Partie française (sans les illustrations de C. Zeytounian-Beloüs) des numéros épuisés de la revue
SOMMAIRE du numéro 12 (mai 1993)
P.Gneditch : Une soirée musicale // N.Gabrielian : De beaux rêves multicolores // I.Kossagovski : Les boules de cuivre // I.Nemïrovskaïa : De l'importance de laver
les carreaux // A.Kourtchatkine : L'écrivain dans la Russie d'aujourd'hui // S.Tchouprinine : Vous allez rire, mais je crois que nous allons survivre malgré tout ! // N.Karamzine : Poèmes // D.Prigov : Dialogues sur le bonheur // LRubinstein : Textes (" Poèmes-catalogues ")
Ce numéro contenait, en outre, des bonnes pages de La fuite de Slava Kourilov (traduit par Richard Roy), éditée chez Hachette-Jeunesse en février 1994.
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Piotr GNEDITCH
Une soirée musicale
Nouvelle extraite du recueil Les conteurs russes modernes, Paris 1895
Traduction de Julie Zagoulaieff
Piotr Gneditch (1855-1925) connut une certaine notoriété à la fin du siècle dernier. Après des études de peinture, il se consacre à la littérature et mène une vie très active, tour à tour fondateur et rédacteur de revues littéraires et théâtrales, traducteur et commentateur de Shakespeare, régisseur de théâtre et directeur de musée. Son premier recueil de nouvelles paraît en 1885 et lui vaut d'être comparé à Tchékhov. Son oeuvre, considérable, comprend d'innombrables nouvelles et essais, plusieurs gros romans, une vingtaine de pièces (dont l'une, Les lettres brûlées, fut traduite en français et représentée à Paris au Théâtre des Arts en 1909), des souvenirs et une Histoire de l'art en trois volumes.
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Il y avait deux mois à peine que Théodore Spreng était marié. Il avait épousé une charmante jeune personne du nom d'Eve, toujours étroitement corsetée, toute blanche, toute rose, si soignée et strictement propre que jamais elle n'employait aucun parfum. Malgré toutes les traditions, malgré tous les usages, Eve n'admettait aucun cosmétique, chose qui lui valait toujours l'approbation de son mari, d'autant plus que cela était fort économique et que Spreng savait compter. Lui aussi était rose et blond ; son nez était toujours surmonté d'une paire de lunettes à armature d'or et à verres n°9 tandis que sa poitrine étalait fièrement l'insigne académique. Il s'était marié par inclination en même temps que par calcul, car l'un n'allait pas pour lui sans l'autre.
— Si j'épouse Eve, se disait-il, toute la fortune de ses parents me reviendra après leur mort, vu qu'elle est leur fille unique. Je pourrai alors être tranquille sur mon avenir, il sera tout assuré. En attendant, tant que ses parents vivront et que nous n'aurons pas d'enfants, les revenus nous suffiront...
Ayant réfléchi, il se rendit chez elle, lui dit qu'il l'aimait, et lorsque, baissant les yeux et toute rougissante, elle lui avoua qu'il était payé de retour, il tomba sur-le-champ à ses genoux en s'écriant :
— Je suis le plus heureux des mortels, il ne me reste plus qu'à m'entendre avec votre papa sur quelques petits détails...
Du reste, le papa et lui tombèrent tout de suite d'accord là-dessus. Et le papa lui tapa sur l'épaule en disant
— 0, ja !
Et Spreng l'embrassait en répétant
— Je suis le plus heureux des mortels !
Puis il loua un appartement qu'il meubla avec soin ; pour ce faire il courut tout Saint-Pétersbourg avec sa fiancée, cherchant des meubles élégants et qui ne fussent pas trop chers. Il orna les murs de son cabinet d'une quantité de portraits photographiques qu'il disposa avec une symétrie étonnante. Les meubles du salon, en satin marron foncé, provenaient d'une transaction avec un de ses camarades ; celui-ci lui devait trois cents roubles, les délais du paiement étaient passés et Spreng, en galant homme qu'il était, au lieu de protester la lettre de change, voulut bien, et cela sans la moindre protestation, se contenter de ces meubles qu'on lui offrait au lieu de l'argent et qui avaient été payés un an auparavant huit cent roubles. On obtint ainsi un salon fort réussi, surtout lorsqu'on plaça entre deux fenêtres un aquarium, hérité d'un oncle décédé un peu avant le mariage et qui avait été professeur de son vivant. Spreng était fort bien apparenté, d'ailleurs ; ce n'étaient que professeurs, académiciens, directeurs de grandes usines. Spreng se considérait lui-même comme un homme très intelligent, très érudit, et il y avait trois ans déjà qu'il travaillait à un livre intitulé : Les déplacements du corps de troupe commandé par le général Lemoch au mois d'octobre 1877. Le livre devait être fort intéressant et serait non seulement apprécié parmi les militaires, mais encore produirait une certaine sensation dans tout l'univers cultivé.
Le jeune ménage était extraordinairement uni. Tout le temps qu'il n'était pas pris par son service militaire ou par son livre sur « le général Lemoch », Spreng le passait aux pieds de son épouse, assis sur un petit tabouret ; plongeant ses yeux dans ceux de la jeune femme, il lui disait :
— N'aurais-tu pas envie de quelque chose, ma chérie ? Veux-tu des figues, du chocolat, de l'ananas ? Dis-le-moi, va, ne te gêne pas. Je mettrai mon pardessus, mes galoches, et j'irai te chercher tout ce qui peut te faire plaisir.
— Non, répondait Eve, je suis heureuse que tu sois mon mari et cela me suffit.
Il baisait ses petites mains tièdes et douces, qui n'exhalaient aucun parfum, et disait en rajustant ses lunettes récalcitrantes :
— Mais tu mangerais peut-être bien du chocolat ? Tu sais que chez Krafft il est excellent. Dis-le et je vais t'en chercher.
Elle le suppliait de rester, en l'embrassant sur son front de penseur. Toujours assis sur le petit tabouret, il déclarait à sa femme qu'il l'aimait plus que tout, plus que le ciel même.
— Je mourrai à tes pieds, tu peux me tuer si tu veux, tiens... Et il lui tendait un petit poignard émoussé qui lui servait à découper des journaux de modes. Elle riait et l'embrassait de nouveau sur le front. Lorsque la pendule sonnait sept heures du soir, il se retirait dans son cabinet pour travailler à son fameux livre pendant qu'elle prenait son ouvrage, une couverture au crochet, composée de bandes rouges et vertes et destinée à sa maman.
Aussitôt après le mariage, le jeune couple était parti pour l'étranger, où l'on devait rester trois semaines.Tout en parcourant en tous sens Paris avec sa femme Spreng disait
— Et dire que pendant que nous nous trimballons ici, notre appartement reste vide là-bas et que nous payons le loyer tout de même !
Sa femme pensait exactement la même chose.
Cette idée tracassait si fort les jeunes époux qu'ils revinrent chez eux avant l'expiration du congé de Spreng, ce qui, du reste, ne pouvait que lui être utile même au point de vue des états de service.
Lorsqu'ils furent de retour et que leur installation fut définitivement terminée, leur vie coula calme et heureuse. Ils se mirent à recevoir ; elle invitait de temps en temps des amies de couvent, lui des camarades, et puis on convoquait de concert leur nombreuse parenté à tous les deux. Et tout ce monde était rose, poli, comme enduit d'un léger vernis. Tous souriaient au jeune couple, lequel semblait quelque peu confus. Papa beau-père donnait des tapes sur l'épaule de son gendre et disait d'un ton approbateur :
— Ce n'est rien, rien du tout
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Huit jours avant Noël, un soir, Spreng, vêtu d'une veste de petite tenue toute neuve, entra d'un air préoccupé dans le boudoir de sa femme. Celle-ci, la mine fraîche et reposée, se tenait sur une chaise longue, son ouvrage à la main, doucement éclairée par la lumière bleue d'une petite lanterne suspendue au plafond. Il attira à lui le pouff placé devant la table de toilette et s'assit en face d' Eve.
— Je viens pour te consulter sur une chose, dit-il. Elle posa immédiatement son ouvrage à côté d'elle, sur un guéridon, afin que rien ne l'empêchât d'écouter, et le regarda, attendant qu'il poursuivît.
— Voilà un mois que nous sommes de retour, dit-il, et nous n'avons pas encore donné chez nous une vraie soirée. Je veux dire, vois-tu, que nous n'avons jamais eu de soirée avec vingt ou vingt-cinq invités, mon général en tête, soirée terminée par un souper, et cætera.
— J'y avais déjà pensé, répondit-elle.
Il lui baisa la main d'un air reconnaissant.
— Tu penses à tout, toi, tu es une vraie maîtresse de maison. Tu réalises mon idéal d'épouse. Mais, ajouta-t-il en prenant un air inspiré, je ne voudrais pas me borner à une soirée banale. Lorsque les invités se connaissent peu les uns les autres, ils s'ennuient généralement, car enfin tout le monde ne joue pas aux cartes. Il faudrait trouver quelque chose qui intéressât tout le monde, sans exception.
— Alors, tu crois que je ne saurais pas amuser nos invités ?, dit Eve en feignant d'être froissée.
— Fi, quelle idée ! répliqua-t-il en baisant de nouveau la petite main de sa femme. Seulement, ce n'est pas assez. Il faudrait trouver quelque chose qui fût du goût de tout le monde, comme qui dirait un point de mire...
Il se tut, attendant son avis à elle.
— Oui, mais comment trouver ce quelque chose ? demanda-t-elle.
— C'est déjà fait, dit-il avec importance, et il se tut de nouveau, attendant une question.
— Eh bien ?
— Tu sais que j'ai été hier soir chez mon cousin le baron de Laube. J'y ai rencontré, entre autres, un jeune homme qui se trouve être un violoniste. J'ai bien regretté que tu ne fusses pas là pour l'entendre jouer. Vois-tu, ma chérie, c'est quelque chose de si beau que cela dépasse toute imagination. Tu sais que je m'entends en musique et tu peux m'en croire, lorsque je t'affirme que cela est vraiment admirable.
— Alors, tu veux l'inviter, ce musicien ?
— Tu devines jusqu'à mes pensées. Il faut me pardonner, mon amour, mais c'est fait, je l'ai déjà invité et il a accepté.
— Tout est donc pour le mieux.
— C'est vraiment un virtuose, tu verras, ce sera charmant. Je vais inviter toutes nos connaissances à un arbre de Noël. On aura ainsi une surprise, une soirée musicale au lieu d'un sapin !
Eve battit des mains et approuva ce programme.
— Seulement, voilà : il y a là-dedans un petit ennui. Le baron m'a dit que ce musicien ne sait pas du tout se conduire dans le monde. Il paraît même qu'il est parfois inconvenant. Eve se retourna d'un air effrayé, comme si le violoniste était déjà là.
— Il s'exprime d'une manière un peu bizarre, poursuivit son mari. Enfin, il parle une espèce d'argot et il manque absolument de tenue. Cependant, il a beaucoup d'esprit... Mais on prétend qu'il ressemble à un pitre. Ce qui n'empêche pas qu'il ne soit un véritable artiste !... Du reste, tout le monde le reçoit, c'est une célébrité future...
— Et s'il salit nos tapis avec ses bottes humides de neige ? observa Eve, tout hésitante.
— Oh, non, n'aie pas peur, il est fort correct de mise. Seulement, il est un peu bizarre.
Et Spreng raconta plusieurs anecdotes sur le musicien. Un jour, mécontent d'un de ses élèves, le fils d'un ministre, il l'avait traité d'imbécile. Un autre jour, en visite pour la première fois chez une dame, comme celle-ci se faisait un peu attendre, il se mit, en plein salon, à imiter les aboiements des chiens, afin de faire enrager le dogue de la dame qui dormait et que son entrée avait réveillé. Eve fut horripilée.
— Et qu'est-ce qui nous garantit qu'il n'imitera pas les chiens chez nous et qu'il ne nous traitera pas aussi d'imbéciles ? demanda-t-elle.
Son mari fit tout ce qu'il put pour la rassurer.
— Il faudra songer à avoir parmi nos invités quelqu'un qui puisse l'accompagner au piano, conclut Spreng.
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Il fut décidé malgré tout qu'on inviterait le violoniste auquel on pouvait pardonner beaucoup de choses ; c'était un artiste ! La soirée fut fixée au lendemain de Noël. Spreng invita son chef, le général-major Tounkov, auquel, en guise de partenaire, il adjoignit son oncle Basile ; ce dernier, bien que civil, était décoré du grand cordon de Saint-Stanislas. On invita aussi un journaliste qui avait la réputation d'être un grand libéral, parce que chacun de ses articles de fond débutait invariablement par ces mots : « Il est évident que nous sommes à la veille de la Constitution ». Le clan de la « jeunesse » était représenté par trois jeunes filles, trois adolescentes plutôt, et qui rougissaient jusqu'aux oreilles rien qu'à l'idée de se rencontrer avec des messieurs, et quatre jeunes gens, dont l'un était un enseigne de la Garde aux airs blasés et qui semblait revenu de tout, surtout sur le chapitre des jeunes personnes ; l'autre; un élève de l'école de droit, affectant des airs dédaigneux vis-à-vis du troisième, un collégien en tunique à doublure blanche qui lui rendait dédain pour dédain. Quant au quatrième, c'était tout simplement un jeune homme qui n'avait rien de remarquable, employé au greffe du tribunal de la capitale. On ne l'invitait que parce qu'il était précieux comme accompagnateur, qu'il s'agît de musiciens ou de chanteurs. Spreng fit lui-même une visite au violoniste, qui se nommait tout bêtement Ivanov, et ne l'ayant pas trouvé à la maison, lui laissa sa carte avec ces mots :
« J'espère avoir le plaisir de vous voir chez moi le soir du 26 courant ».
Il avait envie d'ajouter : « N'oubliez pas votre violon », mais un sentiment de délicatesse l'en empêcha.
Linstallation d' Ivanov lui déplut fort. Lorsqu'il eut sonné à sa porte, celle-ci lui fut ouverte par une grosse matronne, la femme du menuisier chez lequel le musicien ne louait qu'une seule pièce. Une odeur de beurre rance saturait l'atmosphère du logement. L'ameublement de la chambre du violoniste se composait de deux lits avec des plaids en guise de couvertures (Ivanov avait un colocataire, le pianiste Pierre Dourov, son camarade), de trois chaises, d'une table et d'un grand piano, pris probablement en location. Spreng ne parvint pas à décider si c'était là une simplicité de Diogène, inhérente aux artistes, ou simplement du désordre, car il savait qu'Ivanov gagnait jusqu'à cent cinquante roubles par mois, rien qu'en donnant des leçons de musique.
Tous les invités furent prévenus qu'il y aurait un arbre de Noël qui serait une surprise véritable. Spreng n'en parlait qu'avec des airs de mystère et des clignements d'yeux, ce qui intrigua beaucoup le monde. « Vous verrez, mon général, que vous serez content », dit-il à Tounkov avec un clignement d'yeux significatif. Le général agita d'un air sévère ses moustaches et ses sourcils et observa avec encore plus de sévérité
— Hum ! Je serais curieux de savoir !...
Enfin, la fameuse soirée arriva. L'appartement des jeunes époux était brillamment éclairé, le parquet du grand salon était poli comme un miroir. Spreng promena lui-même par toutes les pièces un vaporisateur qui parfuma l'air d'une odeur délicieuse. Les larges feuilles des plantes tropicales avaient été lavées par les petites mains d'Eve. Sous son globe en verre la pendule en bronze faisait entendre un tic-tac solennel. Dans les coins du salon des statues de nymphes semblaient vouloir dérober leur nudité aux regards indiscrets.
Spreng traversa plusieurs fois l'appartement, faisant des stations dans l'antichambre afin de voir de loin l'effet que produisaient le lustre allumé et le piano à queue avec son couvercle levé. Au bout du grand salon, on voyait se dessiner dans la porte les meubles en satin marron dans une douce pénombre rose, et plus loin on voyait la lumière bleue du boudoir. On eût dit un décor de théâtre, tant cela faisait de l'effet. Alors, il embrassait chaleureusement son épouse et regardait autour de soi en se disant : « C'est égal, il est diablement agréable d'être aussi bien installé et de vivre là-dedans avec une jeune femme »...
Cependant les invités arrivaient. Le collégien à la tunique doublée de blanc fit son entrée le premier. Il était amoureux d'Eve, dont il portait toujours sur lui une photographie, enveloppée dans une feuille de fin papier buvard et dérobée dans l'album des jeunes époux. Spreng ne pouvait le souffrir, et, chaque fois qu'on prononçait son nom, il affirmait que c'était un charlatan. « Ce n'est pas un prêtre de la science, ce n'est qu'un charlatan », déclarait-il. Quant à expliquer pourquoi les collégiens devaient être des prêtres de la science, il ne le faisait jamais.
Puis ce fut le tour des jeunes personnes avec leur maman. Alors, ce furent des embrassades avec Eve, dont le petit chien aboyait de toutes ses forces, pendant que le collégien saluait et que les jeunes personnes répétaient en choeur :
— Ah, que c'est gentil chez vous ! Un vrai paradis !
Spreng se rengorgeait d'un air suffisant et répondait :
— Oui, nous sommes très bien installés !...
Le général arriva le dernier ; il était évident qu'il avait fait un long somme après dîner, mais il ne voulut pas l'avouer et prétendit être débordé d'affaires. On l'installa immédiatement à une table de jeu, tandis qu'il demandait en regardant autour de lui :
— Où est donc l'arbre de Noël ?...
Le maître de la maison se détournait d'un air confus, tandis que sa femme le regardait avec détresse.
Et le musicien n'arrivait toujours pas.
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— Et dire qu'il m'a donné sa parole, répétait Spreng à sa femme en la prenant à part. C'est honteux ce qu'il nous fait là. Sans parler même de ce qu'il n'a pas daigné nous rendre visite ce matin... nous faire encore faux bond ce soir... c'est, c'est...
Tout était charmant, du reste, mais on attendait la surprise promise et qui ne venait pas...
