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Lettres Russes

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N°33 - Souvenir et mémoires, 1 

 

Introduction par Irène Sokologorsky

 

Andreï TROUBETSKOY. - Les voies impénétrables (Souvenirs 1939-1955) / trad. de Wladimir Troubetskoy

Andreï VOZNESSENSKI. - Le poète et la place publique / trad. d’Irène Sokologorsky 

Anatoly PRISTAVKINE. - La fête était ailleurs / trad. de Annette Melot 

Alla DEMIDOVA. - La ligne filante de la mémoire / trad. de Maria-Luisa Bonaque 

Ida NAPPELBAUM. - Angle de réflexion / trad. de Annette Melot 

Sergueï DOVLATOV. - Le domaine Pouchkine / trad. de Christine Zeytounian-Beloüs 

Mikhaïl GUERMAN. - Passé composé / trad. de Marianne Gourg 

Ruth ZERNOVA. - Chez Anna Akhmatova / trad. de Maria-Luisa Bonaque

Bella AKHMADOULINA. - Les hasards de la vie / trad. de Catherine Brémeau et Annette Melot.

Souvenir et Mémoires hier et aujourd’hui dans la littérature russe.

 

Dans la littérature russe, le genre des Mémoires n’est pas traditionnellement majeur. Sa prospérité dépend en effet beaucoup des relations entretenues par les créateurs avec le temps, or ces relations ont longtemps été en Russie complexes et relativement peu favorables.

 

En raison de la situation eurasienne du pays, la culture proprement russe n’est apparue qu’assez tardivement et son profil essentiel a longtemps relevé de l’imitation et du rattrapage. Il y avait donc peu  à mémoriser sur ses  débuts. Pour ces raisons qu’on pourrait dire génétiques, dans un premier temps ont prospéré davantage les souvenirs d’enfance et de jeunesse : S. Aksakov, L. Tolstoï. C’est dans cette tradition que s’inscriront plus tard Vl. Korolenko et M. Gorki.

 

Un autre handicap, plus grave, a pesé en Russie sur le mode des Mémoires.  Le caractère  autoritaire, voire policier, de la plupart des régimes qu’a connu le pays. La liberté d’expression du mémorialiste éventuel en a  souvent été victime, et ce n’est pas un hasard si le grand classique du genre est un banni : Herzen, auteur de Vécu et pensé [ Byloe i dumy ]. La valeur de témoignage et de découverte par la littérature a, dans le milieu,  puis vers la fin du XIXe siècle, pris plutôt la forme d’essais, de tableaux de mœurs [ocerki] dont Les Récits d’un chasseur [Zapiski ohotnika] de Tourgueniev sont en quelque sorte le prototype. L’individualité du témoin y est présente, mais beaucoup plus effacée qu’elle ne le serait  dans des Mémoires. 

 

Avec l’époque soviétique, la situation est devenue beaucoup moins favorable encore. Un clivage très fort étant instauré entre le passé et le futur, le premier a vu peser sur lui un discrédit fondamental  qui n’a guère favorisé les formes d’expression qui le privilégiaient. L’anticipation s’est trouvée plus appréciée que le souvenir, même si elle était  fantasmatique. 

 

C’est à l’heure du Dégel que sont apparues pour la première fois et en même temps la nécessité et la possibilité d’un regard rétrospectif, un assouplissement certain du champ intellectuel ayant brusquement permis que s’affirme la volonté de reconsidérer certaines réalités  largement mutilées par le propos officiel. Cette entreprise a eu, peut-on dire,  comme propylées deux sommes dues à deux écrivains d’une grande notoriété et bénéficiant d’une certaine tolérance de l’expression qu’étaient Ehrenbourg  et Paoustovski. Le premier dans Les hommes, les années et la vie [Ljudi, gody  i zizn’ ] (1961 – 1965),  Paoustovski  dans une suite d’ensembles divers dont la plupart ont été regroupés dans les volumes IV, V et VI d’ Histoire d’une vie  [Povest’ o zizni] ont  oeuvré tels de véritables restaurateurs  de la vie intellectuelle et artistique des années 20 et 30 et jusqu’à l’hécatombe stalinienne. A travers leurs témoignages ont réapparu en pleine lumière et, pour le large public, sont apparues tout court, des figures du passé récent qui longtemps avaient été totalement abolies de la mémoire collective tels Zamiatine, Tsvetaeva, Mandelstam, Babel.

