N°52 - La littérature russe d'Allemagne
Introduction : Les diasporas russes, par Irène Sokologorsky.
Alexandre KRAMER. - Scènes de vie en Allemagne / trad. de Jacqueline Paudrat.
Ilya TCHLAKI. - Une nuit étouffante / trad. d'Irène Imart.
Boris MAINAEV. - La route au-delà du seuil / trad. de Maria-Luisa Bonaque.
Alexandre FOMINE. - À 21 heures devant l'hôtel Lutetia / trad. de Bleuen Isambard.
Alexeï MAKOUCHINSKI. - Trois jours à Elets / trad. de Catherine Brémeau et Jacqueline Paudrat.
Sergueï BIRUKOV. - Poèmes / trad. de Christine Zeytounian-Beloüs.
Vadim PERELMUTER. - Poèmes / trad. de Catherine Brémeau.
Après avoir consacré notre numéro 37 aux écrivains de langue russe d’Israël, nous faisons découvrir aujourd’hui un certain nombre d’auteurs russes actuels vivant en Allemagne, et nous entendons bien poursuivre cet effort d’investigation dans les différents pays.
C’est pourquoi, pour situer ces auteurs dans leur contexte, il nous est apparu nécessaire d’esquisser à grands traits l’histoire des diasporas russes.
Les diasporas russes
On sait que depuis le début du XIXe siècle en tout cas, à la suite de Karamzine, les plus grands écrivains russes ont non seulement souvent vécu longtemps à l’étranger, mais s’y sont parfois installés et parfaitement intégrés, allant jusqu’à considérer notamment la France ou l’Allemagne comme leur « seconde patrie ». C’est globalement près de dix ans que Gogol a passé en France et en Italie. Dostoïevski a vécu plusieurs années en Allemagne et y retournait fréquemment. Quant à Tourgueniev, après sept ans passés à Baden Baden, en 1871, au moment de la guerre franco-allemande, il a suivi les Viardot à Paris où il a passé les douze dernières années de sa vie. Parfaitement intégré dans le milieu littéraire, s’étant lié d’amitié avec la plupart des écrivains et des musiciens de l’époque, il a même été l’un des Cinq aux côtés de Flaubert, d’Edmond de Goncourt, de Zola et de Daudet et Barbey d’Aurévilly disait de lui qu’il était « un écrivain français qui avait le malheur d’écrire en russe ».
Il s’agissait cependant chaque fois d‘un choix délibéré, les auteurs ne coupant pas les liens avec leur pays, y retournant à leur guise et y publiant leurs écrits. Les émigrations en revanche ont été rares : parmi les personnalités de premier plan on ne compte guère que Herzen qui, ayant quitté la Russie en 1847, est resté en Angleterre jusqu’à sa mort en 1870.
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Au XXe siècle, ce sont au contraire plusieurs vagues d’émigration qui amènent un nombre tout à fait conséquent de Russes, dont des figures notables du monde de la culture, dans les pays occidentaux.
Disons tout de suite qu’il s’agit bien de « vagues », très différentes les unes des autres et n’ayant que très peu de contacts entre elles.
La « première émigration », dite émigration « blanche », se situe au lendemain de la révolution.
Si le chiffre d’émigrés de cette première vague n’est pas connu avec précision, on s’accorde en général à dire que ce sont de 1,5 à 2 millions de personnes qui auraient quitté la Russie. Il s’agissait là essentiellement de représentants des plus grandes familles du pays, d’aristocrates, d’officiers de haut rang, d’intellectuels… En août 1922 vient s’ajouter à eux plus d’une centaine de personnes expulsées par Lénine sur les « bateaux des philosophes » parmi lesquelles on trouve des figures comme Berdiaev, Roman Jacobson, Serguéï Boulgakov.
Le premier pays d’accueil de cette émigration blanche est l’Allemagne. Depuis très longtemps les deux pays entretenaient des relations étroites. Épousant fréquemment des princesses allemandes, les tsars et les princes allaient volontiers séjourner dans la patrie de leur femme, et la noblesse les imitait. À telle enseigne que Baden Baden était parfois qualifié de « capitale officieuse » de la Russie. Ces relations s’étaient encore renforcées dans les années 1910, où de nombreux poètes russes notamment avaientt effectué des séjours à Berlin, étaient venus y animer des soirées poétiques.
