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Lettres Russes

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N°55 - Les deux capitales

 

Introduction : Moscou / Saint-Pétersbourg, les deux capitales, par Irène Sokologorsky et Catherine Brémeau.

 

Vitaly AMOURSKY. – Au fond de la mémoire / trad. de Catherine Brémeau.

Alexandre FOMINE. – Retour à Saint-Pétersbourg / trad. de Michèle Astrakhan. 

Alexeï KOZLOV. – À deux pas du Kremlin / trad. d'Annette Melot. 

Tatiana CHTCHERBINA. – La tour Soukharev / trad. de Catherine Brémeau. 

Evgueni BOUNIMOVITCH. – La Neglinka / trad. d'Odile Belkeddar. 

Natalia GRETCHOUK. – Saint-Pétersbourg, événements et personnages / trad. de Maria-Luisa Bonaque, Marie Starynkevitch et Jacqueline Paudrat. 

Naoum SINDALOVSKI. – Histoire de Pétersbourg d'après les traditions et les légendes / trad. de Richard Roy et Michèle Astrakhan. 

Arkadi KOCHKO. – Esquisse du monde criminel de la Russie tsariste / trad. de Richard Roy. 

Elena FILIPOVA. – Voeux exaucés / trad. de Catherine Brémeau.

Elena FILIPOVA. – Ville : poème / trad. de Maria-Luisa Bonaque.

Poèmes sur Moscou de G. Chpalikov, I. Irteniev, A. Voznessenski, I. Ermakova.  / trad. de Christine Zeytounian-Beloüs

Moscou / Saint-Pétersbourg, les deux capitales

 

          Revenir sur les lieux de son enfance….

          C’est la relation douloureuse par deux auteurs de leur retour à Moscou et à Saint-Pétersbourg plusieurs décennies après en être partis qui ouvre notre numéro. 

Nous vous proposons ensuite, à travers des textes, divers par leur écriture bien sûr, mais aussi par leur statut, l’évocation de lieux et de moments importants de la vie des deux capitales.

          Trois de ces textes sont extraits d’un recueil original paru en 2016 à Moscou aux éditions AST : Moscou : Lieu de rencontres [Москва : место встреч] 

L’éditeur ayant proposé à 32 personnalités du monde de la culture, essentiellement des écrivains et souvent de la plus grande notoriété, de présenter les lieux de la capitale qu’ils connaissent particulièrement et qui leur sont chers, ce sont différents quartiers de Moscou qui sont évoqués, avec leurs monuments d’architecture qui subsistent ou ont été rasés, leur atmosphère particulière, leur histoire. Chacun des auteurs a également tenu à relater un ou deux épisodes de sa vie liés aux lieux décrits. C’est ainsi que, tout en constituant une promenade inédite dans la ville et permettant de jeter un regard neuf sur la diversité et la richesse de cette immense métropole, l’ensemble offre au lecteur une occasion de se faire une idée du quotidien de quelques personnalités de premier plan de la Russie actuelle dont il ne connaît le plus souvent que les œuvres. 

Tout en félicitant les éditions Ast de cette heureuse initiative et de leur travail remarquable, nous les remercions chaleureusement d’avoir bien voulu autoriser la reproduction et la traduction des trois passages de ce recueil dont nous recommandons très instamment la lecture.

          Concernant Saint-Pétersbourg, deux ouvrages quelque peu analogues ont retenu notre attention : Natalia Gretchouk Saint-Pétersbourg Evénements personnages [Петербург События лица] et Naoum Sindalovski Histoire de Saint-Pétersbourg à travers légendes et récits populaires [Легенды и мифы Санкт-Петербурга]

Natalia Gretchouk, journaliste pétersbourgeoise, s’est fait connaître en 2007 par un premier ouvrage sur sa ville : Saint-Pétersbourg : secondes d’histoire [Петербург . Секунды истории] qui a remporté un succès d’autant plus vif, qu’après des décennies où l’oubli du passé avait été de mise, s’était éveillé, dans la Russie nouvelle, un grand intérêt pour tout ce qui avait été. En 2010, elle est revenue sur son sujet et en partant сette fois des photos de Karl Bulla et de ses fils.

          Karl Bulla (1855-1929), unanimement reconnu comme étant le fondateur de l’école russe de reportage photographique, est né en Allemagne. Ses parents s’étant installés à Saint-Pétersbourg alors qu’il avait douze ans, il a longtemps travaillé comme commis dans un magasin de matériel photographique avant de se passionner lui-même pour cet art et d’ouvrir son premier atelier en 1875. Son talent pour saisir le naturel de chacun et rendre vivants les moments évoqués lui a rapidement valu une très grand notoriété dans la ville, notoriété qu’est venue élargir à l’échelle de toute l’Europe la publication régulière de ses clichés depuis 1908 dans Niva, puis dans plusieurs autres revues dont Ogoniok . C’est ainsi que, non seulement il s’est vu récompensé par de nombreuses décorations russes, mais qu’il a également été décoré par le roi de Roumanie, le shah de Perse et le roi d’Italie. En 1916, il a même été anobli à titre personnel.

