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Lettres Russes

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N°39 - Les nouveaux Russes

 

Introduction par Irène Sokologorsky

 

Dmitri BYKOV. - Anticourchevel / trad.  de Christine Zeytounian-Beloüs 

REVAZOV. - Solitude-12 / trad. d’Irène Sokologorsky

Vladimir TOUTCHKOV. - La mort vient par Internet / trad. de Thierry Marignac et Irène Sokologorsky

Sergueï ESSINE. - De nouvelles baskets / trad. de Catherine Brémeau 

Evguéni CHKLOVSKI. - L’odeur / trad. de Catherine Brémeau

Alla BOSSART. - Une ville dont le nom commence par un M. / trad. de Maria-Luisa Bonaque 

Victoria MIRONOVA. - Pour ceux qui ignorent tout de l’époque où Lenoussik et moi étions des épouses de nouveaux Russes /  trad. de Marianne Gourg 

Iounna MORITZ. - La vie après la mort / trad. de Patricia Viglino

Irina KHAKAMADA. - Sexe et grande politique. Point de départ / trad. de Hélène Rousselot

Igor IRTENIEV. - Tout ne va pas si mal / trad. de Christine Zeytounian-Beloüs

Sergueï BOLMAT. - Le provincial / trad. de Anna Pondopoulo

 

 

Le « nouveau Russe » dans la littérature

 

          Depuis trois ou quatre ans, films et surtout téléfilms français lui faisaient volontiers place, il traversait de loin en loin des romans pour grand public, rumeurs et anecdotes relataient ses largesses et ses excès en tous genres… Et voilà qu’en janvier 2007 l’épisode de Courchevel a porté le « nouveau Russe », puisque c’est de lui qu’il s’agit aujourd’hui, au premier plan de l’actualité. 

          Les personnages les plus fortunés de la République de Russie ayant élu depuis plusieurs années Courchevel comme lieu de villégiature hivernale privilégié, la presse française s’est souvent plu à évoquer leurs dépenses somptuaires et leurs fêtes tapageuses. Cette année, mal informée sans doute et peut-être mal intentionnée, la police a fait irruption dans l’une de ces soirées bruyantes s’en prenant notamment à l’oligarque présent, l’accusant de proxénétisme et le plaçant en état d’arrestation. L’assistance étant en fait entièrement composée de citoyens et de citoyennes russes et aucun chef d’accusation n’ayant pu être retenu, l’accusé a été relâché, mais au bout de plusieurs jours seulement.

          S’ils en ont fait un moment des gorges chaudes, les médias français n’ont consacré à l’événement qu’une attention brève, en Russie, en revanche « Courchevel » a fortement agité les esprits, fait couler beaucoup d’encre et inspiré de manières bien diverses les animateurs les plus en vue des émissions de télévision. Nous sommes heureux de présenter ici un savoureux petit chef-d’œuvre en vers dans lequel Dmitri Bykov évoque avec sa verve habituelle les réactions suscitées par cet épisode. 

          Concernant l’événement lui-même, la réalité rejoignant la fiction, comment ne pas le rapprocher de la scène que décrivait  Arsène Revazov dans son roman Solitude – 12 paru en 2005. Pour notre part,  nous avons voulu voir là l’occasion de nous interroger sur l’image que donne la littérature de ce personnage ô combien emblématique de la réalité actuelle.

          Dans la littérature, le Russe nouveau est d’abord apparu en tant qu’homme d’action, énergique, déterminé, désireux et capable de prendre des responsabilités, analogue à un Stoltz tel qu’il est dépeint par Gontcharov dans son roman Oblomov. À rebours de la réalité post-soviétique moyenne, c’est ainsi qu’il est présenté dans le roman de Zoïa Bogouslavskaïa Fenêtres sur Sud [Окнами на юг] (1995), l’un des tout premiers textes qui le donne à voir. Dans une perspective moins hagiographique, mais non sans fascination pour l’énergie et les talents déployés, c’est également sur ses activités de gestionnaire, de banquier, de « businessman » que Ioulia Latynina porte essentiellement  son attention, à telle enseigne que les romans de la jeune économiste ont toutes les chances de devenir dans quelques années le lieu où l’on pourra le mieux étudier le fonctionnement du monde des affaires en Russie à ce tournant du siècle. (cf. en particulier Le roi de l’acier [Стальной король] 2001, Rendez-vous en enfer [Джаханнам, или До встречи в аду] 2005.  Nous avons publié dans notre numéro 29 un extrait du premier roman de cette veine de la jeune romancière : La chasse au renne de Sibérie  [Охота на изюбра], Moscou Olma-Press, 1999)

          Dans la seconde moitié des années 1990, l’angle de vue change. Négligeant ses activités d’industriel et d’homme d’affaires, ce sont les mœurs du personnage, sa vie privée, ses relations avec sa famille et ses amis, ses loisirs, son caractère que bon nombre d’auteurs parmi les plus en vue placent au centre de leur intérêt. C’est à ce moment qu’apparaît le personnage du « nouveau Russe ».