C’est donc tout naturellement que, désireux de fuir la révolution et la guerre civile, savants, écrivains, musiciens, artistes se réfugient dans la capitale allemande qui devient ainsi le grand centre de l’émigration russe. En 1923, on compte dans le pays, essentiellement à Berlin, 360 000 Russes dont un grand nombre de représentants du monde de la culture. Nabokov séjourne ainsi à Berlin de 1922 à 1937. Il y écrit d’ailleurs ses œuvres russes. On trouve aussi là, parmi les figures les plus connues, Biely, Zaïtsev, Rémizov, Chklovski, Khodassevitch, N. Berbérova, M. Tsvétaeva, les peintres Kandinski et Leonid Pasternak, père du poète, ainsi que sa famille.
Ces émigrés sont dans leur immense majorité persuadés que la révolution n’est qu’un épisode de l’histoire de la Russie et qu’ils pourront très rapidement regagner leur patrie. Dans l’attente de ce retour, ils poursuivent leur œuvre et leurs activités à Berlin, ce qui leur est d’autant plus facile qu’ils se connaissent tous plus ou moins et constituent en fait un cercle relativement restreint.
C’est ainsi que dès 1921 est créé dans la capitale allemande une Maison des arts présidée par N. Minski, l’un des fondateurs du symbolisme russe. Soirées littéraires, conférences, lectures, concerts s’y succèdent. L’organisme se veut apolitique, mais rapidement querelles et dissensions apparaissent, et est alors fondé le Club des écrivains dirigé par Berdiaev et Zaïtsev et fréquenté par Remizov, Khodassevitch, Biely… Jusqu’à la fin de 1923, les deux organismes restent très actifs, d’autant que de nombreux écrivains qui ont choisi de rester en URSS y sont accueillis pour des rencontres ou des lectures, comme par exemple Essenine, Maïakovski, ou Pilniak. Notons que d’autres séances de ce genre se tiennent également au café Landgraf au 75 Kurfürstrasse.
Parallèlement, un nombre important de revues littéraires voient le jour, sachant que les écrivains et les critiques russes publient également dans des revues allemandes. En outre, 87 maisons d’éditions russes apparaissent.
Ces années-là, Berlin connaît une effervescence culturelle internationale exceptionnelle, et les Russes y jouent un rôle décisif : on parle alors à la fois de « la période berlinoise de la culture russe » et d’un « Berlin russe ».
Rapidement cependant, la situation économique et politique allemande commence à se dégrader, et nombreux sont ceux qui quittent le pays. Gorki, arrivé à Berlin en 1921, part pour une petite ville de la mer Baltique avant de gagner l’Italie. Certains retournent directement en URSS : Biely, Chklovski, Ehrenbourg. Alexis Tolstoï poursuit sa pérégrination à travers l’Europe pour rentrer en Russie en 1923. Quelques-uns vont aux USA, au Canada. Cependant, la majorité des grandes figures comme Khodassevitch, N. Berbérova, le poète Gleb Struve… viennent s’installer en France où ils rejoignent Bounine, Kouprine, Merejkovski, Z. Hippius, Aldanov et d’autres qui soit ont dès le départ choisi Paris comme lieu d’émigration, soit viennent d’y arriver au terme de trajets divers. La vie littéraire et culturelle russe se ralentit à Berlin, et c’est maintenant la France qui devient le centre dynamique de l’émigration russe.
Si en 1921 on estime à 30 000 le nombre de Russes en France, en 1926, ils sont entre 70 et 80 000 dont 45 000 en région parisienne.
Un grand nombre d’entre eux se regroupent dans le 16e arrondissement autour de la rue Boileau, dans le 15e, rue de la Convention ainsi qu’autour de l’église Saint Alexandre Nevski et de la rue Daru dans le 8e. Boulogne-Billancourt, à proximité des usines Renault et Citroën où vont travailler des ingénieurs russes, devient « Billancoursk ». Une seconde zone d’installation des émigrés est la côte d’Azur, Nice, Cannes, et on parle alors des « Russes de la Riviera ».
