N°56 - Les Nouveaux Traditionalistes
Introduction : Une nouvelle génération de prosateurs, par Irène Sokologorsky
Éléna TOULOUCHÉVA. Sans mise en scène / traduction de Jacqueline Paudrat.
Igor SAVÉLIEV. La veuve du dictateur / traduction de Catherine Brémeau.
Boulat KHANOV. Défigurations / traduction de Maria-Luisa Bonaque.
Andreï ANTIPINE. Les mouettes pleuraient / traduction d'Antonina Roubichou-Stretz.
Iouri LOUNINE. Trois siècles de poésie / traduction de Christine Mestre.
Iouri LOUNINE. La cage / traduction de Jacqueline Paudrat.
Irina MAMAEVA. Entre nous / traduction d'Antonina Roubichou-Stretz.
Elena TOULOUCHÉVA. Maria Vassilievna / traduction d'Odile Belkeddar.
Une nouvelle génération de prosateurs
Dans la littérature, comme dans la société en général, une génération tout à fait nouvelle vient d’apparaître en Russie.
Les hommes et les femmes nés dans les années 1980 ont eu en effet un parcours de vie très différent même de celui d’auteurs qui ne sont leurs ainés que d’une petite dizaine d’années. « Nous sommes la dernière génération à être nés en Union Soviétique, mais nous avons vécu notre vie d’adulte dans un pays qui n’était plus du tout le même » résume Irina Mamaéva. Eléna Toulouchéva, l’un des auteurs les plus représentatifs de cette génération, trace un portrait magistral de celle-ci. Il constitue l’ouverture de ce numéro.
N’ayant pas connu l’époque soviétique, ces jeunes n’ont jamais eu à composer avec quelque censure que ce soit. En revanche, avec leur famille, ils ont connu les immenses difficultés des années 1990 : magasins non approvisionnés, chaos social créé par l’enrichissement scandaleux des uns et l’appauvrissement dramatique des autres, violences, désarroi … Andreï Antipine, dont la mère est bibliothécaire, se souvient par exemple d’avoir eu peur, jour après jour, de la voir se faire licencier.
En outre, dès leurs premiers pas d’écrivains, ils ont été confrontés aux énormes difficultés de l’édition et à la disparition presque totale de la diffusion de la littérature dans le pays. À Oufa par exemple, aujourd’hui encore, c’est seulement entre cinq et dix pour cent de la production éditoriale qui parvient dans les librairies et les bibliothèques. Il y avait en URSS 80 000 librairies, il en reste en Russie moins de 1 500 et elles sont confrontées surtout au manque d’intérêt, au désamour du lecteur. « Il est plus intéressant de lire que de vivre », disait-on dans les années brejnéviennes ; désormais d’autres activités « intéressantes » telles que les voyages, les expositions, et surtout les diverses formes d’engagement dans le business étaient apparues qui détournaient de la lecture, et ce d’autant plus que les difficultés de la vie imposaient d’autres dépenses que l’achat de livres ou de revues. Après avoir lu goulûment dans les deux premières années de la Pérestroïka, alors que se découvraient enfin les « taches blanches » de la littérature russe et qu’apparaissaient dans le paysage des auteurs étrangers nouveaux, le public russe avait pratiquement cessé de lire.
Dès la fin des années 1980 déjà, nombreux étaient ceux dans le pays qui déploraient cette situation. L’idée que la Russie était « le pays du monde où on lisait le plus » était en effet objet de fierté bien au-delà du monde littéraire. Aussi, avait-t-on assisté à une véritable croisade en faveur de la culture et tout particulièrement de la littérature. Croisade à laquelle avaient pris part la plupart des composantes de la société capables financièrement d’intervenir : banques, associations, simples individus ayant réussi à se faire une belle place dans la société, et tout particulièrement oligarques.
