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Lettres Russes

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N°43 - La génération "Début"

 

Introduction, par Irène Sokologorsky

 

Irina BOGATYREVA. - Raptus /  trad. de Richard Roy

Victor POUTCHKOV. - Le diabète… / trad. d’Irène Sokologorsky

Olga ELAGUINA. - Ma seconde lettre / trad. de Michèle Astrakhan

Denis OSSOKINE. - Les anges et la révolution / trad. de Cécile Deramond

Polina KLIOUKINA. - Liberté / trad. d’Antonina Roubichou-Stretz

Dmitri FALEEV. - La maison où personne ne dort jamais / trad. de Catherine Brémeau

Alexandre SNEGUIREV. - Grand-mère / trad. de Maria-Luisa Bonaque

Les poètes lauréats du prix Début / trad. de Christine Zeytounian-Beloüs

 

 

 

 

 

 

Le prix Début. Une nouvelle génération d’écrivains

 

          Alors que connaissant une intense exaltation intellectuelle, les premières années de la Perestroïka sont marquées avant tout par une véritable fête de la lecture, chacun dans le pays entier se consacrant à la découverte des auteurs inaccessibles jusque là, dissidents, écrivains des années 1920, auteurs étrangers…, dès l’hiver 1988-1989, on a le sentiment, en URSS puis en Russie, de vivre dans un « quasi vide culturel ». On parle du « suicide de la littérature»,  et un poète comme Kouchner se demande si la Russie n’est pas tout simplement en train de connaître « la fin de l’art ». Vers le milieu des années 1990 on en viendra tout simplement à se demander si la « fin de la littérature soviétique n’a pas sonné également le glas de la littérature russe tout court ».

 

          Les raisons de ce changement aussi radical que rapide sont multiples.

 

          Dans un pays qui s’est libéralisé, de nouvelles activités ont été autorisées : commerce, échanges, création de petites structures de production. Des occupations nouvelles sont apparues : on commence à voyager, même à l’étranger, la télévision transmettant les débats de la Douma, on s’y intéresse et on se réunit pour débattre de politique. C’est le moment où apparaissent dans le pays plus de 600 partis politiques… « Lire est plus intéressant que vivre » affirmait-on à l’ère Brejnev, et voilà que la vie elle-même prend des couleurs, et c’est l’inverse qui est vrai.

 

          Malheureusement, la situation économique, loin de s’arranger, s’est dégradée, et, pour l’immense majorité de la population, notamment pour les intellectuels de tous les niveaux, se nourrir, garder son travail ou en trouver un autre, voire survivre deviennent une occupation à plein temps qui détourne de la lecture.

 

          Jusque-là au premier rang de la société et jouissant du statut de maître à penser, les écrivains, ont brusquement le sentiment d’être inutiles : « la population a une fois pour toutes craché sur la littérature, et l’écrivain s’est retrouvé dans la position d’un artisan produisant des objets archaïques pour lesquels la demande n’existe pas », note Pietsoukh  tandis qu’un critique observe avec amertume qu’« il est temps de s’habituer à ce qu’une société de masse ait moins besoin d’œuvres littéraires que de brosses à dents ».

 

          Ce sentiment d’inutilité [невостребованность] est d’autant plus douloureux que le paysage intellectuel a radicalement changé et que c’est par rapport à un Nabokov, à un Pilniak et à un Kharms que les écrivains russes ont à se définir, et la barre est haute.

 

          Par ailleurs la conquête de la liberté d’expression a eu pour contrepartie immédiate le désengagement total de l’État dans le domaine de la culture, et, les structures d’édition et de diffusion soviétique ne fonctionnant plus, tout comme les autres arts, la littérature se trouve livrée brutalement et sans préparation à la dure loi du marché.

 

          Comme frappés de stupeur, la plupart des écrivains gardent le silence, et, ne touchant plus de droits d’auteurs, quand ils ne réussissent pas à se tourner vers d’autres activités, ils deviennent, selon l’expression d’A. Kim, « du jour au lendemain des SDF ». Un auteur comme M. Veller se souvient par exemple d’avoir fait les arrêts de bus pour ramasser les mégots. 

