N°51 - Écrits de province
Introduction : La littérature de la province russe aujourd'hui, par Irène Sokologorsky.
Viatcheslav MIRONOV. - Un jour dans mon obscurité / trad. de Catherine Brémeau
Anatole BIMAIEV. - Les deux jeunes gens / trad. de Jacqueline Paudrat
Nina GORLANOVA. - Un récit théâtral / trad. de Maria-Luisa Bonaque
Serguei KINIAKINE. - Comment je suis devenu député / trad. de Richard Roy
Artur KOUDACHEV. - Commando pour un homme seul / trad. de Maria-Luisa Bonaque
Igor POTOTSKI. - Ligne de vie / trad. de Catherine Brémeau
Poèmes de Nata Soutchkova et Ivan Volkov / trad. de Christine Zeytounian-Beloüs.
La littérature de la province russe aujourd'hui
Au cours des 30 dernières années, la province russe a fondamentalement changé de visage. Si, par-delà quelques spécificités géographiques ou nationales, existait en URSS une réelle homogénéité, voire une certaine uniformité du paysage, la diversité des situations est aujourd’hui au contraire extrême.
Pour ce qui est des zones rurales, en 1993 les nouvelles dispositions avaient suscité un élan d’enthousiasme et créé de l’espoir : des fermes individuelles avaient tenté de voir le jour, des sociétés d’actionnaires s’étaient montées, malheureusement très vite les dettes, les difficultés pour se procurer les outils nécessaires, les querelles de voisinage avaient découragé les meilleures volontés et était venu le temps des désillusions. Aujourd’hui, la campagne russe connait une crise extrêmement profonde. 20 000 villages ont d’ores et déjà disparu de la carte, 20 000 autres sont à la veille de le faire, ne comptant plus que trois ou quatre personnes très âgées qui finissent là leurs jours. Si des mesures urgentes ne viennent pas combattre cette tendance, on pourra dire que le village russe, récemment encore célébré par la littérature comme foyer de spiritualité et comme porteur de valeurs morales, aura pratiquement cessé d’exister.
Un journaliste de la très sérieuse revue scientifique Aujourd’hui [Сегодня] a fait en 2010 le trajet Moscou-Kiev en voiture, et son diagnostic est sans appel : « le village russe a hélas presque entièrement disparu ».
S’arrêtant à Tver, Kalouga et Briansk, il a noté au contraire : « Quand on raconte que les gens ne vivraient correctement que dans les deux capitales, à Moscou et à Saint-Pétersbourg, et qu’en province régneraient la pauvreté, la ruine et l’ensauvagement, ce n’est qu’un mythe." Son périple ne lui avait cependant fait découvrir que des villes importantes du sud-ouest du pays. Celles-ci, comme la plupart des capitales de région ou de gouvernement, connaissent en effet depuis quelques années un épanouissement nouveau. Sans parler des centres de recherche ou d’extraction de pétrole et de gaz où seules des conditions de vie exceptionnelles ont permis d’attirer les ingénieurs et les techniciens du niveau souhaité.
Dans les villes moyennes (малые города) la situation est tout autre. Certaines, qui ont eu la chance de voir s’implanter chez elles des activités nouvelles et qui ont fait l’objet d’investissements parfois étrangers, participent à ce renouveau, d’autres, notamment les « monovilles », qui avaient pris naissance en URSS autour d’une usine ou d’un complexe industriel et dont la production, dans la Russie actuelle, ne présente plus le même intérêt – voire aucun intérêt – et qui donc sont à l’arrêt, connaissent une situation parfois dramatique. Or on compte actuellement en Russie 460 « monovilles », ce qui représente près de 40% des villes russes.
Face à cette situation violemment contrastée, un débat divise les responsables jusqu’au plus haut niveau de l’Etat : si les uns considèrent que de très gros efforts doivent être faits d’une manière urgente pour revitaliser les villes moyennes et les villages en perdition, d’autres, se fondant sur le fait que dans un avenir proche, en Russie comme ailleurs dans le monde, la population va avoir de plus en plus tendance à se concentrer dans des mégapoles, jugent qu’il serait plus judicieux de préparer au mieux les conditions de ce regroupement.