L’outil essentiel de cette opération de sauvetage avait été le prix littéraire. On avait eu ainsi, dès 1991, le prix Triomphe financé par V. Bérézovski, en 1992 le prix Booker, soutenu par Jukoz, En 2005 s’était ajouté notamment le prix Bolchaïa Kniga. À côté de ces prix particulièrement prestigieux et très largement popularisés par les medias, étaient apparues un très grand nombre de distinctions diverses au sein des grandes revues, dans les unions d’écrivains, à Moscou, mais aussi dans les grandes ou petites villes de province. Comme nous le verrons, chacun des écrivains que nous présentons ici est titulaire de plusieurs de ces distinctions. Nous avons amplement fait le point sur ce sujet dans le numéro 43 de notre revue auquel nous avons le plaisir de vos renvoyer.
C’est dans ce contexte que s’est déroulée l’adolescence des auteurs qui nous intéressent aujourd’hui.
Cependant, si un soutien aux écrivains engagés déjà dans l’acte d’écrire et que la nouvelle situation transformait parfois pratiquement en SDF était apparu nécessaire, très vite s’était imposé également le besoin d’attirer des jeunes et de les accueillir. C’est dans cette perspective que, dès 2000, un prix avait été fondé qui leur était spécifiquement destiné : le prix Début. (Voir encore notre n° 43).
Parallèlement avaient été mis en place, à l’initiative de Serguéï Filatov, des séminaires que l’on avait rapidement baptisés « Lipki », du nom de l’internat de Zvénigorod dans la banlieue de Moscou où ils étaient organisés. Il s’agissait d’accueillir chaque année durant une semaine une bonne centaine de jeunes de moins de 35 ans pour lesquels, en présence d’écrivains confirmés, de critiques, de rédacteurs de revues et de maisons d’édition et par leurs soins, étaient organisés des rencontres, des séminaires, des master class. Devenus « nelipki », puisqu’ils se tiennent depuis plusieurs années à Oulianovsk, ces séminaires non seulement existent encore mais jouissent toujours d’une très grande popularité.
Cet effort en direction des jeunes a continué à se développer. Auprès des revues, des stages pour les jeunes auteurs ont été mis en place. C’est ainsi par exemple qu’au sein de la revue Moscou, se déroulent chaque année des cours d’écriture animés par Andreï Vorontsov, l’un des secrétaires de l’Union des écrivains de Russie.
Il convient de ne pas oublier également l’Institut littéraire Maxime Gorki qui accueille chaque année des jeunes souhaitant se consacrer à l’écriture.
La très grande majorité des auteurs de quelque notoriété de la génération qui nous intéresse aujourd’hui sont passés par les séminaires de Lipki, ont été élèves du Litinstitut, ont envoyé leurs œuvres au jury du prix Début et y ont souvent été distingués.
Cet effort d’accueil et de soutien en direction des jeunes se poursuit aujourd’hui. Dans les dix dernières années, les prix les plus prestigieux ont rencontré des difficultés et ont parfois disparu. Le prix Triomphe a cessé son existence en 2010 à la suite du suicide de V. Bérézovski, le prix Booker a disparu en 2017. Récemment, vient d’être annoncée la non-attribution en 2019 du prix Bolchaïa Kniga qui cherche un nouveau sponsor. Le prix Début a subi le même sort et s’est arrêté en 2016. Mais là cependant, le relais a immédiatement été assuré par le prix Lycée qui affiche les mêmes objectifs.
Faisant référence dans sa dénomination à Pouchkine, le prix Lycée a été fondé en 2017 par l’entreprise Lotte de la Corée du sud dont le Conseil d’administration est présidé par Sergueï Stépachine, ex-premier ministre de la Fédération de Russie. Il est attribué chaque année à trois poètes et à trois prosateurs de moins de 35 ans à partir d’une short list ayant retenu 10 et 20 d’entre eux. Richement doté, ce prix a tout de suite joui d’un grand prestige. Il est aujourd’hui un soutien particulièrement important pour les écrivains débutants.