 

Rapidement, dans le sillage de ces deux pionniers, le genre du souvenir aux allures de fresque a fait fortune. Parmi les œuvres les plus riches publiées dans ces années-là, signalons Ma couronne de diamant [Almaznyj moj venec] de Valentin Kataïev  , consacré à la vie littéraire des années 20, Il était une fois [Zili byli]  de V. Chklovski (1960). Bon nombre de ces écrits n’ont malheureusement fait alors l’objet que de publications partielles comme Les étoiles du jour de O. Bergholts [Dnevnye zvezdy] (1858) et  le  livre de Mémoires de Ju. Olecha  .

 

Plus souvent encore, que ce soit sous forme de Mémoires ou plus fréquemment de journaux, ce travail de collation de souvenirs a dû se faire dans la clandestinité,  et la plupart des très nombreux textes rédigés à  cette époque, voire un peu avant et conservés dans les tiroirs, n’ont longtemps existé qu’en samizdat, puis parfois en « tamizdat » (dans une édition occidentale),  pour n’être portés à la connaissance d’un public large que bien plus tard par la Perestroïka et la post-Perestroïka. Tel a été par exemple le cas du Vertige  [Krutoj marsrut] d’Evguenia Guinzbourg. L’ouvrage avait commencé à circuler en manuscrit dès le début des années 60, avait été traduit en Italie et en France en 1967  , mais  le lecteur soviétique n’y a eu accès qu’à la fin des années 80. Le cas également, sans même parler des écrits de Chalamov, des Mémoires de Martchenko   et de cette autre œuvre majeure qu’est le  journal de  N. Mandelstam Contre tout espoir  [Vospominanija]  . Ayant connu de très près Akhmatova dont l’« appartement moscovite» était celui de ses parents,  Mikhaïl Ardov avait consigné ses souvenirs tout de suite après la mort de la poétesse en 1966. Restés inédits pendant plus de vingt ans, ils ne sont  parus qu’en 1989   .

De  même  ne  sont alors  parus bien entendu  qu’en Occident  les ouvrages   de   souvenirs  des   écrivains « dissidents » comme Le chêne et le Veau [Bodalsja telenok s dubom]  de Soljénitsine, Et le vent reprend ses tours : ma vie de dissident [I veter vozvrascaetsja….] de V.Boukovski, les Mémoires du général Grigorenko  . La plupart de ces ouvrages se présentant comme de vastes sommes donnant à connaître dans le détail les expériences vécues par les auteurs durant leurs années de goulag ou de relégation.

 

 

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Au début des années 90, le  tournant brutal que connaît l’histoire russe modifie fondamentalement la donne.

 

Aussi radicaux qu’inattendus, les changements dans le mode de vie et de pensée, dans les façons de faire et dans le décor qu’entraîne l’effondrement de l’URSS font disparaître en un temps très bref l’essentiel de ce qui constituait le quotidien de chacun et son environnement.

 

Or, emportées par leur aspiration à la nouveauté et empressées de se tourner vers le monde extérieur, les générations nouvelles, qui se succèdent à un rythme fortement  accru  (selon les sociologues, dans la Russie actuelle, 4–5 ans constituent déjà une génération  ), se montrent étrangement privées de mémoire, voire manifestent la volonté de rayer de leur esprit la totalité du passé.

 

Les représentants des générations largement engagées dans la vie ont ainsi brusquement  conscience de devenir des spécimens d’une réalité en train de disparaître qui, dans vingt ou trente ans, s’ils sont encore vivants, pourront être invités dans les écoles pour  parler aux enfants d’un temps dont personne n’aura plus la moindre idée.

