N°41 - Hommes et femmes
Introduction par Irène Sokologorsky
Rouslan KIREEV. - Sortie ratée au restaurant un soir de fête / Traduction de Dominique Mène
Vladimir GOUSSEV. - Une visite à la russe / trad. de Catherine Brémeau
Mark CHATOUNOVSKI. - Une vie sans conséquences / trad. de Bruno Vincendeau
Dan MARKOVITCH. - Les loukoums n’étaient plus bons / trad. de Richard Roy
Tatiana CHTCHERBINA. - Portrait de l’homme russe / trad. de Nathalie Amargier
Alexandre SELINE. - Une âme russe / trad. de Maria-Luisa Bonaque
Valentina SILANTIEVA. - Destin de femme / trad. de Catherine Brémeau
Iouri KOJEVNIKOV. - Poèmes / trad. de Claude Frioux et Irène Sokologorsky
Vladimir KIVERETSKI. - Belle / trad. de Maria-Luisa Bonaque, Catherine Brémeau et Jacqueline Paudrat
Hommes et femmes
Rien ne permet mieux de comprendre une société à un moment donné de son évolution que les relations entretenues en son sein par les hommes et les femmes. Et ce sont ces relations dans différents contextes qu’éclairent les textes rassemblés dans ce nouveau numéro de Lettres russes.
Les deux premiers récits présentés appartiennent à des auteurs qui, au tout début des années 1980, étaient au premier rang de ceux que l’on désignait comme « les écrivains de 40 ans » [сороколетние]. Originaires de différentes régions de la république russe, ils étaient venus s’installer dans la capitale, aussi parlait-on également à leur propos d’ « école de Moscou ».
Il ne s’agissait cependant ni d’une « école » ni même d’un groupement, mais de jeunes écrivains issus le plus souvent d’un milieu intellectuel au moins moyen et que rapprochaient deux propos essentiels : la volonté de tourner le dos au roman ample et complexe, le roman « brique » [кирпич], dans lequel excellaient les grands prosateurs de l’époque (Tchinguiz Aïtmatov, Tchinguiz Gousséinov, mais aussi Daniil Granine dans Le tableau), en lui préférant le genre de la nouvelle ou le roman d’une dimension plus réduite ; le refus également de camper un « héros positif » et même de suggérer une opinion sur les personnages représentés, le refus de les « juger ». Selon un article de Rouslan Kireev de 1982 qui a fait figure de manifeste, ces auteurs entendaient maintenir dans leurs œuvres une certaine « polyphonie », une « ambivalence ». Vladimir Bondarenko proposait d’ailleurs de garder le terme et de parler d’une « école ambivalente ». Pour reprendre une déclaration de Vladimir Goussev parlant de ses propres écrits, il s’agissait d’en finir avec la représentation du « rural de base rempli de sagesse » [степенный простой селянин] pour s’attacher à considérer leur contemporain citadin, le « Russe intelligent » [умный русский], dans ses relations familiales, amicales et surtout amoureuses.
Une querelle au sujet de ces auteurs animait vivement la critique de l’époque : Igor Dedkov qui, en 1979, avait été le premier à les réunir et à mettre en évidence une communauté entre eux, leur reprochait leur indifférence à l’égard des grands problèmes politiques et sociaux de l’époque. « Ces jeunes littérateurs bouillonnants se comportent comme si en dehors des petits scandales légers et des rapports entre les sexes n’existaient pas, par exemple, les problèmes de l’État et de la société, et ce à l’heure de l’Afghanistan, etc. » Lev Anninski et Vladimir Bondarenko affirmaient au contraire trouver dans leurs écrits « une parole nouvelle » à laquelle il convenait de prêter l’oreille.
L’exploration minutieuse des consciences et du vécu intérieur de leurs personnages à laquelle se livraient des auteurs comme Rouslan Kireev, Vladimir Goussev, mais aussi Anatoli Kourtchatkine, Anatoli Kim, Georgui Bajenov, Alexandre Prokhanov et plusieurs autres dessinaient en fait le portrait sans complaisance du Soviétique de la dernière décennie de l’URSS qu’ils montraient doué d’un jugement sûr et souvent d’un sens esthétique aigu, d’une compréhension en finesse de la réalité et de ses propres réactions, mais incapable d’engagements, d’attachements et même de sentiments forts, privé de tout sens des responsabilités et souffrant, selon la formule de l’époque, d’un fort « déficit d’âme ».
Aujourd’hui on parle d’auteurs qui auraient su déceler, dès leur surgissement, les traits essentiels de celui qui allait devenir l’homme post-soviétique.
Cependant, « atteignant son apogée au milieu des années 80, ce petit jeu qui avait nom ‘prose des 40 ans’ avait commencé à décliner pour mourir juste à la frontière de l’année 1991, s’effondrant comme s’est effondrée l’Union Soviétique » déclare Rouslan Kireev. Depuis une dizaine d’années en tout cas, la plupart de ces auteurs font en effet de moins en moins de place à la fiction, quand ils ne s’en écartent pas définitivement pour se tourner d’une manière ou d’une autre vers l’étude ou vers le témoignage. Il n’en reste pas moins que leurs écrits, des années précédentes ou actuels, même s’ils ne recueillent pas toujours, hors du milieu littéraire et artistique, toute l’attention qu’ils méritent, sont parmi les textes les plus intéressants qui peuvent être aujourd’hui donnés à lire en russe.
Les deux textes suivants, dépeignant chacun un épisode de la vie de couple, appartiennent respectivement à un écrivain moscovite d’une notoriété certaine, Marc Chatounovski, et à Dan Markovitch, un tout jeune auteur vivant dans une ville nouvelle fondée en 1960 à une centaine de kilomètres de la capitale.
Nous retrouvons ensuite dans le numéro deux auteurs récemment publiés dans notre revue : Tatiana Chtcherbina dessine un portrait sans concession de l’homme russe qu’illustre fort heureusement un court récit du « nouveau romantique » Alexandre Seline ; Valentina Silantiéva se penche, elle, sur le destin de la femme russe.
Iouri Kojevnikov vient enfin apporter au lecteur des accents lyriques plus traditionnels.
Le numéro s’achève par un récit plus long de Vladimir Kiveretski, un auteur essentiellement connu comme défenseur des droits de l’homme [правозащитник] qui, tout en mettant en lumière une problématique douloureuse de la société d’aujourd’hui, en Russie mais pas seulement, réussit la gageure d’être une délicate et infiniment touchante histoire d’amour.
On ne pouvait mieux conclure cet ensemble de textes dédiés à la relation hommes / femmes.
Irène Sokologorsky