          Publié  en 1998 dans Novy Mir, un ensemble de nouvelles de Vladimir Toutchkov joue ici un rôle déterminant. Présentés comme les confidences d’un détective privé opérant dans les milieux les plus fortunés, neuf récits, véritables thrillers en miniature, décrivent neuf crimes commis en secret et dans une impunité totale par et chez ces nouveaux riches. Recevant le prix de la meilleure œuvre de l’année publiée dans la revue, l’ouvrage fait alors grand bruit. Dorénavant, cette approche sera prioritaire.  C’est ainsi par exemple que Sergueï Essine évoque, lui aussi, le pouvoir despotique qu’exerce autour d’elle et sur les siens une femme « businessman » qu’il représente dans son entourage immédiat.

         Avant de se tourner vers l’écriture de fiction,  Vladimir Toutchkov  avait débuté dans la presse comme chroniqueur ;  Sergueï Essine a, lui aussi, longtemps travaillé dans le journalisme écrit ainsi qu’à la radio et à la télévision, et l’on observe que ce sont souvent les auteurs qui ont eu, ou ont, à voir avec le journalisme, et donc par vocation ou pratique rompus à l’observation, qui campent les portraits les plus réussis. Dans deux styles très différents, nous donnons ainsi à lire également deux textes de Evgueni Chklovski et de Alla Bossart.

          Ces dernières années on a vu fleurir par ailleurs toute une littérature féminine essentiellement autobiographique, consacrée au mode de vie des résidents du prestigieux Boulevard Roublev « Roublevka ». On parle même d’une littérature des « épouses du Bd Roublev »  [Рублевские жены]. La figure la plus représentative en est Oksana Robski qui a connu dans la Russie entière un tel succès de librairie que l’année 2006 a été considérée d’une manière presque unanime  comme « l’année Robski ».  Nous publions ici un passage très caractéristique d’un roman de cette mouvance de Victoria Mironova. 

          Dans un style tout autre, à petites touches impressionnistes et avec une écriture d’une densité qui inclinerait à parler de prose poétique si l’auteur ne récusait bruyamment ce terme, Iounna Moritz nous découvre, elle, une ruse symptomatique d’un homme d’affaires nouvelle vague.

          Très différents par la génération à laquelle ils appartiennent comme par leur écriture, les écrivains présentés ici ont en commun la posture objective qu’ils adoptent, considérant  leurs personnages de l’extérieur, sans se plonger dans leur psychologie ni manifester passion ou jugement. Aussi est-ce bien un type social qu’ils représentent et dont ils donnent un portrait aussi angoissant que convaincant. Dans sa vie intime, familiale, amicale et sociale, le « nouveau  Russe » apparaît comme un être sans conscience, dénué de tout sens moral, cynique, ne respectant que l’argent,  et ce jusqu’à en devenir par moments pitoyable. On songerait au « samodur » d’Ostrovski, et on comprend la vogue que connaît actuellement le théâtre de ce dramaturge du XIXe siècle, à ceci près que la culture patriarcale dans laquelle les riches marchands s’inscrivaient leur conférait tout de même les éléments d’une dimension spirituelle.

          À ces écrits de fiction, nous avons souhaité adjoindre un texte de témoignage d’une figure qu’il faudrait cette fois définir comme une Russe nouvelle au sens le plus valorisant de ce terme. Relatant l’origine de ce que l’on pourrait appeler son entrée en activités, Irina  Khakamada, femme politique très en vue, dont les actions politiques et sociales sont aussi généreuses qu’audacieuses,  donne à mieux comprendre  la genèse des changements et les diverses façons dont il a pu être tiré bénéfice des libertés d’initiatives octroyées par la Perestroïka. 

          Nous avons également retenu, rattaché à la problématique du numéro, un court poème  d’Igor Irteniev, très représentatif quant à lui de la littérature qui se publie sur Internet et qui prend en Russie une importance rapidement croissante. Il est dédié à Mikhaïl Khodorkovski, l’oligarque emprisonné, dont le sort est présenté ici comme lié à celui de Vladimir Poutine.

          Le numéro se clôture enfin par un texte d’un profil fondamentalement différent. Sans donner  à voir cette fois de personnage précis, ce sont les attributs du « nouveau Russe » : le « glamour », l’ « art-house » ou  le « fashion » que Sergueï Bolmat place au centre de son attention. Pénétrée d’une tendre sensibilité, cette nouvelle ouvre une autre perspective sur les grands changements survenus en Russie.

 

                                                                                                                Irène Sokologorsky