 

          J’aimerais renvoyer ici notre lecteur à la très belle nouvelle de Tchoulaki Une nouvelle attraction (LR n° 32) qui rend magnifiquement compte tant de la situation que de l’état d’esprit des écrivains dans les années 1990. 

 

          Une opération de sauvetage

 

          On assiste alors dans le pays entier à un sursaut puissant, à ce qu’il convient d’appeler une véritable croisade en faveur de la culture et tout spécifiquement des lettres. À une opération de sauvetage à laquelle prennent part les divers éléments de la société financièrement aptes à le faire : banques, oligarques, mais aussi associations et simples individus amoureux du fait littéraire. Des amis se cotisent pour offrir à un poète le tirage d’un recueil ; alors qu’ils hésitent à investir dans le développement économique du pays, bon nombre de Nouveaux Russes financent entièrement des publications. Constatant l’absence dans les librairies de livres de Vladimov dont il est un grand admirateur, un businessman fait éditer à ses frais un tirage important des œuvres de l’auteur en quatre volumes. À Nijni Novgorod, ayant fait fortune en ouvrant un restaurant, un homme d’affaires crée en 1996 une revue littéraire dont il finance entièrement la fabrication et dont il assure la diffusion dans toute la région, non sans avoir fait rédiger au préalable « un livre du maître » pour en faciliter la lecture dans les établissements scolaires. Des sponsors étrangers viennent souvent ajouter leur apport. C’est ainsi que les revues littéraires sont tout simplement sauvées par G. Soros qui, dans les années les plus difficiles, en finance l’achat par un grand nombre de bibliothèques.

 

          L’outil essentiel de ce sauvetage est cependant le prix littéraire, et ceux-ci fleurissent à Moscou, mais aussi dans les centres de province.

 

          Dès 1989, un prix Pouchkine est fondé par le fonds allemand Alfred Tœpfler ; en 1990, un prix Sakharov est créé par l’association des Écrivains soutenant la Perestroïka (Avril) ; le prix Apollon Grigoriev, fondé en 1997, est sponsorisé par ONEKDIM banque puis par Rosbanque ; en 1997 également est fondé le prix Alexandre Soljenitsyne financé par le Fonds Soljenitsyne ; le prix du Best-seller national, fondé en 2000, est soutenu par la banque Eurofinances ; le prix Iouri Kazakov, fondé lui aussi en 2000, par la revue Novy mir et le Fonds de Réserve de Bienfaisance. 1992 surtout voit la naissance d’une part du prix Booker qui sera soutenu à partir de 2002 par JUKOZ et du prix Triomphe entièrement financé par l’oligarque Berezovski. Des entreprises infiniment plus modestes ne sont pas moins significatives, et l’on voit à Riazan, en 1996, un modeste gardien d’immeuble annoncer la création d’un prix poétique auquel il consacre la moitié de son salaire.

 

          De montants très divers (à côté de la moitié du salaire du gardien d’immeuble, le prix Booker attribue dans les 20.000 dollars et le prix Triomphe va jusqu’à 50.000) ces prix offrent l’avantage d’assurer à un auteur, au moins pour un temps, une petite aisance et lui garantissent en outre le plus souvent une publication. Plus important encore est le fait que la médiatisation dont leur proclamation fait l’objet est une heureuse occasion de reparler de culture et de littérature dans un pays dont les préoccupations ont pris des voies bien différentes.

 

          Le prix Début

 

          Au bout de quelques années, dans un contexte légèrement apaisé, le besoin se fait sentir de ne plus se borner à conforter des écrivains déjà confirmés, mais d’aider également les tout jeunes à accéder à la publication. En 2000, le prix Triomphe entreprend d’attribuer des bourses à de jeunes écrivains. Cette même année surtout, à l’initiative de l’écrivain et homme d’affaires Dmitri Lipskerov (cf. encadré) et avec le soutien du fonds international « Génération » [Поколение] d’André Skotch, (cf. encadré) est crée le prix Début destiné à récompenser dans plusieurs nominations des jeunes de moins de 25 ans quel que soit leur lieu de résidence.

