N°38 - Littérature russophone en Israël
Introduction par Irène Sokologorsky et Lucia Cathala
Elie Luxembourg. - Les portes du lion / trad Catherine Brémeau
Iakov Shekhter. - Le bonheur juif / trad. Maria-Luisa Bonaque
Grigori Kanovitch. - Le veuf Jacques Melamed / trad. Ludmilla Abdoukadirov
Pavel Loukach. - Péguine et Tim / trad. Patricia Viglino
Felix Krivine. - L'enterrement / trad. Catherine Brémeau
Victor Pané. - Souvenirs d'un goy de service / trad. Anne Laurent
Icchokas Meras. - L'oasis / trad. Nathalie Amargier
Anna Faïn. - Troisième chronique / trad. Hélène Rousselot
Ilya Voïtovetski. - Daria Nikandrovna Monetova, ma logeuse / trad. Irène Sokologorsky
Alex Tarn. - L'escargot / trad. Marianne Gourg
Viktoria Orti. - Paris... Luxembourg / trad. Cécile Deramond
Denis Sobolev. - Jérusalem / trad. Irène Sokologorsky.
Poèmes de Elena Axelrod, Irina Mauler, Mikhaïl Ziv, Naoum Bassovski, Yefim Gammer, Felix Krivine, Iouli Kim / traductions de Cathérine Brémeau, Claude Frioux, Anne Laurent et Irène Sokologorsky.
Littérature et diaspora
En ce début de siècle, la plupart des pays, et non seulement ceux du monde occidental, comptent une im-migration importante venue de différents coins de la Russie ; par ailleurs, depuis 1991, bon nombre d'écrivains russes parmi les plus confirmés séjournent longuement dans différentes régions du monde où ils enseignent ou sont accueillis avec des bourses. Des oeuvres en langue russe sont ainsi produites à une grande distance du pays.
Et cependant, écrites dans la dispersion, c'est de plain-pied que ces textes s'inscrivent dans le processus littéraire russe actuel. Certes, pour cette immigration nouvelle, l'enfermement dans la langue et la culture rus-ses est infiniment moindre qu'aux générations précédentes, il est cependant tout à fait exceptionnel de voir des écrivains venus de Russie prendre part d'une manière forte au mouvement culturel du pays dans lequel ils s'installent et adopter sa langue. Non seulement l'immense majorité d'entre eux continuent à écrire en russe —la langue n'est-elle pas, selon l'expression de Dina Rubina, « la seule patrie de l'écrivain » ? —, mais, le plus souvent, ils ont à coeur de garder un contact étroit avec leur lieu d'origine. Ils y publient souvent, s'y rendent fréquemment pour la plupart, et beaucoup vivent en fait entre la Russie et leur pays d'accueil. Ainsi c'est donc bien, et de plus en plus, la littérature russe qui s'écrit aujourd'hui aux quatre coins du globe.
Cette nouvelle géographie des lettres russes est d'ailleurs parfaitement reconnue comme telle en Russie, et c'est à l'échelle du monde qu'y fonctionnent les éditeurs, mais également les revues et les prix littéraires. C'est ainsi que, prix Booker 2004 et membre du jury du prix l'année suivante, Axionov, qui avait quitté l'URSS en 1981, a longtemps vécu aux USA avant de venir s'installer en France. Roses et chrysanthèmes de Svetlana Schônbrunn, paru dans Drujba Narodov /Amitié des peuples/ en octobre 1999 a été retenu dans la short list du Booker. L'auteur vit en Israël depuis 1975. En 1996, affichant l'ambition de constituer « la bibliothèque de la littérature russe la plus nouvelle », Journalny zal a souhaité regrouper sur son site les revues littéraires de langue russe les plus intéressantes. Il donne aujourd'hui à lire dans leur presque intégralité 29 « grosses » revues. Parmi elles 5 sont éditées à l'étranger.