La province russe dans son ensemble se trouve ainsi aujourd’hui à un tournant.
Il n’en est que plus intéressant de noter que, quelle que soit la situation des villes et des régions, dans ce paysage bouleversé, tout comme au moins depuis deux siècles en Russie, c’est encore une fois la littérature qui s’affirme en tant que moyen d’expression artistique majeur. Aux quatre coins du pays, une nouvelle génération d’écrivains est en effet apparue.
Des poètes et des prosateurs qui, même s’ils sont très divers, ont en commun d’être en quelque sorte “décrispés”. Nés à la fin des années 1970 ou dans les années 1980, ils n’ont pratiquement pas été marqués par l’époque brejnévienne et n’ont donc pas de comptes à régler avec le passé soviétique. En revanche, ayant connu à l’âge de la formation l’intense exaltation intellectuelle et le bouillonnement culturel qui ont marqué la Perestroïka, sans doute ont-ils gardé un goût pour les plaisirs de l’esprit qui aura pu être pour eux comme un garde-fou contre les emballements consuméristes des premières années postsoviétiques.
Un autre point commun existe entre ces jeunes auteurs : ils ont abordé la vie active dans ce que Sergueï Tchouprinine qualifie de « désert culturel », Dmitri Bykov déclarant pour sa part : « L’immensité russe (31 fois la France) confine au purgatoire pour l’amoureux des livres ». En effet, le système de diffusion qui fonctionnait en URSS s’est complètement effondré en 1991 et n’a, en fait, pas été remplacé depuis. Diverses maisons d’édition privées sont apparues, essentiellement dans les capitales (80 % des ouvrages édités le sont encore à Moscou ou à Saint-Pétersbourg). Mais en 25 ans aucune entreprise de diffusion n’a vu le jour. Aujourd’hui encore les livres édités à Moscou ne franchissent qu’exceptionnellement le périphérique et sont difficiles à acquérir même dans la banlieue proche. Dans les villes, les librairies ont souvent été remplacées par des banques ou des boutiques, de luxe ou non, mais plus rentables. Les bibliothèques, dont le rôle en URSS était essentiel dans la diffusion de la culture, ont soit disparu soit sont restées longtemps sans réaliser d’acquisitions quand elles n’ont pas dispersé leur fonds pour pouvoir régler leurs factures de location ou de chauffage.
Cette situation, qui était pire encore dans les années 1990, a certes été dommageable à la culture des jeunes du pays, et c’est à juste titre qu’Olga Slavnikova le souligne : « Un homme doué qui vit dans une ville moyenne, ou, ce qui est encore plus triste, en milieu rural, est, dit-elle, coupé de l’actualité, il n’a pas accès aux livres qui sortent, et il n’a pas autour de lui un milieu de bon niveau qui serait formateur. Dans son contact avec la littérature contemporaine il dépasse à peine le programme de l’école qui reste toujours basé sur le XIXe siècle. »
Ce n’est pas par hasard en effet, qu’à la différence de leurs collègues de plume des capitales, les jeunes auteurs de la province sont des écrivains de l’observation et de l’inspiration, mais nullement de l’érudition.
Cette situation a eu en revanche l’avantage pour ces jeunes de les avoir tenus à distance des violentes querelles politico-littéraires qui, dans la dernière décennie du XXe siècle, et à Moscou plus encore qu’à Saint-Pétersbourg, ont déchiré le monde des lettres. Querelles et dissensions qui, tout en absorbant bien des énergies, ont eu pour conséquence l’apparition de cloisonnements informels, de sortes de clans auxquels les jeunes se trouvent d’emblée rattachés et qui ne sont pas sans brider leur démarche. Aujourd’hui à Moscou, en dehors des grands noms de la littérature, mais souvent autour d’eux, on est de telle ou telle « toussovka », pas d’une autre, le terme désignant à l’origine la soirée littéraire à laquelle on se presse et à laquelle on est convié ou non.