 

Se manifeste alors tout naturellement chez eux une forte envie de retenir ce qu’ils ont connu et vécu, de le fixer. Les mœurs, les habitudes, les occupations et les préoccupations  qui étaient les leurs leur paraissent devoir rester dans les mémoires ; tout objet de la vie courante disparaissant du  jour au lendemain, que ce soit une paire de chaussures soviétique ou un formulaire, leur donne le sentiment « d’aspirer au musée tout comme un éclat de poterie égyptien »   . 

 

A ce désir de retenir, de conserver, s’ajoute encore bien souvent chez eux celui de se disculper, « de se justifier soi-même et de justifier son époque »  , en rappelant à la fois le sens et la saveur qu’ont pu avoir tels ou tels épisodes de leur existence. En effet, oublieuses du passé, les jeunes générations se montrent en outre bien souvent pénétrées de mépris à son égard tout comme à l’encontre  de ceux qui l’ont vécu  qu’elles rangent sans distinction ni hésitation dans ce qu’elles définissent du terme intensément dépréciatif de « sovok » (jeu de mot sur « soviétique » et le mot « sovok » qui désigne la pelle à poussière ou à charbon).

 

C’est ainsi que, pour la première fois dans la culture russe, le souci de noter tout simplement ce qui a été, de le raconter devient primordial.

 

Les écrits divers générés par cette volonté rencontrent l’attente du lecteur, animé, lui aussi, des mêmes sentiments. Tous les témoignages concordent, en ce temps que l’on dit parfois d’« alexie »   , les ouvrages de Mémoires  et de souvenirs jouissent dans la Russie entière d’une attention presque égale à celle dont bénéficient les romans policiers et  que l’on sait immense. 

 

La pratique des revues et des maisons d’édition, désormais guidée par la demande, témoigne également de cet engouement du public. Rares sont les numéros de Znamia, de Novy mir, mais aussi de Don et de Zvezda qui se bornent à offrir à leurs lecteurs des textes de fiction, quant aux  maisons d’édition, depuis la fin des années 90, nombre d’entre elles ont fait de l’édition de Mémoires et de souvenirs une priorité. C’est le cas de Novoe literatournoe obozrenie et  de Slovo à Moscou, à Saint-Petersbourg de Inapress. Depuis 7-8 ans au moins,  la plupart d’entre elles initient en tous cas des collections et montrent le souci de rechercher, voire de susciter auprès de leurs auteurs, des ouvrages de souvenirs. Signalons presque au hasard la Bibliothèque des Mémoires : notre passé proche à la Jeune Garde ;  Mon XXème siècle aux éditions Vagrius, qui sont de celles qui, au lendemain de la crise de 89, ont  fortement mis l’accent sur ce genre littéraire.  Zoïa Bogouslavskaïa, qui dirige le prix Triomphe, a également lancé,  en relation avec les éditions EKSMo-Press, sa Collection dorée pour laquelle elle invite les créateurs primés à rédiger leurs souvenirs. L’initiative est d’autant plus féconde que les lauréats du prix ne sont pas toujours gens de plume, et bon nombre d’entre eux n’auraient peut-être jamais  pris la parole sans cette sollicitation à laquelle nous devons en particulier les souvenirs de M. Jvanetski, d’O. Tabakov, de J. Lioubimov, ceux également d’A. Démidova dont nous présentons ici des extraits.

 

Pour finir, la littérature russe connaît depuis une dizaine d’années ce que la critique s’accorde à définir comme un « temps des Mémoires et du souvenir » « memuarnoe vremja », « vsplesk memuarnogo zanra ».

 

 

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A Moscou et dans les villes de province paraissent  des ouvrages rédigés par des acteurs de la vie politique et  sociale. Pour ne parler que des plus connus, on se souvient de l’intérêt immense rencontré par les  Mémoires de Gromyko, ceux de Gorbatchev,  ceux de Sobtchak.

 

On s’étonne cependant de ne trouver sur les étals et dans les librairies que fort peu de textes portant témoignage sur les camps et sur les années de la guerre.