Comme à Berlin, les membres de la diaspora russe entretiennent entre eux des liens étroits, formant, selon l’expression de Nabokov, une communauté « dense ». Leurs principaux lieux de ralliement sont La Rotonde et le Select, cependant que plusieurs cafés de Montparnasse sont également assidûment fréquentés par une clientèle russe. Au milieu des années 1920, Paris compte plus de 100 établissements, restaurants, théâtres, salles de spectacle et autres structures culturelles russes.
Le climat qui règne dans cette émigration est toutefois très différent de celui que connaissait Berlin. Si dans la capitale allemande on était animé de l’espoir d’un retour rapide en Russie, en France cette perspective apparaît désormais comme très improbable, surtout après la reconnaissance de l’URSS par la France en 1925. Différents organismes et institutions sont créés qui témoignent de l’acceptation d’une installation dans le long terme : les Vitiaz, mouvement de la jeunesse orthodoxe ; le Zemgor, organisme d’aide aux réfugiés ; la Croix-Rouge russe. En 1925, on fonde l’Institut théologique Saint Serge dans le 19e arrondissement. Dorothy Paget ayant fait don d’un château à la communauté russe, la princesse Mechtcherski y met sur pied la Maison russe de Ste Geneviève des Bois. Un établissement de retraite est également fondé à Chelles pour invalides de guerre dans un bâtiment originellement acheté par le prince Gagarine.
Le transfert à Paris par Berdiaev de l’Académie de philosophie et de religion qu’il avait fondée à Berlin constitue un autre signe de cet engagement dans le temps au sein de la capitale française. De même, en 1925, Ymca-press, premier centre éditorial de l’émigration, créé en 1923 aux USA et installé un temps à Berlin, se fixe à Paris, où il va, au fil des décennies, déployer une activité d’une immense richesse.
Pour ce qui est des écrivains, des peintres, des musiciens, des créateurs, ils se considèrent à présent comme dépositaires des valeurs culturelles de l’identité russe et comme responsables de leur survie.
Aussi, voit-on les grandes figures de cette émigration faire preuve d’un dynamisme et d’une détermination exceptionnels. La vie intellectuelle russe ne faiblit pas. « La vie intellectuelle des communautés russes est restée sans égale dans l’histoire de l’immigration » note un observateur.
De nombreuses sociétés, cercles culturels, paroisses et associations apparaissent. Citons La lampe verte, société littéraire et philosophique fondée par Merejkovski et Z. Hippius qui sera, de 1927 à 1939, l’un des centres de la vie intellectuelle russe parisienne. Les habituels instruments de diffusion de la culture sont recréés. Plus de 300 revues et journaux voient le jour, et si la plupart n’ont qu’une existence très brève, des publications comme Les Dernières nouvelles, Les jours, Les Annales contemporaines jouent un rôle actif dans le maintien de la cohésion et le développement de la vie culturelle de toute la communauté. On a parlé non sans raison de la création d’une « Russie en miniature».
Par ailleurs, se sachant destinés à demeurer en France pour de longues années, les membres de la communauté russe s’attachent à tisser de plus en plus de relations avec les milieux français qui leur correspondent. Les jeunes femmes, « la beauté en exil », investissent la mode, deviennent mannequins, animent notamment les ateliers de broderie de la Maison Lanvin. Divers créateurs s’inscrivent dans le processus culturel français. Sous le nom de Téo Rojan, Fiodor Rojankovski, en France de 1925 à 1940, illustre près de 150 ouvrages pour enfants parmi les plus populaires, dont les Albums du Père Castor. Signalons également que c’est K. Vériguine, un jeune chimiste russe, qui crée notamment le très célèbre parfum Chanel 5 et que Le Chant des partisans est la traduction en français, par J. Kessel et M. Druon, d’un chant composé par Anne Marly (Anne Betoulinskaya de son vrai nom) à l’occasion de la bataille de Smolensk. « Elle a fait de son talent une arme pour la France » dira De Gaulle.
Les écrivains pour leur part s’organisent pour publier leurs œuvres en russe, mais veillent également à les voir traduites et s’attachent à multiplier les contacts avec la communauté intellectuelle française, les revues et les maisons d’édition.
