N°45 - L'adolescent dans la littérature russe
Introduction, par Irène Sokologorsky
Nikolaï WAGNER. - Tonton Tonne / trad. de Christine Zeytounian-Beloüs
Mikhaïl ESSENOVSKI. - Ioura, l’intrépide / trad. d’Odile Belkeddar
Boris AKOUNINE. - Le livre pour enfants / trad. d’Odile Belkeddar
Macha WEISSMAN. - Trop chouette, non ? / trad. d’Odile Belkeddar
Andreï JVALEVSKI, Evguenia PASTERNAK. - Le temps est toujours beau / trad. de Julie Féougier
Elena LIPATOVA. - Les filles / trad. d’Odile Belkeddar
Boris MINAEV. - Un air intelligent / trad. d’Odile Belkeddar
Elena RAKITINA. - Le voleur d’interphones / trad. de Julie Féougier
Ekaterina SILINA. - La trompette d’or / trad. de Natacha Illinskaïa
Tamara MIKHEEVA. - Prochain arrêt – le ciel ! / trad. de Julie Féougier
Numéro publié avec le concours du Comité de jumelage de la ville de Pantin.
L’adolescent dans la littérature russe
L’adolescent est loin d’être absent de la littérature russe du XIXe siècle. Souvenons-nous des nombreux récits d’enfance d’Aksakov, de Tolstoï, du « roman familial » des dernières décennies et tout particulièrement de l’œuvre de Dostoïevski qui porte précisément ce titre (L’adolescent [Подросток]) datée de 1875. Pour ces différents auteurs, sa représentation est l’un des moyens d’investiguer en profondeur la psychologie humaine et d’en cerner les méandres.
Mais au lendemain de la révolution, le personnage prend dans la prose une place très accrue qu’il gardera tout au long de la période soviétique. Plusieurs des romans dans lesquels il est une figure centrale, édités et réédités plusieurs centaines de fois, seront en effet parmi les plus largement lus dans toute l’URSS et bien au-delà du public jeune.
Dans les années 1920 et 1930, il s’agissait de travailler à l’édification d’une identité soviétique, d’aider à la naissance d’un homme nouveau, et deux romans s’imposent particulièrement à l’attention.
Dans Et l’acier fut trempé [Как закалялась сталь] de Nicolas Ostrovski (1932–1934), œuvre entièrement autobiographique, combattant exemplaire, Pavel Kortchaguine s’illustre d’abord par son courage dans la lutte en 1919 contre les Polonais, les Blancs et les traîtres. La paix instaurée, dans son usine ce sont les contre-révolutionnaires, le sabotage et la prévarication qu’il combat. Quand au bout de plusieurs année la santé de l’auteur se dégrade, que la paralysie gagne et que, perdant la vue, il est amené à abandonner toutes ses responsabilités, « le courage étant né du combat », il refuse de sombrer dans le désespoir et continue jusqu’au bout à dicter son roman en relatant par le menu son expérience destinée à servir à l’édification des jeunes générations.
La jeune garde [Молодая гвардия] d’Alexandre Fadéev (1945–1951) est de la même veine. L’auteur y décrit un groupe de tout jeunes gens et de jeunes filles qui, lors de la grande guerre, dans une petite ville de l’est de l’Ukraine occupée par l’ennemi, fondent de leur propre initiative une organisation clandestine destinée à lutter contre les nazis. Ils plantent des drapeaux rouges dans la ville pour l’anniversaire de la révolution, distribuent des tracts, attaquent des convois ennemis. Très jeunes et inexpérimentés, ils se font prendre, sont tous mis à mort et périssent en héros.
Véritables « hymnes à l’homme soviétique », ces deux œuvres exaltent à travers de multiples épisodes les vertus que doit posséder selon les auteurs l’homme de la société nouvelle, habité avant tout par une conscience aiguë de ses responsabilités sociales et politiques.