On apporta des verres et des tasses de thé, posés sur les inévitables petites serviettes à franges, ornées d'une couronne de comte et pliées en triangle. Derrière le domestique qui portait le thé marchait une jeune soubrette outrageusement serrée dans son corset ; elle offrait des petits fours aux invités. Les jeunes personnes se mirent à grignoter du bout des dents, rougissant et minaudant. L'élève de l'Ecole de droit les faisait rire avec des anecdotes qu'il leur débitait. Un monsieur aux moustaches rousses affirmait aux dames qu'on venait de nommer un vice-ministre métropolite à Moscou, mais la chose parut si forte que les dames elles-mêmes refusaient d'y croire. Bref, c'était charmant.
A onze heures et demie la sonnette de l'antichambre s'agita follement. Spreng se leva rapidement et se précipita vers la porte pour l'ouvrir lui-même et bientôt après on l'entendit s'exclamer dans l'antichambre : Enfin !... Eve se sentit renaître.
Un moment après,on vit entrer un jeune homme de vingt-cinq ans environ, avec une chevelure noire épaisse et mal peignée, une petite barbe tout ébouriffée et des yeux intelligents, rieurs et quelque peu malins. Comme aucun des invités ne le connaissait, le maître de la maison se mit à le présenter à tout le monde.
— Voici l'arbre de Noël en question, mon général, murmura Spreng au général. Celui-ci agita avec surprise ses moustaches, regarda attentivement Ivanov et dit :
— Ah, ah !... C'était cela !...
On emmena Ivanov dans le petit salon et on l'y installa. Les messieurs s'écartèrent un peu, mais les dames se montrèrent plus accommodantes et le trouvèrent assez joli garçon.
— J'ai entendu dire que vous étiez un excellent musicien, lui dit la maîtresse de maison d'un ton fort aimable.
Sa figure s'épanouit brusquement.
— Oui, je suis un musicien excellent, affirma-t-il.
Les invités parurent un peu étonnés.
— J'ai tant parlé de vous à ma femme, lui dit Spreng d'une voix presque obséquieuse, et... à tout le monde, en général...
— Ne nous ferez-vous pas la faveur d'un petit concert improvisé ?
— Je ne dit pas non... Ca se trouvera un jour ou l'autre...
— Et... et ce soir ?
— Ce soir ? Il me faudrait mon violon et je ne l'ai pas.
— Aïe, aïe ! comment se fait-il que vous ayez oublié votre violon ? dit le maître de maison avec un étonnement extrême.
— Croyez-vous donc que je me promène dans la rue, mon violon sous le bras ?
— Non... je ne le pense pas... Mais ces dames et ces messieurs...
Et alors, bafouillant, s'embrouillant, perdant pied à chaque phrase, il se mit à assurer Ivanov que tous ces invités ne s'étaient réunis que pour l'entendre, lui, le merveilleux virtuose.
— Je me souviens que lorsque j'étais encore un gamin pas plus haut que ça, répondit Ivanov, mon père recevait souvent de Sibérie une sorte de lavaret qu'on pêche dans la région. On en faisait de grands pâtés et mon père invitait du monde spécialement pour en manger. Les gens venaient très volontiers et l'on s'amusait beaucoup.
La confusion de Spreng fut complète. Eve rougit jusqu'aux oreilles.
En ce moment, un domestique s'approcha d' Ivanov avec un plateau chargé de poires et de raisin. Le musicien en prit une grosse portion.
— Ah, mon Dieu ! Mais d'où sort-il, celui-là ? chuchotait-on dans les coins.
— Et puis il faut dire que je n'aime pas, en général, jouer devant des personnes inconnues,poursuivait Ivanov, on ne sait jamais si vos auditeurs comprennent quelque chose à la musique, ce qui ne les empêche pas, du reste, d'éplucher votre manière de jouer... Mais tenez, savez-vous ce qui s'est passé l'autre soir chez votre ami, le baron ?... Je jouais, et tout ce monde m'écoutait d'un air si bête, mais si bête ! Tout à coup, voilà qu'une vieille affublée d'un bonnet se met à parler au beau milieu d'un morceau. Moi, je ne fais ni une, ni deux et je remets mon violon dans son étui. Voilà le baron qui accourt à moi, le bec enfariné, et me demande ce qu'il y a. Et moi de répondre : Que voulez-vous ! il faut bien que je serre mon violon puisqu'il m'empêche avec ses piaillements d'entendre ce que dit cette vieille dame. Vous voyez d'ici la confusion de la vieille au bonnet.
— Bonté divine, que va-t-il advenir ? se demandait Eve, en regardant son mari avec effarement.
— J'ai ce genre de choses en horreur, conclut Ivanov. Et dire qu'on me reproche de manquer de politesse. Est-ce qu'elle est polie, cette vieille bête qui parle pendant qu'on joue du violon !... Et ça se vante encore d'être bien élevée !... Je trouve, moi, que ça ne vaut pas une blanchisseuse... Tous des crétins, quoi !...
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L'apparition d'Ivanov avait tout mis sens dessus dessous. Sa personne jurait extraordinairement avec l'appartement des Spreng ! Cette tête hirsute de musicien au beau milieu de ce satin, de ces brochés, de ces bronzes... le contraste était horrible...
S'il avait au moins gardé le silence, le maître de maison en aurait pris son parti. Mais non, il parlait, il parlait tout en engloutissant du raisin qu'il prenait à même le plateau. Bien qu'il débitât des choses inouïes, il était humainement impossible de le faire taire. Les demoiselles étaient fort choquées par ses expressions trop imagées, au point qu'il leur paraissait une espèce de monstre, n'ayant rien de commun avec le reste des hommes.
Enfin, s'apercevant qu'il devenait la risée de tout le monde, Ivanov proposa subitement à Spreng d'envoyer chez lui un domestique chercher son violon, ce qui fut fait malgré l'heure tardive ; il était plus de minuit. Et il griffonna le billet suivant à son ami Pierre :
« Mon vieux copain, expédie-moi mon instrument. Nous allons souper ! Hourra ! » Le billet n'étant pas cacheté, Spreng eut la curiosité de le lire avant de le remettre au domestique. Ayant lu, il dit à sa femme
— Non, vrai, tu sais... C'est, c'est... je n'y comprends rien, non...
Pendant qu'on mettait le couvert, Ivanov s'amusa à dépeindre l'ennui des invités inoccupés lorsqu'un souper tarde trop. Il faisait des imitations, représentant les poses et la mine de chacun.
Plusieurs personnes ayant trouvé que c'était de l'impudence et Ivanov l'ayant entendu, il feignit de s'y méprendre et répliqua immédiatement
— Et quelle impudence, encore ! Inviter un tas de gens et ne pas leur donner à manger !
Spreng se démenait comme un fou, pressant le souper. La partie du général était terminée et les joueurs se levaient avec un bruit de chaises. A ce moment on apporta le violon et des morceaux de musique. Le « vieux copain » écrivait ceci : « Ne rentre pas coucher, car ton lit est pris par ce fou de Basile qui dort dessus ». Ivanov lut ouvertement ce billet à haute et intelligible voix.
Eve faillit s'évanouir.
Le concert fut remis jusqu'après le souper, car toutes les mâchoires étaient déjà occupées à faire honneur aux hors-d'oeuvre : homard, roquefort, anchois, Spreng racontait à tout le monde où il avait acheté telle ou telle chose : « Ceci, voyez-vous, vient de chez Odintsov, ceci de chez Raoult, cela de chez Bauer et ceci de chez Elisseev »... Et en disant cela il citait aussi les prix, sans jamais se tromper.
— Figurez-vous que je ne saurais jamais manger une sardine sans m'être, au préalable, préparé une tartine de pain blanc beurrée, disait-il en s'écartant avec une espèce d'effroi du violoniste qui était en train d'engloutir du caviar.
Enfin on se mit à table. Les robes roses des jeunes personnes se groupèrent toutes à un seul bout de la table. L'élève de l'Ecole de droit leur passait des plats avec empressement. Et nul ne sut jamais comment il se fit qu'Ivanov se trouvât placé à côté du général.
— Vous êtes musicien, si je ne me trompe ? lui dit celui-ci.
— Oui, je suis musicien, répondit Ivanov.
--- Ah, ah !... hum,... dites-moi... quelle est votre opinion sur Verdi ?
Ivanov prit soudain un air idiot en écarquillant stupidement les yeux.
— Sur qui cela ?
— Sur Verdi.
— Ver-di ? répéta Ivanov. Connais pas.
— Comment, comment ?... Vous ne connaissez pas Verdi... Le fameux compositeur...
— Non...
— Mais, pardon, c'est un nom aussi connu que celui de Wagner...
— Wagner... Quel Wagner ?
— Richard... Se peut-il que vous ne le connaissiez pas non plus ?... Les voilà bien, nos musiciens modernes ! s'exclama Tounkov, en s'adressant à toute la société. Ils trouvent inutile de connaître Verdi et Wagner !
— Mais, mon général, c'est vous peut-être qui estropiez les noms... Il n'y a pas de compositeurs qui s'appellent comme vous dites.
Il y eut un silence, rempli d'étonnement ; le général écarta les bras d'un geste désespéré et n'adressa plus la parole à son voisin de table.
— Un scandale, un vrai scandale, murmurait Spreng d'une voix sifflante en se maudissant d'avoir eu l'idée d'inviter ce « baladin ». Si mon général s'est fâché, ma carrière pourra s'en ressentir...
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Le souper fini, on quitta la table, et, après avoir serré la main aux hôtes, on passa dans le grand salon. Les dames mettaient leurs gants, s'apprêtant à se retirer. Juste au milieu de la grande pièce, Ivanov, tout rouge de ses nombreuses libations pendant le souper, se tenait debout. Ses cheveux lui tombaient sur le front en mèches désordonnées.
— Que ceux qui veulent m'écouter prennent place ! dit-il d'une voix forte en fronçant les sourcils et en brandissant son archet.
Fallait-il s'asseoir ou non ? se demandait chacun. Le plus hésitant de tous était le général.
— Asseyez-vous, asseyez-vous ! chuchota vivement le maître de maison. Alors tout le monde prit place et il régna sur-le-champ un silence troublé seulement par un bruit de vaisselle venant de la salle à manger où on desservait la table. Spreng s'empressa de fermer la porte. Le monsieur roux se mit au piano en jetant sur le musicien un regard effrayé.
Et voilà qu'un soupir prolongé, douloureux, pénétrant jusqu'au fond de l'âme, s'échappa du violon et se perdit dans l'air. Chacun sentit tressaillir toutes les fibres de son coeur, car chacun crut reconnaître dans ce soupir quelque chose d'intime, de connu, le rappel d'un passé bien cher. Ce premier soupir fut bientôt suivi d'un autre... Ah, quelle musique, quels sons délicieux ! D'où venait-elle, cette divine harmonie qui n'avait pas, qui n'avait jamais eu sa pareille sur terre — car personne ne l'avait jamais entendue ?... Ce n'était pas un violon, c'étaient les gémissements échappés du coeur même d'un être humain qui exhalait ainsi sa souffrance. Tous les chagrins passés, toutes les tortures morales surgissaient du plus profond de l'âme, et des recoins les plus cachés, les plus reculés du coeur,les ombres du passé se levaient et planaient dans l'air. Cette musique contenait tout, résumait tout, — amour malheureux, coeurs brisés, incertitudes de l'avenir, faiblesses et larmes, larmes sans fin. C'était l'Elégie d'Ernst...
Et dire que ces sons divins étaient produits par cet être hirsute, cette espèce d'ours mal léché !... La figure d' Ivanov n'était plus rouge en ce moment, ses traits avaient pris une expression de sévérité rigide. Ses yeux avaient un regard vague, on sentait qu'ils voyaient quelque chose d'invisible pour les autres... Rien au monde n'est plus élégiaque que le violon, c'est l'instrument des larmes et de la douleur. Dieu seul sait combien de monde a pleuré en l'écoutant, ce vieux violon italien datant d'une époque éloignée, tout noir de vieillesse, que de monde a souffert avec lui et versé des larmes en commun !... En ce moment encore, tous ceux qui se trouvaient dans cette pièce où l'on étouffait de chaleur, semblaient n'avoir qu'une seule et même âme, l'âme de la mélodie qui jaillissait sous l'archet si merveilleusement manié par la main du musicien, petite, souple et blanche. L'air était saturé d'un charme étrange, et ces sons divins s'y fondaient, tonnaient, mouraient, renaissaient, montaient et retombaient... Tous les coeurs se serraient délicieusement et l'on eût voulu qu'il jouât ainsi indéfiniment, toujours...
On n'entendait plus le bruit de la vaisselle ; par la porte entrebâillée on apercevait les têtes de toute la domesticité de la maison. Attirés tous par ce charme magique, ils restaient là, immobiles, incapables de s'arracher de leur place, comme ensorcelés.
Le violon se tut, mais personne ne bougea, on était comme pétrifié. Ivanov essuyait son front couvert de sueur.
— En voilà assez... dit-il en relevant la tête. Il ne faut jamais abuser, il ne faut pas prodiguer les perles inconsidérément....
Il y eut une houle générale... On ne savait si l'on devait se laisser aller à l'admiration ou si l'on devait s'indigner contre cette dernière impertinence.
— Vous savez que je couche ici, déclara Ivanov à Spreng en serrant son violon dans son étui. Je ne peux pas rentrer à la maison, puisque mon lit est pris par Basile.
Là-dessus on prit congé en échangeant force saluts et poignées de main, et en remerciant Spreng pour son charmant arbre de Noël.
- 7 -
— Mon Dieu, comme vous jouez ! s'écria Eve involontairement lorsqu'en prenant congé du musicien elle lui tendit la main et la lui serra fortement.
— Mais puisque je vous l'avais dit ! répondit-il.
Bien que cela contrariât fort Spreng, il n'en donna pas moins l'ordre de préparer un lit pour le musicien dans son cabinet.
— Pauvre garçon, dit Spreng à sa femme en se couchant. C'est un violoniste idéal, mais ce n'est pas un homme à inviter. Il a une tenue épouvantable.
— J'en suis toute malade, murmurait Eve, en passant sa camisole de nuit.
— Figure-toi qu'il vient de me demander une bouteille de madère. Je la lui ai donnée, mais j'ai peur qu'il ne fasse quelque sottise... Tu sais, le général était dans l'enchantement de sa manière de jouer... Il m'a remercié... Il adore la musique. Voilà qui me fait pardonner tout le reste à Ivanov...
— J'en tomberai malade, décidément, répéta Eve languissamment, en se blottissant sous la couverture.
Au beau milieu de la nuit, comme tout le monde dormait profondément, on entendit dans l'appartement des Spreng des sons inexplicables. Le maître de maison fut le premier à se réveiller ; il resta longtemps les yeux ouverts, sans comprendre, mais il finit par se rappeler tout ce qui s'était passé dans la soirée. Il passa vivement sa robe de chambre, glissa ses pieds dans des pantoufles et se dirigea vers son cabinet.
Lorsqu'il en ouvrit la porte, il se trouva dans l'obscurité. Et dans cette obscurité le violon gémissait et se lamentait. Il trouva à tâtons les allumettes toujours posées au même endroit et alluma une bougie. Alors, il aperçut Ivanov, assis tout déshabillé sur le tapis, les jambes repliées à la turque. Il jouait du violon et des larmes abondantes coulaient sur ses joues. La bouteille de madère était presque vide.
— Écoutez-moi, dit Spreng.
Mais l'autre ne l'entendait pas, il n'entendait rien en dehors de la divine harmonie. Sa main exercée tirait du violon des sons aussi purs et aussi nets que quelques heures auparavant, et l'Elégie d'Ernst ne perdait rien de son charme. Spreng s'assit en face de lui et attendit.
Son attente dura longtemps. Ivanov jouait, jouait sans s'arrêter... et cela toujours avec la même pureté, le même fini... Un jour bleuâtre parut à travers les stores. Eve pleurait dans son oreiller, — elle avait sommeil et on l'empêchait de dormir. Ivanov pleurait sur son violon. Spreng courait de l'un à l'autre, cherchant à les consoler.
Vers le matin le musicien se calma, s'endormit, — et ne se réveilla qu'à deux heures de l'après-midi. Spreng rôdait aux environs du cabinet sur la pointe des pieds et n'y laissait pénétrer personne. Un peu après deux heures le violoniste se retira, non sans avoir emprunté trois roubles à son hôte.
— Sais-tu une chose, ma chérie ! dit Spreng à sa femme après son départ. Je préfère décidément ne plus l'inviter.
Nina GABRIELIAN
De beaux rêves multicolores
Nouvelle extraite du recueil collectif La rue de la mort (Tver; 1992)
Traduction d'Hélène Mélat
Nina Gabrielian est née en 1953. Elle vit à Moscou. Elle est l'auteur de nouvelles, d'essais, d'un recueil de poèmes La flûte de roseau (Erevan; 1987) et de nombreuses traductions.
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1. Elle avait perdu l'habitude de planer et maintenant elle avait du mal, elle planait maladroitement. Presque comme la première fois. Elle avait pourtant sa robe bleue, presque de ce bleu qu'elle affectionnait particulièrement. Mais en.ce moment, aussi étrange que cela fût, cela ne l'aidait aucunement. Il y avait certainement quelque chose qui n'allait pas dans l'air. Ou bien le square était vraiment trop dépeuplé. Elle volait à basse altitude et quand elle faisait un mouvement des jambes pour essayer de monter plus haut, la pointe de ses chaussures touchait l'asphalte mouillé, recouvert d'une épaisse couche de feuilles jaunes et marron. Selon toute apparence, c'était déjà l'automne dans le square. Mais elle ne sentait pas le froid, car elle se rappelait que le radiateur avait bien marché aujourd'hui dans l'appartement ; en outre, elle avait mis une chemise de nuit en finette et s'était couchée sous deux couvertures. Donc, ce n'était pas le froid, mais quelque chose d'autre. Et elle savait ce que c'était sans arriver à s'en souvenir. Elle ramena les genoux contre son ventre, serra très fort le long de son corps ses bras pliés, se replia sur elle-même le plus possible, puis se détendit brusquement. Mais hélas, de nouveau, elle ne réussit qu'à se déplacer en avant sans s'élever. Peut-être était-ce parce qu'elle avait eu peur de rester dans le noir et avait laissé la veilleuse allumée ? Ou peut-être que la lune était trop basse dans le ciel nu ? Quoiqu'il en soit, elle était fatiguée et atterrit à quatre pattes par terre. Et c'est alors que la mémoire lui revint. Le mégot. C'était bien sûr le mégot.