Tout en restant très soudée, à Paris, cette émigration blanche est ainsi moins refermée sur elle-même qu’elle ne l’a été à Berlin.
Enfin, d’autres, s’intégrant plus encore dans leur pays d’accueil, se mettent à écrire en français et viennent souvent prendre dans la littérature française une place non négligeable. À J.Kessel et M. Druon, en France depuis les années 1910, viennent s’ajouter H. Troyat, Zoé Oldenbourg, les trois premiers devenant académiciens français. Et n’oublions pas Nathalie Sarraute qui est à l’origine d’un mouvement littéraire. La génération suivante marquera elle aussi la culture française, dans la littérature avec Romain Gary, V. Volkoff, G. Matzneff, mais aussi et surtout dans divers domaines artistiques avec Marina Vlady, Laurent Terzieff, Serge Gainsbourg, Michel Polnareff.
En France, la communauté russe qui ne correspond qu’à 2,6% des étrangers en France et à 10% des étrangers à Paris est une communauté qui attire l’attention.
Dans l’élite française s’affirme la nécessité de venir en aide aux intellectuels russes souvent dans une situation matérielle difficile. Un Comité de secours aux écrivains et aux savants russes est créé dès 1920, en 1922 c’est une Société des amis des lettres russes qui voit le jour, et ces deux organismes ne se limitent pas à des actions caritatives, organisant soirées et manifestations culturelles, ils travaillent à mettre en relation écrivains et savants russes et français. Un certain rapprochement intellectuel franco-russe s’amorce.
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Au lendemain de la seconde guerre mondiale, une deuxième vague d’émigration est constituée d’hommes et de femmes qui soit se sont trouvés dans des zones occupées par les Allemands soit ont été fait prisonniers par les Nazis et qui craignent de retourner dans leur pays de peur des représailles. Il s’agit d’un peu plus de 10 000 personnes dont le plus grand nombre s’installe autour de Münich et qui, n’entretenant déjà que relativement peu de relations entre elles, n’entrent pratiquement pas en contact avec l’émigration blanche. Assez peu préoccupés dans leur majorité par la culture, c’est cependant en leur sein qu‘est fondée en 1946, à Francfort-sur-le-Main, la revue littéraire trimestrielle Grani destinée à publier leurs écrits, mais qui, par manque de propositions locales, sera amenée, dès le début des années 1950, à accueillir essentiellement des œuvres d’auteurs soviétiques.
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À partir du milieu des années 1970 en revanche, c’est une nouvelle vague nombreuse et essentiellement composée d’hommes de lettres qui déferle. C’est la « Troisième émigration » dont on date le début avec l’expulsion de Brodsky en juin 1972.
Commence alors l’émigration voulue ou forcée essentiellement de Juifs. II suffit à ceux-ci d’apporter la preuve qu’ils ont des parents en Israël pour obtenir assez facilement le droit d’y partir. D’autres, n’ayant aucune racine juive, mais dont la présence en URSS est jugée indésirable, se voient néanmoins proposer le choix entre l’avion pour Israël, et on s’occupe alors de leur fournir une invitation en bonne et due forme, ou la route du grand Nord.
Israël estime avoir accueilli ainsi dans les années 1970-1980 entre 160 000 et 170 000 personnes. « 1/3 d’écrivains et de musiciens, 1/3 de médecins, 1/3 d’ingénieurs » se plaît-on à dire, et même si ce cliché enjolive quelque peu la réalité, force est de constater qu’Israël est aujourd’hui l’un des très grands centres de la vie intellectuelle et de la production littéraire russes. Le second après Moscou, affirme-t-on non sans raison à Tel-Aviv.
Tous les écrivains ayant choisi ou ayant été forcé de faire valoir leur nationalité juive n’accomplissent cependant pas le voyage Moscou-Israël jusqu’au bout. Bon nombre d’entre eux s’arrêtent en Allemagne ou en Autriche. D’autres quittent Israël quelques années après leur arrivée. Girchovitch, arrivé en Israël en 1973, gagne ainsi l’Allemagne en 1979. On peut également citer le poète A. Volokhovski, arrivé lui aussi en Israël en 1973 et parti pour l’Allemagne en 1985.