En même temps cependant, dès que, dans un pays ou même une ville, la diaspora est importante, prosa¬teurs et poètes s'organisent volontiers en une communauté ; des revues et des maisons d'édition naissent ; une vie littéraire locale prend forme. Il va sans dire également qu'au fil des années leur situation particulière ainsi que le contexte dans lequel ils produisent ne sont pas sans marquer progressivement les écrivains, et, qu'ils soient thémati¬ques ou d'écriture, il est intéressant de commencer à s'interroger sur les traits spécifiques qui peu à peu peuvent apparaître dans leurs oeuvres. On parle déjà, par exemple, depuis plusieurs années d'une littérature russo-américaine et russo-allemande.
Étant donné l'ampleur et l'originalité du phénomène, nous avons souhaité porter attention, dans plusieurs numéros successifs, aux foyers les plus importants dans lesquels s'affirme, hors des frontières du pays, la vita-lité des lettres russes et où se forgent éventuellement ces entités nouvelles.
La littérature russophone en Israël
Cette série se devait de commencer par un numéro sur la littérature d'expression russe en Israël où, sans compter la présence importante de personnalités d'origine russe parmi les premiers colons, l'immigration venue de Russie, avant de connaître une vague particulièrement importante au début des années 90, a été notable dès le milieu des années 70 (dans les années 1970-1980, c'est déjà 16o 000 à 17o 000 personnes venues d'URSS qui se sont installées en Israël, entre 1990 et 1995, la moyenne a été de 65 000 à 68 000 personnes par an). Aujourd'hui, c'est environ à 20 % que la popu¬lation d'Israël est russophone. Par ailleurs, même si le cliché « 1/3 de musiciens et d'écrivains , 1/3 de médecins, 1/3 d'ingénieurs » enjolive quelque peu la réalité, il n'en reste pas moins que cette im¬migration russe est caractérisée par un niveau culturel élevé. Aussi, dans le domaine des lettres en tous cas, est-elle particulièrement organisée, ayant ses maisons d'édition, ses revues, ses chaînes de télévision et de radio, un nombre important de revues et de prix littéraires. Depuis 1973 existe même une Union des Ecrivains russophones d'Israël qui compte plus de deux cents membres. Une seconde a été crée plus récemment.
Ce numéro de Lettres Russes a été préparé par les soins de Lucia Cathala, une grande dame de la diffusion des lettres russes qui, après avoir été à Moscou, de 1947 à 198o, la rédactrice en chef de la revue de langue française Littérature soviétique, a dirigé en France la collection russe des éditions Albin Michel qui, dans les années quatre-vingt - quatre-vingt-dix, a été l'un des grands pôles de l'introduction de la littérature russe et soviétique en France. Aujourd'hui, résidant en Israël et restée la lectrice passionnée et curieuse qu'elle a toujours été, Lucia Cathala dispose de la meilleure connaissance de la littérature en langue russe en train de s'y écrire. L'équipe de LRS est extrêmement
honorée d'avoir pu bénéficier de sa collaboration.
Nous avons tenu à intituler ce numéro « Littérature russophone en Israël ». Aussi diversifié que possible, mais forcément modeste par son volume, le choix de textes offert au lecteur ne permet certes pas de trancher le débat conduit à Tel-Aviv, mais aussi à Moscou, et qui est de savoir s'il convient de parler aujourd'hui d'une « littérature israélienne d'expression russe » ou d'« une littérature russe d'Israël », « russko-israel'skaja literatura ». Sachons simplement qu'il est posé, et félicitons nous surtout de voir que nous avons actuellement, s'écrivant en russe en Israël, des oeuvres diverses par leur style, leur inspiration, la personnalité de leurs auteurs ; des oeuvres passionnantes à découvrir.
Parmi les auteurs israéliens connus en France, on compte, à côté de S. Shiinbrunn, Dina Rubina, et le numéro 39 de Lettres Russes fera découvrir un passage de son dernier roman. Ont également été portées à la connaissance du lecteur français plusieurs oeuvres de David Markish, l'un des prosateurs de langue russe les plus marquants d'Israël, et nous sommes heureux de publier, parallèlement à ce nu¬méro, dans un recueil séparé, une nouvelle intégrale qu'il a bien voulu nous confier.