2. Cette femme lui avait tendu un paquet de cigarettes. Ce sont des cigarettes françaises, avait dit cette femme. Mais ce soir-là elle était parfaitement maîtresse d'elle-même et, bien qu'ayant tout de suite compris, elle prit une cigarette et se mit à bavarder avec animation avec eux deux. Cette femme était plus jeune qu'elle. Pas plus jolie, non. Plus simple qu'elle, en fait. Infiniment plus simple. Mais plus jeune. Et c'est pourquoi après son retour à lui de France, la plus jeune offrait des cigarettes françaises à la plus âgée. Mais la plus âgée fut étonnée d'être capable de se dominer, et elle leur souriait joyeusement ; elle leur dit que la première partie du concert avait été magnifique et que la seconde, à en juger par l'affiche, serait encore plus intéressante. Mais après le concert ils partirent tous les deux tandis qu'elle partit seule. En marchant vers le métro, elle continuait machinalement à sourire.
3. Elle était assise sur son lit dans la fourrure neuve qu'elle avait achetée spécialement pour lui, le visage ravagé dé tics, et elle happait l'air de sa bouche grande ouverte.
4. Le mégot gisait sur le bitume à côté d'une feuille jaune mouillée et se décomposait lentement. C'était un mégot de cigarette russe, ce qui l'amena à penser que tout pouvait encore peut-être s'arranger.
5. Elle riait. Elle était assise sur une branche d'érable et riait aux éclats. Mais les trois hommes continuaient à la chercher dans les groseillers sans la remarquer. Elle alluma alors la lumière dans sa chambre — les quatre ampoules — pour qu'ils puissent enfin la voir. Mais ils continuèrent à fouiller avec animation dans les groseillers et s'éloignèrent.
6. En fait, cette femme n'avait pas l'air plus jeune qu'elle. C'est le benêt qui lui avait dit qu'elle était plus jeune. Le benêt lui avait dit un jour qu'il avait une nouvelle intéressante : leur ami commun était amoureux. Amoureux fou. Il était presque question de mariage. Elle avait vingt-trois ans. Mais comme ce n'était pas la première fois que le benêt lui faisait part de nouvelles de ce genre et ce, dans des versions complètement différentes, elle n'y avait pas accordé une attention suffisante, supposant qu'il lui disait cela pour comprendre d'après sa réaction quels étaient ses rapports avec leur ami commun. Ces choses intéressaient toujours le benêt.
7. Et il lui semble qu'elle est en train d'embrasser le benêt dans un cagibi. Cela la dégoûte, mais c'est le seul moyen de lui faire dire s'il est vrai que leur ami commun est amoureux à ce point. Mais soit le benêt ne comprend vraiment rien, soit il fait semblant, et il l'embrasse sérieusement.
8. Et elle dit à cette femme qu'elle ne doit pas espérer qu'il l'épouse. Ce n'est absolument pas dans son caractère. D'autant plus qu'on ne peut plus se procurer de poudre à laver dans les magasins. Mais il s'avère que cette femme est non seulement plus jeune qu'elle, mais plus rusée et qu'elle a déjà réfléchi à tout cela. D'une voix érotique et grave, elle lui répond qu'elle sait préparer les choux farcis, et pas seulement les choux, mais aussi les aubergines et les tomates. Alors que planer, cela n'importe quelle idiote peut le faire. Mais elle refuse d'accepter sa défaite et commence à marchander : fixant cette femme avec obséquiosité, elle dit qu'elle connaît une solution qui, à son avis, arrangerait tout le monde. Cette femme n'a qu'à continuer à faire la cuisine, elle est sûre que c'est un merveilleux cordon bleu, et elle, comme elle est l'aînée, elle continuerait à planer avec lui. Et ils seraient tous heureux : lui, elle et cette femme. C'est, à son avis, la meilleure variante pour mettre fin à cette situation. Pour être plus convaincante, elle est même prête à citer Camus à cette femme. Cell-ci doit certainement savoir ce qui est écrit à ce sujet à la page trente-quatre des oeuvres complètes de Camus ? Elle sait bien que Camus était l'écrivain le plus représentatif de l'existentialisme ? Mais cette femme, finalement, n'est pas aussi simple que cela, et bien qu'elle ne sache manifestement pas ce qu'est l'existentialisme, elle sent parfaitement que dans ce mot se cache une entourloupette et que si elle essaye de le prononcer, sa position risque d'être ébranlée. Et c'est pourquoi, souriant naïvement, cette femme lui répond d'une voix encore plus grave et plus érotique qu'elle ne sait rien au sujet des anciennes maîtresses de leur ami commun, il n'a pas l'habitude de lui en parler. Il est possible qu'il ait raconté à ses anciennes maîtresses des choses au sujet de celles qui les avaient précédées, mais elle, il la ménage. Et il n'y a pas lieu de s'inquiéter au sujet de la poudre à laver, leur ami commun doit bientôt retourner en France, d'où il rapportera de la poudre de bonne qualité. Et un tel froid la saisit après les paroles de cette femme qu'aussitôt le chauffage s'arrête dans l'appartement et elle passe la moitié de la nuit à se retourner dans son lit sans arriver à se réchauffer.
9. Cette fois-ci elle ne plane plus à l'horizontale, mais à la verticale. Elle est debout en l'air et ramène brusquement ses pieds sous elle, pour les détendre tout aussi brusquement, prendre appui avec les talons sur l'air élastique et s'élever de plus en plus haut dans le ciel d'un gris manganèse. Mais, même si elle monte assez haut, elle continue à distinguer le mégot qui pourrit près de l'urne.
10. Néanmoins elle est contente d'elle-même : ce soir-là elle ne s'est pas trahie, elle ne lui a pas donné ce plaisir. Bien qu'elle ait compris presque tout de suite. Elle a cependant pris la cigarette que lui tendait cette femme et s'est mise à bavarder avec tant d'animation avec eux deux qu'après avoir d'abord été rassuré, il avait commencé à s'énerver et à s'agiter, lui proposant tantôt de lui acheter un programme, tantôt d'échanger leurs places pour qu'ils soient assis tous les trois ensemble, tantôt de se rendre d'urgence au buffet et de manger quelque chose. Mais elle se tenait de façon irréprochable sans lui donner la possibilité de se racheter vis-à-vis d'elle au moyen d'un programme ou du buffet. Pas plus qu'elle ne lui permit de s'inquiéter d'échanger leurs places : peu lui importait le rang auquel elle était assise pour écouter de la musique. Et si une autre rencontre devait se produire, elle se tiendrait encore mieux. Non, non, elle est contente d'elle-même et peut se permettre d'écouter de la musique sans penser à des choses qui n'ont aucun rapport avec la musique. Maintenant, par exemple, elle va écouter un concert de musique classique retransmis à la télévision. Elle branche le téléviseur et le présentateur l'informe avec un joyeux sourire qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter, il est évident que la situation s'améliore, on trouve à nouveau dans les magasins des poudres à laver et à récurer. Entendant ces mots, elle comprend enfin pourquoi elle a si froid.
11. Le benêt lui annonce qu'il a une idée. Il a imaginé comment se venger de ces deux-là. Il va aller maintenant avec elle dans le cagibi, où ils vont s'embrasser, comme la dernière fois, puis ils se marieront. Et il lui fait de l'oeil d'un air de conspirateur en lui indiquant d'un signe de tête la direction du cagibi. Mais comme cette fois-ci elle porte une robe du bleu qu'elle aime particulièrement, elle repousse sans mal la terre avec sa petite chaussure et éclate d'un rire assourdissant, perchée sur la plus haute branche d'un érable, alors que le benêt, perplexe, la cherche dans les groseillers. Mais elle doit rire trop méchamment, car la branche casse sous elle, sa robe remonte par-dessus sa tête et battant l'air de ses jambes nues jusqu'à son slip, elle tombe droit dans un tas d'ordures, les quatre fers en l'air. Et alors des enfants lui mettent un collier, la fouettent avec une badine et l'obligent à clopiner à quatre pattes jusqu'à une niche. «Tu es belle, tu es belle», disent-ils et, caressant avec tendresse ses flancs sur le tissu soyeux de sa robe bleue préférée, ils accrochent une longue chaîne à son collier. Ils mettent ensuite devant elle une écuelle en aluminium remplie d'eau de pluie et, l'obligeant à baisser la tête, lui disent pour l'encourager : « Bois, mais bois donc ! ». Elle se résigne alors soudain et commence à laper l'eau, accompagnée des exclamations joyeuses des enfants. Puis elle allonge les pattes de devant, pose la tête dessus et s'endort. Et elle fait de beaux rêves multicolores.
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Iouri KOSSAGOVSKI
Les boules de cuivre
Nouvelle
Traduction de Nathalie Amargier
A la fois peintre, compositeur, cinéaste, écrivain et poète, Iouri Kossagovski vit et travaille à Moscou.
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— Et combien coûte une boule de cuivre ? demandai-je.
— Les petites valent la moitié du prix des grosses, et les grosses, en conséquence, le double des petites, me répondit l'homme.
Ces boules de cuivres semblaient être en argile, car elles étaient destinées à paraître anciennes, à donner l'impression d'être longtemps restées dans un coin ou d'avoir été exhumées.
Je m' enquis :
— Et que peut-on en faire ?
— Rien.
— Qu'avez-vous dit ?
— Rien, répéta-t-il. Je songeai qu'il aurait pu, au moins par politesse, se montrer plus explicite, en déclarant par exemple : « Malheureusement, on ne peut rien en faire ». Et je décidai de formuler ma question autrement
— Ainsi donc, on ne peut rien en faire ?
— Rien du tout.
J'eus l'impression qu'il écoutait mes pensées.
— Mais alors, si j'achète une boule, où vais-je la mettre ? Je la promènerai dans ma poche ?
— Ça, c'est votre affaire.
— Mais tout de même, on vous en achète pour décorer une pièce, par exemple, ou pour autre chose ? m'obstinai-je.
Mais lui non plus n'en démordait pas :
— Ces boules sont à vendre, compris ? Si vous en voulez une, vous l'achetez, si vous n'en voulez pas, vous ne l'achetez pas, d'accord ? Ou vous avez d'autres questions ?
— Non, c'est tout.
— Eh bien tant mieux.
— Mais d'où vous est venue l'idée de fabriquer des boules de cuivre ?
— C'est une longue histoire, répondit-il sèchement.
— Mais encore ?
— Vous êtes vraiment un type bizarre, ça ne vous suffit pas de savoir que ces boules se vendent, un point c'est tout ?! En plus, il faut vous dire quoi en faire, et non content de ça, je dois aussi vous expliquer à tout prix comment m'est venue l'idée de les réaliser ! Et vous-même, qu'est-ce que vous faites ?
Je répondis avec calme et retenue :
— Je dessine des fleurs, des meubles, des couloirs, des porches et des ombres sous les tables.
— Des quoi ?
Je répétai :
— Des fleurs, des meubles, des porches et des ombres sous les tables.
— Et c'est tout ?
— En général oui, acquiesçai-je, adoptant sans trop savoir pourquoi la même attitude que lui, c' est à dire en omettant de donner la moindre explication, d'ajouter quoi que ce soit.
Je regardai les boules de cuivre avec une certaine tristesse, en me disant que notre conversation venait de toucher à sa fin. Et je songeai avec une rage impuissante : « mais pourquoi diable fabrique-t-il ces boules ? »
— Très bien, je vais vous raconter mon histoire, dit l'homme. Mais il ne faudra pas la répéter, cela nuirait à mon entreprise.
Je gardai le silence pour ne pas l'interrompre et je m'efforçai de ne pas le regarder, dirigeant mes yeux vers les boules, ou carrément entre elles, ou sur les côtés.
— Vous comprenez, les gens peuvent acheter ce dont ils ont un usage pratique, mais il existe des limites. Si quelqu'un a besoin d'une brosse à dents, par exemple, il va en acheter une. Mais il peut le faire chez qui il veut et venir me voir avec cette brosse déjà en poche, vous saisissez ?
— Mais des boules de cuivre, il ne peut en acheter nulle part ailleurs, dis-je.
— Exactement. Et en plus, il achète l'idée qu'il peut exister des choses inutiles d'un point de vue pratique. Vous me suivez ?
— Très bien.
— Il existe aussi toute une série de considérations possibles à ce propos.
— Lesquelles, par exemple ?
— Il y en a de toutes sortes.
— C'est à dire ?
— Eh bien par exemple, il achète quelque chose que personne d'autre ne vend, et il n'a pas de référence pour comparer le prix de cet objet, ce qui lui procure un certain plaisir. Et puis il achète, tout simplement, il prend part à un acte débarassé de toute connotation fortuite.
— Je ne vous suis plus tout à fait.
— C'est pourtant simple.
— Et pourtant, je ne comprends pas.
— Eh bien, regardez, l'âge est une première chose qui conditionne l'achat, la mode une deuxième, la saison en cours une troisième, et ainsi de suite, jusqu'à l'infini. nomme
achète ce dont il a un besoin partiel, conventionnel et limité dans le temps.
— Ah, je vois, et les boules de cuivre, elles, conviennent à tous les âges et valent pour toutes les saisons et toutes les époques ! m'exclamai-je en souriant.
— Oui, c'est exactement cela.
— Remarquable.
— Alors, maintenant, vous m'en achetez une ? me demanda-t-il. Oh, et puis tenez, je vous l'offre, mais dans ce cas, notez-le, vous vous privez de l'acte d'échange en lui-même ; enfin, c'est votre problème.
Et il s'inclina vers les boules. Sa main hésita. Il choisissait celle qu'il allait me donner, et je compris que j'avais affaire à un homme sincère et non à un escroc.
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Iulia NEMIROVSKAÏA
De l'importance de laver les carreaux
Nouvelle inédite
Traduction d'Hélène Mélat
Iulia Nemirovskaïa dont nous avons déjà eu l'occasion de publier les poèmes (LRS NN°2 et 4) est née à Moscou en 1962 et réside actuellement à Austin, aux Etats-Unis.
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« Ce cycle se compose des récits suivants :
La Carrière,
Le Journal d'un graphomane,
Un Evénement dans l'enfance d'Evgueni Vassilkov (dédié à E.C.)
Comment j'ai écrit la préface,
Avant le rendez-vous,
De l'importance de laver les carreaux.
Le dernier récit vous plaît, Philippe Valentinovitch, c'est aussi celui que je préfère. Tant pis si l'on en choisit un autre. J'ai déjà dit à la section des prosateurs que c'est un cycle, mais la totalité ne peut être publiée que dans un recueil...»
Je posai mon stylo. Là-bas, on n'allait certainement pas lire tous mes récits ni comprendre qu'il s'agissait d'un cycle.
Je regardai l'affreuse photo de ma femme et de ma fille ; elles semblent toutes les deux aveugles et se serrent l'une contre l'autre avec une joie peu naturelle. Je n'ai pas d'autre photo où elles soient ensemble ; je ne les ai que séparément. Mais j'ai besoin de cette photo pour me souvenir du contour et de rien d'autre. La majorité des gens ne sont pas photogéniques, les photos ne sont que leur souvenir.
Mes chéries.
C'est mieux que je sois seul, pendant que vous êtes dans le Sud, et pour tout un chacun, il vaut mieux être seul ; jusqu'à un certain point, évidemment.
Vous me pardonnerez.
Je suis décidé.
Je tape à la machine les manuscrits achevés, parce que tant que je suis vivant, je suis vaniteux, et espère qu'ils verront le jour.
Ce sera mon dernier espoir.
Je jette ce qui n'est pas terminé, car on n'est plus à l'époque où après la mort d'un écrivain, on rangeait ses archives. L'humanité a trop peu de temps pour fouiller dans ce qui est vieux; elle risque même de ne pas avoir assez de temps pour digérer ce qui est nouveau.
Je m'allongeai. A nouveau des pensées sur l'humanité et autres bêtises. C'est très douloureux. Heureusement que tout va se terminer maintenant ; sinon je serai bientôt bon
pour l'asile et deviendrai le restant de ma vie un fardeau pour mes proches.
Même sans voir ma maison et ce qui est de l'autre côté de la vitre, je vois tout cela. C'est le dernier stade de l'habitude : ce qui vous entoure vous colle au regard, se soulève, s'abaisse et se ferme en même temps que vos yeux. Le balcon-les garages, le balcon-les garages (ce sont les pupilles qui bougent de bas en haut). Le mur-le mur, le mur-le mur (ce sont les pupilles qui bougent de droite à gauche). Tout se brouille seulement après le sommeil.
Je ne connais pas de moyen de changer de décor, c'est là tout le problème. Je ne vais quand même pas quitter ma femme, que j'aime, et ma maison, où tout m'est familier.
Mais j'ai toujours eu du mal à supporter la répétition, j'ai toujours eu envie de m'enfuir au moment des cours.
Là-bas, il y aura certainement quelque chose d'un peu neuf.
Je me mis à plat ventre ; loin de la lumière, loin de tout.
Je n'aime pas les écrivains.
Je n'aime pas les écrivains modernes, car ils omettent la ponctuation.
Je n'aime pas les écrivains traditionnels, car après un premier roman qui a eu du succès, ils commencent à se prendre pour des maîtres enseignant la vie.
Je n'aime pas les écrivains qui écrivent pour les jeunes, car ils sont simples comme des slips à vingt kopecks.
Moi-même, j'appartiens au premier, au second ou bien au troisième groupe.
Est-il possible qu'un imbécile lise un jour mes récits dans la revue Octobre au lieu de lire Shakespeare ? S'il le fait, je le mépriserai. De tout mon coeur et de toutes mes tripes.
Et, au fait, comment en finir ?
Les Japonais s'ouvrent les entrailles.
Les alcooliques russes se pendent.
Les intellectuels se tirent une balle dans la tête.
Ces variantes ne me conviennent pas.
C'est simple : j'habite au quinzième étage et je vais me jeter par la fenêtre.
Je n'aurais jamais pensé quitter la vie avec tant d'indifférence.
Je n'ai même pas honte ; après m'avoir pleuré, mes proches se passeront de moi et cette jolie fille dont le père est professeur, ma femme, se trouvera un autre mari dans deux-trois ans.