On assiste par ailleurs dans ces mêmes années en URSS à des expulsions d’intellectuels et de créateurs, souvent par refus de visa de retour pour des personnalités venant d’effectuer un déplacement à l’étranger parfaitement autorisé. Kopelev et son épouse en sont des exemples. Expulsions accompagnées parfois, comme celle de Brodsky, de déchéance de nationalité. Ayant été autorisé à partir aux USA, Rostropovitch y apprend ainsi brusquement qu’il est déchu de la nationalité soviétique (1978). C’est le cas également de Soljenitsyne qui, arrêté en 1974, est dans les jours qui suivent privé de sa nationalité et envoyé par avion spécial à Francfort. Zinoviev, lui, se voit proposer le choix entre la prison et l’exil.
Se trouvent ainsi amenés à chercher refuge en Occident un certain nombre des figures les plus notoires du monde littéraire : citons parmi les plus connues : Soljenitsyne, Siniavski, Zinoviev, Maximov, Voïnovitch, Vladimov, Nekrassov, Galitch, Boukovski…
C’est ce que l’on a appelé le mouvement des dissidents, qui d’ailleurs n’a jamais été un mouvement et n’a jamais eu de chef de file. S’ils avaient pour point commun l’aspiration à la liberté de création telle que la leur avait fait espérer le Dégel et s’ils vivaient très mal le contrôle idéologique subtil de l’époque brejnévienne, les différences entre eux étaient extrêmes quant à leurs engagements politiques et éthiques. De ce fait, c’est en électron libre, mais bien sûr chacun en rapport avec son poids personnel, que ces auteurs ont poursuivi à l’Occident leurs œuvres et leurs actions.
Ayant vécu un même destin dans les mêmes années, Maximov par exemple a été contraint à l’exil quelques jours après Soljenitsyne, ces « dissidents » ont entretenu cependant des relations étroites bien que le plus souvent uniquement téléphoniques, car le hasard de leur relations les avait largement dispersés de par le monde : accueilli dans un premier temps à Zurich, Soljenitsyne avait gagné les USA, Boukovski s’était fixé à Cambridge, Siniavski, Nékrassov et Etkind s’étaient installés à Paris, Voïnovitch vivait en Allemagne.
Ils étaient cependant très loin de constituer une communauté, et leurs relations étaient plus que tumultueuses. Boukovski est allé ainsi jusqu’à accuser Siniavski de complicité avec le KGB. Siniavski, lui, refusait d’adhérer aux idéaux orthodoxes de Soljenitsyne.
En France, en Allemagne, aux USA, on accueille dans un premier temps ces opposants au système soviétique les bras ouverts. Rapidement, cependant, il apparaît qu’ils sont loin de s’incliner devant les valeurs « démocratiques » et ne ménagent pas leurs critiques à l’Occident. Boukovski dénonce la « crédulité occidentale » qui l’empêche de montrer des positions fermes à l’égard de l’Union Soviétique. En juillet 1975, le discours de Soljenitsyne devant le Sénat américain fait date, faisant apparaître un slavophile plus que critique à l’égard de la société de consommation occidentale. Les médias français s’empressent alors de dénoncer en lui un « réactionnaire ». C’est donc finalement sans le soutien des penseurs occidentaux que chacune des figures de la dissidence russe poursuit son œuvre et sa contestation.
Le rôle de ces auteurs déterminés et courageux a cependant a été d’une grande importance, et il a été double. À l’Occident ils ont été des informateurs de première main sur l’URSS et le fonctionnement de ses institutions. En URSS, où leur nom même ne devait plus être prononcé, la circulation de leurs écrits sous le manteau, n’est pas sans avoir fortement contribué à ébranler les certitudes et à faire émerger le besoin de changements.
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À partir de 1988, où les déplacements deviennent plus faciles, et surtout après 1993, quand entre en vigueur la loi sur la liberté des déplacements, le flux des partants grandit fortement. On estime à 4 millions le nombre des gens ayant quitté l’URSS puis la Russie à ce moment-là, soit le double de ceux qui avaient émigré après 1917.
