profond mépris pour la culture officielle, ils lui avaient radicalement tourné le dos, refusant parfois tout effort non seulement pour faire connaître, mais même pour conserver leur peinture ou leurs écrits dont beaucoup ont péri ou restent aujourd'hui encore à découvrir. Vivant de petits boulots, écriture de thèses, leçons, mais aussi emplois dans les chaufferies ou comme concierges, ou de vente de leurs œuvres à des diplomates étrangers quand il s'agissait des peintres, ces dissidents avaient rapidement constitué tout un milieu qui, revendiquant le terme de « deuxième culture », avait mis en place son fonctionnement propre : ses groupes, ses ateliers de poésie, ses revues (Vestnik Novoï literatury N°1 en 1991, Sumerki N°1 en 1988), ses lieux de rallie¬ment, dont essentiellement le musée Dostoïevski non loin du fameux café Saïgon. Dans une démarche de liberté de création absolue, la plupart de ces peintres, de ces prosateurs et surtout de ces poètes s'étaient tournés vers une expérimentation effrénée, excentrique, impertinente, déployant leurs innovations dans les directions les plus inattendues, multipliant les audaces thématiques et formelles qui puisaient leurs références dans l'héritage de l'Àge d'argent et des années 20 et 30, mais aussi, s'appuyant sur la tradition pétersbourgeoise de l'ouverture à l'Occident, dans la philosophie française actuelle, — ces jeunes lisant en particulier avec avidité des auteurs comme Deleuze, Foucault, Derrida, — ainsi que, bien souvent, dans la littérature américaine qui leur parvenait.. « Ce sont des écrivains qui tranchent bruyamment sur toutes les époques, même sur celles qui sont considérées comme étant les plus progressistes. À leurs yeux, la première qualité d'une œuvre littéraire est d'être difficile à lire et de montrer une complexité aussi grande que possible, tant dans sa forme que dans son sens » dit de ces auteurs Valery Popov qui a, lui-même, tenu une bonne place dans cette effervescence novatrice.

          Au tournant des années 70-80 cependant, au fur et à mesure de l'affaiblissement du contrôle des activités culturelles par les autorités, les frontières dans un premier temps si étanches entre les deux cultures avaient commencé à se brouiller. De nouvelles formes d'échange et de relations s'étaient organi¬sées. Autour de poètes comme Sosnora sous la bénédiction de l'Union des écrivains, moins officiellement autour de Krivouline, des ateliers informels avaient rassemblé des poètes débutants. Fonctionnant en marge de l'officialité, des maisons d'édition, des clubs littéraires étaient devenus des lieux de formation. Plusieurs revues littéraires et philosophiques dissidentes avaient été plus ou moins bien tolérées : 37 (avec Tatiana Goritcheva et Victor Krivouline), Le Canal de dérivation I Obvodny kanal/ (avec Sergueï Stratanovski). Des tentatives de récupération avaient été faites par le pouvoir : par exemple le cercle dit « Club 81 », à la fin des années 70 auquel Tamara Boukovskaïa par exemple avait refusé de participer, mais auquel s'étaient joints des gens comme Alexandre Mironov, V. Krivouline et S. Stratanovski ; l'almanach Le Cercle [I Krug I] en 1986 avec Boris Kouprianov, Elena Schwartz, V.Krivouline, S.Stratanovski.

          Leningrad s'était trouvé ainsi le lieu d'un bouillonnement culturel et de création d'autant plus intense qu'il se développait dans un climat de continuelle chicane mutuelle et dans un constant dénigrement des uns par les autres. Sont apparues dans ces années-là, à la croisée des influences, des œuvres de factures extrêmement diverses qui ont compté dans la vie littéraire. Elles vont d'une production romanesque que l'on peut qualifier de « traditionnelle » à une prose et surtout à une poésie d'une originalité et d'une diversité extrêmes, dont bien des éléments ne devaient être révélés au large lecteur qu'à l'extrême fin des années 80, voire dans les années 90, mais qui sont aujourd'hui à l'origine d'une floraison d'une richesse exceptionnelle.

          Brusquement, au tout début des années 80, la ville avait été en outre le lieu d'une véritable révolution, l'explosion du rock. Né à la fin des années 60 sous l'influence des Beatles, le rock de Leningrad s'était peu à peu tourné vers des sujets russes, et, servi par d'immenses talents, il en était venu à exprimer mieux que toute autre forme de création le désarroi de la jeune génération, incapable de se satisfaire du discours officiel et lancée dans la quête de valeurs nouvelles qu'elle ne réussissait pas à définir. Une mode du rock allant jusqu'au délire avait alors embrasé la jeunesse de la ville, puis, très vite, bénéficiant de la « révolu¬tion du magnétophone » qui venait déjà de diffuser dans le pays entier Vyssotski et les grands bardes, toute la jeunesse de l'URSS. À l'heure où l'Union soviétique s'enlisait dans la stagnation, on ne dira ja¬mais assez l'importance de cet ébranlement des consciences provoqué par les messages contestataires que diffusaient les voix puissantes de ces jeunes au tempérament frénétique et faisant preuve d'une vir¬tuosité poétique exceptionnelle comme Vladimir Rekchane, Victor Tsoï, Alexandre Bachlatchev, Mike Naoumenko et surtout Boris Grebenchtchikov. Devenant ainsi le centre du « magnitizdat », Leningrad s'affirmait cette fois au tout premier plan.

          Depuis maintenant une dizaine d'années, malgré une situation matérielle qui ne s'améliore que bien lentement, le climat de la ville a radicalement changé et ceci avec d'autant plus de force qu'un rééquili¬brage en faveur de l'ancienne capitale semble à l'ordre du jour, (n'est-ce pas, par exemple, au Théâtre Marinski et non plus au Bolchoï, que Poutine, originaire comme on le sait de Saint-Pétersbourg, invite ses visiteurs étrangers ?).

          La fenêtre sur l'Occident que 70 ans de pouvoir soviétique s'était appliqué à calfeutrer est à présent grande ouverte, et les liens entre créateurs se sont rétablis par-delà les frontières. Qu'ils aient émigré ou non, qu'ils aient choisi de revenir dans leur pays d'origine ou de rester à l'étranger, c'est ensemble et appuyés sur leur tradition propre, que les écrivains originaires de Leningrad-Saint-Pétersbourg écrivent la page actuelle de leur littérature, faisant preuve de la même volonté à la fois de s'ouvrir à la culture mondiale et de s'y inscrire et d'assumer l'ensemble de leur héritage culturel, celui du début de siècle, celui de leurs grands émigrés, Nabokov, Brodsky, Dovlatov, mais aussi celui de leur underground. Pro¬fondément conscients d'un esprit particulier qui les anime, c'est non sans un certain orgueil qu'ils reven¬diquent leur spécificité en tant que produit d'une aventure qui, au sein de l'URSS même, a été singulière.

                                                                                                                                                                                                       Irène Sokologorsky