J'aurais voulu me fâcher contre elle, comme lors de nos disputes, mais n'ai pas pu. Je n'ai même pas pu m'obliger à voir son visage, et je n'ai pas eu le courage de reprendre en main sa photo.
Bien que j'aie passé beaucoup de temps à fumer, assis sur le balcon, je n'ai pas été un mauvais mari. Mais ces deux derniers mois, je ne parlais plus et elle avait peur, s'énervait et demandait conseil à ses parents.
A ce moment-là, je n'étais pas encore cinglé.
Et maintenant encore, je suis en pleine possession de mes moyens, mais demain mon esprit ne supportera plus ce monde, alors il vaut mieux partir aujourd'hui.
Peut-être est-ce parce que je ne crois pas en Dieu ?
Je me souvins d'un écrivain croyant, à l'enterrement du critique littéraire Pavski : il se tenait à genoux, se signait avec ferveur, secouait sa barbe.
Il me semble que Berdiaev a écrit que souvent l'athéisme est plus agréable à Dieu que la religiosité, car il purifie la foi du mensonge.
J'allai boire un verre d'eau à la cuisine, parce qu'il me semblait avoir parlé tout ce temps avec moi-même de quelque chose d'important et ma langue était fatiguée. En réalité, le temps s'écoulait lentement et j'étais resté couché en silence.
Et sur ma bouche Il s'est penché
Pour arracher ma langue lourde de péchés.
Je connais une dame critique littéraire. Doit-on dire un ou une critique littéraire ? Elle dit tout mesurer à l'aune de Pouchkine. Pouchkine, dit-elle, c'est la formule que l'on applique à n'importe quelle situation dans la vie. On met à la place des x ce qu'aurait fait ou dit Pouckine et on a la bonne réponse.
C'est une dame charmante. Mais qu'est-ce qu'il en pense, Alexandre Sergueevitch, de se trouver à la place des x ? Le Christ conviendrait ici quand même un peu mieux.
J'eus envie de rire. Ma langue, lourde et sèche, me faisait moins mal après le verre d'eau. Peut-être aurais-je dû boire ? Mais mon estomac, comme celui des Japonais, ne supporte pas l'alcool.
Alors que faire, si je suis trop vieux pour participer à des réunions littéraires, si je vois comment sont faits les livres que je lis et que ce qui y est écrit ne m'intéresse pas, si cela m'ennuie de manger chaque matin des oeufs sur le plat et que cela me fait mal d'empoisonner la vie de ceux qui m'entourent ? Si je ne peux rien donner à la petite fille qui est venue au monde au moment où j'espérais encore quelque chose ? Si ce que j'écris ne vaut pas un clou et que j'ai cessé d'en être inconscient ? Si je n'arrive pas à comprendre comment est organisé ce monde microscopique avec ses milliers d'humains minuscules vaquant à leurs affaires, avec un oeil énorme qui flotte au-dessus ?
Je ne sais pourquoi il me sembla important de savoir dans quoi je mourrais. C'est-à-dire comment je serais habillé à ce moment-là et après. Je mis mon meilleur costume, me rasai et toute cette agitation me rendit hystérique. Je me mis à arpenter la pièce en tous sens pour chercher une enveloppe où mettre mes manuscrits et décider si je devais laisser mes notes à quelqu'un et si oui, à qui.
Bien que je me considère comme un écrivain moyen, je veux conserver et éditer mes travaux à titre posthume.
Je jetai tout dans la corbeille à papiers.
De nouveau, j'eus des regrets, en particulier pour les six derniers petits récits.
Je les retirai de la corbeille.
Je recommençai ma lettre.
« Ce cycle se compose des récits suivants :
1. La Carrière,
2. Le Journal d'un graphomane,
3. Un Evénement dans l'enfance...»
A ce moment-là je remarquai le désordre de la pièce, je me représentai la police, les amis qui entreraient ici après ma mort, mis ma lettre de côté et commençai à ranger.
Je rangeai rapidement, jetant les livres et les vêtements n'importe comment dans les armoires : je n'aurais plus besoin de rien. La pièce prit enfin un air très convenable.
Je m'approchai de la fenêtre.
Quelque chose dans cette pièce m'irritait encore inconsciemment.
Ah, oui, la fenêtre.
Les carreaux n'avaient pas été faits depuis cet hiver. Ma femme, qui était partie en Crimée plus tôt que d'habitude, n'avait pas eu le temps de terminer le nettoyage de printemps.
Je pense que cela avait l'air idiot, mais, vêtu de mon meilleur costume, je me mis à laver les carreaux gris. J'apportai des chiffons, du papier toilette, de l'amidon et de l'eau tiède dans une bassine, et me mis à l'ouvrage.
Le soleil froid et le vent m'aveuglèrent un instant. Je frottai avec vigueur la fenêtre qui grinçait joyeusement. J'enlevai les doubles vitrages. J'allumai la radio et entendis la voix de la chanteuse qui était passée à l'émission de télévision La poste matinale. C'était une chanson d'amour, de la série des slips à vingt kopecks.
Puis, je m'aperçus que je souriais. De minces traînées sales se mirent à couler sur le rebord de la fenêtre.
Je rangeai tout, saisis mon manteau, sortis et appelai l'ascenseur. Quand il atteignit le seizième étage, j'y entrai et dis à voix haute : « Attention à la fermeture des portes. La station suivante est Maïakovski. »
C'est ma fille qui répète toujours cette blague idiote en entrant dans l'ascenseur.
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Anatoli KOURTCHATKINE
L'écrivain dans la Russie d'aujourd'hui
Article publié dans La Pensée Russe n°3930 du 22.05.1992
Traduction d'Hélène Mélat
Ecrivain et publiciste, Anatoli Kourtchatkine est né en 1944, il vit à Moscou. Nous avions présenté l'un de ses livres dans le n° 3 de notre revue. Depuis, un recueil de ses nouvelles est paru en France (Moscou : Aller-retour, traduction de Françoise Louge, Flammarion 1990), ainsi qu'un récit dans un recueil collectif (Auteurs russes contemporains, Rocher 1992), un second recueil de ses nouvelles est actuellement en préparation.
Anatoli Kourtchatkine publie régulièrement des articles de fond dans l'hebdomadaire parisien La Pensée Russe. Dans celui que nous traduisons ici, il aborde la difficile situation de la littérature dans un pays en crise, alors même que la mission dont les écrivains russes se sont de tous temps sentis investis semble avoir perdu son sens et sa crédibilité.
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La vie d'avant s'est effondrée, le sol s'est dérobé sous nos pieds. Et nous sommes envahis par le sentiment que notre existence est totalement absurde et inutile. Par un sentiment non de vie, mais d' «entre-deux-vies».
Le sentiment d'un iceberg à la dérive qui commence à fondre, se rétrécit à vive allure et nous emporte au grand large ; et nous nous demandons ce que nous ferons lorsqu'il aura fondu jusqu'à ne plus pouvoir supporter notre poids.
Le sentiment de l'absurdité de notre existence et de sa parfaite inutilité pour le monde qui nous entoure et pour nous-mêmes.
C'est actuellement le sentiment que ressentent tous les écrivains ex-soviétiques sans exception.
L'ancien système d'édition s'est effondré. C'était un système exterminateur, monstrueux comme toutes les structures administratives soviétiques, vampirique par essence ; une fois dans sa gueule, l'écrivain était forcément obligé de lui laisser une partie de son sang, voire même, pour les plus faibles, était recraché exsangue et sans vie.
Effondrée, l'Union des Ecrivains d'avant, unique et monolithique comme une falaise.
Disparu, le bien-être matériel d'avant, plus ou moins important (très sensible chez certains, alors que d'autres avaient à peine de quoi joindre les deux bouts), mais bien réel ! La profession de poète n'existe plus du tout, celle de critique est en voie d'extinction, quant aux professions d'écrivains et de traducteurs de tout genre, elles n'en sont pas loin.
Cependant, la cause du phénomène décrit plus haut, ce n'est pas tout cela, c'est l'effondrement de la société elle-même.
Dans le même temps, ont disparu toutes les motivations qui poussaient l'homme de lettres à écrire, c'est-à-dire à s'asseoir tous les matins à son bureau, à se triturer les méninges pour inventer les événements de la vie quotidienne de son personnage, sa situation familiale, ses passions, etc., à se creuser la cervelle pour chercher parmi des dizaines de mots approximatifs le seul qui tomberait juste et taperait dans le mille...
Lune des plus fortes motivations est l'union avec le pouvoir. Le pouvoir soviétique protégeait la littérature. Il la tenait pour un des éléments les plus importants de l'organisme social, et dans la société soviétique le statut d'écrivain était l'un des plus enviés. Même si on était un poète sans grandes ressources. Ou un prosateur pauvre. Ou un critique indigent. On était un «écrivain» I Ecrivain, cela sonnait fier.
Et c'est pourquoi, compte tenu du fait que l'écrivain était une Figure, l'autre motivation très forte qui le poussait à s'asseoir chaque matin à son bureau, à se triturer les méninges et se creuser la cervelle était l'opposition au pouvoir. Chaque parole de défi au pouvoir qu'on arrivait à imprimer ou à prononcer, à sortir en samizdat ou quelque part à l'étranger, (mais surtout, bien sûr, qu'on parvenait à éditer en URSS) acquérait un retentissement social et devenait un acte civique.
Aussi la littérature avait-elle un but, ce but remplissait la vie des écrivains d'un sens élevé et ce, que l'écrivain essaie le plus possible de s'identifier au pouvoir, de grimper le plus haut sur sa pyramide, ou à l'inverse, qu'il s'éloigne le plus possible du pouvoir, lui adresse le maximum de remarques désagréables, se démarque de lui le plus ostensiblement. Le paradoxe, c'est que, dans un cas comme dans l'autre, l'écrivain avait un égal besoin du pouvoir. Car le pouvoir soviétique étant un pouvoir absolu, qui avait l'oeil sur tout, totalitaire en un mot, il était déjà en lui-même un champ de motivations créatrices des plus puissants, où naissaient divers courants de motivations, indépendamment de la volonté de l'écrivain. Et là, en fonction de son sens moral, de son caractère et de ses opinions, l'écrivain n'avait alors plus qu'à plonger inéluctablement dans un de ces courants, dont chacun contenait les relations de l'homme avec le pouvoir. C'est que même la vie intime de l'homme était directement imbriquée avec le pouvoir, liée à lui par des milliers de liens divers. Si les amoureux n'avaient nulle part où rester attablés, les yeux dans les yeux, devant une tasse de café — parce qu'il n'existait pas de cafés de ce type — à qui la faute ? Au pouvoir soviétique qui n'avait pas ouvert de tels cafés. Et si les amants ne pouvaient se rencontrer nulle part car on manquait d'hôtels, et si les époux, qui ne disposaient que d'une seule pièce dans un appartement communautaire, ne pouvaient faire l'amour à cause de la présence de leur enfant dans un lit à côté d'eux, c'était en fin de compte la faute du pouvoir soviétique.
Privé de ce pouvoir, du PCUS et du Comité central, l'écrivain soviétique s'est trouvé dans un monde vide de motivations. Comme s'il avait perdu ses jambes. Comme si un soutien avait disparu, dit Léon Tolstoï en apprenant la mort de Dostoïevski. C'est quelque chose de ce genre-là. Seulement dans le rôle du grand Dostoïevski, il y a le terrible appareil ultra-puissant du Parti et du gouvernement.
Et c'est seulement maintenant que tout cela est devenu d'une clarté évidente. C'est drôle à dire, et triste en même temps, mais il s'avère que, dans un certain sens, tous les hommes de lettres soviétiques écrivaient pour un seul lecteur : le Comité central. Ceux qui étaient complaisants vis-à-vis de lui comme ceux qui lui résistaient (il serait peut-être plus honnête de dire qui essayaient de lui résister). Seulement, les premiers voulaient être remarqués et distingués, pour faire partie de la tendance majeure de la littérature soviétique, ce qui leur permettait de recevoir des biens matériels inaccessibles à la majorité du peuple soviétique ; les seconds voulaient être remarqués pour que, dans les hautes sphères, on voie enfin la vie réelle, on connaisse les processus qui s'y passaient, on se ressaisisse, on y apporte des rectifications, on comprenne ce qui se passe au pied de la pyramide (en fait, à la suite des premiers, ils n'auraient pas été contre l'éventualité de recevoir ensuite du pouvoir quelques biens matériels, puisque, en dehors de celui-ci, personne ne pouvait les dispenser).
Tout cela s'applique aussi parfaitement à la plus grande partie de la littérature de l'émigration. L'homme et le pouvoir (le «pouvoir», c'est-à-dire le KGB, un camp d'internement, un fonctionnaire de la Nomenklatura, un syndic enfin) était le thème essentiel des ouvrages russes paraissant hors de l'URSS.
Il s'avère qu'en patronnant la littérature, le pouvoir soviétique avait créé — indépendamment de sa volonté, évidemment, et même avec des grincements de dents à cause des effets secondaires de son patronage — un puissant bouillon de culture des plus nourrissants. Le pouvoir en s'effondrant a aussi brisé les éprouvettes contenant ce bouillon.
La spiritualité de la société soviétique, dont aimaient tant à se glorifier les apologistes chroniqueurs du régime soviétique, tout autant que les écrivains du terroir anti-soviéti-ques, c'est l'incroyable mouvement unanime des lecteurs, qui se désintéressent de Proust et de Soljenitsyne ; on pourrait remplacer ces deux noms,par exemple par Joyce et Vassili Belov (1) et se tournent vers des romans de gare primaires : Pikoul (2) et Chase. En fait, on peut dire que Chase est devenu la vedette du commerce des livres en 1991-1992. Son nom, qui figure sur des dizaines de couvertures de livres, attire l'oeil dans les étalages des libraires de tout le pays. Les librairies refusent toute littérature «sérieuse», qu'elle vienne de Russie ou de l'émigration, en d'autres termes, toute littérature qui a pour sujet les rapports entre l'homme et le pouvoir, mettant ainsi sur le même plan Alexandre Zinoviev et Anatoli Ivanov (3).
Un tel nivellement, plus que toute autre chose, met clairement en évidence l'essence unique de la littérature russe, qu'elle soit ou non écrite en Russie et quel que soit le lieu où elle est publiée en premier. Sa racine est unique, un seul et même bouillon de culture a permis sa création, et à dater de ce jour, pour nous tous qui sommes les héritiers de la grande littérature russe du XIX° siècle, commence une vie nouvelle, hors du «bouillon», hors de ce puissant champ de motivations, dans lequel chaque écrivain pouvait se sentir le sel de la terre : guide d'aveugle, précepteur, confesseur, prophète...
Il est évident que maintenant que le pouvoir ne la patronne plus,la littérature russe doit changer. Se renouveler, comme un serpent au moment de la mue. Cela semble avoir été compris par la majorité des écrivains habitant l'ex-Union soviétique. Mais c'est facile à dire, « se renouveler » ! L'être humain n'est pas un serpent. Et il ne s'agit pas ici de renouveler sa peau, mais ce qui est à l' intérieur. De nouvelles motivations doivent être fabriquées pour l'écriture, comme des hormones par les glandes de sécrétion interne, et tout cela doit se passer naturellement, de soi-même, dans le processus de la vie, il est impossible de les créer de force. Bien sûr, l'exemple d'Homère est toujours présent, et les siècles qui ont passé depuis son existence terrestre n'ont pas modifié la destination de l'écriture dans la vie de la société. Mais ceci est la théorie. La pratique, elle, exige des raisons stimulantes, demande un sens et un but qui puissent tenir dans les limites d'une vie humaine, or la vie dans la Russie actuelle ne les donne pas. Elle ne les donne pas peut-être parce qu'elle est elle-même actuellement semblable à une oeuvre d'art dont le sujet en est seulement au stade du développement et est encore fort éloigné du dénouement. La différence d'avec une vraie oeuvre d'art réside seulement dans le fait que ses héros sont des gens vivants et que la mort du héros des événements de la Maison Centrale des Ecrivains en janvier 1990, Smirnov-Ostachvili (4), est affreusement réelle, comme l'est celle des trois jeunes gens en août 1991. Nous ne sommes pas encore une société post-communiste, nous ne sommes qu'une société communiste transformée et peut-être porterons-nous cet habit transformé plus d'une année encore.
Il y a une expérience mondiale, il y a des lois mondiales de l'existence de la littérature qui sont aujourd'hui souvent évoquées comme une incantation au cours des conversations littéraires. Des noms encore inconnus il y a deux ou trois ans défilent, comme des perles enfilées sur un fil, les chiffres avec une avalanche fabuleuse de zéros des honoraires que reçoivent ces noms grondent à nos oreilles. Et déjà les premières hirondelles attirées par l'expérience «mondiale» sont arrivées, ce sont presque tous des gens doués, mais dans pratiquement toutes leurs oeuvres on sent nettement, comme gravée dans chaque mot, la mention : pour l'Occident. Il semble que les auteurs de ces oeuvres, qui écrivent selon les canons de la littérature « mondiale », veuillent être reconnus d'avance hors de Russie, et se rendre d'avance agréables au lecteur et au critique étrangers, et en fin de compte on entend dans leurs voix, au lieu de l'hypocrisie du réalisme socialiste, une autre hypocrisie, qui ne leur a pas été imposée, mais qu'ils ont librement choisie.
La vie russe et toute l'histoire russe du XX° siècle n'entrent pas dans les canons artistiques contemporains élaborés par le monde occidental. C'est, en fait, notre malheur, mais il nous faut vivre avec ce malheur. Comme un mutilé avec sa mutilation.
Et de même que le mutilé doit apprendre à vivre avec des gens normaux, l'écrivain russe doit s'adapter à sa nouvelle existence dans le monde.
Comment ?
Si je connaissais la réponse, je vous en ferais part. Je sais seulement qu'il est impossible de ne pas tenir compte de l'expérience artistique mondiale, mais que nous ne pouvons nous appuyer sur elle. Seule la réalité purement russe peut nous servir de soutien.
Peut-être faudra-t-il attendre que la Russie enlève son habit refait et en mette un vraiment neuf.
Jusque là il ne reste qu'à prier Dieu pour que le processus de «changement d'habit» ait lieu le plus rapidement possible, pour que l'entre-deux-vies se termine et que commence simplement la vie.
1. Vassili Belov : L'un des plus brillants représentants de la littérature dite «du terroir», il est connu pour ses thèses ultra-nationalistes.