          Cette même année, se retirant en Estonie où il devait décéder en 1929, il a laissé son atelier à ses deux fils qui ont poursuivi son œuvre, mais dont le destin a été au contraire tragique : le premier est mort en 1934, alors qu’il travaillait au Canal de la Mer Blanche, le second a été arrêté et fusillé en 1938.

          Ce dernier avait cependant eu le temps de déposer dans plusieurs musées et aux archives nationales plus de 230 000 clichés immortalisant très largement les membres de la famille impériale et de la noblesse russe, les personnalités du monde de la culture, mais aussi des représentants de toutes les professions, des événements importants, des fêtes populaires tout comme de simples scènes de rue, sans oublier les divers lieux de la capitale et ses monuments. Constituant une documentation exceptionnelle sur les dernières décennies du XIXe et les trois premières du XXe siècle, ce fonds d’archives est aujourd’hui abondamment exploité par les spécialistes de ces périodes. 

          À Saint-Pétersbourg, le dernier atelier de Karl Bulla, au 54 du boulevard Nevski, a fonctionné en tant que studio jusqu’aux années 1990 avant d’être aujourd’hui transformé en musée.

          Choisissant 140 de ces photos, N. Gretchouk a recherché dans les documents de l’époque, tout particulièrement dans les revues et journaux, des précisions intéressantes et oubliées sur les personnages ou les scènes représentés, et elle les a adjointes à chacun des clichés.

          Passionnant à lire et à découvrir, son ouvrage, publié pour la première fois en 2010 mais plusieurs fois réédité, constitue, selon ses propres dires, « une mosaïque d’événements, de faits, et de personnages » qui s’organisent en « un tableau vivant, plein de sons, de couleurs et de formes » et dont elle espère à juste titre qu’ils inscriront le passé de la capitale du Nord dans la mémoire de chacun.

          Dans l’incapacité malheureusement de donner à voir les photos, nous avons retenu simplement plusieurs de ses récits.

          Né à Léningrad en 1935, Naoum Sindalovski est ingénieur de profession, mais, très amoureux de sa ville, il a passé plusieurs décennies à compulser travaux d’historiens, revues et journaux, correspondances, Mémoires publiés ou non ; plusieurs décennies à recueillir méticuleusement auprès des gens les plus divers chansons folkloriques, proverbes et légendes au sujet de figures historiques et de grands moments de l’histoire de la ville et du pays. Il a ainsi accumulé dans ses dossiers plus de 5 500 récits d’importance diverse dont la publication a longtemps été totalement inenvisageable, l’éventualité même de l’existence de particularités de l’ancienne capitale étant farouchement niée. Et ce n’est qu’en 1994 qu’il a pu publier un premier ouvrage intitulé Légendes et mythes de Saint-Pétersbourg [Легенды и мифы Санкт-Петербурга]. Celui-ci ayant remporté un vif succès, il a persévéré et publié depuis une trentaine de volumes sur sa ville, son folklore, ses lieux, ses personnages… L’un de ces écrits, publié en 1997, Histoire de Saint-Pétersbourg à travers légendes et récits populaires (История Санкт-Петербурга в преданиях и легeндах], a été particulièrement apprécié et a connu plusieurs rééditions. « Il s’agit bien de l’histoire de Saint-Pétersbourg, note l’éditeur, mais telle que la reflètent les légendes et les croyances populaires. Une histoire en quelque sorte parallèle à l’histoire officielle. » 

          Nous avons trouvé intéressant de retenir deux récits de cet ouvrage.

          Notre numéro se conclut par un témoignage. Une page des Mémoires d’Arkadi Kochko, le « Sherlock Holmes » russe, qu’a bien voulu nous confier Dimitri de Kochko qui prépare actuellement la publication complète en français des souvenirs de son grand-père. 

          L’existence en Russie de ce qu’il faut bien définir aujourd’hui encore comme deux capitales qui, en rivalité permanente, n’hésitent pas à jeter l’une sur l’autre un regard d’arrogance et de superbe, continue à articuler la perception qu’a la Russie d’elle-même. 