Il n'est pas sans intérêt de préciser par ailleurs que les différents auteurs publiés ici ont proposé leurs textes eux-mêmes. Ce sont donc ceux par lesquels ils souhaitent être représentés dans un pano¬rama rapide et, pour la plupart d'entre eux, découverts par le lecteur français. .
Irène Sokologorsky
La littérature juive en langue russe
Comment définir cette littérature juive ? Tel ou tel roman ou poème appartient à la littérature juive ou à la littérature parlant des Juifs ou à la littérature écrite par les Juifs ? En fait, ce n'est ni l'origine de l'auteur ni le sujet traité qui peuvent servir de critère, mais plutôt la prédominance de la conscience juive. La littérature juive en langue russe est née dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Jusque-là, la nécessité de lire était satisfaite par le Talmud et des milliers de volumes de commentaires créés autour de ce texte sacré.
À la fin du XIXe, dans l'Empire russe, comme d'ailleurs en Europe, on assiste à la désagrégation de la famille juive traditionnelle et au début de l'assimilation. La diaspora avait appris aux Juifs la nécessité de connaître les langues des pays d'habitation. Les premiers auteurs juifs écrivaient en yid¬dish (Yusefovitch, Varchavski ou Cholem-Aleikhem). C'était une littérature laïque, mais les person¬nages des Juifs religieux y étaient présentés avec tendresse et sourire. Ces auteurs étaient publiés également en russe. Cholem-Aleikhem écrivait: « Les deux langues vivent en moi en bonne amitié, sans jalousie ni haine, chacune boit dans la tasse de l'autre ». A l'époque soviétique, il y a eu des écri¬vains juifs qui ont continué à écrire en yiddish et en russe. Mais, avec la liquidation du Comité Juif antifasciste en 1948 et la condamnation à mort en 1952 des écrivains Markish, Fefer, Kvitko, cette littérature a cessé d'exister.
En majorité les écrivains d'origine juive étaient parfaitement assimilés et faisaient tout naturel-lement partie de la littérature russe, qu'il s'agisse de Mandelstam, de Grossman ou de Rybakov. Avec le départ des Juifs de l'URSS en Israël, beaucoup d'auteurs, poètes, romanciers, nouvellistes, qui avaient commencé à écrire et à publier en Union Soviétique, ont continué à écrire en russe. Même s'ils ont appris l'hébreu, ce n'est pas la langue de leurs oeuvres. Ils appartiennent à une littérature formée de deux mondes : la littérature russe et la spiritualité juive. La jeune génération des Juifs russes qui a fait de l'hébreu sa langue se consacre plus volontiers à la traduction de l'hébreu en russe ou du russe en hébreu qu'à la création proprement dite.
Depuis une dizaine d'années, il existe en Israël deux associations d'écrivains israéliens de langue russe (comme il existe des associations de langue polonaise, anglaise, etc.) A Jérusalem et à Tel-Aviv paraissent des journaux en russe ayant un supplément hebdomadaire littéraire, des revues: Eroussa-limsky Journal, Solnetchnoé Spletenié, Zerkalo, 22. Chaque année paraissent des Almanachs poéti¬ques. Des Prix littéraires sont attribués.
Les écrivains israéliens de langue russe publient leurs oeuvres en Russie (Moscou, Saint-Pétersbourg, Rostov-sur-le Don, Ekaterinbourg), en Ukraine, en Lituanie. Leurs livres traduisent souvent la nostalgie des temps passés, les souvenirs d'enfance. Mais tous abordent dans leurs oeuvres la vie en Israël, aussi bien le quotidien que les guerres récentes, les dangers du terrorisme. Parmi les écrivains venus de Russie certains sont devenus très religieux, d'autres sont restés laïques.
Pour définir d'un mot ce qu'est cette littérature, on peut dire que c'est un mariage entre la culture russe et la mentalité juive.
Lucia Cathala
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