2. Pikoul : Auteur de romans pseudo-historiques destinés au grand public.
3. Anatoli Ivanov : Ecrivain très officiel qui fut toujours dans la ligne du Parti.
4. Smirnov-Ostachvili : leader d'un groupuscle du mouvement nationaliste et antisémite Pamiat, condamné pour avoir brutalement investi une réunion à la Maison des écrivains et qui s'est pendu durant sa détention.
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Sergueï TCHOUPRININE
Vous allez rire, mais je crois que nous survivrons malgré tout !
Panorama de la presse russe
Traduction d'Hélène Mélat
En Russie, les périodiques ont toujours été le vecteur essentiel de la littérature. La première parution d'une oeuvre littéraire se fait traditionnellement en revue. `À partir de 1987, la publication massive de textes longtemps interdits ou occultés a entraîné une montée en flèche des tirages qui s'est prolongée jusqu'en 1990. Cet essor considérable fut cependant suivi, dès 1991, d'un déclin non moins fulgurant dû en grande partie à la crise économique, mais aussi à une baisse d'intérêt de la part des lecteurs. La littérature a cessé d'occuper le devant de la scène et les grosses revues traditionnelles ne survivent plus que grâce à des subsides, gouvernementaux ou autres. Ajoutons qu'en 1993,la chute des abonnements n'a malheureusement fait que s'accentuer, le célèbre mensuel Novy Mir perdant, par exemple, jusqu'aux trois-quarts de ses abonnés. Pourtant, malgré cette situation de crise, de nouveaux journaux, revues et magazines ne cessent de fleurir ; la plupart du temps éphémères et destinés à un nombre restreint de lecteurs, ils n'en sont pas moins porteurs d'espoir.
Sergueï Tchouprinine est né en 1947, il est l'un des critiques littéraires les plus en vue, auteur de plusieurs livres et vice-rédacteur en chef de la revue Znamia.
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Commençons par des faits.
Voici le premier : le Ministère de la communication a officiellement annoncé que sur les 2 200 périodiques recensés dans le Catalogue des périodiques russes 113 ont déjà cessé d'exister, les abonnements pour 233 sont suspendus, et les abonnés de 416 journaux et revues ont dû payer un supplément pour recevoir tous les numéros souscrits.
Ce fait est facile à vérifier si l'on passe devant un kiosque des ex-Éditions d'État ou l'éventaire d'un vendeur dans la rue. Il ne reste aucun souvenir de l'abondance du choix d'il y a 6 mois ou, qui plus est, d'il y a un an.
Par exemple, les épaisses revues traditionnelles ont complètement disparu de la vente au numéro : quand le prix du numéro est devenu équivalent au prix de trois tickets de tramway, et nettement inférieur à celui d'un pirojok au chou, les revues ont commencé par supprimer les exemplaires destinés à la vente, tout en continuant encore bon an mal an à remplir leurs obligations vis-à-vis de leurs abonnés, c'est-à-dire qu'elles se sont dispensées de l'obligation de vendre à l'acheteur (et lecteur) occasionnel.
L'éventail des éditions quotidiennes et hebdomadaires s'est considérablement réduit. Finie la diversité : les lzvestia [les Nouvelles] (à 2 roubles), Argumenty i fakty [Arguments et faits] (à 3 roubles), Komsomolkaia Pravda [Pravda du komsomol] (à 3,5 roubles) et c'est presque tout, si l'on ne tient pas compte de Nezavissimaïa gazeta [L'Indépendant], Kommersant [le Commerçant], Den [le Jour], et déjà rarement, Ogoniok [la Flamme], Literaturnaïa gazeta [la Gazette littéraire], Sobessednik [l'Interlocuteur], Moskovskie Novosti [les Nouvelles de Moscou] qui apparaissent çà et là.
La presse dite commerciale a l'air de se maintenir à flot, on dit que les affaires de ceux qui distribuent le journal à 5 roubles des petites annonces gratuites Iz rouk v rouki {de la main à la main], Soverchenno sekretno [Top secret] à 7-10 roubles, SPIli-Info [Sida-info] à 15 roubles, sont relativement bonnes, mais quand même... Les éditions du type digest se sont évaporées, les périodiques satiriques et humoristiques ont disparu comme par enchantement, les vendeurs des périodiques porno se sont reconvertis, passant des Vénus, Mister X, Encore et Débauche nationaux aux Playboy, Lui, Penthouse bien établis et à leurs analogues d'Europe de l'Est.
L'indice le plus sûr est qu'on ne fait plus la queue aux kiosques de journaux et qu'il y a beaucoup moins de vendeurs dans la rue. Là où se tenaient avec une dignité muette, conscients d'être nécessaires à la société, des foules innombrables de gardiens de la glasnost; maintenant de temps à autre des vendeurs isolés, peut-être les derniers des Mohicans, criant avec insolence, mais timidité, interpellent les passants qui bayent aux corneilles.
Éditer des périodiques se fait maintenant à perte, en faire commerce n'est pas rentable, les acheter et les lire revient trop cher. Il n'y a rien à dire à cela, quoique...
Voici le deuxième fait : il ne se passe pas de semaine sans qu'on ne lance une nouveauté hebdomadaire, mensuelle ou trimestrielle. Parfois, tout se termine avec le champagne du lancement. Parfois, mais pas toujours. Tantôt, on voit dans un kiosque une petite pile bien rangée de Maltchichnik [la Vie de garçon] d'un exotisme voyant — journal illustré à 100 roubles pour un public à orientation sexuelle non traditionnelle, comme on dit maintenant — ou bien Moujskoï kloub [le Club masculin], édition conçue de toute évidence pour la majorité sexuelle. Tantôt, vont leur train Kapital [le Capital], journal pour les riches, Tretie soslovie [le Tiers État], Vek [le Siècle], Kolesso obozrenia [la Roue de la revue], Molva [la Rumeur] et tutti quanti. Parfois un ami écrivain laisse échapper qu'il attend la sortie de sa dernière oeuvre dans Literaturnye zapiski [les Carnets littéraires], Russkoe bogatstvo [Richesse russe], Zolotoi vek [l'Âge d'or] ou encore ailleurs. Et parfois c'est encore plus incroyable...
J'ai eu un coup de téléphone de Valeri SOranski qui habite Kalouga et m'a rappelé qu'il y a un certain temps j'avais fait partie de son jury de thèse sur le vers libre russe à l'Université de Moscou. En bavardant je m'attends à ce qu'il me propose, comme d'ordinaire, ses poèmes ou une nouvelle, mais il m'annonce le plus tranquillement du monde, comme s'il s'agissait de quelque chose qui tombe sous le sens :
— Nous éditons une revue exclusivement consacrée au vers libre. Voulez-vous en savoir plus ?
— Ça, c'est la meilleure, pensai-je ! Dieu sait ce qui se passe dans le pays, l'industrie éditoriale est en train de couler, personne — tout au moins, semble-t-il — ne lit plus depuis longtemps, dans les rédactions sérieuses toutes les conversations tournent autour de l'argent, des réductions de tirages, des compressions de personnel, des numéros doubles ou triples, du prix de revient catastrophique, et donc, encore de l'argent, et ces gens de Kalouga qui sont entichés de vers libre !...
— Dites-moi au moins comment elle s'appelle ?
— Vooum ! d'après Khlebnikov.
Vooum I existe bien, c'est à dire le numéro 0, un numéro d'essai. Son prix est de 3,95 en roubles ou en dollars. Le tirage est, de 3.000. Le contenu ? C'est un contenu normal, sans surprises : les derniers poèmes des débutants et des maîtres, l'héritage littéraire, des traductions — de l'ukrainien, du polonais, dé l'anglais , de la critique, une bibliographie, un soupçon de publicité et d'auto-réclame... Mais alors ! Un luxueux papier offset — il y a longtemps que je n'en ai pas vu de pareil, une présentation élégante, des textes bien écrits et, le fin du fin, chaque exemplaire est enveloppé dans une pochette en plastique, tout à fait comme en Occident où l'on ne manque de rien !...
— Comment avez-vous réussi cela ? Où vous êtes-vous procuré l'argent .? Qui vous aide ? Il sourit.
— Y aura-t-il d'autres numéros ?
Il sourit de nouveau et, remarquez, sans aucun scepticisme.
Le soir de ce même jour — c'est une coïncidence — je me rends à la Maison du cinéma au lancement de Rousskaia visa [Visa russe] : l'équipe de journalistes et d'écrivains qui a quitté avec pertes et fracas la rédaction d'Ogoniok il y a un an et demi a enfin sorti le premier numéro de sa revue. Évidemment, il n'y a dans ce cas ni public choisi et restreint, ni élégance provinciale; dans la salle et sur le papier, il y a des personnalités connues, le tirage de lancement est pour le moment, histoire de prendre de l'élan, déjà de 30 000 exemplaires, le prix d'un numéro est déjà de 25 roubles.
Mais l'échelle, il faut le dire, est différente.
Vooum ! est démonstrativement et résolument élitiste. V.Safransid et ses amis espèrent qu'il se trouvera dans cet énorme pays trois mille personnes pour s'intéresser aux problèmes du vers libre. Si l'expérience du numéro zéro démontre qu'il y a moins d'amateurs, le tirage sera réduit à mille ou cent exemplaires, mais l'élégante pochette restera obligatoire. Le créneau culturel de Vooum I sera exigu, mais ce sera le sien — et ce sera suffisant.
En revanche, le Visa russe ne pourra survivre sans un lectorat de masse, de préférence de plusieurs millions. Ici, on a la prétention non pas de se limiter à son propre territoire, mais d'en conquérir d'autres, pour remplacer (et dans l'idéal, perdre et supprimer) l'odieux Ogoniok , donner enfin au pays une revue illustrée, respectable, idéologiquement modérée, mais qui respecte la foi et le goût de chacun, qui semble adressée à chaque lecteur pris séparément, mais est en fait conçue pour plaire à tout un chacun.
Est-ce réussi ? Jusqu'à présent, à mon avis, pas tout à fait ; d'abord à cause de la volonté évidente de dépasser et de surpasser Ogoniok et ses rédacteurs Korotitch et Gouchtchtine, et puis aussi du désir de plaire à tout le monde. La position civique et éthique des co-rédacteurs en chef V.Viguilianski et O.Khlebnikov éveille la sympathie, la présentation est superbe, les textes dans l'ensemble ne sont pas pires que d'autres, mais il me semble que cette revue n'existe pas encore en tant que revue.
Existera-t-elle ? Je n'en ai pas la moindre idée, tout comme j'ignore si un autre numéro du Vooum ! de Kalouga paraîtra un jour, si les rêves d'un autre groupe d'enthousiastes se réaliseront avec la sortie de la revue Palindrom [le Palindrome], si Dar [le Don] pour lequel on a fait beaucoup de réclame et qui, je crois, est en train de sombrer, refera surface, si Rossinka [la Rosée] ressemblera à quelque chose de valable, si Labyrinthe-Excentre de Petersbourg-Ekaterinenbourg vivra longtemps, si SOS interpellera encore une fois le public, etc, etc, etc.
Actuellement, on ne peut se porter garant de rien. Il est impossible de prédire le futur. Mais, je ne parle pas du futur. Et je ne parle même pas du fait que chaque édition, même si elle est ratée, même si elle reste au stade des bonnes intentions, laisse une trace dans la culture, rend le tissu de la vie culturelle et sociale du pays plus dense et un peu plus orné.
Je parle maintenant d'autre chose. De ce que, quelque affreuse que soit notre vie, il y a toujours des enthousiastes prêts à défendre leur cause désespérée.
Leur existence même, tout comme l'indestructible enthousiasme russe, nous redonne déjà notre bonne humeur. On a mauvaise conscience à pleurnicher et à se plaindre. Il devient évident qu'il est bien plus sûr et plus utile pour sa santé de dire Vooum ! à la suite de Valeri Safranski et de ses amis et de combattre avec eux la bêtise.
Ou de s'en tenir — avec les créateurs du Visa russe — aux paroles écrites par André Platonov au début des terribles années 30 : « Le pays est sombre, mais l'homme y brille ».
Ce n'est pas le travail qui nous fatigue. On dépérit non à cause des échecs, mais de désespoir. C'est pourquoi je considère les nouvelles éditions qui paraissent toutes les semaines, si ce n'est tous les jours, comme une bonne raison de s'armer encore une fois de patience et d'optimisme, de croire une nouvelle fois, Dieu en est témoin, que nous survivrons tous.
Nous ne pouvons pas ne pas survivre.
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Nikolaï KARAMZINE
Poèmes
Traductions de Christine Zeytounian-Beloiis
Nikolaï Karamzine (1766-1826) fut d'abord l'inventeur du sentimentalisme russe avec ses Lettres d'un voyageur russe (traduites en français par Victor Porochine et récemment rééditées dans une version revue par Wladimir Berelowitch, éditions Quai Voltaire, 1991) et ses nouvelles, dont La Pauvre Lise (1792), véritable «best-seller» de l'époque. A partir de 1803, il se consacra essentiellement à sa célèbre Histoire de l'État russe dont les premiers volumes parurent en 1816. Les poèmes (en vers libres ou rimés) occupent certes une part assez mineure dans son oeuvre, mais il n'en fut pas moins l'un des premiers à ouvrir la voie à la grande poésie russe.
Souvent dans la sombre vallée
D'ici-bas nos larmes se répandent ;
Souvent l'homme souffre et subit
peines dures, longues et amères
Souvent d'effroyables tempêtes
Troublent l'océan de la vie ;
Bien souvent notre barque se brise
Parmi les vagues déchaînées.
Nous sommes tristes dans nos plaisirs,
Et nous pleurons dans notre joie.
Chaque liesse nous entraîne
Vers une nouvelle douleur.
Dans les buissons Philomèle
Chante ses douces chansons ;
En l'écoutant tu soupires
Et tu songes à ton triste sort.
Plus tu cherches dans le monde
Des motifs de te distraire,
Plus tu souffres, plus tu trouves
D'amertume dans la vie.
Mais qu'y faire si tu pâtis
Bien souvent par ta propre faute ?
Tu peux te complaire dans tes tourments
Et te dire : je suis malheureux.
Mais tu dois t'efforcer cependant
De soulager tes propres maux,
De te consoler comme tu peux
Et de moins te torturer toi-même.
Ne songe plus aux malheurs
Qui risquent de t'assaillir ;
Réjouis-toi quand ils sont passés,
Oublie-les quand tu les as subis.
Ne ris point dans les plaisirs,
Pour ne pas pleurer après ;
Car celui qui rit le plus
Souffrira plus que les autres.
Ne t'attache trop à nulle chose.
Ici, tu n'es point le maître,
Mais un voyageur qui passe
Et qui devra tout quitter.
Le bonheur, sois en certain,
Ne vit pas parmi les hommes,
Ce qu'ici bonheur on nomme
N'est que l'ombre du bonheur.
1787
LE CIMETIÈRE
Une voix
Dans leur tombe froide et sombre, les morts ont peur !
Les vents gémissent, les cercueils tremblent,
Les os blanchis s'entrechoquent.
Une autre voix
Tout est calme dans la tombe douce et tranquille.
Et la brise qui souffle est fraîche aux dormeurs,
Parmi les fleurs et les herbes folles.
Première voix
Le ver sépulcral au chef ensanglanté ronge les morts,
Des crapauds nichent dans leurs crânes jaunes,
Des serpents sifflent dans les orties.
Deuxième voix
Le sommeil des morts est paisible et profond ;
Point de tempêtes dans les caveaux
Les oiseaux chantent sur les stèles.
Première voix
Ici vivent des corbeaux noirs,
Rapaces avides ; Des bêtes féroces
Fouissent le sol en rugissant.
Deuxième voix
Le lapin dans l'herbe verte
Se repose auprès de sa compagne ;
Une colombe dort dans les rameaux.
Première voix
L'humidité se mêle aux brumes
Et nage lourde dans l'air étouffant ;
L'arbre brandit ses branches dénudées.
Deuxième voix
L'air translucide est tout embaumé
D'un parfum de violette,
de lys et de jasmin blanc.
Première voix
Le voyageur évite ces lieux sinistres ;
Le coeur saisi d'horreur et d'angoisse,
Il passe en hâtant le pas.
Deuxième voix
Le voyageur fatigué qui atteint le refuge
De la paix éternelle pose son bâton
Pour y demeurer à jamais.
1792
L'INCONSTANCE
Le bonheur est changeant,
Mais convenons aussi
Que nous sommes cent fois
Plus inconstants que lui,
Avides de courir
Hors des sentiers battus,
Méprisant le bonheur,
Lorsqu'il nous est connu.
Or si nous professons
La versatilité,
Le bonheur y a droit :
Le droit de se venger !
1795
Notre vie ? Un roman.
Lauteur est inconnu.
On lit, on rit, on pleure...
Et l'on s'endort dessus.
1797
Nous voyons l'ombre du bonheur
dans nos rêves de clarté
Le bonheur existe quelque part :
point d'ombre sans objet.
1822
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Dmitri PRIGOV
Dialogues sur le bonheur
Traduction de Christine Zeytounian-Beloûs
Poète et artiste conceptualiste, figure majeure de l'avant-garde russe, Dmitri Alexandrovitch Prigov est né à Moscou en 1940. Il vit à Moscou, mais voyage beaucoup pour organiser des «happenings» dans diverses villes d'Europe.
Nous avons déjà eu l'occasion de présenter ses poèmes dans LRS N°4. Les dialogues suivants sont extraits du recueil bilingue Les fauves de la vie qui est sur le point de paraître à Paris aux Editions Amga.
Dialogue N°1
Dostoïevski : Qu'est ce que c'est, le bonheur ?
Prigov : Le bonheur, qu'est ce que c'est ?
Dostoïevski : Prenons un enfant
Prigov : Prenons un enfant
Dostoïevski : Un petit enfant !
Prigov : Un petit enfant
Dostoïevski : Prenons son sang !
Prigov : Son sang
Dostoïevski : Son sang !
Prigov : Son sang
Dostoïevski : Pourquoi son sang ?
Prigov : Pourquoi son sang ?
Dostoïevski : Pourquoi dis-tu son sang ?
Prigov : Pourquoi ça son sang ?
Dostoïevski : Mais c'est son sang !
Prigov : Son sang !