          La première originalité du prix Début réside dans le fait que les candidats ne sont présentés ni par une revue, ni par une maison d’édition, ni par un écrivain confirmé. L’annonce en étant diffusée aussi largement que possible par les divers médias, les jeunes sont invités à adresser leurs manuscrits au jury de leur propre initiative.

 

          Les organisateurs s’attendaient tout au plus à quelques centaines d’écrits, or, dès la première année, ce sont plus de 30.000 envois qui leur sont adressés. En 2001, ils sont 35.000, et le chiffre n’a fait que croître depuis : 40.000 en 2005, 52.000 en 2006. En huit  ans, le jury a reçu près de 340.000 manuscrits émanant de toutes les régions de la Russie et de la plupart des pays d’Europe, d’Amérique et d’Asie.

 

          Certains critiques se sont gaussés de ces garçons et de ces jeunes filles se prenant brusquement pour des écrivains. « Est-ce une mauvaise chose que de voir un si grand nombre de jeunes de notre pays ne pas s’occuper à déglutir de la bière et à se piquer les veines aux sons d’une musique pop pour people gorgés de fric, mais s’asseoir à leur table, se donner de la peine, écrire, chacun selon son talent, le plus souvent maladroitement, mais parfois avec virtuosité et grande lucidité ? » leur répond Evgueni Popov qui a présidé le jury en 2006.

 

          Le fonctionnement du prix

 

          Devant cet afflux de manuscrits un mode de fonctionnement très particulier a dû être mis en place. 

          * Les manuscrits sont d’abord lus par des « readers », écrivains, critiques, spécialistes de littérature, qui rédigent courte présentation et analyse de chaque texte auquel ils attribuent une note sur 10. Ces « readers » étant différents d’une année sur l’autre.

          * À partir de ces appréciations est constituée la « longue liste » qui compte dans les 100 noms. 

          * Le jury en retient trois-quatre par nomination et organise à l’intention des 20 à 25 finalistes une semaine de séminaire : « la semaine de Début » qui comprend des master-class, des tables rondes, des rencontres avec des auteurs confirmés ou des figures du monde politique ou économique…

          * Se tient enfin une réunion finale du jury qui décide de l’attribution des prix.

 

          Tout comme les « readers », les membres du jury et son président changent chaque année. Le jury du prix a ainsi été présidé successivement par D. Lipskerov, M. Veller, T. Aïtmatov, V. Makanine, D. Bykov. D. Lipskerov a assuré lui-même la coordination du prix en 2000, mais depuis 2001, la coordinatrice en est l’écrivaine Olga Slavnikova qui en est devenue la figure centrale et qui y joue un rôle déterminant. Le secrétaire général étant le poète Vitaly Poukhanov. 

 

          Les lauréats. La génération « Début »

 

          Les lauréats du prix se voient offrir une sculpture représentant un oiseau et 3.000 dollars, « somme ridicule pour un Nouveau Russe, mais vitale pour un jeune écrivain » note encore E. Popov.

 

          Par ailleurs un gros effort de publication est fait pour les lauréats, mais également pour l’ensemble des finalistes qui constituent aujourd’hui une population de près de 2000 personnes. Chaque année des recueils paraissent, des oeuvres sont par ailleurs proposées à différentes revues.

          Pour la grande majorité de ces jeunes, habitant souvent dans des coins reculés du pays, plus importante encore est l’ouverture que leur apportent les différentes phases du prix, venant parfois rompre leur solitude intellectuelle. Toute une vie s’est organisée en effet autour de ce prix. Dans le pays entier des clubs Début se mettent en place. Ils comptaient déjà près de 15.000 personnes en 2006. Les jeunes s’y rencontrent, débattent de leurs projets et de leurs écrits, rencontrent des figures du monde intellectuel, mais aussi des représentants de la société et du monde politique, se font connaître.