Poursuivant sa dénonciation de la situation des jeunes de la province désireux de se consacrer à l’écriture, Olga Slavnikova ajoute cependant : « Sans dire qu’il va de soi que le jeune écrivain n’arrive pas à suivre la mode », « il cesse de comprendre ce qui se fait dans les capitales, le charme d’un livre à la mode lui échappe. »
La littérature serait- elle affaire de « mode » qu’il conviendrait de suivre ???
Cette seconde observation de la romancière coordinatrice du prix Début en dit gros sur ce qu’est trop souvent aujourd’hui la vie littéraire des capitales où la plupart des auteurs s’observent, soucieux d’aller plus loin que leurs confrères de plume dans telle ou telle direction. On les voit s’appliquer à faire preuve d’érudition et de technicité, accumulant les clins d’œil à tel ou tel moderniste, les tournures stylistiques recherchées, les constructions éclatées et autres expérimentations de nature selon eux à leur valoir la qualification d’« écrivain post-moderniste ». Ils produisent ainsi souvent des œuvres sophistiquées à l’extrême, d’une densité et d’une complexité formelle et thématique qui, il faut bien le dire, demandent au lecteur d’être en bonne forme intellectuelle et de ne pas ménager ses efforts.
Préservés de cette émulation formelle, c’est face à la réalité de leur environnement, de l’univers qui les entoure et qu’ils abordent d’une manière directe, immédiate que les jeunes auteurs de la province se trouvent placés. Leurs personnages sont le plus souvent des hommes ordinaires qui suivent leurs sentiments et s’efforcent de s’y retrouver dans un monde en perpétuel changement, et, par-delà leur vécu, ce sont les grandes questions humaines de tous les temps qui se trouvent abordées. La critique parle un peu rapidement de « nouveau réalisme », et des études plus précises devraient permettre d’établir au sein de cette génération des distinctions qui ont toutes les chances de se préciser dans les années à venir. Toujours est-il que, ne mesurant pas leur talent à l’épaisseur de leur ouvrage, c’est l’ensemble de ces jeunes auteurs qui préfèrent le genre court, récits, nouvelles, qui leur permet de saisir un trait de la réalité sans avoir à l’expliquer et sans suggérer ni même ébaucher la moindre solution aux problèmes soulevés.
Et n’est-ce pas là justement le propre de l’œuvre littéraire ?
Une autre caractéristique commune à ces jeunes écrivains de la province est la façon dont ils ont volontiers recours à l’humour qui, tout en mobilisant le lecteur, donne une épaisseur au vécu évoqué. Les textes que nous avons retenus permettent de se faire une première idée de cette qualité de leur démarche.
Dans les années 1990, ces jeunes auteurs n’ont le plus souvent écrit que pour un cercle restreint, modestement édités à quelques dizaines d’exemplaires grâce au soutien d’amis, quelques fois de la direction de leur entreprise, plus souvent d’un oligarque local, ou même d’un simple particulier attristé de voir disparaître l’intérêt pour la lecture. C’est ainsi qu’à Nijni Novgorod, un ex-policier ayant fait fortune dans la restauration avait fondé une revue littéraire dont il assumait la totalité des frais et dont il avait même organisé la diffusion dans l’ensemble des établissements scolaires du gouvernement. On se souvient également du balayeur des rues qui avait instauré un prix de poésie dont il récompensait le lauréat de l’année en lui remettant la modeste somme qui correspondait à son salaire mensuel.
Dans ces conditions très particulières, les jeunes écrivains n’ayant aucun contact ni avec le milieu littéraire des capitales ni avec leur confrères des autres régions, en quelques années, liées aux circonstances particulières d’un lieu ou d’un contexte culturel, des spécificités s’étaient faites jour, et on avait alors parlé comme de phénomènes distincts de « la littérature de Novossibirsk », de « celle de Nijni Novgorod », « d’Irkoutsk »… Des rivalités entre les villes étaient apparues, Ekaterinbourg ambitionnant de devenir la 3ème capitale du pays et le statut de capitale littéraire de l’Oural étant revendiqué à la fois par cette même ville, par Perm et par Tcheliabinsk.