 

Dans son discours au XXIIe congrès du PCUS, Khrouchtchev avait évoqué « des dizaines de milliers de manuscrits de souvenirs envoyés par des rescapés du goulag »  ,  on se souvient également qu’après la publication d’Une Journée d’ Ivan Denissovitch [Odin den’  Ivana Denisovica], le seul Novy Mir en avait reçu 1800. Une fois la parole débridée, on s’attendait à une déferlante de textes sur ces sujets ainsi que sur les épisodes de la guerre tus jusque là. Il n’en a rien été.

 

Après avoir, dans les 80 et au tout début des années 90, lu avec avidité et passion les Mémoires des grands dissidents, qui jusque là n’étaient parus qu’à l’étranger, et accueilli avec un intérêt certain les souvenirs de figures connues et aimées comme celle de Sakharov, de l’académicien Likhatchev et de Jjenov, l’acteur populaire, le lecteur russe s’est résolument détourné de tout écrit évoquant les moments difficiles de l’histoire. Le lecteur, et donc les éditeurs.

 

 Dans la mesure où elle continue à exister, la littérature concentrationnaire s’est réfugiée  dans des lieux d’édition spécifiques. Des souvenirs sont  édités par la société Mémorial  ainsi que par la société historico-littéraire moscovite Retour [Vozvrascenie]. Soljenitsyne  a pour sa part mis en place une Bibliothèque pan-russe des mémoires  . En dehors de ces circuits spécialisés, la plupart des textes que l’on peut lire sur ces sujets sont publiés à compte d’auteurs. Après avoir passé cinq ans à rassembler des documents sur son père, Mikhaïl Korol, qui, avant son arrestation et son élimination, avait été, dans les années 20 et au début des années 30, l’un des tchékistes les plus notoires, et  cinq autres années à chercher un éditeur, Maïa Korol a fini par les faire paraître à son compte  .  De même, les Mémoires de M. Troubetskoy dont nous présentons ici un extrait, n’ont-ils pu être publiés que  grâce  au soutien financier apporté de l’étranger par la famille de l’auteur.

 

On observe également que ces publications font rarement dans la presse l’objet de compte-rendus et d’analyses.

 

C’est là malheureusement un fait très caractéristique de la Russie actuelle qui s’applique à tourner le plus rapidement possible la page, à oublier son passé et refuse la réflexion  que devrait lui imposer son histoire.

 

Aucun pays n’a connu durant tout le XXème siècle un  parcours aussi difficile, aussi coûteux en vie humaines et en niveau de vie, mais également aussi audacieux et aussi riche en enseignements que la Russie et l’URSS. On comprend la lassitude d’une population si souvent et si diversement victime de cette histoire dramatique, son envie d’oublier, il n’en demeure pas moins qu’un devoir de bilan s’impose que la société russe ne semble pas prête à  assumer. Reste à savoir si l’édification d’un mode de vie nouveau est possible en en faisant l’économie. « Sans comprendre ni sentir ce qui a été avant eux et ceux qui ont été avant eux, les représentants de la Russie nouvelles  ne réussiront pas la renaissance du pays » affirmait pour sa part avec vigueur le poète Naum Korjavine  . 

 

En revanche, s’il refuse avec cette détermination  de revenir sur les épisodes douloureux, le lecteur russe actuel montre un intérêt très vif pour ce qu’a été, durant les années soviétiques, le quotidien du monde de la culture et plus particulièrement des lettres. 