Valorisant fortement le fait littéraire, cette politique de soutien et cet ensemble d’initiatives ont de toute évidence d’une part encouragé et favorisé l’accès à l’écriture d’un très grand nombre de jeunes, poètes et prosateurs, d’autre part permis à ceux-ci une maturation et un développement exceptionnels. Critiques et publicistes s’accordent à le dire : il y a en ce moment en Russie non seulement beaucoup de jeunes écrivains, mais un nombre tout à fait important de talents majeurs et surtout très prometteurs.
Dans cette nouvelle génération, une première figure s’impose à l’attention : Igor Savéliev. Visiblement promis à un grand avenir, ce jeune prosateur jouit d’ores et déjà d’une très grande notoriété. En 2004, découvrant la nouvelle La ville blême [Бледный город] du tout jeune auteur dans le cadre du prix Début dont elle était la coordinatrice, Olga Slavnikova avait immédiatement déclaré : « on comprend dès les premiers paragraphes que l’on a affaire à un véritable écrivain », et, avant même que le jury, qui d’ailleurs allait choisir d’autres noms, ne se réunisse, elle avait fait parvenir la nouvelle à la revue Novy mir qui l’avait immédiatement publiée. Dès cette parution, nous l’avons, nous, éditée en volume 1. L’année suivante les éditions de l’Aube ont repris cette traduction, avec notre accord certes, mais en présentant fort inélégamment leur publication comme étant un inédit. En 2013, cette même maison d’édition a fait connaître également au lecteur français sous le titre Les Russes à la conquête de Mars le premier roman d’Igor Savéliev [Терешкова летит на Марс].
Né à Oufa où il a vécu jusque-là sans manifester un désir particulier de gagner Moscou, I. Savéliev vient tout juste d’accepter une charge d’enseignant dans un établissement supérieur d’Etudes économiques de Moscou et va tout prochainement déménager. « Pour le moment, écrit-il, ce ne sont que tracas et difficultés, mais, à long terme, je pense que ce sera bénéfique. »
Sans doute a-t-il raison : Igor Savéliev est en effet un écrivain qui est loin de se tenir en marge de la société et de ses problèmes. Sa toute dernière publication suffit pour en attester. Le mensonge de Hamlet [ложь Гамлета], parue en juin 2018 dans la revue Octobre, est une fiction inspirée par l’affaire du metteur en scène Kirill Sérébrénnikov dont il a été amplement question en France notamment. L’auteur considère en effet que « lutter contre les manifestations de la censure, notamment par le moyen d’œuvres littéraires, est l’une des tâches professionnelles qui lui incombent », et le site Journalny zal, qui analyse la lecture dans le pays des textes paraissant en revue, a déclaré que cette longue nouvelle a été parmi les plus lues de l’année.
Igor Savéliev est cependant relativement isolé dans le paysage littéraire actuel. L’immense majorité de ses contemporains ont en effet en commun des traits et un comportement tout à fait différents. À telle enseigne qu’Andreï Timoféév a, dès 2016, avancé pour les dénommer le terme de « Nouveaux traditionalistes » qu’il entend distinguer des « Nouveaux réalistes » que sont notamment Sergueï Chargounov, Roman Sentchine, Denis Goutzko…
Du fait des circonstances particulières de leur entrée en littérature, ces jeunes écrivains entretiennent souvent entre eux des relations plus étroites et plus amicales que les auteurs des générations précédentes. Ils se connaissent, ils ont suivi ensemble cours ou séminaires, ils se retrouvent lors des attributions des différents prix et dans les salons du livre qui sont organisés dans de plus en plus de villes russes et à l’étranger et où ils sont amenés à prendre part à des tables rondes, et donc à échanger. « Nous avons toujours envie d’une certaine façon de faire partie d’un groupe amical, d’être bien ensemble » observe I. Mamaéva.
Il ne s’agit cependant entre eux que de liens d’amitié qui se satisfont de relations de loin en loin, et ces jeunes n’en constituent pas pour autant une école ni même un mouvement. « Pour ma part, je n’ai tout simplement pas le sentiment d’appartenir à une génération, tout comme je ne me perçois pas comme faisant partie de quelque processus littéraire que ce soit » déclare très clairement par exemple A. Antipine.