          Devenue maintenant la ville la plus peuplée d’Europe avec ses 15 millions d’habitants, centre économique et politique du pays où sont concentrés tous les pouvoirs, Moscou est une mégapole trépidante. Produisant six fois plus que Saint-Pétersbourg, exportant sept fois plus et contribuant sept fois plus au budget fédéral, ayant vu dans les deux dernières décennies son architecture et son paysage urbain colossalement et heureusement rénovés, elle regarde aujourd’hui de haut Saint-Pétersbourg qui compte à peine cinq millions d’habitants. 

          De son côté, observant que ce sont majoritairement ses ressortissants qui occupent à Moscou les principaux postes de l’Etat et d’une manière générale les postes de décision politique du pays, ses ressortissants qui sont à la tête des principales administrations, Saint-Pétersbourg, ou, pour ceux qui lui sont attachés, affectueusement Piter, s’enorgueillit, elle, d’une traditionnelle et plus grande proximité avec le monde occidental et, se disant volontiers « plus civilisée », a tendance à se percevoir comme la capitale culturelle du pays. 

          Sur ce fond d’idées généralement admises, et tout particulièrement à l’étranger, il est intéressant de prendre connaissance de la position de Mikhaïl Tarkovski. 

Mikhaïl Tarkovski est né en 1958 à Moscou dans une famille qui s’y est fait connaitre du monde des arts et de la littérature. Petit-fils du poète Arséni Tarkovski et neveu du célèbre cinéaste Andréï, il a choisi de faire ses études dans un Institut pédagogique avec pour option la géographie et la biologie, après quoi, réalisant un rêve d’enfance, il est parti en expédition avec des zoologues dans la région de Krasnoïarsk où il a décidé de s’installer.

          Tout en menant une vie de chasseur-trappeur, après des études par correspondance à l’Institut Littéraire Gorki de Moscou (cf. Lettres russes N° 36), il a entrepris d’écrire, publiant récits et nouvelles ayant pour cadre la taïga, la Sibérie et la vie authentique de ses habitants. Il est membre de l’Union des écrivains russes et a reçu de nombreux prix littéraires. Ses récits, parus sous le titre Le Temps gelé [Замороженное время] aux éditions Verdier dans une traduction de Catherine Perrel en 2018, l’ont d’ailleurs fait connaitre en France. 

          Selon M. Tarkovski, c’est la province (cf. encore notre N° 51) qui détient les vraies valeurs de la culture russe. (Notons que, pour lui, à la différence de ce qui est en train de se passer en France où l’on ne veut plus parler que de « régions », le mot « province » garde un aspect essentiellement positif.) 

          « Moi, j’ai la chance de vivre en province, ce qui a une influence extrêmement bénéfique sur mon œuvre. J’ai la joie de respirer au milieu des immensités, d’être en relation avec des gens remarquables, des héros du quotidien, des gardiens de la tradition, tous ces gens qui font la force du pays, d’entendre battre le cœur de notre terre d’un océan à l’autre, et de coucher sur le papier ce que le Seigneur Dieu nous a donné à entendre dans ces vastes espaces. » 

          À partir de là, à ses yeux, l’opposition fondamentale n’est pas entre les deux capitales, mais entre Moscou et le reste du pays, entre Moscou et la Russie. 

          Toute la province « ressent Saint-Pétersbourg comme plus proche d’elle que Moscou, malgré sa proximité géographique avec l’Ouest, et ce à cause de l’esprit qui y règne : plus de « spontanéité », plus de « simplicité dans les rapports humains ». C’est aussi parce que cette ville a le sentiment de se faire imposer, tout comme la province, des réformes étatiques (dans le domaine de l’éducation par exemple), qui portent un caractère ouvertement russophobe. C’est là, selon moi, que se trouve la racine de cette opposition. Dans la conscience russe, Moscou apparait comme le vecteur d’une idéologie étrangère… ».

          « La province russe, c’est en fait toute la Russie moins Moscou, qui, de par son énormité, doit vivre selon d’autres lois. La province, c’est la Russie tout simplement. Les petites villes n’ont pas une vie bien différente des nombreux centres qui atteignent ou dépassent le million d’habitants... Les villages si, bien sûr, mais les coins les plus reculés et les centres sont devenus plus proches que jamais. Et certaines villes de province, parfois très éloignées en distance, comme par exemple Tioumen (à 2 000 km de la capitale) et Vladivostok (à plus de 7 000 km) ont plus d’affinités entre elles qu’avec Moscou. Je le répète, la Russie, c’est en fait tout notre territoire moins Moscou. »

          Si elle est loin d’être majoritaire, cette vision des choses semble dans la Russie actuelle être de plus en plus partagée. En témoigne le fait que s’observe de plus en plus un mouvement de départ de la Russie centrale et essentiellement de Moscou pour le grand Est ou pour le grand Nord.

Irène Sokologorsky et Catherine Brémeau