 

Parmi les écrits les plus lus, et ce non seulement par les spécialistes, figurent ceux qui appartiennent à des personnages de second rang  de cet univers, peintres, architectes et surtout poètes et romanciers n’ayant pas accédé à une notoriété importante, mais ayant côtoyé les plus grandes figures. Signalons en particulier Flirt avec la vie [Flirt s ziznju], de N. Ja. Serpinskaïa   qui, dépeignant le quotidien de la vie culturelle du début du siècle, campe ainsi le fond sur lequel s’est déroulée l’aventure intellectuelle des plus grands créateurs. D. Bobychev, dont on sait la place qu’il a tenue dans la vie poétique de Leningrad auprès d’Akhmatova et de Brodsky, passionne le lecteur avec Je suis là [Ja zdes’]  .  En septembre 2002, la revue Znamia a, elle,  publié Derrière la palissade voisine [Za bliznim zaborom] ouvrage dans lequel la poétesse Inna Lisnianskaïa  livre ses souvenirs sur les habitants du village des écrivains de Peredelkino. Nous avons ici même présenté le travail attachant de Salomon Volkov sur le monde culturel de Leningrad  . Chacun se souvient enfin de l’accueil enthousiaste rencontré auprès du lecteur russe par Les années 60. Le monde de l’homme soviétique [Sestidesjatye gody. Mir sovetskogo celoveka] de A. Vaïl et de A. Guénis  . 

 

Depuis au moins 5-6 ans, cette propension  à se souvenir,  ce goût de relater des épisodes du passé caractérise également et dans la même mesure les écrivains les plus connus et jusqu’aux tout premiers rôles de la littérature. Nous donnons dans ce numéro à lire des pages d’A. Voznessenski, de B. Akhmadoulina, de A. Pristavkine, d’autres auteurs d’une dimension analogue auraient pu être retenus.

 

Elle caractérise également des écrivains plus jeunes dont un bon nombre  n’atteignant qu’à peine la quarantaine livrent des témoignages sur une réalité qui se rapproche de plus en plus du temps présent. Le jeune critique Pavel Bassinski  a ainsi fait paraître dans le numéro 9 d’Octobre (1997) Le prisonnier de Moscou [Mosskovskij plennik] dont le personnage porte son nom et dont la biographie a toutes les allures de la sienne propre. Pour notre part nous proposons ici la lecture d’une nouvelle de K. Kobrin écrite d’une plume particulièrement alerte.

 

 

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L’attention dans ces différents écrits porte d’une manière prioritaire sur des personnages rencontrés ou fréquentés par les auteurs.

 

Parfois il s’agit de gens simples, ordinaires, n’ayant pas laissé leur nom dans l’histoire, et l’évocation  de leur destin est prétexte à évoquer les grandes tragédies de l’histoire soviétique. C’est ainsi que, retrouvant, pour dépeindre une paysanne chez laquelle elle a fréquemment séjourné, les accents les plus émouvants de la littérature russe, la poétesse élitiste B. Akhmadoulina rappelle au souvenir de son lecteur la collectivisation des années 30, la guerre en Afghanistan  puis en Tchétchénie et donne à ressentir la situation misérable du soldat et d’une manière générale de la population russe.

 

Plus souvent, ce sont les figures les plus connues des lettres ou de la vie intellectuelle qui sont données à voir. Il ne s’agit plus, comme dans les années 60, de les découvrir et de les présenter. Le propos est cette fois de préciser certaines images,  d’ajouter quelques touches à des portraits, et les auteurs n’hésitent plus à porter noir sur blanc des détails souvent moins hagiographiques, de revoir quelque peu la représentation  exaltée qui avait fait suite au bannissement. L’audace de certaines reconsidérations n’est d’ailleurs pas sans engendrer parfois des débats. On se souvient des discussions brûlantes  auxquelles ont  donné lieu les Mémoires [Memuary] de Emma Guerstein, lauréate du petit Booker, à laquelle le reproche a été fait de livrer sur Akhmatova et sur son entourage des faits bruts au sujet desquels d’autres auraient jugé « plus décent »  de garder le silence  . Le personnage de la poétesse de Leningrad est d’ailleurs l’un de ceux qui est le plus revu par les mémorialistes actuels. Nous publions ainsi quelques extraits des souvenirs de R. Zernova qui, pénétrée avant tout de déférence, ne dissimule cependant pas le sourire que fait parfois naître sur ses lèvres le comportement d’Anna Andreevna. 