Telle est sans doute la raison essentielle pour laquelle, contrairement aux générations précédentes, ces jeunes auteurs ne montrent aucune aspiration à aller s’installer à Moscou. Dans les dernières décennies du XXe siècle et au tournant du siècle, dès qu’ils avaient obtenu un prix littéraire, dès que l’on commençait à parler d’eux et que cela devenait possible, les écrivains s’empressaient de venir vivre dans la capitale : parmi les auteurs les plus connus en France, cela a été le cas d’Olga Slavnikova et d’Anatoly Kourtchatkine, nés à Sverdlovsk, celui de d’Andreï Guérassimov, né à Irkoutsk, de Roman Sentchine, né à Touva.
Les auteurs qui nous occupent, eux, choisissent pour la plupart de vivre, non seulement loin de Moscou et des grandes villes, mais à la campagne. I. Mamaéva et A. Antipine vivent dans le village dans lequel ils sont nés. « Ma vie d’écrivain n’est absolument pas compatible avec la grande ville, écrit ce dernier. À la campagne il y a un autre rythme, d’autres gens ». Quant à Iouri Lounine, il avoue qu’à peine arrive-t-il à Moscou qu’il aspire à en partir au plus vite, « à cause notamment de l’indifférence des gens ». Par ailleurs, si certains de ces auteurs s’adonnent à l’occasion un peu au journalisme, les emplois qu’ils occupent : pêcheur, gardien, chauffeur, travailleur de base sont loin de les inscrire dans la vie littéraire de leur époque.
En tant qu’écrivains, ce qui les caractérise au premier chef, c’est leur volonté de porter le regard très spécifiquement sur l’homme russe tel qu’il est aujourd’hui. « Je m’applique à montrer l’individu ordinaire. À l’époque où on entend crier de tous côtés « action ! » « show ! » il faut tout de même bien que quelqu’un parle de l’homme tel qu’on le rencontre quotidiennement » déclare E. Toulouchéva. I. Lounine puise, lui aussi, ses sujets dans le quotidien le plus prosaïque : « J’aime observer les gens, regarder les phénomènes et les choses ordinaires comme on regarde quelque chose d’étrange et d’incompréhensible », écrit-il.
Ce à quoi s’attachent nos auteurs, c’est au monde intérieur de leurs personnages qu’ils scrutent, attentifs à saisir le moindre mouvement de leur âme, soucieux de pénétrer dans le tréfonds de leur conscience. « Ce qui m’intéresse en littérature, ce sont les sujets liés à un choix moral, à la psychologie des relations entre les êtres », écrit A. Timoféév. Il s’agit pour lui, comme pour chacun de nos auteurs « d’entrer le plus profondément possible dans l’être humain de leur époque », dans sa conscience, dans sa sensibilité.
Tout en représentant eux aussi leur contemporain, les écrivains des générations précédentes, dont notamment les Nouveaux réalistes, se donnaient, eux, pour objectif de comprendre celui-ci et s’attachaient pour cela à rechercher et à analyser les causes, l’origine de son comportement et de sa psychologie. Ils étaient ainsi conduits à remonter dans le passé soviétique et à explorer longuement divers épisodes des décennies précédentes. Considérant qu’aujourd’hui, pour beaucoup de jeunes, les causes des difficultés actuelles et celles de l’effondrement de l’individu russe sont à rechercher avant tout dans les années 1960, L. Oulitskaïa par exemple avoue s’attacher dans ses romans à éclairer au maximum cette période. Pour parler des auteurs connus en France, Zakhar Prilépine, Dina Rubina, Sergueï Chargounov adoptent une démarche analogue. Roman Sentchine d’ailleurs le déplore : « Nous remuons le passé, nous cherchons le coupable sans prêter du coup attention à notre époque », observe-t-il.
Ce retour sur le passé est totalement absent chez les jeunes auteurs dont il est question aujourd’hui. Leur regard est obstinément fixé sur le présent. La mémoire du passé ne les intéresse nullement.