La disposition d’esprit de cette « quatrième émigration » est bien différente de celle des précédentes. Par rapport aux trois premières, une unanimité infiniment moins grande y règne. Les uns montrent une hostilité maximale à l’égard non seulement de l’URSS, mais tout autant, ou plus encore, de la Russie actuelle à laquelle ils tournent résolument le dos. C’est le cas notamment en Allemagne de Vladimir Batchev et de son équipe qui refusent catégoriquement de publier dans leur revue L’Européen littéraire quelque texte venant de Russie. À Dortmund, Boris Vaïblat publie, lui, la revue Partenaire qui porte au contraire une grande attention à l’actualité postsoviétique, l’orientation de la revue étant : « L’Union Soviétique a été notre berceau, et on ne crache pas dans son berceau ». La plupart des auteurs sont cependant relativement modérés dans leurs opinions et restent en contact avec les structures culturelles russes, éditeurs et revues, et retournent volontiers dans leur pays où ils sont édités et où ils reçoivent des prix qu’ils vont recueillir. Citons par exemple Dina Roubina qui vit en Israël, mais est fréquemment présente à Moscou.
Le flux de cette nouvelle émigration se dirige lui aussi facilement vers Israël, mais aussi vers la France ou l’Allemagne.
Pourquoi l’Allemagne ? Pour des raisons de proximité intellectuelle bien sûr, d’estime pour les qualités que sont réputés posséder les Allemands, mais aussi, de toute évidence, à cause des bonnes conditions faites dans le pays à l’immigration en général et tout particulièrement à cette immigration d’un haut potentiel culturel. Aujourd’hui il y aurait en Allemagne près de six millions de russophones dont la moitié issus des ex-républiques soviétiques.
Extrêmement bienveillante, la politique allemande d’accueil des immigrés a cependant l’inconvénient d’assigner à chacun un lieu de résidence, et l’immigration russe se trouve ainsi très dispersée. De ce fait, au lieu de se trouver concentrés dans la capitale, c’est dans la plupart des villes de quelque importance, Münich, Berlin, Düsseldorf, Hambourg, Hanovre, qu’existent des magasins russes, qu’exercent avocats et médecins russes. Des cercles culturels et des sociétés littéraires, des clubs se mettent également en place dans certaines villes, dans d’autres la communauté russe se retrouve dans un café ou un restaurant précis.
On parle cette fois d’une « Allemagne russe ».
Au sein de cette « Allemagne russe » les écrivains sont très nombreux. En 1989, un Dictionnaire des écrivains russes vivant en Allemagne en recense 89, et sa seconde édition sur le point de paraître promet d’être beaucoup plus riche. En 2008, V. Batchev fait paraître à son tour Les écrivains de l’émigration russe en Allemagne, 2001-2008 dans lequel il présente, lui, 261 écrivains. Parmi eux surtout un grand nombre de poètes. Tout le spectre de la poésie russe actuelle est représenté.
Certains parmi eux sont arrivés en Allemagne avec un passé d’écrivain, publié ou non : B. Khazanov, G. Vladimov. D’autres débutent comme auteurs dans leur vie nouvelle. C’est en particulier le cas de F. Gorenstein, qui, avant d’émigrer en 1980, n’avait, en URSS, produit que des scénarii de films comme celui de Solaris de Tarkovski (1972) et d’Esclave de l’amour de N. Mikhalkov (1976). En émigration on le voit publier plusieurs romans : Psaume (1984), Compagnon de route (1988), La place (1991).
Malgré leur dispersion, en Allemagne les écrivains russes tentent de s’organiser. Dès 1998, une Union des Écrivains Russes vivant en Allemagne est fondée par Vladimir Batchev. En 2005, elle compte déjà 70 membres. En 2008, à, Münich, une Fédération Internationale des écrivains russes apparaît qui, elle, souhaite rassembler des auteurs de langue russe de différents pays. Elle compte aujourd’hui notamment 18 membres en Allemagne et 41 en Russie.
De très nombreuses revues apparaissent dans différents centres autour desquelles se regroupent des écrivains : L’Européen littéraire fondée en 1998 et dirigée par V. Batchev a d’ores et déjà fait connaître plus de 400 auteurs et édite chaque année 10-20 livres. Les Ponts, revue trimestrielle, paraît depuis 2004 à Francfort-sur-le-Main. Annales contemporaines, revue trimestrielle, publie des auteurs comme Guirchovitch, M. Khazanov. Des prix littéraires sont instaurés.