Dostoïevski : Qu'est-ce que ça veut dire pour toi, son sang ?!
Prigov : Que veut dire son sang ?
Dostoïevski : Rien du tout !
Prigov : Rien du tout !
Dostoïevski : C'est bien de ça qu'il s'agit !
Dialogue N°2
Staline : Il n'est point de bonheur en ce monde !
Prigov : Pourtant, Dostoïevski disait...
Staline : Qu'est-ce qu'il disait, Dostoïevski ?
Prigov : Il parlait du sang d'un enfant
Staline : Dostoïevski, qu'est-ce que c'est ?
Prigov : Qu'est ce que c'est, Dostoïevski ?
Staline : C'est onze lettres
Prigov : Onze lettres
Staline : Et si on enlève une lettre, que reste-t-il ?
Prigov : Que reste-t-il ?
Staline : Ostoievski
Prigov : Ostoievski
Staline : Et que reste-t-il si on supprime trois autres lettres ?
Prigov : Que reste-t-il ?
Staline : Oievski !
Prigov : Oievski !
Staline : Et si on en retire encore trois, que reste-t-il ?
Prigov : Que reste-t-il ?
Staline : Il reste Vsky !
Prigov : Il reste Vsky !
Staline : Et encore trois autres ?
Prigov : Encore trois autres !
Staline : Il reste Y !
Prigov : Il reste Y !
Staline : Et encore une ?
Prigov : Encore une ?
Staline : Il ne reste plus rien !
Prigov : Plus rien !
Staline : Rien du tout !
Prigov : Rien du tout !
Staline : Et plus de sang non plus !
Dialogue N°3
Pouchkine : Il n'est point de bonheur en ce monde !
Prigov : Mais qu'est-ce qu'il, y a en ce monde ?
Pouchkine : Mais nous avons la paix et le libre arbitre !
Prigov : Et le petit enfant ?
Pouchkine : Quel petit enfant ?
Prigov : N'importe quel enfant !
Pouchkine : Il a aussi son libre arbitre !
Prigov : Et le sang ?
Pouchkine : Quel sang ?
Prigov : Son sang !
Pouchkine : Il a aussi son libre arbitre !
Prigov : Et le poignard alors ?
Pouchkine : Lui aussi a son libre arbitre !
Prigov : Et qu'est-ce que je dois faire, moi, dans tout ça ?!
Pouchkine : Tu as ton libre arbitre !
Prigov : Et si je ne veux pas ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas !
Pouchkine : Alors il te reste la paix !
Prigov : Et si je n'ai jamais la paix ?
Pouchkine : C'est l'affaire de ton libre arbitre !
Dialogue N°4
Staline : Il n'est point de bonheur en ce monde !
Prigov : Pouchkine l'a déjà dit !
Staline : Et qu'est-ce qu'il a encore dit ?
Prigov : Il a dit que nous avions la paix et le libre arbitre
Staline : Le libre arbitre ?
Prigov : Le libre arbitre !
Staline : Et qu'est-ce que c'est, Pouchkine ?
Prigov : Qu'est-ce que c'est ?
Staline : C'est neuf lettres
Prigov : Neuf lettres
Staline : Et si on en enlève une, que reste-t-il ?
Prigov : Que reste-t-il ?
Staline : Ouchkine !
Prigov : Ouchkine !
Staline : Et encore deux autres ?
Prigov : Encore deux autres !
Staline : Chkine !
Prigov : Chkine !
Staline : Et encore une ?
Prigov : Encore une ?
Staline : Kine !
Prigov : Kine !
Staline : Et encore deux ?
Prigov : Et encore deux ?
Staline : Ne !
Prigov : Ne !
Staline : Et encore une ?
Prigov : Et encore une ?
Staline : E !
Prigov : E !
Staline : Et encore une ?
Prigov : Et encore une ?
Staline : Il ne reste rien !
Prigov : Rien !
Staline : Rien du tout !
Prigov : Rien du tout !
Staline : Et plus de libre arbitre !
Dialogue N°5
Staline : Il n'est point de bonheur en ce monde !
Prigov : Point de bonheur !
Staline : Et qu'avons-nous en ce monde ?
Prigov : Qu'avons-nous en ce monde ?
Staline : Nous avons Staline !
Prigov : Staline !
Staline : Et Staline, qu'est-ce que c'est ?
Prigov : Qu'est-ce que c'est ?
Staline : Staline est notre gloire !
Prigov : Notre gloire !
Staline : Staline est notre joie !
Prigov : Notre joie !
Staline : Porteur de la victoire
Prigov : De la victoire !
Staline : Staline ouvre la voie !
Prigov : Il ouvre la voie !
Staline : Et Staline, qu'est-ce que c'est encore ?
Prigov : Quoi encore ?
Staline : Trois grands principes !
Prigov : Trois grands principes !
Staline : Et quoi d'autre ?
Prigov : Quoi d'autre ?
Staline : Cinq grandes pensées !
Prigov : Cinq grandes pensées !
Staline : Et six grandes lettres !
Prigov : Et si on enlève une lettre, que reste-t-il ?
Staline : Que reste-t-il ?
Prigov : Il reste Taline !
Taline : Taline !
Prigov : Et encore une ?
Taline : Encore une ?
Prigov : Il reste Aline !
Aline : Aline !
Prigov : Et encore une autre ?
Aline : Encore une autre ?
Prigov : Il reste Line !
Line : Il reste Line !
Prigov : Et encore une ?
Line : Encore une ?
Prigov : Il reste Ine !
Ine : Ine !
Prigov : Et encore une ?
Ine : Encore une ?
Prigov : Ne !
Ne : Ne !
Prigov : Et encore une ?
Ne : Encore une !
Prigov : E !
E : E !
Prigov : Et encore une ?
Dialogue N°6
Prigov : Le bonheur, qu'est-ce que c'est ?
Prigov : Qu'est-ce que c'est, le bonheur ?
Prigov : Et le malheur, qu'est-ce que c'est ?
Prigov : Qu'est-ce que c'est, le malheur ?
Prigov : Quelle différence entre les deux ?
Prigov : Quand le bonheur est là, le malheur n'y est pas !
Prigov : Quelle ressemblance entre les deux ?
Prigov : Quand le malheur est là, le bonheur y est aussi !
Prigov : Et quoi d'autre ?
Prigov : Tout le reste !
Prigov : Quelle ressemblance entre tout le reste et eux ?
Prigov : Tout le reste au fond est soit bonheur soit malheur !
Prigov : Et quelle différence ?
Prigov : Nés de lui, ils le quittent !
Prigov : Pour aller où ?
Prigov : Pour venir chez moi !
Prigov : Comment ça ?
Prigov : D'ailleurs, les voici qui arrivent !
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Lev Rubinstein
Textes
Traduction d'Hélène Henry
Lev Rubinstein a quarante-cinq ans, il est né à Moscou où il exerce la profession de bibliothécaire. C'est l'un des représentants majeurs de la poésie d'avant-garde. Chaque strophe de ses poèmes-catalogues est notée sur une fiche perforée et ses lectures publiques constituent un spectacle inimitable.
ADRESSES AMICALES
Mon cher ami.
Nous voilà donc.
Mon cher ami.
Impossible d'échapper au doute.
Mon cher ami.
Décidons-nous vite, sans réfléchir.
Mon cher ami.
Chaque fois tout recommence au début.
Mon cher ami.
Après cette période de sérénité relative il est parfaitement à propos de supposer tout ce qu'on veut.
Mon cher ami.
Après ces jeux frivoles et ces fantaisies joyeuses il serait bon de ne pas se porter à Dieu sait quel autre extrême.
Mon cher ami.
Après ce rattrapage éperdu d'on ne sait quoi qui manque, il ne serait peut-être pas plus mal de perdre quelque chose.
Mon cher ami.
Après cette période de fluctuations considérables, si onpouvait se figer dans des pauses arbitraires, comme saisies au vol.
Mon cher ami.
Après cette longue période d'efforts intensifs destinés à vaincre tel obstacle ou tel autre, il faut enfin se détendre et abandonner les évènements à eux-mêmes.
Mon cher ami.
Après cette recherche obstinée d'alternatives constructives, la meilleure conduite à tenir est de s'étirer et de bailler voluptueusement.
Mon cher ami.
Après cette alternance précipitée de réponses positives et de réponses négatives, il serait bon de prendre une décision même provisoire.
Mon cher ami.
Après une époque entière d'interjections et d'acquiescements qui n'engagent à rien, il serait bon de prendre soudain conscience du poids de chacun de ses gestes.
Mon cher ami.
Après la magie victorieuse des énumérations, la magie des noms propres, après la magie des allusions transparentes et des allusions furtives, essayons donc de nous passer de tout cela.
Mon cher ami.
Après que nous sommes presque tombés d'accord pour dire que de tous les arts, l'art pour nous majeur est celui de l'amitié, essayons de parler simplement, sans toutes ces complications.
Mon cher ami.
Après cet énervement à la gare, ces galopades de souris, Pouchkine et la vie trotte-menu, si seulement on pouvait dormir : longtemps, sans rêves.
Mon cher ami.
Après le succès qui a couronné notre dernière campagne, n'en prévoyons pas d'autre. Prenons du repos.
Mon cher ami.
Après des temps dont il a été dit qu'ils étaient les derniers peuvent survenir d'autres temps dont on ne saura que dire.
Mon cher ami.
Après que tu seras entré, essouflé et ôtant ton manteau à la hâte, tu sais parfaitement ce qui arrivera ensuite forcément.
Mon cher ami.
Après les mots :«Non, ça n'est plus possible», peut-il y avoir encore quelque chose ?
Mon cher ami.
Après tout cela et beaucoup d'autres choses, peut-il y avoir encore quelque chose ?
Mon cher ami.
Après tout ce qui fut et tout ce qui peut être, qu'est-ce qui est encore possible ?
Mon cher ami.
Passons à un autre sujet. Mon vers, par exemple, qui coule fluide. Par exemple, la terre, qui fonce dans les ténêbres sans autre pensée.
Mon cher ami.
On dort, et la voix appelle et chante et menace et remémore sans trêve. Pas de salut. L'espoir s'éteint. Et on voit tout dans le mauvais sens.
Mon cher ami.
Essaie de trouver à tâtons tout ce dont nous hériterons. Tu trouveras dans les ténêbres ce qui vivra dans l'éternel. Est-il justifié de parler de ce qui n'est pas clarifié ?
Mon cher ami.
Nous chantons et dansons toi et moi, et nous ignorons avec qui demain nous partagerons lit et couvert.
Mon cher ami.
Rattrapant le temps perdu par légèreté, nous tenons notre poing refermé et lançons les graines dans le noir.
Mon cher ami.
Essayons de respecter les règles du jeu et de nous en tenir au connu. Et ce que nous appelons notre nous-mêmes, oublions-le, au moins pour le temps du jeu.
Mon cher ami.
Ce qui arrive, c'est quoi ?
Mon cher ami.
Et nous sommes encore en vie. N'est-il pas vrai ?
Mon cher ami.
Qu'est-ce que tu en penses, les temps nouveaux seront vraiment ce qui
s'appelle nouveaux, ou bien pas très, moyen-moyen ?
Mon cher ami.
Alors voilà, les temps seront nouveaux. Et nous alors, on fait quoi ?
Mon cher ami.
Qu'est-ce que tu en penses : qu'est-ce qu'on va devenir ?
Mon cher ami.
Où es-tu ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Qu'allons-nous devenir ?
Mon cher ami.
Qu'est-ce qui nous arrive ? Où sommes-nous ? u' est-ce que c'est que ça ?
Mon cher ami.
Il fait bien sombre. Qu'est-ce que c'est que ça ?
Mon cher ami.
Il fait bien froid. Qu'est-ce que c'est que ça ?
Mon cher ami.
C'est bien désert. Qu'est-ce que c'est que ça ?
Mon cher ami.
Tout cela, c'est bien beau. Mais après ?
Mon cher ami.
Pour l'art, ça va : on voit ce qu'il deviendra. Mais nous, c'est loin d'être aussi clair.
Mon cher ami.
La réévaluation du système de valeurs, rien à redire, bien entendu. Mais là aussi le doute est permis. Il faudra qu'on en discute.
Mon cher ami.
Tout ce que tu dis est la pure vérité. Si, si, je parle sérieusement.
Mon cher ami.
Transportons-nous dans un autre espace conceptuel. Oublions pour un temps et nos efforts et leurs résultats.
Mon cher ami.
Quand la suite des évènements dans leur plus ou moins grande impor¬tance se fondra en une ligne unique qui disparaîtra au-delà de l'horizon, alors nous pourrons discuter, alors nous pourrons parler.
Mon cher ami.
N'exige de moi rien de plus. Comme tu le vois, je fais tous mes efforts.
Mon cher ami.
Nous nous reposerons.
Mon cher ami.
Nous nous redresserons, tu verras. Puis nous regarderons en arrière. Puis nous regarderons en-dessous de nous. Puis nous échangerons un clin d'oil complice. Puis nous rirons de quelque chose que nous serons seuls à comprendre.
Mon cher ami.
Nous ne nous égarerons pas dans les méandres de notre propre expérience. Nous en sortirons. Nous nous en sortirons. Nous atteindrons le but.
Mon cher ami.
Tu entends : déjà on nous appelle. Allons donc là où on nous appelle. Nous ne nous égarerons pas. Nous ne ferons pas naufrage.
Mon cher ami.
Pardonnons-nous mutuellement notre impatience. Celui de nous qui le premier dira :« Combien de temps va-t-il falloir attendre ? », qu'il soit -pardonné à l'avance.
Mon cher ami.
À plus tard toutes les questions. À plus tard toutes les explications.
Mon cher ami.
Nous reprendrons cette conversation.
Mon cher ami.
Avançons encore : nous verrons bien.
Mon cher ami.
Tu peux être absolument sûr que la phrase suivante sera :« Et voilà où nous en sommes...»
Mon cher ami.
Maintenant, à toi la parole.
DE JEUDI À VENDREDI
Toute la nuit j'ai rêvé de régions frontalières de l'être. Une fois éveillé, tout ce dont je pus me souvenir, c'est de quelque chose entre l'eau et la terre ferme, entre le silence et la parole, entre le sommeil et l'éveil, et je pensai : « La voilà, l'esthétique de l'indéterminé. La revoilà ...»
J'ai rêvé que quelqu'un revenait qu'on croyait disparu depuis longtemps, et qu'il me regardait si longuement, si attentivement que je me réveillai le coeur battant...
J'ai rêvé qu'il fallait aller vérifier si quelqu'un dormait. Une fois éveillé, je mis longtemps à me rappeler de qui il était question. Puis je me souvins...
J'ai rêvé qu'il serait sans doute judicieux de s'enfermer pour un temps, après on verrait. Une fois réveillé, je pensai : « Non, je ne sais pas, non...»
J'ai rêvé qu'en vérité la joie ne connaît pas de bornes. Eveillé, je pensai : « Mais oui bien sûr...»
J'ai rêvé que dans la vie une vraie possibilité ne se présente que quatre fois. Eveillé, je pensai qu'il y avait du sens là-dedans...
J'ai rêvé que le principal était de trouver la forme la plus adéquate de compassion pour autrui. Puis je m'éveillai...
J'ai rêvé que l'idée de la page blanche était une façon condensée d'en finir avec toute expérience esthétique cohérente. Puis je me réveillai...
J'ai rêvé qu'on pouvait affirmer que notre conscience de soi est la conscience de soi de personnages créés par eux-mêmes et évoluant dans l'espace-temps qui est le leur. Et que c'est ce point de départ de notre conscience de soi qui nous rapproche. Puis je m'éveillai...
J'ai vu en rêve deux arguments en ma faveur, mais bien entendu, au réveil je ne les ai pas retrouvés...
J'ai vu un troisième argument. Mais lui aussi est resté là où il était, dans le rêve...
J'ai vu en rêve l'apparition tant espérée du héros. Il a l'air partiellement sombre, mais tout aussi indubitable est son aptitude à la jovialité. On est très impressionné par son rapport à la réalité, ouvert et tendu.
Une fois éveillé, je pensai qu'il n'y avait rien à ajouter à cela...
J'ai vu en rêve mes espoirs en voie d'extinction jeter leurs dernières flammes. Ils n'éclairaient ni ne réchauffaient, mais finissaient de se consumer dans les profondeurs stagnantes de la conscience.
J'étais désormais habitué, mon cerveau fatigué ne les enregistrait presque plus, ma tête à leur approche ne se jetait pas en arrière comme jadis, mes narines ne s'ouvraient pas, mon pouls ne battait pas à coup redoublés. Rien ne pouvait, semblait-il, venir troubler ma tranquillité morose. Rien, semblait-il, n'annonçait de changement...
J'ai vu en rêve les arbres du vieux parc plongés dans une profonde rêverie. Par une allée ombreuse venait à ma rencontre une silhouette solitaire. Je la remarquai de très loin et devinai aussitôt qui elle était. Vous aussi, vous avez sûrement deviné...
J'ai rêvé qu'ils n'étaient manifestement pas seuls là-bas. Quelqu'un se glissait dans l'ombre sans bruit, comme un voleur. « Chut, dit Heinrich dans un chuchotis, vous n'entendez rien ? » Tous deux tendirent l'oreille. Le silence était revenu. Et soudain on eût dit qu'un éclair transperçait l'obscurité...
J'ai vu en rêve le plancher grinçant et les couvertures râpées d'une petite pension sur les bords du lac de Baden. Le temps était pluvieux et détestable. La patronne était un femme bonnasse et molle d'une cinquantaine d'années. Les pensionnaires étaient habituellement au nombre de dix ou douze autour de la table. Nationalité, habitudes, intérêts, tout les séparait. Aucune conversation n'était possible, le repas était fade. L'ennui et la morosité régnaient .
Il se trouva qu'un des pensionnaires retint mon attention. C'était un jeune Italien d'aspect maladif, qui ne disait jamais rien mais jetait parfois de rares coups d'oeil, étranges, mal localisés, comme si quelque chose qu'il était seul à voir le tirait un instant de sa prostration habituelle...
J'ai vu en rêve le bâtiment gris et massif de la compagnie de navigation. Il se trouvait à deux pas de l'appartement que j'occupais à l'époque. Mes fenêtres donnaient sur la même place maussade. Sous mes fenêtres chaque matin et chaque soir passait la file anonyme des employés. Aurais-je pu supposer alors...