Peu à peu cependant, reprenant leur place, des revues locales comme Oural [Урал] à Ekaterinbourg, Les Lumières de Sibérie [Сибирские огни] à Novossibirsk, Le jour et la nuit [День и ночь] à Krasnoïarsk, Les lumières du Kouzbas [Огни Кузбаса] à Kemerovo et bien d’autres avaient commencé à assurer une certaine diffusion à cette littérature, révélant des figures nouvelles. C’est ainsi notamment que c’est la revue Le Nord [Cевер] de Petrozavodsk qui a fait connaître Zakhar Prilépine dont on sait la place qu’il tient aujourd’hui dans la vie culturelle.
De nouvelles revues avaient également vu le jour, et il convient de mentionner en particulier La province russe [Русская провинция] qui, fondée dès décembre 1991 par un groupe d’écrivains de Tver, de Novgorod et de Pskov, avait été saluée par la Literatournaïa gazeta comme étant « l’une des meilleures revues de la province », Nezavissimaïa gazeta allant jusqu’à exprimer l’espoir de voir les auteurs publiés dans la revue « pouvoir changer la situation littéraire en Russie ». Paraissant jusqu’en 2002, la revue a en effet fait connaître des dizaines de noms nouveaux et livré des analyses intéressantes du processus littéraire et artistique.
Les écrivains eux-mêmes avaient commencé à s’organiser, créant des associations locales et des unions, mettant en place des rencontres, initiant des échanges. L’Association des Écrivains de l’Oural par exemple avait regroupé ainsi 23 associations locales et organisait une rencontre annuelle.
En 1999, une véritable prospection des différents coins du pays visant à établir une carte littéraire de la Russie avait été organisée et un recueil important avait vu le jour : La littérature hors capitales [Нестоличная литература].
Au tournant des siècles surtout, dans un contexte plus apaisé, les revues littéraires de la capitale avaient commencé, elles aussi, à tourner le regard vers ce qui se passait dans l’immensité du pays, consacrant des pages et parfois un numéro annuel aux auteurs nouveaux.
Bientôt surtout deux initiatives de toute première importance sont venues rompre l’isolement de ces auteurs et leur permettre de se faire connaître au-delà de leur environnement proche.
Sous l’impulsion de Lipskerov, à la fois dramaturge, romancier de talent et homme d’affaires, a été mis en place en 2000 un prix littéraire destiné à récompenser un auteur de moins de 25 ans dans différents genres, le prix Début. Nous vous renvoyons ici au numéro 43 de Lettres russes qui a longuement présenté ce prix et défini sa portée.
Les auteurs étant invités à envoyer leur manuscrit directement sans la recommandation d’un écrivain ou d’une revue, les organisateurs escomptaient recevoir au maximum quelques centaines de textes, or, dès la première année, c’est 30 000 manuscrits de poésie et de prose qui leur sont parvenus venant des coins les plus divers du pays, et leur nombre n’a cessé de croître d’année en année : 35 000 en 2001, 52 000 en 2006...
On a pu ainsi pour la première fois prendre conscience de l’ampleur de cet engagement en littérature des jeunes de la province.
En 1997 a été créé par ailleurs un Fonds de Programmes Socio-économiques et Intellectuels [СЭИП] présidé par Sergueï Filatov, homme politique ayant exercé de hautes responsabilités auprès de B. Eltsine dont il avait notamment dirigé l’administration de 1993 à 1996 après avoir été de 1991 à 1993 vice président du Conseil Supérieur de la Fédération de Russie. Fonds de ce fait communément appelé fonds Filatov.
Ce fonds développe des activités dans des domaines divers : celui de la santé, de l’éducation, de l’aide aux indigents... mais étant lui-même le fils d’un poète connu, Sergueï Filatov fait porter un effort particulier sur la littérature.
Régulièrement des rencontres entre écrivains sont mises sur pied. Depuis 2008 par exemple a lieu chaque années une Rencontre entre les jeunes écrivains des républiques du Caucase du nord. En 2015 s’est tenu à Souzdal un Séminaire pour auteurs écrivant à destination des enfants, à Tomsk une Rencontre de jeunes auteurs de l’Oural, de la Sibérie et de l’extrême Orient. Est en préparation également, en collaboration avec la revue Amitié des peuples, un Forum des traducteurs des langues nationales en russe pour lequel 13 langues ont été retenues comme les plus largement parlées en Russie.