Par ailleurs sont arrivés également en Allemagne un nombre important d’enfants en bas âge. Une nouvelle génération de citoyens allemands est ainsi apparue qui a la langue russe en partage. Aujourd’hui, parfaitement intégrés dans la société allemande, diplômés et occupant souvent des postes élevés, beaucoup parmi ces jeunes écrivent notamment de la poésie en russe. Ayant crée une Association de la Jeunesse Russophone, on les voit depuis 2005, organiser, à Berlin puis dans d’autres villes, des « poetry slams », joutes poétiques auxquelles ils convient souvent soit des auteurs allemands soit des poètes de la Russie actuelle.
C’est là de leur part un effort pour entrer en contact avec la communauté intellectuelle allemande. D’autres efforts sont faits ça et là dans ce sens. À Berlin, un écrivain russe a fondé par exemple un Salon du Pen-club qui s’attache à organiser des rencontres entre écrivains russes et allemands. Existe également un club Dialogue. Ce ne sont cependant que de modestes tentatives, dans l’ensemble la communauté russe demeure assez coupée de la vie littéraire allemande.
Très rares également sont les auteurs qui ébauchent une œuvre en allemand. Il n’y a guère que Vladimir Kamener qui, arrivé en Allemagne sans connaître la langue, a depuis appris à tirer bénéfice de son identité russe pour produire à la chaîne des livres destinés au grand public. Pour l’heure ses 16 romans se sont vendus à plus d’un million d’exemplaires.
Héritage de la RDA, existe en Allemagne une bonne école de traduction du russe. Malgré cela, jusque dans les années 1990, seuls les grands classiques étaient un peu largement connus, quelque auteurs « modernistes » comme Pélévine, Sorokine étant, eux, lus essentiellement par les universitaires. Depuis 2000, les traductions deviennent plus importantes, mais les tirages sont plus que modestes et, rarement exposés dans les librairies, les ouvrages sont peu diffusés. Selon les observateurs, en Allemagne, éditeurs et lecteurs trouvent la littérature russe actuelle trop lourde, trop sombre. Les horreurs de la vie russe telle qu’elle les dépeint les effrayent. C’est pourquoi, depuis 2000, l’auteur russe actuel de loin le plus lu est Polina Dachkova dont l’ensemble des œuvres a été tiré à plus d’un million d’exemplaires. C’est à travers ses romans psychologiques, « œuvres de masse de qualité », que le lecteur allemand entend se documenter sur la réalité russe actuelle.
En France aujourd’hui, cette même « quatrième émigration » est moins dispersée, l’immense majorité de ses représentants se concentrant dans l’Ile de France. Elle connaît en revanche des difficultés d’existence bien plus grandes que ses collègues allemands. Par ailleurs, extrêmement diverses quant à ses engagements tant politiques que littéraires, elle est peu soudée, les auteurs n’ayant entre eux que des relations assez superficielles, voire hostiles ; on ne peut plus en fait parler ici de communauté, n’existent que dans telle ou telle ville des noyaux de dimension modeste. Les auteurs publient en russe en Allemagne, en Israël, aux USA, mais beaucoup gardent des contacts étroits avec la Russie où leurs œuvres paraissent et où ils n’hésitent pas à se précipiter dès qu’un événement politique leur semble requérir leur attention. C’est le cas notamment de B. Akounine qui aujourd’hui réside majoritairement en Normandie.
Depuis peu, quelques très rares auteurs passent du russe au français. Tel Dimitri Bortnikov qui vient de faire paraître Face au Styx, un premier roman en français qui d’ores et déjà semble connaître le succès. L’auteur russe écrivant en français le plus édité reste cependant V. Fédorovski qui, produisant des romans organisés autour de différents moments de l’histoire russe ou de la vie russe, sait habilement solliciter l’intérêt qu’a souvent montré en France le large public pour ce qu’il appelle traditionnellement l’« âme slave ».