 

          Nombre de jeunes sont d’ailleurs venus à l’écriture à l’occasion de ce prix. Dmitri Birioukov de Novossibirsk témoigne : « L’existence même du prix Début a certainement fortement contribué à me pousser à écrire. En voyant l’appel lancé à la télévision, je me suis dit que la vie littéraire existait dans notre pays et qu’ils s’y passait des choses ». C’est ainsi qu’il a fait parvenir un manuscrit qui lui a valu d’être primé en 2005.

 

          Marginal au départ, le prix Début a rapidement acquis un très grand prestige. Comme le souligne la revue Knijnoe obozrenie, chaque année, « il découvre à lui seul plus de noms nouveaux que n’est capable d’en proposer l’ensemble des grosses revues littéraires», et, depuis dix ans, nombre de ces jeunes poètes et prosateurs se sont affirmés et ont trouvé leur place dans le paysage littéraire.

 

          C’est un choix d’œuvres de représentants de cette génération du prix Début, « Débutchiki », que nous présentons dans ce numéro de Lettres Russes.  

 

          La littérature de la Génération Début

 

          Venant d’un tel nombre d’auteurs de régions, de formation et de milieux différents, les manuscrits qui parviennent au prix Début sont avant tout d’un très grande diversité tant par leurs thèmes, par les personnages et les milieux donnés à voir que par leur écriture et par leur ton, et il serait bien difficile de leur définir des caractéristiques générales.

 

          Bien des textes donnent le sentiment d’être, partiellement au moins, autobiographiques. Quoi de plus normal de la part d’auteurs si jeunes. Et, chez les finalistes du prix en tout cas, les représentations sont marquées d’authenticité et de sincérité. C’est le cas en particulier d’un certain nombre de textes qui ont pour sujet la maladie, l’hôpital, le corps médical. Nous avons retenu dans cette catégorie des passages d’un très beau récit de Victor Poutchkov.

 

          D’autres fois les milieux et les personnages représentés sont de toute évidence très distants des écrivains eux-mêmes. Il s’agit d’hommes et de femmes des bas-fonds, frustes, inéduqués, des « cabossés de la vie », et les auteurs ont presque systématiquement à leur égard une posture attendrie. Olga Elaguina, dont nous publions trois courts textes, « aime les personnages dont elle parle » dit la critique V. Orlova. Il en est de même de la plupart de ces jeunes auteurs. Nous sommes loin de la délectation avec lequel un Kaledine barbouillait d’un noir intense les personnages représentés. Loin de ce que la critique a défini comme « tchernoukha ».

 

          Guelassimov note pour sa part comme l’un des traits essentiels de cette génération « l’ouverture au monde ». Ouverture déjà à l’immensité du monde russe, et l’un des thèmes récurrent de ces auteurs est le déplacement à travers le pays en auto-stop, le thème de la route. La nouvelle d’Irina Bogatyreva est une belle réussite du genre. 

L’an dernier, en rapport avec notre numéro 42 dédié aux écrivains de l’Oural, nous avons publié à part La ville blême. Une histoire d’auto-stop d’Igor Saveliev, l’un des finalistes du prix vivant à Oufa. Au sujet de ce texte, une lettre de lecteur nous a séduits par sa pertinence et par l’intelligence de son approche, et nous avons souhaité la publier dans ce numéro.

 

          Dmitri Faleev écrit « comme si personne n’avait jamais écrit avant lui », observe E. Popov, et cette appréciation semble pouvoir se rapporter à bon nombre de ces jeunes auteurs. Les « Débutchiki » sont en effet des écrivains d’inspiration et d’observation plus que d’érudition, et cette spontanéité renouvelle fondamentalement le paysage littéraire russe dominé depuis deux décennies par différentes formes de rattrapage tant thématique que formel. Cette fois, véritablement, dans les lettres russes une page est tournée. 

 

 Irène Sokologorsky