Après la guerre, deux autres romans à multiples péripéties vont être tout aussi passionnément lus. Timour et sa brigade [Тимур и его команда] (1938–1940) d’Arkady Gaïdar est l’histoire d’un groupe de jeunes d’un village qui s’organisent spontanément et discrètement pour lutter contre les voyous et accomplir des bonnes actions notamment en faveur de familles en difficultés du fait que le père ou le mari est au front. Dans Deux capitaines [Два капитана] (1940-1945, prix Staline 1946) de Veniamine Kaverine, l’échec d’une expédition scientifique dans la mer Arctique ayant été imputé à l’incurie de son capitaine, un adolescent parvient au bout d’une longue et difficile investigation à rétablir la réputation et l’honneur de celui-ci en prouvant que son navire avait été saboté par un rival jaloux.
Dans ces deux romans, présentés de même comme des exemples à suivre, des modèles, les héros sont cette fois détachés de la cause politique et sociale. Leur activité n’est plus enracinée dans les objectifs de la société. Ils se comportent en justiciers, en redresseurs de torts et en défenseurs d’individus brimés, et c’est en direction des valeurs morales traditionnelles que sont l’amitié, la camaraderie, la solidarité, la franchise, le sérieux, la probité et l’attention à l’autre en tant qu’individu que les auteurs entendent inspirer le comportement des jeunes. V. Kavérine définissait son roman comme un écrit « sur la justice » [справедливость], et, en exergue, c’est démonstrativement deux vers du poète anglais Alfred Tennyson du XIX e siècle qu’il avait placé.
La société soviétique commençait à changer.
Sans qu’une œuvre particulière s’impose avec la même force que les quatre romans précédents, cette volonté de dévouement aux autres hors de tout objectif proprement politique caractérise également l’adolescent tel qu’il apparaît dans plusieurs romans de la décennie suivante.
Enseignant dans l’école de son village et se heurtant à l’autorité d’une inspectrice bornée et à la routine de ses collègues, Andreï Birioukov, le héros de Le prix des jours [За бегущим днем] (1960) de Vladimir Tendriakov, lutte pas à pas pour introduire des innovations pédagogiques, et l’auteur le définit comme inspiré par « la volonté d’apporter un peu de bonheur aux hommes, d’être utile ».
Dans Une jeunesse inquiète [Беспокойная юность] de Constantin Paoustovski (1954), ayant traversé de nombreuses épreuves et se tournant vers l’écriture, Kostia a pour seule ambition celle de « communiquer aux hommes sa conception de la beauté et du monde »
À partir des années 1970-1980, ce souci des autres et la volonté d’œuvrer pour un progrès de la société ne caractérise plus l’adolescent. Plusieurs romans, qui font cette fois encore partie de ceux qui sont les plus lus, montrent essentiellement celui-ci comme dérouté, choqué, révolté par le comportement des adultes, par la brutalité de leur monde et des façons d’être qu’il ne comprend pas.
Parmi des œuvres nombreuses, deux romans font date
Dans Il fut un blanc navire [Белый параход] (1970) de Tchinguiz Aïtmatov, face au monde cruel qui l’entoure, le jeune héros avait trouvé appui et compréhension auprès de son grand-père. Or, un jour d’ivresse, celui-ci massacre sauvagement un renne. L’adolescent ne peut supporter cette brutalité de la part de la seule personne qui représentait quelque chose à ses yeux, et part en mer avec l’idée de rejoindre le bateau blanc sur lequel est censé être son père et qui a sombré depuis longtemps.
Dans Un petit nuage d’or sur le Caucase [Ночевала тучка золотая] écrit en 1981, qui a beaucoup circulé sous le manteau avant de pouvoir paraître en 1987, et dans lequel il transpose son propre passé, Anatoli Pristavkine dépeint les enfants d’un orphelinat de Moscou transportés au Caucase où ils sont installés dans des villages vides. Malheureusement, sans qu’ils comprennent pourquoi, les enfants et leurs accompagnateurs sont en butte à des violences, à des attaques, et presque tous finiront par être massacrés. On saura que ce village appartenait à des populations déportées au moment de la guerre et qui maintenant aspirent à récupérer leurs maisons et leurs biens. Des jumeaux héros du roman, un seul échappe au massacre et tente de survivre en liant amitié avec un jeune Tchétchène de son âge, les deux personnages étant porteurs d’une aspiration générale à un monde moins dur, plus solidaire et où les adultes constitueraient une protection pour les enfants.