Une place à part et sur le tout devant de la scène est occupée par A. Makine dont les romans écrits en français sont parmi les œuvres de premier plan de la production littéraire française actuelle. Après son prix Goncourt en 1995, l’Académie vient d’ailleurs de reconnaître sa place dans le processus littéraire français en l’admettant parmi ses membres.
Pour ce qui est des traductions des auteurs de la Russie actuelle, paraissant en grand nombre, elles tiennent en France une place plus grande qu’en Allemagne. Extrêmement diverses et s’appliquant à refléter la richesse et la diversité de la production russe actuelle, elles sont assez largement lues et participent d’une manière certaine à la vie culturelle du pays.
L’émigration aux USA est moins importante. Au début des années 1990, on estimait à 200 000 le nombre de personnes russophones presqu’exclusivement installées sur la côte Est dont 50 000 dans la région de New York et essentiellement dans le quartier de Brighton Beach, devenu « la petite Odessa ».
En revanche, depuis le début des années 2000, emboîtant le pas aux oligarques les plus puissants comme Berezovski et Roman Abramovitch, première fortune russe (pétrole et aluminium), qui ont fait ce choix, l’émigration russe est fortement attirée par l’Angleterre. On sait qu’une vie de luxe se développe à Londres, mais la vie culturelle y est aussi très intense, et ce n’est pas par hasard que, pour survivre, La pensée russe, journal créé à Paris en 1947, a en 2008 transféré son siège à Londres.
Il faudrait dire également quelques mots de Chypre, « paradis fiscal de luxe » où les avoirs russes sont énormes et constituent 40% des dépôts de l’ile et où, d’ores et déjà, 50 000 Russes ont élu domicile d’une façon permanente.
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Cependant, depuis quelques années on assiste à l’arrivée en France comme en Allemagne et surtout en Angleterre d’une émigration nouvelle tout à fait différente des précédentes et que les descendants des Blancs définissent non sans sarcasme comme une « émigration économiques ». Il s’agit de gens jeunes, ambitieux, énergiques, sérieux et travailleurs. Souvent ils sont diplômés et hautement qualifiés, d’autres fois, c’est ici qu’ils achèvent leurs études qu’ils financent en occupant dans un premier temps des emplois plus que modestes. Finalement les uns et les autres parviennent à des responsabilités importantes. Ils sont juristes, travaillent dans des banques, sont développeurs en informatique, businessmen…
Appréciés par leurs supérieurs, ces jeunes s’adaptent très bien à leur nouveau contexte. Ils se lient d’amitié avec leurs collègues français ou étrangers et prennent leur place dans la population multiculturelle dont la présence s’affirme de plus en plus dans les sphères du pays liées à l’industrie et aux affaires. Ils n’aspirent pas pour autant à couper les ponts avec la Russie à l’égard de laquelle ils n’ont pas de ressentiment, dans laquelle ils retournent volontiers et à laquelle ils demeurent profondément attachés. Aussi tiennent-ils notamment à apprendre le russe à leurs enfants. Dans un grand nombre de ville des cours, des associations se créent pour assurer cet apprentissage et autour se développe souvent une petite diffusion des faits culturels.
À la différence des autres vagues d’émigration qui fuyaient toujours quelque chose, ces jeunes sont venus tout simplement chercher une vie différente, meilleure, et c’est sans doute pour cette raison qu’ils ne constituent pas une communauté fermée ni repliée sur elle-même. Ils n’ont pas de lieu de ralliement comme dans les années 1920. Le seul point qui les rassemble concerne la nourriture : Gastronoms et restaurants russes se multiplient en effet pour répondre à leur demande. S’il y avait à Paris en 2000 un seul magasin russe et 12 Gastronoms, il y en aujourd’hui près de 20, et on ne compte plus les petits restaurants spécialisés dans la cuisine russe.
Les représentants de cette génération ne sont pas eux-mêmes des créateurs, mais, demeurant attachés aux valeurs et aux activités de la culture, Ils constituent un public dynamique et exigeant pour les divers événements culturels russes de ce fait de plus en plus fréquents à Paris, mais également dans d’autres grandes villes de France. Ils contribuent ainsi d’une manière non négligeable au dialogue culturel franco-russe dont on sait l’importance qu’il a et doit avoir dans les années à venir.
Irène Sokologorsky