Une première conséquence de cette démarche des auteurs est qu’elle les conduit à adopter le plus souvent des formes brèves : récits, nouvelles et longues nouvelles, celles que désigne le terme russe de «повесть » [povest]. Aux romans de plusieurs centaines de pages, que l’on désigne depuis l’époque soviétique du terme heureux de « brique », font suite maintenant sur les rayons des libraires des volumes plus modestes. Aucune œuvre de ces jeunes ne compte 600 ou 700 pages, ni même 400 ou 500 pages. Auteurs avant tout de nouvelles, quand ces jeunes écrivains choisissent d’écrire un roman, celui-ci ne dépasse jamais 300 pages. La colère [Гнев], de B. Khanov ne compte que 288 pages. L’œuvre qu’Antipine présente comme « roman », Tranche de vie [Житейская история] n’en fait que 272, et encore n’est-elle, selon ses propres dires, que la mise bout à bout de trois nouvelles. Souhaitons que cette pratique incline les jurys des grands prix qui renaitront à ne plus avoir comme critère premier, voire essentiel, de leur choix le poids du volume !
Cette image de leur contemporain que dessinent nos jeunes auteurs est d’une noirceur extrême : violence, brutalité des mœurs et des relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres, veulerie, insensibilité, absence de toute volonté d’action et surtout alcoolisme poussé au plus haut point. Il faut parler d’un réalisme rude, violent, brutal, et les différents textes que nous vous proposons dans ce numéro en attestent amplement.
Les uns et les autres se défendent cependant de vouloir noircir le tableau, de se laisser aller au pessimisme. « Malheureusement nous avons en ce moment beaucoup de littérature dépressive... J’ai envie, moi, de donner à celui qui me lit une petite charge d’optimisme, de foi en lui-même, d’énergie. J’ai envie de lui dire : ‘oui, aujourd’hui tout va plutôt mal, aujourd’hui la vie est difficile, pleine de douleurs, mais viendra forcément une étape blanche, l’essentiel est de ne pas baisser les bras. Tout ira bien’ », déclare I. Mamaéva. « Dans mes écrits, je n’entends jamais m’en tenir à la noirceur. Je n’ai jamais essayé d’insuffler volontairement du pessimisme. Je n’ai eu cette intention dans aucune de mes œuvres », écrit de même A. Antipine. La noirceur de ses tableaux lui étant parfois également reprochée, B. Khanov répond, lui : « j’essaye au contraire d’éviter de dramatiser. Un regard dépressif sur la réalité n’est pas moins dommageable qu’une comparaison entre l’existence et un chewing gum. Tout cela n’a pas de sens, parce que cela ne nous rapproche pas de la compréhension des processus dans lesquels nous sommes engagés ».
Nous sommes loin de ce qui avait été défini au milieu des années 1980 comme la littérature « noire » [чернуха], dont Humble cimetière de Sergueï Kalédine avait été l’œuvre phare, et au sein de laquelle, pour se démarquer de la littérature soviétique, un certain nombre d’auteurs (tombés aujourd’hui dans un juste oubli) s’étaient appliqués à badigeonner d’un noir d’encre leur représentation des personnages et de la réalité. Chez les jeunes auteurs d’aujourd’hui, c’est simplement de tracer un portrait fidèle de la réalité qu’il s’agit, de donner à voir ce qui est. Tout ce qu’ambitionne E. Toulouchéva par exemple, c’est de « faire une photographie de la société dans laquelle elle vit pour que le lecteur ait devant les yeux ce qu’elle a, elle ». « Je me borne à décrire ce que je vois et ce que j’entends », déclare également A. Antipine.
Toutefois, soucieux de ne pas se laisser aller au pessimisme dans ses écrits, ce dernier ajoute : « je me demande pourtant quel regard il faut porter sur la vie pour rester optimiste aujourd’hui ».