J'ai vu en rêve le visage heureux sans raison de Koliounka et les visages concentrés des membres de la famille, et le visage impatient du chauffeur, et tous les autres, parents, amis proches, moins proches ou même pas proches du tout. Ils se mêlent tous dans la conscience embrumée de Constantin, se fondent en une tache unique qui tournoie à toute vitesse, et il tombe, les jambes comme fauchées, sur l'asphalte humide et matinal du quai désert...
J'ai rêvé de sa voix brusque et désagréable, répétant machinalement la même phrase (malheureusement je l'ai oubliée, quelque chose pour dire que nous vivons mal). Alors Nadejda Ivanovna se couvrait de taches framboise, Anatoli ricanait machinalement, et Semion Lazarevitch, à moitié sourd, souriait à tout un chacun avec une égale aménité. Strukov essayait de ne regarder personne : il se sentait écoeuré et honteux.
Et la pluie durait depuis trois jours sans interruption, et Dieu sait comment tout cela aurait fini si....
J'ai rêvé que la situation était telle que si tout à coup parmi la rumeur indistincte avait retenti une voix pure et émue, elle aussi se serait perdue dans la discordance générale. Et ceux qui l'auraient perçue n'auraient pu qu'échanger un regard, hocher leurs têtes intelligentes, et tout se serait terminé ainsi, à moins que...
J'ai rêvé que nous devions tous vivre à tâtons : ici une fente, là une barrière, là un mur solidement planté... Et notre vie passe ainsi, de décret en doute, de clin d'oeil en interjection, de songe en soupir...
J'ai rêvé que la lumière s'était éteinte là-bas quelque part, en plein milieu.
Et on n'entend plus la voix clamant dans le désert. Et la chaleur s'est dissipée — rien ne la fera revenir. Regard de la vitre à la vitre, fugitif et obscur...
J'ai rêvé d'une âcre fumée et d'un masque mortuaire qui était le mien... Que laisserons-nous en mémoire ? Qu'emporterons-nous avec nous ? La grâce ne nous est pas donnée, nous n'allons pas par deux. C'est si simple que cela se passe d'explications...
J'ai rêvé d'un coeur tiré en pleine nuit de son fourreau. Que savons-nous ?
Que pouvons-nous ? Que celui qui sait se taise...
J'ai vu en rêve la vacuité du ciel. Nous nous y étions perdus, toi et moi. Tu as dit :« Cette hirondelle, là, elle se souviendra de nous jusqu'à sa mort...»
J'ai rêvé de nos adieux sur un pont... Nous sommes fatigués, reposons-nous... La nature n'est pas chose simple... Peu de chance qu'un accueil triomphal nous attende... Et ni toi ni moi ne pouvons prévoir ce qui arrivera demain, encore moins après-demain... Notre dernière rencontre... nos adieux sur le pont....
J'ai rêvé que dans la terre froide il gisait roide. Au-dessus de lui brûlait haut la flamme du flambeau...
J'ai rêvé qu'au creux de la glaise il avait pris ses aises... Qui mieux que lui comprendra la pagaïe d'ici-bas ? Que tout n'est pas comme c'est... Et que le tout se tait...
Et plane au-dessus des terres ce camarade très cher...
Nous irons nous aussi là-bas où nulle eau jamais ne coula. Où le cerveau s'en va en miettes, et itou les mirettes... Nous irons, nous irons, c'est l'heure, à notre ultime demeure. Nous pensions, faut tenter de vivre, et nous voilà servis...
J'ai rêvé du balcon à l'aube tout couronné de neige, et, inondé de quelque chose de rouge, du garrot de mon étalon happé par des crocs, de poissons phosphorescents qui s'éteignent à la place des regards vengeurs des loups lancés dans la forêt.
J'ai entendu derrière moi s'envoler le han ! d'un fusil, un ricanement fou à la place du râle de la bête abattue...
Cheval à l'agonie, vapeur blanche qui force ma porte, tempête qui souffle toujours, piste effacée par la neige...
J'ai rêvé que mon navire allait par le fond plus mort que vif. Et dans l'espace à venir ma prière s'élève...
J'ai rêvé de deux petits riens : patience et paralysie. Pour l'heure enfouissons notre bec sous l'aile au carrefour des courants d'air. Nous savons le prix de ceci et aussi le prix de cela. A qui abandonner la scène, si nous nous lançons sur les routes ? Comment marcher dans le brouillard, un jour, dix jours, mille ans durant, la nique à l'abri dans la poche, en tête à tête avec le vent ?
J'ai rêvé que je les voyais — eux, les jours qui me restent — courir et s'amenuiser devant moi, en me laissant en arrière.
De six ailes le blanc émoi m'apprit tant de choses de moi, et je m'éveillai...
J'ai rêvé qu'il était là, assis sur le rebord du lit. Mais il est clair qu'en vérité il est là et il n'est pas là.
Comment savoir mieux qu'il ne fait que rien n'est plus comme c'était, que l'espoir n'a pas de refuge, pas d'abri l'esprit libéré.
De six ailes le blanc émoi m'apprit tant de choses sur moi, et je me réveillai...
J'ai vu en rêve au petit matin dans un cadre doré un monstre mi-démon mi-cadavre avec une multitude d'yeux. Il me dit :« Ce n'est pas la peine d'attendre — le miracle n'aura pas lieu. Si tu as où, tire-toi d'ici. » Il dit : « Viens avec moi, je te montrerai le chemin ». Et je m'éveillai la tête lourde...
J'ai rêvé de l'équilibre du papier et de la mémoire déjà ensommeillée. J'ai manqué un printemps de plus au son de l'humide ruissellement. La formulation du sens de l'être me chatouillait le bout de la langue. Mais un long rayon tomba sur l'édredon, et je m'éveillai...
J'ai rêvé de l'expression « muse entre guillemets ». Une fois éveillé, je suis resté longtemps couché les yeux ouverts...
J'ai rêvé que raconter des rêves dont on ne se souvient pas était aussi quelque chose. Une fois éveillé, je me demandai : « Et alors ? »
Je me suis demandé en rêve, quelle importance, quel oignon fait pleurer qui. En me réveillant, j'ai pensé en effet, quelle importance...
J'ai rêvé que si on dit : « c'est jeudi » un jeudi, cela signifie que c'est en effet jeudi. Si on dit « c'est jeudi » un vendredi, c'est un mensonge, ou une erreur, ou autre chose....
En me réveillant, j'ai pensé que l'important n'était pas seulement ce qui était dit, mais quand...
J'ai rêvé que nous étions assis ici et faisions ce que nous faisons en ce moment. Éveillé, je me dis qu'il n'y avait là rien d'étonnant...
J'ai rêvé d'une quantité incalculable de possibilités et de variantes. Une fois réveillé, j'ai essayé en vain de me rappeler au moins quelque chose...
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Slava KOURILOV
La fuite
Traduction de Richard Roy
Titre original : Побег
Le 13 décembre 1974, le jeune océanographe Slava Kourilov sautait de nuit du paquebot Union Soviétique au large des Philippines. Il allait, deux jours et trois nuits durant, affronter à la nage les éléments (parfois déchaînés) avant d'atteindre, au bord de l'épuisement, l'île de Siargao. La Fuite dont nous donnons ici quelques extraits est le récit de cette évasion spectaculaire d'un jeune homme épris de liberté. C'est une leçon de volonté et de courage, mais aussi un chant d'amour à la mer. Ainsi qu'une sévère satire des « années Brejnev ». Une version abrégée de ce texte fut présentée dans l'hebdomadaire Ogoniok / Oroнeк (N°33 1991) et reçut le prix du meilleur récit de l'année publié par la revue.
Slava Kourilov a depuis participé à des expéditions américaines dans l'océan Glacial et canadienne sous l'équateur. Il a vécu seul tout un mois dans la jungle du Honduras. Il réside aujourd'hui en Israël où il travaille à l'institut d'océanographie et limnologie de Haïfa. Il écrit actuellement d'autres récits autobiographiques destinés à être rassemblés avec La Fuite.
La traduction intégrale de La Fuite est à paraître aux Editions Hachette-Jeunesse.
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L' Union Soviétique avait été construit dans les années trente en Allemagne. Il s'appelait alors Adolf Hitler, et on disait que ç'avait été le yacht personnel du Führer. Coulé pendant la guerre, il avait été par la suite remonté du fond des eaux par des spécialistes soviétiques. Au début des années soixante-dix, c'était encore le plus gros navire de plaisance et de commerce du pays. Il n'était affecté qu'à des lignes d'extrême-orient, le plus loin possible du regard de ses légitimes propriétaires, et n'accostait à aucun port du monde libre pour ne pas risquer d'y être l'objet d'un mandat de saisie.
L'itinéraire de cette croisière était tenu secret et n'avait pas même été communiqué aux touristes au moment d'embarquer. Une seule chose était sûre: on n'approcherait d'aucune côte étrangère. En revanche, on nous informa gaiement que durant toute la traversée nous pourrions nous dorer au soleil des tropiques, nous baigner dans les piscines et admirer le panorama pittoresque de l'océan. Des conférenciers spécialistes de la question avaient été conviés à nous familiariser avec les régimes politiques et la situation économique des pays riverains, ainsi qu'un océanologue de l'Université qui devait compléter nos connaissances géographiques sur l'océan Pacifique. Nous jouissions donc d'une possibilité illimitée de visiter en pensée les pays et les villes qui allaient défiler quelque part au-delà de l'horizon, invisibles et inaccessibles.
Quand notre groupe de treize Leningradois (nombre qui avait déjà fait murmurer) monta à bord, ce fut pour tomber au beau milieu d'une chaude dispute quant à l'attribution des couchettes. Il s'avéra en effet qu'il n'y avait pas la moindre cabine individuelle: celles de première classe étaient pour deux, celles de seconde pour quatre, et celles de troisième pour cinq passagers et plus, et les places avaient été attribuées à l'avance, comme sur un navire de guerre. Comme les cabines n'étaient pas toutes semblables, les gens s'avisèrent qu'à prix égal leur voisin était mieux loti qu'eux-mêmes. De plus, beaucoup auraient voulu s'installer entre amis plutôt qu'avec des inconnus. Le problème semblait insoluble, et les passions s'étaient bien échauffées lorsqu'au troisième jour la direction prononça un jugement digne de Salomon : les mécontents pouvaient, s'ils le voulaient, faire demi-tour. Sans dédommagement aucun.
Ce navire était moins que tout propice à une évasion. Par exemple, moi qui avais espéré pouvoir m'échapper par là, je constatai que tous les hublots pivotaient sur l'axe qui les partageait en deux, et dans ces conditions seul un nourrisson aurait pu les franchir. De plus, des deux côtés du navire, de sa proue à sa poupe, des ailes métalliques d'un bon mètre de large étaient fixées à la coque sous la ligne de flottaison. Cela impliquait donc de prendre de l'élan et partir en saut de l'ange afin d'entrer dans l'eau le plus loin possible. Seul le pont supérieur autorisait une telle opération, mais sa hauteur dépassait vingt mètres et qui aurait pu réaliser ce plongeon alors que le navire était en marche? Tarzan? Et encore...
Examinant le paquebot sous l'angle de l'évasion, je me convainquis de l'impossibilité de sauter ailleurs qu'entre les pales de l'énorme hélice et les extrémités des ailes sous-marines d'un côté ou de l'autre de la poupe, là où l'eau est repoussée du navire. Je me rappelai comme, encore enfant, j'avais plus d'une fois sauté à la mer depuis des rochers d'une dizaine de mètres de hauteur, et comment, plus tard, j'avais fait de même depuis les superstructures de bateaux en marche. En estimant du regard la distance qui séparait le bastingage de la surface de l'eau - quelque chose comme une maison de quatre étages, pas moins - je m'interrogeai.
— Une geôle à toute épreuve! affirma très distinctement en moi la voix de la raison. Fuite impossible!
— Qui sait? répondis-je...et je décidai de sauter.
/.../
Les responsables de la croisière « De l'hiver à l'été » s'efforçaient de contrôler tout le temps libre des passagers. À cet effet, ils constituèrent, sans tenir compte des affinités, des groupes de 25-30 personnes parmi lesquelles ils désignèrent des « commissaires », et gratifièrent tout un chacun d'une cravate rouge. Chaque groupe avait sa place fixe au restaurant, se rendait ensemble aux conférences et au cinéma, et participait comme un seul homme aux jeux mi-enfantins, mi-débiles qu'organisaient pour eux des animateurs. Un jour, l'un de ceux-ci avait proposé une compétition à qui retiendrait le plus longtemps possible sa respiration. Les candidats s'étaient immergés chacun son tour dans un immense fût en bois rempli d'eau de mer, pendant que l'animateur relevait les exploits sur son chronomètre. Le recordman était sous l'eau depuis un temps qui parut suspect quand on le repêcha sans connaissance. La respiration artificielle finit par le sauver.
Au début, on nous réveillait le matin pour tenter de nous rassembler dans la salle de conférence, mais il apparut bientôt aux organisateurs que pour venir à bout de cette tâche que leur avait confiée le Parti, il leur faudrait quasiment y traîner les gens de force et les enfermer à clef dans la salle... Les premiers à se révolter furent les femmes. Il faut leur rendre cette justice, elles firent preuve d'une grande résolution et furent autrement rebelles que les hommes, habitués depuis leurs plus tendres années dans les «pionniers» à obéir. Ainsi fut dénoncée la situation de certains groupes dans lesquelles il n'y avait que des femmes: ces malheureuses exigèrent une re-répartition plus équitable des hommes. Mais les femmes des autres groupes s'y opposèrent, faisant valoir qu'elles n'en avaient déjà pas beaucoup. Ce jeu de vases communiquants dura quelques jours, mais les mécontentes étaient toujours plus nombreuses. Alors, les organisateurs firent marche arrière et proposèrent de conserver les groupes au moins pour les repas.
À votre avis, que peut-il bien se passer si l'on rassemble quelques centaines de gars jeunes et pétant la forme avec un nombre encore plus grand de jolies jeunes femmes? Et pour trois semaines pleines !... Il suffisait de faire un saut sur les ponts inférieurs pour entendre dans les cabines un brouhaha ininterrompu et respirer les effluves mélangés d'alcools et de parfums. Derrière les portes fermées, ce n'était que musique, chansons et danse, rires d'hommes et de femmes, discussions sans fin, éclats de voix avinées, gémissements amoureux, toasts à l'infini et cliquetis de verres et de vaisselle. Les passagers faisaient la fête jusqu'au petit matin, et ce chaque jour béni que duraient ces vacances de rêve. Les plus audacieux ne tardèrent pas à « perdre» leur cravate, soulignant par là leur totale indépendance d'esprit.
Assez peu de gens venaient prendre le petit déjeuner, car beaucoup dormaient encore profondément. À midi, en revanche, presque tous étaient là. Et le soir, au dîner, il fallait voir les émissaires de certains groupes apparaître dans la salle à manger le temps d'y rafler sur les tables quelques canapés qu'ils redescendaient aussitôt. Apparemment, bien des fêtards ne trouveraient pas le temps de monter sur le pont pour jeter un coup d'oeil à l'océan et respirer un peu d'air frais. Finalement, les organisateurs baissèrent les bras et abandonnèrent les voyageurs à eux-mêmes.
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La seule pensée d'une tranquille vie de fonctionnaire m'avait toujours empli d'effroi, et j'avais toujours eu, au contraire, une attirance irrésistible pour les épreuves physiques. Je rêvais de tout voir, tout apprendre et tout éprouver par moi-même, de me trouver dans toutes les situations et dans tous les états possibles, de participer à une révolte, à des affrontements, de partager la vie d'un campement tsigane, d'affronter le danger avec des contrebandiers, de me trouver dans la peau d'un condamné à la peine capitale, connaître les sentiments d'un homme réussissant à échapper à une mort pourtant certaine, partager le sort de celui qui se retrouve derrière les barreaux. L'entraînement à la survie que m'apprit le yoga fut pour moi une véritable révélation. Je n'eus pu imaginer réaliser mes rêves si je n'avais de la sorte acquis le niveau nécessaire d'endurance.
Pendant plusieurs années, je m'astreignis à des exercices respiratoires et de purification pendant des huit-dix heures par jour. Une année, je me consacrai entièrement à jeûner et, au total, je n'absorbai rien pendant quatre mois. J'avais commencé par une abstinence de dix jours puis, après un repos d'un mois, j'avais recommencé pour vingt-et-un jours cette fois. Ensuite, j'avais l'intention de tenir le délai classique de quarante-deux jours, mais j'avais abandonné au trentième. Après deux galops d'essai - le premier de douze jours, et le second de quatorze - je recommençai. Au trente-sixième jour, ma langue commença à éliminer une salive douceâtre, et le goût dans ma bouche était tellement répugnant que j'en étais secoué de frissons.
Les trois nuits qui suivirent, je ne pus dormir et ma température descendit considérablement. Je vivais alors seul dans un bois, et quand il arriva que des gens m'aperçoivent, je lus dans leurs yeux la frayeur que leur inspirait mon extrême maigreur. De toute l'année qui suivit, je ne pus rien manger de sucré.
Du temps de ces épreuves, j'ai continué à aller au travail comme d'habitude. Une fois même - pendant mon jeûne de douze jours - j'ai porté quotidiennement des caisses pendant huit heures dans un kolkhoze.
Pour ce qui est de boire, j'étais progressivement descendu jusqu'à un verre d'eau pour, ensuite, tenter de m'en passer complètement. J'avais ainsi tenu sans peine jusqu'à sept jours, mais j'aurais certainement pu résister plus longtemps. On connaît l'exemple de ces moines ascètes qui s'en sont passés pendant quarante jours.
Je crois bien que les gens qui n'ont jamais pratiqué le jeûne n'imaginent pas le goût premier de la nourriture et de l'eau.
Ces exercices ainsi que d'autres méthodes dépuratives que j'avais apprises m'aidèrent à ne pas craindre les empoisonnements. Dans la forêt, je trouvais des champignons comestibles et des plantes dont j'essayais les tiges et les racines, les unes après les autres. Et dans la mer, je pouvais sans crainte manger tout être vivant.