Son action majeure est cependant le Forum des jeunes auteurs organisé chaque année depuis 2000 à Lipki, dans la banlieue de Moscou, pour les moins de 35 ans.
Non seulement ce forum ne fait pas double emploi avec le prix Début, mais son ambition est au contraire complémentaire : si le prix Début aspire à repérer parmi les jeunes auteurs, qu’ils soient de Moscou ou de la province, ceux qui sont appelés à un grand destin au sein de la littérature russe, réservé aux jeunes de la province qui se destinent à l’écriture, le Forum a pour but de mettre ceux-ci en contact les uns avec les autres, de leur faire rencontrer des auteurs confirmés et des directeurs de revues de la capitale, l’idée dernière étant d’œuvrer à l’épanouissement culturel de l’ensemble de l’espace russe. « Notre tâche n’est pas seulement de découvrir de jeunes écrivains et de les promouvoir, déclare en effet Filatov, elle consiste également à faire que ces jeunes talents développent leur potentiel au sein des régions. »
Bien des auteurs qui aujourd’hui occupent le devant de la scène littéraire, comme Zakhar Prilépine, Denis Goutsko sont passés par ce séminaire dont ils soulignent volontiers l’intérêt. « Le séminaire de Lipki est un événement culturel sérieux qui a déjà modifié de façon cardinale la démarche créatrice de bon nombre de ceux qui y ont assisté et exercé une influence sérieuse sur les tendances de la jeune littérature » déclare ainsi Alexeï Kachtchéév, un tout jeune auteur de 22 ans dont la candidature a été retenue 8 fois par le jury.
Le fonds Filatov a également mis en place, toujours pour les auteurs de moins de 35 ans, une revue Internet Prologue [Пролог] qui joue un rôle majeur dans l’affirmation de ces écrivains débutants et assure une première diffusion de leurs œuvres, servant parfois de marchepied pour une édition en livre. Plusieurs des textes que nous vous présentons aujourd’hui sont justement extraits de cette revue.
Le prix Début et le séminaire de Lipki ont ainsi fortement dynamisé la vie littéraire de la province russe qui aujourd’hui est incontestablement riche d’un très grand nombre de poètes, de prosateurs, d’écrivains de théâtre… Leurs œuvres sont certes quelques fois inégales, mais parfois s’élève au milieu d’eux une voix nouvelle, forte, originale et prometteuse. Relisons à cette occasion le très beau texte d’Igor Saveliev La ville blême [Бледный город] que nous avons publié en fascicule [1].
L’URSS, jadis, s’enorgueillissait d’être le pays où l’on lisait le plus. Aujourd’hui, alors que l’on constate qu’en Russie 40 % des adultes ne lisent jamais de livres, le pays est peut-être en passe de devenir celui où l’on écrit le plus. Les observateurs s’accordent en tout cas déjà pour dire qu’il y a en ce moment dans le pays de Pouchkine plus de poètes que de lecteurs de poésie.
Dans ce nouveau contexte, au sein d’une Russie où l’on se déplace plus facilement, étant reconnus comme écrivains, des contacts s’étant établis entre eux et avec les écrivains, les éditeurs et les directeurs de revues des capitales, les jeunes de cette génération se trouvent confrontés à un problème : vont-ils poursuivre leur œuvre sur place ou se rapprocher autant que possible des capitales, voire s’y installer quand la possibilité s’ouvre à eux souvent à la faveur d’une publication ou d’un prix littéraire ?
Des écrivains de première importance ont fait ce second choix. Andreï Guélassimov, originaire d’Irkoutsk, vit à Moscou depuis 1997 ; Anatoli Koroliov, né à Sverdlovsk (aujourd’hui de nouveau Ekaterinbourg), est venu à Moscou en 1980 ; Olga Slavnikova, née elle aussi à Sverdlovsk, s’est installée à Moscou en 2003 ; Dmitri Bavilski, écrivain et critique en vue, né à Tcheliabinsk, vit actuellement entre sa ville natale et Moscou. Selon Filatov qui le déplore, bon nombre des jeunes de Lipki aspirent eux aussi à cette solution.