La chute de l’URSS, puis l’instauration à bride abattue d’une forme de capitalisme, n’ont pas, selon nos auteurs correspondu seulement à une « gigantesque cassure du pays en morceaux », mais aussi et surtout à un renversement des valeurs morales et à un effondrement de l’être humain. Elles ont « abîmé le visage de l’homme ». « Aujourd’hui, il y a un vide de culture religieuse, culturelle et historique chez les gens » note Andreï Roudalev, et I. Mamaéva parle, elle, de « la mauvaise santé spirituelle de l’homme et de la société d’aujourd’hui ». C’est précisément ce que ces jeunes écrivains entendent donner à percevoir.
Pour autant les auteurs de cette génération n’ont nullement l’ambition d’agir par leurs écrits sur cet état de fait, d’avoir une action sur la société et sur leur lecteur. « À mon sens il serait vain d’attendre de ma génération quelque action que ce soit dans le domaine social ou politique », déclare clairement I. Mamaéva.
De toute façon, « Ce qu’il faut, c’est que l’homme retrouve la conscience de sa propre valeur », et ce n’est pas un changement de régime qui pourrait l’y aider » observe le jeune critique A. Roudalev. La dernière page du livre d’E. Toulouchéva, qui porte le titre très significatif de On a envie de miracles ! [Чудес хочется !] (2018), exprime très clairement la position de cette génération. « Il est possible, écrit-elle que la force de l’homme russe ne soit pas dans une idéologie qui a changé tant de fois (du paganisme au christianisme, de la monarchie au communisme, du communisme à …) Sa force est dans sa spiritualité, dans son identité propre ». « C’est l’étude de l’être humain et non la politique qui a toujours été au centre de la littérature russe » affirme de même A. Timoféév. « Nous, en tant que pays et en tant que ses représentants pris individuellement, poursuit E. Toulouchéva regardons toujours soit en avant (le futur, le progrès, le développement), soit ceux qui « courent » dans le couloir d’à côté (l’Occident qui nous devance, l’Orient qui nous rattrape, les pays à la traîne). Malheureusement, tournés vers l’extérieur, nous regardons trop rarement en nous-mêmes, nous oublions de plonger le regard dans la profondeur de nos traditions et de nos réalisations, en négligeant et en perdant peu à peu la force unique qui nous a été transmise par les générations précédentes. Pourtant c’est peut-être précisément cette force qui est capable de restaurer notre spiritualité. »
Cette recherche de la spiritualité, parfois liée pour certains d’entre eux avec la religion, mais jamais essentiellement, et à laquelle ils aspirent, cette recherche de la spécificité de la culture russe et de l’homme russe est le point commun le plus important qui rapproche ces auteurs. Il explique en particulier l’attachement très marqué que ceux-ci manifestent unanimement pour la prose rurale des années 1960-1980 et pour Valentin Raspoutine en particulier. Cette prose paysanne a été en effet à leurs yeux « le dernier phénomène important de la littérature russe » parce qu’ « affirmant avant tout des valeurs éthiques et préoccupée essentiellement par la santé morale de l’homme d’aujourd’hui et de celui de demain ».
Cet effort de descendre en eux-mêmes qu’appelle de ses vœux E.Toulouchéva est cependant loin de répondre à leur attente : « Quand on regarde en soi, note I. Mamaéva, voilà que nous remonte en masse du vomi de chips et de coca-cola. Ou alors de sushi et de foie gras, si on a réussi à se faire sa place à Moscou ». « Quel est le problème principal de l’écrivain russe actuel : il n’a pas le temps d’écrire ? Il ne sait pas de quoi parler ? On ne le paye pas ? » a demandé un intervieweur à ce même écrivain qui a répondu sans la moindre hésitation : « Il ne sait pas de quoi parler. Le problème de l’écrivain d’aujourd’hui est qu’il ne sait pas de quoi parler. On a eu une occasion une fois : on s’est retrouvé à faire son service militaire, ou, au mieux, à aller faire la guerre, on a pu observer quelque part une situation dramatique, on se souvient d’une bonne fessée qui nous a été administrée dans notre enfance par notre père – bon, on décrit tout ça. On édite un livre, on reçoit un prix, on va s’installer à Moscou. Et c’est tout. Finita la comedia ».