Dans ces deux romans, l’adolescent n’apporte ni même ne cherche de solution aux difficultés auxquelles il se heurte et n’a aucune idée de ce qu’il faudrait entreprendre pour tenter d’y remédier, il n’en a même pas le projet. Nullement révolté, il n’est que regret, douleur, incompréhension et horreur, et ces œuvres ont surtout pour effet de mettre en évidence des situations inacceptables et les atrocités d’une période de la vie soviétique, suggérant ainsi au lecteur le désir d’y mettre fin, de résister. C’est ainsi d’ailleurs qu’elles ont été une part essentielle de cette littérature d’éveil dont l’influence sur le bouillonnement social et les grands changements que l’on sait aura été énorme.
On le voit, indépendamment de leur valeur esthétique qui peut être diverse, à travers l’image qu’elles donnent de l’adolescent, ces œuvres portent témoignage au fil des décennies sur l’état moral d’une époque, sur ses valeurs et ses ambitions, et leur succession donne une idée de l’évolution de la société soviétique.
Dans la littérature russe actuelle, l’adolescent est un personnage moins habituel. Un grand nombre d’auteurs donnent d’autant plus facilement à voir des personnages jeunes qu’ils sont jeunes eux-mêmes, mais l’adolescent n’apparaît que plus rarement.
Moins habituel, il est également en tous points différent de ses aînés.
De Pavel Kortchaguine aux jumeaux d’Anatoli Pristavkine, le plus souvent issu du peuple, orphelin ou non, le personnage était présenté comme seul au monde, sans entourage familial ou ne possédant qu’une famille éclatée et aussi peu soucieuse de son sort qu’il en était détaché lui-même. Dans les écrits actuels, il est de la classe moyenne et entouré d’une famille aimante qui a grand soin de lui.
Ne portant aucune attention aux problèmes politiques dont il est parfaitement distant, ne montrant aucun souci ni de la société ni même des autres, s’il connaît, comme tout jeune de son âge, l’envie de se surpasser, de s’affirmer, de montrer de l’audace, il ne conçoit l’exploit que comme personnel, comme une expérience individuelle, et n’aspire nullement à faire un avec quelque collectivité que ce soit. Totalement déshéroïsé, il n’est plus un modèle, une référence. La littérature qui se voulait didactique, qui entendait suggérer des conduites et inculquer des valeurs a fait long feu.
Par ailleurs, non seulement les auteurs actuels ne tournent pas leur attention vers des actions exceptionnelles de leurs personnages, mais c’est à plaisir qu’ils évoquent leur quotidien dans toute sa banalité, dans son insignifiance, et la nouvelle de Tamara Mikheeva que nous présentons est de ce point de vue particulièrement caractéristique. C’est justement cette insignifiance absolue des caractères et des situations qui fait percevoir toute l’horreur du massacre de Beslan. Dans la réalité d’aujourd’hui, cette banalité des évocations qui peut dérouter le lecteur est en fait la marque d’un climat nouveau, d’une volonté qui s’affirme de tourner l’attention vers l’individu, le non-exceptionnel.
Il est également intéressant de noter qu’on ne retrouve pas dans les œuvres russes actuelles les éléments de la thématique qui accompagne assez traditionnellement le personnage de l’adolescent dans les littératures occidentales. Les conflits avec les parents, l’envie de quitter sa famille, de déployer son énergie ailleurs et plus librement, les rencontres avec des mondes et des personnages nouveaux. Tel qu’il est dépeint par les auteurs actuels, l’adolescent n’est même pas révolté contre les pesanteurs de la structure familiale qu’il accepte comme une donnée de l’existence, et, si l’excès d’attention dont fait preuve parfois sa mère lui pèse, il sait par la ruse s’en affranchir sans bruit.
Sont pratiquement absents surtout les émois amoureux et plus encore les troubles de la sexualité. Si la page de la littérature soviétique est bien tournée, la tradition littéraire russe garde tous ses droits.
Irène Sokologorsky