Mais nombreux également sont ceux qui au contraire n’envisagent pas de quitter leur région. Parmi les écrivains connus en France citons Zakhar Prilépine qui vit à Nijni-Novgorod ; bien que vivant dans des conditions matérielles particulièrement difficiles, appartement communautaire partagé avec un ivrogne notoire peu respectueux des choses de l’esprit, Nina Gorlanova entend rester à Perm tout comme Alexeï Ivanov qui, né à Nijni Novgorod, ayant passé son enfance et son adolescence à Perm et ayant fait ses études à Ekaterinbourg a choisi de revenir à Perm. « À Moscou les gens ont l’impression qu’au-delà du périphérique, tout est fait sur le même modèle. Mais la diversité intérieure de la Russie est infinie » déclare ce dernier qui ajoute : « J’écris sur la province. J’aime la province et je m’intéresse à la province… »
Parfois s’observe également le mouvement contraire d’écrivains, Moscovites à l’origine, qui quittent la capitale pour aller s’installer en province. C’est le cas, par exemple, du poète Mikhaïl Tarkovski qui vit en Sibérie depuis 1981 et voit dans cette distance de la capitale une grande chance pour son œuvre, « car c’est une grande joie de respirer ces immensités, d’être en relation avec des gens remarquables, des héros du quotidien, des gardiens de la tradition dont la province est si riche. »
« – Où pensez-vous que le potentiel intérieur soit le plus fort, à Moscou ou en province ? » a demandé récemment un critique à Roman Sentchine, qui, né à Kyzyl, la capitale de la république de Touva située à l’extrême sud de la Sibérie, a longuement vécu dans la région de Krasnoïarsk avant de s’installer plus récemment à Moscou. Et ce dernier a répondu sans la moindre hésitation: « Je pense que c’est en province. En réussissant à s’installer à Moscou, beaucoup perdent quelque chose de très précieux. La ville rend les gens plus faibles, et plus la ville est grande, plus les gens y sont faibles. »
Comme on peut le constater, cette distance de la capitale n’empêche nullement les auteurs de s’inscrire parmi les écrivains les plus en vue et de jouer un rôle tout à fait déterminant dans l’évolution des lettres russes.
De plus en plus de critiques soulignent d’ailleurs l’intérêt exceptionnel de cette littérature des jeunes de la province : « Consciente de son importance et de son originalité, cessant d’être « provinciale », la Russie profonde vient enfin de se déployer dans toute sa puissance et son ampleur » affirme Alexandre Rekemtchouk, et Petr Olechkine va, lui, jusqu’à parler de l’« éclat inouï » de cette littérature « comparable, selon lui, à ce qu’a été le siècle d’argent ». Boris Evseev pour sa part place en elle l’espoir d’un renouveau nécessaire. Selon lui, en Russie aujourd’hui la littérature « éprouve le besoin de thèmes, de formes, de personnages nouveaux, et les auteurs de la province sont à même de résoudre ce problème. » et il ajoute : « La littérature de la province peut rendre toute sa vigueur à la littérature russe ».
Quant à Vladimir Bondarenko, l’un des observateurs les plus lucides du fait littéraire actuel, il n’hésite pas à déclarer : « Toute la littérature russe actuelle s’écrit soit en province soit par des écrivains venus de la province. »
Ce numéro de Lettres russes a l’ambition d’attirer l’attention du lecteur français sur la richesse que constituent ces jeunes auteurs trop souvent ignorés encore à l’étranger. Il va sans dire que cette investigation devra être poursuivie, et que d’autres numéros ne manqueront pas de leur être consacrés.
Irène Sokologorsky
1 Igor Saveliev La ville blême [Бледный город] Traduction de Claude Frioux et d’Irène Sokologorsky, Paris : Lettres russes, 2011.