 

Chez les écrivains les plus connus, l’attention se porte plus volontiers encore sur des épisodes de leur vécu liés aux façons de faire  et au décor de l’époque soviétique. Mœurs de l’union des écrivains,  moments de la vie en commun (E. Reïn), voyages dans les pays du bloc de l’Est ou à l’Occident (A. Pristavkine). Souvent leur  souvenir trouve une matière privilégiée dans l’effervescence pittoresque et sulfureuse des années 6O, époque qui, quelles qu’en aient été par ailleurs les péripéties, accordait une place plus grande à la culture que le moment présent, et là le souvenir se colore volontiers de nostalgie (A.Voznessenski, mais aussi A. Demidova).

 

Deux traits sont très souvent communs à ces récits. Leur brièveté pointilliste et l’humour qui les imprègne et qui les rapproche souvent de l’anecdote au sens qu’a ce terme dans la culture russe, de l’épisode raconté, et ce n’est pas par hasard qu’y excellent des personnages connus depuis longtemps pour la vivacité de leur esprit et pour leur talent de narrateur (E. Reïn). Le goût  également qu’y montrent les auteurs de rapporter, de représenter. Longtemps contraints à mettre leur écriture au service d’un message, à négliger le concret au bénéfice des idées et à mettre leur puissance d’évocation au service d’une démonstration, ceux-ci trouvent de toute évidence à donner à voir un fait vrai tout simple un plaisir nouveau qui confère à leurs récits une saveur particulière.

 

Aujourd’hui,  au sein de l’abondante et infiniment diverse floraison que connaissent les lettres russes, ces écrits des auteurs les plus notoires mais aussi des seconds rôles dont nous essayons de donner ici  un choix représentatif sont en tous cas sans conteste parmi ceux qui offrent  les plus grands  bonheurs de lecture.

 

 

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En cependant, peut-on réellement parler ici de Mémoires ?

 

Les auteurs contestent à grands cris ce statut à leurs récits. « Il va sans dire que ce ne sont pas là des Mémoires ! », s’exclame Pavel Bassinski à propos de son Prisonnier de Moscou  . « Je n’avais pas l’intention d’écrire des Mémoires, mais simplement de rapporter des événements intéressants en soi » note Baklanov  . Reïn souligne la modestie de son propos en parlant de « Mémoires non-canoniques ».  Pour sa part, c’est en ces termes que D. Danine présente son ouvrage Le faix de la honte. Pasternak et nous [Bremja styda. Pasternak u my]  « Ce ne sont pas là des Mémoires, rien qu’un nécessaire appel au souvenir pour comprendre quelque chose de sérieux concernant notre Temps et concernant le Poète »  . « Non, non ! Je n’écris pas de Mémoires ! s’écrie  de son côté Chmelev. Je dessine des images, et il est clair que c’est tout autre chose. D’une image, on  attend moins, et la responsabilité de l’auteur est bien moindre que dans des Mémoires. Une image, ce n’est qu’une image : il n’est nullement indispensable  d’y donner un évaluation  de ce qui a été, ni pour soi ni pour les autres. De même n’en exige-t-on pas qu’y soient tirées des conclusions sur ce qui est donné à voir.»   

 

Toutes évaluations et conclusions que pourrait introduire dans ces tableaux la présence tangible d’un mémorialiste sont en effet absentes de ces récits. Les souvenirs des plus grandes figures de la littérature ne prennent aujourd’hui  pratiquement jamais la forme de fresques constituées, d’amples tableaux dans lesquels la représentation d’une réalité serait fortement structurée par la personnalité du récepteur. Le plus souvent il s’agit chez eux de récits brefs qui se bornent à rapporter un épisode, une aventure à l’occasion desquels la personnalité du narrateur n’a guère eu le loisir de se donner à voir. De récits brefs qui, chaque fois, ont une existence propre, même s’ils sont présentés côte à côte : A. Voznessenski  a livré ses souvenirs en un volume,  pourtant chaque chapitre de son Vent virtuel  [Na virtual’nom vetru] n’en constitue pas moins un tout  qui existe indépendamment des autres. Même s’ils se trouvent finalement regroupés en un recueil, organisés en cycles comme c’est le cas pour les récits de Baklanov. L’auteur  avait commencé par publier dans l’Amitié des peuples cinq récits intitulés Récits non inventés [Nevydumannye rasskazy], puis d’autres sont venus s’ajouter qu’il a, pour finir, rassemblés en un volume En établissant le bilan [Podvodja itogi] dont l’unité de découpage demeure l’épisode  . C’est également le cas pour les nouvelles de E. Reïn dont nous proposons ici quelques pages particulièrement savoureuses.