Cette indigence de vie que met en évidence I. Mamaéva est exprimée d’une manière ou d’une autre par la plupart de ces jeunes auteurs. « Il y a en ce moment en Russie beaucoup d’auteurs talentueux, mais nous ressentons comme le manque d’un air qui nous permettrait de respirer à pleins poumons, comme s’il nous était difficile de trouver le but de notre époque, d’en comprendre la mythologie », dit I. Lounine qui souligne bien qu’il parle là en particulier pour lui-même.
Les jeunes de cette génération sont ainsi habités par un sentiment d’incomplétude, d’insatisfaction ; ils ont le sentiment douloureux de n’avoir pas été épargnés eux-mêmes par la dégradation de l’individu telle qu’ils l’analysent.
Cette sensation fondamentale les conduit tout naturellement à un manque d’affirmation de soi. À la différence d’un I. Savéliev et de quelques figures moins notoires, qui, par leur comportement, proclament haut et fort leur vocation et leur place d’écrivain dans le quotidien de leur société, les jeunes qui nous intéressent aujourd’hui se tiennent comme en retrait, se demandant quel sens donner à leur vocation, et remettant même en question la signification que peut encore avoir aujourd’hui la littérature. « On peut s’interroger sur les raisons que l’on a de continuer à écrire. Le fait d’écrire n‘a-t-il pas perdu sa raison d’être essentielle ? » observe non sans amertume A. Antipine. À la question « pourquoi écrivez-vous ? » I. Lounine, lui, répond très honnêtement « Je n’en sais rien. Simplement, quand j’écris, je me sens bien ».
Dans un article important « Il est temps de faire irruption et de s’imposer. Remarquera-t-on les Nouveaux traditionalistes ? » [Время врываться. Заметят ли Новых традиционалистов ?] (2017), Roman Sentchine leur reproche cette attitude. Appréciant particulièrement leur prose dont il souligne la « subtilité », il regrette qu’elle soit « injustement et scandaleusement méconnue ». « Il faut faire quelque chose », lance-t-il en conclusion. En en appelant d’abord aux écrivains eux-mêmes et en leur enjoignant de « parler plus fort », il rappelle l’observation faite en son heure par V. Bélinski : « le bruit, ce n’est pas encore la gloire, mais sans bruit, il n’y a pas de gloire ». En en appelant également aux critiques, il leur demande instamment de porter plus d’attention à ces jeunes auteurs, d’en parler, de les étudier de façon à attirer à eux le vaste éventail de lecteurs qu’ils méritent.
Une autre raison cependant explique l’effacement dont fait preuve cette génération d’écrivains : le sentiment qu’arrive après eux une génération plus audacieuse, plus ambitieuse. « Alors que nous continuons de rêver, nous remarquons avec étonnement que toutes les meilleurs places sont déjà prises par d’autres qui sont plus jeunes que nous» déclare I. Mamaéva qui observe : « d’un côté, par rapport à nos camarades plus âgés, nous nous sommes assez facilement adaptés au changement de structure de la société. D’un autre côté, nous n’avons pas cet individualisme aux dents de sabre ni ce sentiment du tout est permis qui caractérise ceux qui ont aujourd’hui 25 ans ».
Aussi leur littérature, celle qu’ils écrivent, apparaît-elle à la plupart des jeunes de cette génération comme une étape transitoire, « un temps intermédiaire entre deux saisons ». « Nous serions plutôt un tampon entre l’homo sovieticus et l’être de consommation qui s’annonce » dit encore I.Mamaéva.
Les auteurs dont nous vous présentons aujourd’hui quelques pages sont cependant très jeunes. Bien des choses ont toutes les chances de changer autour d’eux et en eux. Ce qui importe déjà, c’est que, même si c’est parfois dans l’amertume, l’écriture demeure aujourd’hui dans le pays une forme d’expression artistique majeure, et surtout que les talents dans cette génération sont loin de manquer.
Irène Sokologorsky
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1 La ville blême, trad. Claude Frioux et Irène Sokologorsky, édition bilingue, LRS, 2010