Pouvais-je alors supposer que toute cette pratique me serait d'une utilité directe, plus tôt que je n'aurais pu l'imaginer, et que tous mes rêves les plus fantastiques se réaliseraient pleinement?
... et je me propulsai de toutes mes forces
Je me retrouvai si vite de l'autre côté du bastingage que je ne pus bien estimer mon saut. Je sais seulement que la chute me sembla longue. Je parcourus ces quinze mètres dans le noir absolu et, comme je l'avais escompté, pénétrai l'eau dans la crête d'une grosse vague pour me retrouver juste sous la poupe du navire. Je fus alors brassé par le courant et me sentis pris comme dans un étau par une solide colonne d'eau partant de l'hélice, sans pouvoir remuer le moindre petit doigt. Mis à part le fracas infernal qui me vrillait les tympans et m'ébranlait des pieds à la tête, on aurait pu croire que le paquebot s'était immobilisé. Mais les gigantesques pales tranchaient l'eau à un mètre de moi, pas plus, et je fus saisi d'effroi au souvenir des dauphins qui s'y étaient fait débiter en morceaux...
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Au bout de quelques heures, l'aspect du ciel avait tellement évolué que je doutai de la direction choisie. Tant que mes erreurs d'orientation n'excédèrent pas quatre-vingt-dix degrés, je nageai sans renâcler, mais quand il m'apparut que je n'avais aucune idée de la direction à suivre, je marquai un temps d'arrêt. Il était vraisemblable que je ne pouvais espérer trouver ma route au milieu de cet océan terrible, mais faire du sur-place aussi m'épuiserait à la longue et en une nuit le courant m'éloignerait encore de l'île. La peur commença à naître en moi et à gagner, par vagues successives, d'abord bras et jambes, puis mon coeur et ma tête. Ma respiration s'accéléra et je commençai à suffoquer. La crête des vagues se brisait sur moi, inondant mon tuba, et je compris que dans cet état mon sort allait être réglé très vite. Je suis convaincu que l'on peut, au sens propre, mourir de peur, et j'ai lu des récits de marins qui ont, de la sorte, péri sans raison dans les premiers jours qui ont suivi leur naufrage. On est alors le jouet d'une auto-excitation et chaque poussée de peur en entraîne une autre, encore plus forte. Moi-même, au moment dont je parle, je sentais ma gorge comprimée par les spasmes et la mort par suffocation me guettait dans les instants qui suivaient. L'idée me traversa alors que ma situation n'était, en fait, absolument pas désespérée, et que c'était moi-même qui creusais ma propre tombe. Je rassemblai toute ma volonté et « regardai ma peur en face ». Cela, je l'avais appris longtemps auparavant, quand j'allais la nuit dans les cimetières afin précisément d'acquérir le courage qui me manquait. J'avais huit ans et je pensais que c'était le seul moyen de devenir vraiment audacieux. Regarder sa peur en face est très facile quand on sait le pratiquer: il suffit de se maintenir concentré sur elle jusqu'à anéantir complètement ses assauts. Mais qu'on n'y prête garde un instant, et elle se jette sur vous avec une puissance renouvelée!
Ma peur passa progressivement et je me sentis de nouveau en mesure de respirer régulièrement et profondément.
Il ne me restait rien d'autre à faire que d'attendre le matin en me maintenant à la surface et en économisant mes forces au maximum. Je me rendis à l'évidence qu'il me serait impossible de trouver mon chemin sans le concours des étoiles.
Quelques heures s'écoulèrent. Soudain, dans une déchirure de nuage j'entraperçus un point très brillant. Ce ne pouvait être que Jupiter. Je gravai immédiatement dans ma mémoire la disposition des nuages pour le cas où la planète se trouverait dissimulée à ma vue et me dirigeai en toute certitude plein ouest. Jupiter disparut aussi vite qu'il m'était apparu, mais je tenais maintenant la bonne direction pour deux heures au moins. Un peu plus tard, c'est la nébuleuse d'Orion qui se découvrit au sud-est et je pouvais donc suivre ma trajectoire sans pratiquement en dévier. Il m'arrivait de me tourner sur le dos afin de mieux voir le ciel, et je nageais alors ainsi pendant une heure ou, deux, jusqu'à ce qu'une grosse nuée ne vienne obscurcir toute la voûte céleste, ou presque.
Loin à l'ouest, une lueur apparut soudainement, puis se scinda en deux lumières qui gagnèrent en intensité en se rapprochant. Je n'avais à ma disposition aucun repère fixe qui ait pu m'aider à établir la situation de ces feux, et quand la neuvième lame me soulevait jusqu'à mon poste d'observation, je les découvrais posés sur les points les plus variés de l'horizon. Je ne voulais surtout pas lier ma course à des feux inconnus, car ce pouvait être ceux d'un navire qui m'entraînerait Dieu sait où, mais je n'avais rien d'autre, aussi décidai-je de nager dans cette direction, mais pas plus d'une heure. Les vagues étaient toujours aussi amples et la plupart du temps j'étais dans les creux, « dans les dunes ». Bientôt les feux disparurent et je dus faire une pause
Il était largement plus de minuit quand, enfin, les nuages s'éclaircirent un peu. Par ci, par là commencèrent à apparaître des étoiles solitaires qui, peu à peu, tissaient entre elles certains regroupements, mais que je n'arrivais pas à identifier et je ne connaissais pas suffisamment la carte du ciel pour reconnaître une constellation d'après seulement certains de ses éléments. À ma grande joie, je réussis à identifier l'un des Gémeaux, un peu plus tard à nouveau la nébuleuse d'Orion et, brillante entre toutes, Sirius. Tels des signes amicaux, elles me montraient le chemin et je pouvais nager à nouveau plein ouest.
Puis, le ciel se mit à blanchir et l'aube naissante éteignit toutes mes étoiles. Je me sentis encore plus douloureusement seul.
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Les feux ne se rapprochaient pas,c'étaient donc peut-être ceux d'un navire. Je pensai à la mort. Il me sembla, en ces instants, inutile de prolonger ma vie de quelques heures supplémentaires de souffrance, car j'avais perdu tout espoir d'atteindre l'aube et je décidai de mourir. Dans ma situation, ce n'était pas chose facile et je regrettai amèrement de n'avoir pas emporté de couteau. Il ne me restait que deux moyens possibles: me débarrasser de mon matériel et avaler, avaler, avaler de l'eau ; ou bien plonger et attendre l'épuisement de ma réserve d'oxygène dans mes poumons. Ce second procédé me parut moins douloureux et en même temps plus fiable. La mort ne m'était pas inconnue, car je l'avais plus d'une fois « vécue » dans des rêves d'une netteté proche de la réalité. J'avais ainsi déjà péri en Inde, assassiné à l'arme blanche pour une histoire de jalousie; une autre fois quelqu'un m'avait saisi sous l'eau par les pieds et maintenu ainsi jusqu'à suffocation; j'avais également longtemps attendu la chute d'un couperet, la tête serrée entre deux planches et vécu l'attente du châtiment dans une cour de prison où, l'un après l'autre, on avait sous mes yeux pendu tous mes camarades...
Cette fois encore, j'évaluai froidement mes chances d'en réchapper. Mindanao était à plus de quarante kilomètres et quand bien même j'aurais pu flotter encore longtemps, le premier grain aurait eu raison de ma discipline respiratoire.
Je pensai à faire mes adieux à Jeanne, à Jenka, à maman et aux amis. Je tournai toutes mes pensées vers Jeanne et lui adressai des mots d'adieu. Ma concentration d'esprit était telle à ce moment que je ressentis très nettement sa présence devant moi, là, dans l'océan. Nous eûmes un court dialogue dans lequel, je m'en souviens, elle me fit d'amicaux mais sévères reproches de faiblesse. Puis je me sentis enveloppé d'amitié et de paix. Je pourrais difficilement dire combien de temps dura notre entrevue, mais quand Jeanne disparut, je me sentis comme après un long et profond repos : la douleur avait disparu de mes muscles et j'avais cessé de frissonner. Toute idée de suicide avait aussi disparu. Je pouvais de nouveau nager, ce que je fis quelques temps, toujours dans la direction de ces lumières clignotantes. Et c'est alors que j'entendis une voix, faible mais claire, me chuchoter: « Droit au ressac ! » Je n'entendais pas le moindre bruit de ressac et cette injonction n'était donc pas de moi, mais la voix - à moins que ce ne fût la seule pensée distincte de ce message - monta de nouveau à ma conscience. Je tendis l'oreille et, effectivement, quelque part sur ma gauche et depuis un certain temps déjà, il y avait un bruit sourd auquel je n'avais jusque-là pas prêté attention. On aurait dit le grondement de moteur d'un avion qui décolle. Je me tournai sur ma gauche et me mis à nager dans sa direction. Je nageai longtemps, changeant parfois de cap selon que ce bruit me parvenait de face ou de côté. La lenteur de mes mouvements avait un effet soporifique et il m'arriva alors de perdre le contrôle de moi-même et, je pense, de tomber hors du temps.
À un moment, je remarquai que quelqu'un nageait à côté de moi sur ma gauche. Je lui adressai la parole, sans pour autant me détourner et sans cesser de nager. Puis, je repris conscience et le cherchai des yeux tout autour, mais en vain. Les flancs inclinés des vagues disparaissaient dans la pénombre, au-dessus de moi les étoiles poursuivaient leur incessant mouvement de balancier, se figeant pour un instant, quand je me retrouvais au sommet d'une lame ou au plus profond d'un creux. Je compris alors que ces deux voix étaient en moi, et j'assistai en spectateur à leur dialogue, puis à leur dispute. Leurs paroles ne me sont pas restées en mémoire, mais je me rappelle qu'elles parlaient de moi et du danger que je courais, l'une des deux accusant l'autre. Ce dialogue n'était peut-être pas audible, mais il était en tous cas parfaitement distinct. J'avais l'impression d'assister à mon corps défendant à une discussion à laquelle j'étais étranger, or précisément, quelle n'était pas ma surprise de les entendre parler des dangers qui pesaient sur moi ! Personnellement, je me sentais comme si, perdu dans mes pensées, j'avais erré, de nuit, par les chemins, loin de toute habitation. Je n'avais plus le moindre sentiment du temps. C'était comme si je nageais là depuis très longtemps, depuis toujours.
Parfois apparaissaient sur le sommet des vagues comme des éclats, brillants et sonores à la fois. J'en ignorais la cause et pris peur quand ces phénomènes se rapprochèrent de moi à vive allure, car j'y vis la manifestation de quelque animal. Soudain j'eus l'impression que du haut des vagues me dégringolait dessus une montagne de feu, et je fus bientôt cerné de tous côtés par ces créatures que je ne distinguais pas, mais qui étaient bien là à sauter, glisser et voler hors de l'eau. Comme la nuit précédente, j'entendis des bruits incompréhensibles, une mélodie délicate et aérienne et des voix qui s'interpellaient. Je fus alors victime d'un début d'hallucination: il suffisait que ma conscience s'attarde sur les pensées et images les plus fugitives pour que celles-ci se concrétisent. Je vis alors d'antiques navires, des galères phéniciennes, les caravelles de Christophe Colomb, des clippers qui filaient, toutes voiles dehors; des canots de sauvetage venaient dans ma direction, leurs occupants — dont j'apercevais très distinctement les visages — s'adressaient à moi, puis les canots me dépassaient et s'éloignaient. Je vis des pirates maures prendre des bateaux de commerce à l'abordage et en extraire coffres et futailles de vin pour les transporter dans leur propre voilier, et je vis le Hollandais volant glisser silencieusement tout près de moi.
J'assistai à des scènes de catastrophe, par exemple un navire embrasé et enveloppé de fumée, et ses flammes qui viennent à m'atteindre. Ou bien je suis hissé tout en haut du mât d'un bateau qui fait naufrage; en bas, c'est la panique et tout le monde court en tous sens. Soudain, une explosion et je suis projeté dans l'abîme, puis je tente de saisir un radeau fait de deux vergues liées ensemble, mais je suis balayé par une lame et je n'ai pas le temps de reprendre mes esprits que je vois un requin se diriger vers moi.
À l'instant même où la mort semblait inévitable, mes visions cessaient et je me retrouvais plongé dans l'océan noir.
Plus tard, il m'arriva quelque chose qui ne pouvait être ni un rêve ni une hallucination, et qui m'a marqué pour le restant de mes jours. Qui m'a marqué comme ne peuvent marquer un homme ni les rêves, ni le délire, ni les visions.
Je fus soudain dans une grande maison vide. Près de l'entrée se trouvaient des gens portant de longs vêtements lumineux. Je me sentis tout d'abord mal à l'aise, ne me rappelant pas comment j'avais pu arriver là, mais eux ne semblaient aucunement étonnés de mon apparition et ils m'accueillirent très gentiment.
Là-bas, le temps n'avait pas cours; il n'y avait ni passé, ni futur, on ne connaissait que le présent, un présent de félicité.
J'y éprouvai une paix intérieure absolue ainsi que la présence divine en toutes choses, dans les gens comme dans la nature.
Je ne décrirai pas la vie là-bas, je dirai seulement que j'y étais heureux comme jamais plus je ne l'ai été. Nous communiquions sans paroles, de pensée à pensée, et nos âmes étaient emplies d'amour.
Je vécus longtemps chez ces gens. Des années, peut-être.
À plusieurs reprises, cette sensation de bien-être fut rompue et je me retrouvais alors parmi les hautes vagues de cet océan noir. Ce furent des moments pénibles où cette rupture brutale avec ce monde merveilleux et sans prix se répercutait dans ma tête comme dans tout mon corps. Des bouts de souvenirs remontaient faiblement à ma mémoire, mais je ne pouvais les réunir en ensembles homogènes. L'eau brillante et agitée d'un mouvement perpétuel tout autour et un immense navire aux feux éblouissants qui s'éloignait dans l'ombre. Et rien d'autre.
À chaque fois que je me retrouvai plongé dans cet océan, j'avais perdu le cap et nageais à l'opposé du bruit du ressac. Je tendais alors l'oreille et repartais dans la bonne direction. Il m'arriva même de ne faire dans l'eau qu'une apparition de quelques minutes, comme s'ils ne m'y avaient envoyé que pour, précisément, rectifier ma trajectoire. Vu de là-bas, de cet autre monde, l'océan ressemblait à un rêve et je l'oubliais très vite quand j'en revenais.
Mais je connaissais parfois une impression très forte et désagréable: je me trouvais en suspension dans un milieu étrange, j'étais très fatigué et tout mon corps me faisait mal. Je voulais à toute force me soulever sur mes jambes, mais mes pieds cherchaient en vain quelque appui où se poser, et tout autour il n'y avait que ce milieu incompréhensible. Je ne comprenais pas que j'étais dans l'eau; je ne savais même plus qui j'étais, ni où j'étais, ni pourquoi, je savais seulement que je voulais revenir là où je me trouvais l'instant d'avant.
Un jour, nous nous réunimes dans une vaste salle. Nous primes place à une table et il se produisit quelque chose d'inhabituel dont je sentais que j'étais le centre.
Les regards posés sur moi étaient emplis d'amour et d'encouragement.
Cela ressemblait à une cérémonie d'adieu.
Et brusquement, avant que j'aie pu comprendre quoi que ce soit, les murs se mirent à se fendiller avant de s'effondrer complètement. Une force extraordinaire me saisit alors et me jeta dans l'eau bouillonnante et scintillante de l'océan obscur. Les premiers instants furent totalement muets, mon ouïe ne s'étant pas déclenchée à la vitesse de l'événement, mais la minute d'après j'entendais les flots rugir. Je me sentais horriblement malmené et je commencai à descendre, à descendre inexorablement. Je me rappelle mes premières pensées alors: « je suis vivant, je suis sur les récifs ». La vague reflua et je me retrouvai dans l'eau bouillonnante. Le rugissement me parvenait maintenant de côté. La luminescence de l'eau à portée immédiate de moi renforçait l'impression d'obscurité impénétrable, comme on l'observe également, la nuit, près d'un feu de camp. Pourtant, ce que je vis alors à trente ou quarante mètres de moi se grava dans ma mémoire pour le restant de mes jours.
C'était une vague immense, à la crête abrupte et qui s'affaissait lentement. Je n'avais, de ma vie, vu de vague aussi impressionnante. On aurait dit qu'elle touchait le ciel. Sa crête était entourée d'une auréole brillante, et elle-même était de bas en haut traversée d'un rayonnement bleuâtre. Sans doute n'était-elle pas plus haute que ses semblables qui naissent à l'extérieur des récifs sous forte houle, mais je me trouvais exactement à sa base, et de là elle paraissait absolument gigantesque. Elle avançait lentement et avec majesté. Je la voyais légèrement de biais et admirais la perfection de sa courbe qui lui donnait une impression de vie. À la voir ainsi, quasi immobile, on l'aurait crue tissée d'une myriade de gouttes brillantes. Sa crête était élancée comme un col de cygne, et l'eau en ruisselait librement en petites langues de feu dansantes. Elle s'attarda un peu à l'endroit où je me trouvais, précisément, et j'étais tellement absorbé dans sa contemplation que j'en avais totalement oublié le danger. Soudain, sur ma droite, j'entendis un roulement sourd. Je tournai la tête et restai interdit. Cette fois, c'était la fin. Une montagne gigantesque se dressait dans l'ombre à vingt mètres de distance et avançait droit sur moi. Je restai quelques secondes à la regarder, comme ensorcelé, puis fus arraché vers le haut par une force invincible qui me hissa le long de son flanc abrupte jusque sous la crête. Instinctivement, je portai les mains à mon masque et pris une profonde inspiration. La crête de la vague commença à se désagréger. J'étais aspiré sous elle, et pendant un instant je me trouvai comme dans une caverne, enveloppé par sa volute. Puis, mon corps fut le jouet de la violence de l'eau, dont la force, pareille à celle d'une hélice, me secoua en tous sens, me culbutant cul par-dessus tête et me roulant sur moi-même jusqu'à ce qu'elle ne faiblît.
J'entrepris de rejoindre la surface, sans avoir la moindre idée de la profondeur à laquelle je me trouvais, ayant seulement senti que je n'avais pas été brisé sur les récifs et que palmes et masques étaient toujours en place. J'eus assez de souffle pour regagner la surface, et pu alors aspirer avec avidité de grandes bouffées d'air frais à travers le tuba et me reposer un peu.
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