 

On chercherait par ailleurs en vain dans ces  écrits  la représentation des multiples facettes de la réalité soviétique, des pans entier de cette réalité n’apparaissent qu’à l’occasion pour n’être évoqués que d’une manière tout à fait succincte.  Le propos n’est pas de donner au lecteur le plaisir de revoir là son propre passé et de mieux le comprendre ni de préparer pour l’historien du futur un matériau destiné à lui permettre l’appréhension de l’époque dans toute sa complexité.  Le terme de Mémoires ne saurait donc  être appliqué à ces écrits dans toute sa rigueur.

 

En revanche, l’ensemble de ces vignettes, de ces « images », dessine un tableau de la vie littéraire de l’époque soviétique  d’une très grande richesse. Tableau d’autant plus précieux que la littérature et les  écrivains ont joué dans le mouvement des idées, dans la résistance et tout particulièrement dans le grand réveil de la dernière décennie soviétique un  rôle tout à fait primordial.

 

Ajoutons que la passion avec laquelle le lecteur actuel, toutes générations confondues semble-t-il, recherche et  découvre ces textes est une preuve de plus de la fascination que continue à exercer sur lui le monde des lettres et donc de la place exceptionnelle qu’occupe aujourd’hui encore dans la vie russe le fait littéraire.

 Irène   Sokologorsky

 

  1 Novy Mir n° 6  1978

  2 V. Chklovski avait réussi à faire éditer en 1959 une partie des souvenirs de Ju. Olecha sous le titre  Nulle dies sine linea, mais ceux-ci ne sont parus en Russie dans leur 2 intégralité qu’en 1999 sous le titre  Le livre de l’adieu  [Kniga proscanija]. Ce texte est sur le point de voir le jour en France aux Editions du Rocher dans une traduction de Marianne Gourg.

 3 Et publié aux éditions du  Seuil

 4  Mon témoignage  [Moi pokazanija] 1968 – 1969,  publié au Seuil en 1970

 5 Publié par Gallimard en 1972  (vol. I et II )  et en 1975 ( vol.III )

 6 La légendaire rue Ordynka    [Legendarnaja Ordynka]

 7 Parus aux  Presses de la renaissance en  1980

 8 Rabotnikov Nikita : Une Guerre dans laquelle tous sont des transfuges  [Vojna, v kotoroju vse prerebezciki] in Znamia n° 4 2004

 9 Formule heureuse de Alexeï Slapovski lors d’un débat sur la littérature des Mémoires. Voprosy literetury  n°5 2000

10 Daniil Danine

11 Terme  du critique Novikov

12 Cité par I. Chtcherbakov  in. Voprosy literatury, n ° 1,  2000

13 Vserossijskaja memuarnaja biblioteka qui dispose d’un catalogue important

14 L’Odyssée d’un agent / Odisseja razvedcika /. Exemple cité par Korallov  in. Voprosy literatury,  n° 1, 2000

15 Voprosy literatury,  N° 1,  1999 

16 Editions La jeune Garde, Moscou,  2003

17 Editions Vagrius,  Moscou,  2003 

18 Lettres russes, n° 32 p. 28

19 Novoe literatournoe obozrenie, Moscou, 1996,  après Ardis, 1988

20 Voir à ce sujet Voprosy literatoury,  n°1,  2000

21  Voir à ce sujet la table ronde sur la littérature de Mémoires organisée par la revue Voprosy literatoury,  n°1, 1999

22 idem

23  idem

24 idem

25 Voprosy literatury,  n°1,  1999